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DANS L’ATELIER

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L’OBJET

L’OBJET

OSKAR GUILBERT, NOUVELLE PARTIE

Dans la peu progressiste industrie du jeu vidéo, le studio Dontnod met la barre à gauche avec ses personnages homos, trans, immigrés ou ouvriers. Une marque de fabrique qui fait son succès depuis treize ans : rencontre avec son patron Oskar Guilbert.

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texte marion rousset

«C’ est comme les groupes de rock, on finit toujours par se séparer», sourit Oskar Guilbert, aujourd’hui PDG du studio de création et de développement de jeux vidéo Dontnod Entertainment. De la bande des cinq fondateurs, il ne reste plus que lui. Le gardien du temple, garant des valeurs d’une entreprise désormais cotée en Bourse, mais qui continue d’occuper une place à part dans le monde du gaming. Un monde dont la face réactionnaire, raciste et misogyne a éclaté au grand jour en 2014, lorsqu’une partie de la communauté des joueurs fut accusée de harcèlement en ligne contre des personnalités féministes, comme les créatrices de jeux Zoé Quinn et Anita Sarkeesian. Dans la foulée de ce «Gamer Gate» annonciateur des années Trump, les petits Français de Dontnod amorçaient un virage à gauche. Sorti en janvier 2015 sur PC puis sur consoles, Life is strange modernise la vieille formule du jeu d’aventure pour parler de l’intime en mettant en scène une femme «authentique», moins sexualisée que l’emblématique Lara Croft de Tomb Raider, aux formes improbables. Pari gagnant. Le jeu, qui s’est vendu à plus de trois millions d’exemplaires, lance Dontnod dans la cour des grands. Et l’allusion à l’orientation sexuelle de Chloé, déjà présente dans ce premier volet, devient beaucoup plus explicite dans Life is strange. Before the storm, qui la montre adolescente dans une relation homosexuelle avec Rachel. En 2020, Tell me why enfonce le clou: cette fois-ci, un personnage transgenre, Tyler, est au centre de l’action qui se déroule en Alaska. Mieux, les créateurs ont travaillé en partenariat avec l’association américaine GLAAD (Gay & lesbian alliance against defamation), qui fait de la veille sur la représentation de la communauté LGBTQI dans les médias et les productions culturelles.

LES GAMERS À REBROUSSE-POIL «Heureusement qu’on laisse totale liberté à nos créatifs et qu’on ne leur demande pas de créer les yeux rivés sur les notes des clients… Enfin, ce mot n’est pas très joli: plutôt, des joueurs!», relève Oskar Guilbert. Cette place accordée aux questions de genre vaut en effet à Dontnod des commentaires acides sur les forums, qui dénotent des réactions épidermiques. Ce qui n’empêche pas ce studio de compter de nombreux fans, dont certaines lettres ont été affichées sur un mur stratégiquement situé en face de la cafétéria, et que la chargée de communication a tenu à nous montrer. Des courriers écrits à la main ou tapés à la machine qui témoignent de l’attache-

ment des joueurs et des joueuses à des personnages auxquels ils s’identifient. «Je me sens si proche de ce personnage. Chloé aurait pu aller si loin dans sa vie, sa carrière… Je me suis sentie aussi perdue qu’elle, confuse mais toujours avec l’espoir que peut-être je pourrais moi aussi avoir une vie meilleure», confie par exemple Crystal. Cet engouement tient justement au fait que, chez Dontnod, on n’hésite pas à aborder des sujets clivants, quitte à prendre les gamers à rebrousse-poil… C’est le cas de Life is strange 2 qui, tout en continuant à creuser le sillon des questions de genre, prend la forme d’un road trip dans lequel «deux fils d’immigrés mexicains se retrouvent à vouloir passer la frontière dans l’autre sens, pour fuir les États-Unis», s’amuse Guilbert. Dans sa galaxie, on croise donc deux Latinos aux prises avec la police, une lesbienne qui découvre l’amour, un trans qui tente de renouer avec sa famille, des handicapés en fauteuil… Autant de personnages pris dans des récits qui portent un regard désabusé, critique ou inquiet sur l’époque. Des histoires de murs qui séparent les États, de harcèlement scolaire, d’épidémie de grippe espagnole. Il semblerait que Dontnod n’ait peur de rien, pas même de mettre le devenir de la classe ouvrière – sujet auquel plus grand monde ne s’intéresse aujourd’hui

« Nous ne voulions pas faire de jeux aux valeurs militaristes, dans lesquels il faut tuer trois cents personnes à la seconde, ni des jeux à la gloire de la bagnole agressive où l’on roule à 300 km/h dans Paris. »

– au cœur de Twin Mirror, qui parle de dépression sur fond de fermeture des mines. «C’est aussi l’histoire d’un type dépendant aux opiacés, qui n’a pas supporté que sa femme le quitte», précise le PDG de Dontnod. Le détail a son importance pour Oskar Guilbert, qui aurait aimé suivre des études de psychologie s’il n’avait pas finalement choisi l’informatique. «Quand j’ai commencé mes études, en amphi il y avait quatre cents personnes, dont vingt femmes… C’est horrible, une ambiance de mec, c’est aussi pour ça que j’ai fui.»

DES JEUX « ENGAGEANTS » Après la rédaction de sa thèse, durant laquelle il s’est essayé aux films en 3D, sans grand succès, il décide donc de ne pas poursuivre une carrière de chercheur à l’université. Direction le privé.

« Avec Alain Damasio, nous voulions créer des jeux engageants, pour que le joueur se positionne. Nous ne lui disons pas d’aller à droite ou à gauche, mais nous pointons certains problèmes de notre société. »

L’industrie du jeu vidéo, pas tellement plus paritaire, tend les bras à ce trentenaire attiré par le côté artistique, mais plus compétent sur le volet technique. Il part d’abord à Londres, où il crée, au début des années 2000, la société Criterion Software, qui lui permet de développer «un carnet d’adresses de dingue». Puis il se fait embaucher par Ubisoft, avant de quitter cette entreprise deux ans plus tard avec une poignée de collègues. En 2008, Oskar Guilbert a quarante ans, l’envie de «réunir des gens chouettes» et une certitude: «Nous ne voulions pas faire de jeux aux valeurs militaristes, dans lesquels il faut tuer trois cents personnes à la seconde, ni des jeux à la gloire de la bagnole agressive où l’on roule à 300 km/h dans Paris» , se souvient celui qui avoue cependant ne pas détester les jeux de guerre. Alain Damasio est de la partie, ainsi qu’Aleksi Briclot, Hervé Bonin et Jean-Maxime Moris. S’il a assez vite laissé sa place, l’écrivain de science-fiction, qui assume ses rêves de révolution, a insufflé un état d’esprit auquel Oskar Guilbert veut rester fidèle: «Quand nous avons commencé avec Alain Damasio, sans faire quelque chose de trop élitiste, nous voulions créer des jeux engageants, pour que le joueur se positionne. Nous ne lui disons pas d’aller à droite ou à gauche, mais nous pointons certains problèmes de notre société, comme la place des femmes.» En treize ans d’existence, le petit studio indépendant a pris du galon. Ce sont désormais plus de trois cents personnes qui y travaillent – ou plutôt télétravaillent depuis la pandémie, en vertu d’un accord passé avec les salariés, qui n’ont pour la plupart pas souhaité revenir à l’ancienne organisation. «Nous faisons intervenir un pool de gens – scénaristes, game designers, directeurs artistiques… – que nous encourageons à exprimer leurs idées. Nous réalisons bien sûr des études marketing, mais j’ai vraiment confiance dans les créatifs», insiste Oskar Guilbert. Reste que son entreprise se développe: elle vient

d’ouvrir un nouveau bureau à Montréal, ne compte pas moins de sept jeux en production et s’est ouverte au géant chinois Tencent, qui a investi trente millions d’euros dans la société. Cette bonne santé économique interroge l’ADN de Dontnod. Comment grossir sans perdre son âme? «C’est ma grande préoccupation», affirme Oskar Guilbert, qui veut préserver «un esprit de salle de classe» en formant des équipes de trente à quatre-vingts personnes maximum. L’autre élément clé est le budget des jeux, qui ne dépasse pas vingt millions d’euros, quand Call of duty et GTA ont coûté dix fois plus. Dontnod serait un peu dans la position de Pixar face à Disney, à en croire l’intéressé, encore marqué par Toy story ou 1001 Pattes, des films d’animation assistés par ordinateur sortis dans les années 1990. Voire dans celle du cinéma indépendant américain face à Hollywood, qui fascine beaucoup de sociétés rivales.

LA DÉFINITION DES VALEURS Dans un monde où tout va toujours plus vite, Dontnod a aussi inventé le « slow jeu vidéo ». Baignées de morceaux poprock issus de la scène indépendante, leurs productions donnent une place centrale à la musique, qui participe d’un rapport au temps différent. «Il y a des moments calmes, le joueur peut

Twin Mirror, jeu de société

Un jeu vidéo qui évoque le devenir de la classe ouvrière? Tel est le pari osé de Twin Mirror, arrivé sur la plateforme de distribution de contenu en ligne Steam en décembre dernier. L’histoire se déroule à Basswood, une bourgade de VirginieOccidentale ravagée par le chômage depuis que la mine locale a fermé. La disparition de ce bassin d’emplois a plongé la région dans une grave crise économique. En cause: un article de Sam Higgs, qui a pris la plume après la survenue d’un accident pour dénoncer les conditions de travail des mineurs. Lesquels tiennent ce journaliste d’investigation pour responsable de la perte de leur job, tandis que lui se demande s’il n’aurait pas mieux fait de se taire. Hanté par les conséquences de cette publication – en plus d’être marqué par une rupture amoureuse –, Sam fuit sa ville natale, bien décidé à ne jamais y remettre les pieds… jusqu’à la mort de son meilleur ami dans des circonstances douteuses. De retour au bercail, il se lance dans une enquête qui fait remonter secrets et souvenirs. Ce n’est pas la première fois qu’un jeu vidéo joue sur la corde sociale. Inspiré de Florange, Kill Mittal proposait en 2013 d’entrer dans la peau d’un ouvrier d’ArcelorMittal. Mais les gamers n’ont pas tous les jours l’occasion de découvrir un thriller psychologique qui parle avec subtilité des effets de la désindustrialisation.. 

« Nous évoluons dans un monde professionnel composé en grande majorité de mecs. Il faut essayer de casser ça, mais l’historique est lourd. »

s’asseoir sur un banc, regarder autour de lui, écouter une belle bande-son… Dans Life is strange, on est allongé avec Chloé et si on attend, une histoire peut commencer», commente Oskar Guilbert. Mais au-delà des jeux, de leur forme et de leur propos, le plus difficile est sans doute de tenir le cap des «valeurs» de l’entreprise. «Nous ne pouvons pas défendre des valeurs dans nos jeux et ne pas les respecter en interne. Aujourd’hui, les investisseurs sont extrêmement sensibles à cette question» , avance le PDG de Dontnod, qui a lancé plusieurs chantiers avec les représentants du personnel, lesquels donnent lieu à des réunions en visio. L’un d’eux portait sur l’égalité femmes-hommes. «Nous évoluons dans un monde professionnel composé en grande majorité de mecs. Il faut essayer de casser ça, mais l’historique est lourd!», reconnaît-il. Alors que les femmes commencent à se faire une place dans le secteur, les équipes de direction, chez Dontnod comme ailleurs, sont encore essentiellement masculines. D’où la décision de nommer une femme à la tête du bureau canadien. Encore faut-il définir les valeurs… «On nous dit toujours que nous sommes une boîte qui a des valeurs, mais heureusement qu’aucun journaliste ne m’a jamais demandé quelles sont ces valeurs, plaisante-t-il. Ça me fait un peu peur, mais on ne travaille pas de la même manière à cinquante et à trois cents, peut-être cinq cents personnes un jour. Cette évolution nous oblige à les formaliser…» En attendant, le PDG de cinquante-deux ans voudrait bien capter cette génération Z qu’on dit désabusée, mais engagée, sans renoncer à faire vivre les idées défendues par les anciens – à commencer par Alain Damasio, connu pour son soutien à Notre-Dame-des-Landes et aux Gilets jaunes. L’auteur de dystopies politiques est le scénariste du tout premier jeu de Dontnod. Un échec commercial: Remember Me n’est pas resté gravé dans les mémoires… Mais Oskar Guilbert n’a pas oublié l’esprit rebelle sur lequel son compagnon de route voulait brancher les consoles.

 marion rousset

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