Trimestriel été 2015

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E BL I T C DU TRE N É D VO TIO E D RA S A L T C DÉ ’IMPO D

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ACCOMPAGNEZ REGARDS DANS SA PROGRESSION

Le site regards.fr et le trimestriel regards ont trouvé au cours de l’année dernière une place nouvelle : le lectorat, la fréquentation du site, les débats sont plus nombreux. Ces espaces d’informations, de réflexions et de discussions SONT utiles à la gauche qui veut encore changer la société. Nous les réalisons avec des moyens provenant pour l’essentiel de vous, amis lecteurs. Si vous pouvez épauler nos efforts pour maintenir une presse créative et engagée, nous vous en serons reconnaissants. Le système Presse et Pluralisme permet de décupler vos dons.

COMMENT ? Les sociétés de presse ont obtenu que les dons aux journaux soient défiscalisés à 66% pour les lecteurs. UN EXEMPLE CONCRET ? Vous donnez 100 euros, vous déduisez de vos impôts 66 euros. Au final, cela vous coûte 34 euros ! QUI PEUT DONNER ? Tout le monde. Pas besoin d’être abonné. COMBIEN PEUT-ON DONNER ? Il n’y a aucun montant minimum, ni maximum imposé. La déduction fiscale accordée est plafonnée à 20 % du revenu imposable. Si vous payez 1 000 euros d’impôt, vous pouvez bénéficier d’une remise d’impôt plafonnée à 200 euros. Ce qui correspond à un don de 300 euros.

Nous savons pouvoir compter sur vous. D’avance, un grand merci. Clémentine Autain

Roger Martelli


DANS CE NUMÉRO, 06 CET ÉTÉ,

68 FACE NORD

Agenda politique, culturel et intellectuel.

10 L’ÉDITO

Un portfolio pour s’attarder sur la vie qui s’écoule aux pieds des terrils du Nord, ces géants de schiste.

78 VIVE LE PS ?

La calvitie de Lénine.

12 LA TAXE SUR L’EAU ENFLAMME L’IRLANDE La fin de la gratuité de l’eau déclenche la colère irlandaise contre les politiques d’austérité.

20 ICONE ET CAUTION TAUBIRA LA FUNAMBULE Depuis l’arrivée de Manuel Valls à Matignon, la garde des Sceaux semble l’ultime fantassin « de gauche » au pouvoir. Portrait d’une funambule.

30 LA FORMATION DES ÉLITES EST-ELLE MENACÉE ? Avec la réforme des collèges, le PS renonce-t-il à la formation des futurs dirigeants ? Enquête.

38 LES LUTTES ENVIRONNEMENTALES, CARBURANT DE LA RÉVOLUTION?

Laurent Baumel et Barbara Romagnan, députés socialistes, disent autour d’un verre de vin, jusqu’où iront les « frondeurs ».

90 COMMENT LE FN S’INSTALLE À MARSEILLE Le nouveau sénateur-maire des quartiers Nord n’y va pas par quatre chemins. Le Peniste version père et fille, il creuse son sillon dans des quartiers qui n’arrivent pas à réagir.

106 MARX POLITIQUE

Il parait que Marx ne pense pas la politique. Vieille antienne contestée par les philosophes Isabelle Garo et Stathis Kouvelakis.

118 EN TOURNÉE AVEC MORIARTY La musique de Moriarty ne ressemble à aucune autre : le fonctionnement du groupe non plus.

la préparation de la Cop 21 à Paris dynamise les luttes. La gauche en sortira-t-elle indemne ?

IRLANDE 12

L’EAU MET LE FEU

RÉFORME DES COLLÈGES 30

LA FABRIQUE DES CHEFS

VICTIME

DE GUERRE 100


LES V.I.P.

LES CHRONIQUES DE…

CHARLES DELCOURT Photographe

Gustave Massiah 100

GILLES ALFONSI Animateur des communistes unitaires ERIC COQUEREL Secrétaire national du Parti de Gauche

Figure du mouvement altermondialiste, il a longtemps enseigné en école d’architecture

Rokhaya Diallo 88 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

ISABELLE GARO Philosophe

Arnaud Viviant 116

STATHIS KOUVELAKIS Philosophe, député de Syriza

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

MORIARTY Groupe de pop

Clémentine Autain 126 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

LAURENT BAUMEL Député frondeur BARBARA ROMAGNAN Députée frondeuse JEAN-BAPTISTE FRESSOZ Historien des sciences et de l’environnement CHRISTOPHE AGUITON Chercheur, fondateur de Sud PTT puis de l’association AC! et d’Attac MAXIME COMBES Économiste, membre d’Attac France

106 GARO & KOUVELAKIS

MARX EST POLITIQUE

QUARTIERS NORD DE MARSEILLE

LE FN S’INSTALLE 90

À LA SANTÉ DES FRONDEURS

AU RESTAU 78


Cet été,

CLIMAT : UN TOUR DE FRANCE DES ALTERNATIVES Local, ludique, fédérateur, Alternatiba prend la route durant tout l’été 2015. Sur 5 000 kilomètres et 187 étapes, de Bayonne à Strasbourg en passant par Notre-Dame-des-Landes, le Village des alternatives fait son tour de France pour démontrer – et surtout faire connaître – la richesse des alternatives concrètes au réchauffement climatique. Point de concurrence, de sprint final, de gaspillage consumériste : du 5 juin au 26 septembre, c’est avec sobriété, lenteur et solidarité que la “quadruplette” Alternatiba va rallier Paris, deux mois avant le grand rendez-vous de la COP21. L’occasion, à chaque étape, « d’une grande fête populaire célébrant l’autre monde que nous pouvons construire, dès maintenant, avec les alternatives existantes ».

1915 LE RETOUR DU PACIFISME En août 1914, après la mort de Jaurès, le Parti socialiste fait le choix de la guerre et de “Union sacrée”. En mai 1915, la fédération de la HauteVienne demande que les socialistes tendent « une oreille attentive à toute tentative de paix, d’où qu’elle vienne ». Le chemin sera encore long avant que les ministres socialistes se retirent du gouvernement, en septembre 1917. Mais la dynamique pacifiste a repris essor. En décembre 1920, elle pèsera lourd dans le choix majoritaire, par les socialistes français, de se rallier aux communistes russes.

1935 Le 14 juillet 1935, des centaines de milliers de manifestants battent le pavé parisien. C’est la première expression du Rassemblement populaire, point de départ du Front populaire. On associe celui-ci à l’alliance des communistes, des socialistes et des radicaux. On oublie que l’appel au rassemblement est signé par plusieurs dizaines d’organisations, partisanes, syndicales et associatives. Formidable mouvement de la France d’en bas, dirait-on aujourd’hui… En tout cas, le fascisme français marque le pas et la classe ouvrière est en passe d’être reconnue.


CET ÉTÉ

Madrid et Barcelone Après leurs victoires historiques à Madrid et à Barcelone, la juge Manuela Carmena et l’activiste Ada Colau vont devoir se montrer à la hauteur des attentes des Espagnols. Dans son discours d’investiture, une des premières annonces de Colau a été de vouloir « travailler dur pour qu’il y ait une reconnaissance des femmes et de leurs taches » et mettre en œuvre un plan choc contre les inégalités (en mettant un terme aux expulsions, en baissant les tarifs de l’énergie ou encore en mettant en place un revenu minimum de six-cents euros). Sur la même longueur d’onde, à Madrid, Carmena a annoncé des réductions importantes dans les privi-

lèges des élus (salaire, nombre de mandats, etc.) et une remise à plat des subventions publiques et de la politique budgétaire, notamment en ce qui concerne la dette (après vingt-quatre années de “gestion” du PP, la dette de Madrid s’élève à sept milliards d’euros). De la même manière, les grands projets d’investissement, de construction ou de privatisation sont désormais gelés et seront soumis à des audits citoyens. Mais c’est également sur des thématiques plus concrètes que la maire de la capitale a lancé un message aux Madrilènes : « À ceux qui souffrent, qui craignent de ne pas pouvoir payer le loyer ou les courses. Nous souhaitons travailler spécialement à améliorer votre situation. […] Nous sommes à votre service. » Des politiques sociales de grande envergure, de quoi améliorer le sort des Espagnols… en attendant les législatives, cet hiver.

“GREXIT” OU “TROÏKAXIT” Les Grecs ont voté “non”. La Troïka et l’Eurogroupe sont le bec dans l’eau. La raison démocratique s’imposera-t-elle à l’Union européenne ? Tiendra-t-elle compte du vote grec ou cherchera-t-elle à durcir l’affrontement jusqu’à la rupture et jusqu’au “Grexit” ? Nul ne le sait. Beaucoup, en fait, dépendra des contrecoups populaires à l’intérieur du continent. Le résultat référendaire grec est en tout cas une bonne nouvelle pour l’Espagne. L’intransigeance à l’égard de la Grèce était un avertissement par avance lancé au peuple espagnol. La victoire du “oxi” conforte donc la gauche de gauche espagnole, à commencer bien sûr par Podemos. Et si l’Europe des peuples se réveillait ?

ESTIVALES, LA GAUCHE S’ÉCLATE Si l’été vous donne envie de vous rafraîchir les idées, des débats de contenus et de stratégie politiques, plus ou moins teintés de rouge, de rose et de vert, se tiendront aux quatre coins de la France. Comme chaque année ? Allez savoir si le vent de Syriza et Podemos n’aura pas soufflé de toutes ses forces jusqu’à nous d’ici-là… A vos agendas militants : L’université d’Ensemble, la nouvelle composante du Front de gauche, se retrouvera du 22 au 26 août à Talence, près de Bordeaux Avant l’incontournable Fête de l’Humanité, le PCF posera ses jalons de fond les 28, 29 et 30 août aux Karellis, en Savoie Les militant-e-s et sympathisante-s d’EE-LV se retrouveront du 20 au 22 août à Lille Le NPA prendra ses quartiers d’été pour la septième fois à Port-Leucate, du 23 au 26 août Les frondeurs du PS auront leur propre rendez-vous d’été à Marennes, face à l’île d’Oléron, juste avant l’université d’été du PS à La Rochelle, les 27 et 28 août.  Quant à l’université d’Attac, elle se déroulera du 25 au 28 août à Marseille


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La sélection d’Arnaud Viviant

Les romans de l’été

Isabelle Autissier, Soudain seuls, Stock François Bégaudeau, La politesse, Verticales Guy Birenbaum, Vous m’avez manqué, Les arènes Henri Calet, Huit quartiers de roture, Le Dilettante Sarah Chiche, Ethique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke, PUF Carlo M. Cipolla, Trois histoires extravagantes, PUF James Ellroy, Perfidia, Rivages Laurent Chalumeau, Elmore Leonard, Un maître à écrire, Rivages Marc Dachy, Il y a des journalistes partout, Gallimard / L’Infini Virginie Despentes, Vernon Subutex 1 & 2, Grasset Umberto Eco, Numéro zéro, Grasset Douglas Kennedy, Mirages, Belfond Jérôme Leroy, Les jours d’après, contes noirs, La petite vermillon Luz, Catharsis, Denoël Michael Malone, Le parcours du combattant, Sonatine Jean-Patrick Manchette, Journal, Folio Mamadou Mahmoud N’Dongo, Kraft, Continents noirs / Gallimard Anise Postel-Vinay, Vivre, Grasset Sébastien Raizer, L’alignement des équinoxes, Série Noire / Gallimard Chantal Thomas, Pour Roland Barthes, Seuil Mario Vargas, Llosa, Le héros discret, Gallimard Philippe Vilain, Une idée de l’enfer, Grasset Sarah Waters, Derrière la porte, Denoël

Mehdi Belhaj Kacem, Artaud et la théorie du complot, Tristram, collection Souple Chaque été, l’écrivain Pierre Michon réunit ses amis à Guéret dans la Creuse, pour les rencontres de Chaminadour. L’année dernière, elles étaient consacrées à Antonin Artaud. Le philosophe autodidacte Mehdi Belhaj Kacem y prononça alors cette saisissante conférence, aujourd’hui publiée à petit prix. C’est une dérive dans la vaste famille de ceux qu’Artaud, dans son Van Gogh, appelait les fous de génie ou les suicidés de la société : Baudelaire, Nerval, Nietzsche, Kierkegaard, Hölderlin, Coleridge, Edgar Poe, Van Gogh… auxquels MBK, comme on le surnomme, en ajoute d’autres : Debord et, bien sûr, lui-même. Quelque chose comme Artaud le Mômo vu par Mehdi le Maudit.

Alexis Jenni, La nuit de Walenhammes, Gallimard Prix Goncourt pour L’art français de la guerre, Alexis Jenni revient avec un gros roman politique qui entend décrire sous toutes leurs coutures les conditions de vie qui nous sont faites aujourd’hui par l’ultralibéralisme. Il prend pour cadre une ville imaginaire du Nord, à la frontière entre la Belgique et la France, une de ces anciennes villes minières qui doivent maintenant s’adapter à la nouvelle donne économique. L’ambition est immense, le résultat un peu moindre. Parfois confus, un peu touffu tout flamme, La nuit de Walenhammes est néanmoins un grand cri de révolte romanesque contre le fameux TINA, There Is No Alternative, auquel on voudrait nous contraindre.

Mathieu Lindon, Jours de Libération, POL Mathieu Lindon est écrivain et l’un des plus anciens journalistes de Libération. Entre septembre 2014 alors que le journal en crise ouvre un immense guichet départ, et février 2015, il tient un journal intime sur le thème : partir ou rester ? Il accumule quotidiennement les arguments pour ou contre – et ce mouvement de balancier est passionnant et drôle –, raconte son histoire avec le quotidien, l’intellectuel collectif que forme ce dernier, les liens entre journalisme et littérature... Puis surviennent les attentats du 7 janvier. Le critique littéraire de Libé Philippe Lançon est blessé à la mâchoire, les pots de départ qui devaient avoir lieu le jour même sont annulés. Et Lindon reste.


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CET ÉTÉ

Essais

Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, éd. Payot, 17 juin Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Ahmed Boubeker, Le Grand repli. Pourquoi en sommesnous arrivés là ?, éd. La Découverte, 27 août François Dubet et Marie Duru-Bellat, 10 propositions pour changer l’école, éd. Seuil, 27 août Dany-Robert Dufour, Pléonexie [dict : « Vouloir posséder toujours plus »], éd. Le Bord de l’eau, juin Nicolas Duvoux, Les Oubliés du rêve américain. Philantropie, Etat et pauvreté urbaine aux Etats-Unis, éd. Puf, 26 août Jean-Pierre Filiu, Les Arabes, leur destin et le nôtre. Histoire tragique d’une libération, éd. La Découverte, 27 août Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Réapprendre à

Mathieu Potte-Bonneville (dir.), Game of Thrones. Série noire, éd. Les Prairies ordinaires, 2015

COMME À LA TÉLÉ « Les images de Game of Thrones et celles des conflits d’aujourd’hui partagent un vocabulaire, un lexique commun fait de suppliciés et d’encagés brûlés vifs », note le philosophe Mathieu PotteBonneville. Le succès planétaire de la série américaine – dont la première saison s’ouvre par une décapitation – porte une inquiétude contemporaine. Saga géopolitique la plus téléchargée du moment, Game of Thrones rend compte d’un monde en guerre.

lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, éd. Seuil, 27 août Chris Harman, La Révolution allemande. 19181923, éd. La Fabrique, 15 mai Bruno Lamour (collectif Roosevelt), Stop au dérèglement climatique, éd. L’Atelier, août Lars Lih, Lénine, une biographie, éd. Les Prairies ordinaires, 24 août François Morin, L’Hydre mondiale. L’oligopole bancaire, éd. Lux Olivier Penot-Lacassagne, Antonin Artaud, éd. CNRS, juin Michèle Riot-Sarcey, Histoire du féminisme (rééd.), coll. Repères, éd. La découverte, 2 juillet Jean-Manuel Roubineau, Les cités grecques. Vie-IIe siècle av. J.-C. Essai d’histoire sociale, éd. Puf, 19 août Philip S. Foner, Les Black Panthers parlent, éd. Syllepse, juin

Marie-Anne Dujarier, Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, éd. La Découverte, 2015

PLANNEURS, UN MÉTIER TRÈS DISCRET Animé par un idéal d’amélioration des résultats de l’entreprise, le management contemporain ne cesse de générer de nouvelles pathologies chez les salariés. Sans toutefois atteindre ses objectifs : la qualité des produits et la performance économique ne sont pas au rendez-vous. Alors pourquoi est-il devenu la norme, jusque dans les institutions publiques ? La sociologue Marie-Anne Dujarier remonte à la source : dans les cabinets de conseil, elle explore le travail invisible des « planneurs » chargés d’inventer des prescriptions standardisées.

Michel Foucault, Théories et institutions pénales. Cours au Collège de France (1971-1972), éd. Seuil, 2015

L’ENFERMEMENT SELON FOUCAULT Quelques années avant la publication de Surveiller et punir, le philosophe et historien Michel Foucault se penchait déjà sur la question du pouvoir dans un de ses cours au Collège de France. Penseur des ruptures et de la discontinuité, il s’intéresse à la naissance d’un nouveau paradigme au cœur de l’« appareil judiciaire d’Etat » : l’enfermement. Une manière de prendre en charge les désordres de la société qui tranche avec les catégories utilisées au Moyen-Age.


Plus rien ne nous appartenait. Nous devenions tous des clients. Le rock convenait à la langue officielle du capitalisme, celle de la publicité : slogan, plaisir, individualisme, un son qui t’impact sans ton consentement. Nous n’avions pas compris que les cailloux magiques que nous tenions entre nos mains étaient des diamants purs. Un trésor entre les mains d’une bande d’inadaptés. Aucun d’entre nous n’avait de plan de carrière. On ne pensait pas que c’était possible. C’est ce qui nous sauvait. On a tout perdu. Mais nous ne parlerons jamais à égalité avec ceux qui n’ont jamais fait l’expérience d’une vie en tout point conforme à leurs rêves. Je croise aujourd’hui des gens qui, à vingt ans, apprenaient la compétitivité à l’école ou le marketing en entreprsie, et qui veulent me faire croire qu’on a vécu la même jeunesse. Je ne dis rien. Mais oublie, mec, oublie. Mon aristocratie, c’est ma biographie : on m’a dépouillé de tout ce que j’avais mais j’ai connu un monde qu’on s’était créé sur mesure, dans lequel je ne me levais pas le matin en me disant je vais encore obéir.

Vernon Subutex -2. Virginie Despentes

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La calvitie de Lénine

L’ÉDITO

Peut-être qu’enfin la gauche va parvenir à surmonter le naufrage de la grande espérance de révolution sociale du XXe siècle. C’est, comme toujours, sans cohérence préétablie que nous construisons Regards. Au gré de l’actualité, de nos lectures, de nos envies. Chaque numéro est le miroir d’un moment, le reflet de ce petit groupe qui le fabrique pendant trois mois. Et nous avons choisi pour notre une la figure de Lénine, un Lénine un peu baba cool, peace and love, écolo dans un champ d’éoliennes. Et si les luttes contre le dérèglement climatique relançaient le camp de la révolution ? Le dossier que nous vous proposons ne parle pas à proprement parler du réchauffement climatique. Le constat est partagé, ses terribles effets connus et nous savons que beaucoup de journaux, d’émissions l’expliqueront mieux que nous. Dans ce numéro de Regards, nous regardons comment cette perception des enjeux renouvelle l’engagement, percute les conceptions politiques de la gauche issue du mouvement ouvrier, ouvre sur de nouvelles échelles de luttes, sur des concepts neufs. En fait, cette intuition qu’un nouvel âge de la révolution est en train d’émerger parcourt ce numéro. Sans doute, eux aussi “fatigués d’être fatigués”, des hommes et des femmes apparaissent sur la scène politique, culturelle, intellectuelle. Vous allez les croiser ici. Naomi Klein, l’égérie de l’altermondialisme passe à l’engagement total pour le climat ; les philosophes Isabelle Garo et Stathis Kouvélakis relisent Marx et le révèle penseur de la politique ; le poète-ministre de la Culture grec Tassos Kourakis et la romancière Virginie Despentes trouvent les mots nouveaux des temps nouveaux ; Éric Coquerel et Gilles Alfonsi discutent les articulations entre les combats de notre époque. Tous ont l’âge de Tsipras et Varoufakis, d’Iglesias et d’Ada Colau, la maire indignée de Barcelone. Aucun d’eux n’est dominé par l’expérience de l’échec et tous expriment une irrépressible vitalité. Pour aucun d’entre eux, la reconstruction d’un avenir ne suppose la destruction ou la négation du XIXe et XXe siècle. Leur rapport à l’histoire politique, sociale et intellectuelle est le maillon qui manquait. Une partie de notre société veut renouer avec la liberté et le possible. Elle peut rencontrer une gauche qui ne veut plus casser rageusement les grands ensembles HLM, rompre avec l’histoire ouvrière, imaginer l’écologie comme un substitut à l’idée socialiste ou communiste, passer du rock au showbiz. Va-t-on en finir avec ce que nous venons de subir pendant trente ans ? Est-ce un hasard si dans quatre articles sans relation entre eux, la pensée de Marx est convoquée ? Il faut cette mémoire, mais il faut inventer. Le passé nous a étouffés. Une nouvelle génération parvient à l’assimiler, le dompter et à reprendre la route. Lénine en est tout ébouriffé. ■ catherine tricot, rédactrice en chef

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REPORTAGE

LA TAXE SUR L’EAU ENFLAMME L’IRLANDE La fin de la gratuité de l’eau a déclenché une colère qui couvait chez de nombreux Irlandais. Un moyen de rejeter enfin des politiques d’austérité dont ils sont les grands perdants. Sur le terrain, un large front commun s’est constitué, et va en s’amplifiant. reportage loïc le clerc

Le 1er novembre 2014, plus de 100 000 manifestants marchent contre la nouvelle taxe sur l’eau. AP Photo/Peter Morrison.

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S

Samedi 18 avril, à Dublin, même les pubs font grise mine. Des centaines de milliers d’Irlandais descendent dans les rues pour protester contre la dernière taxe imposée par le gouvernement, celle de l’eau courante. « Nous ne paierons pas ». Cette phrase est sur toutes les pancartes, dans toutes les bouches. Un mouvement de colère tel que le pays n’en n’a pas connu depuis une quinzaine d’années. La guerre de l’eau aura bien lieu. Payer l’eau courante : certains Irlandais rétorquent qu’il est normal de se mettre aux normes européennes et de cesser cette originalité de la gratuité de l’eau du robinet. « De la désinformation », pour Brendan Ogle, membre du syndicat Unite et porte-parole du collectif Right2Water (Droit à l’eau), une coalition de syndicats et de partis de gauche. Il rappelle que l’État irlandais dépense 1,2 milliard d’euros par an pour fournir de l’eau potable à ses administrés. 200 millions d’euros sont prélevés auprès des entreprises et un milliard chez les contribuables. Une gratuité bien discutable. Ce qui exaspère, ce n’est pas de payer l’eau potable, c’est de la payer une deuxième fois. Et d’être accusé de ne pas vouloir payer du tout !

TROIS ANS POUR PASSER À L’ACTE

L’affaire remonte à loin. Dans les années 80 et 90, les différents gouvernements irlandais avaient déjà tenté d’imposer une taxe sur l’eau, mais avaient dû reculer face aux menaces de boycott. Un souvenir encore présent dans tous les esprits, qui n’a pas empêché le gouvernement de centre-droit de retenter le coup. Revoilà donc la taxe sur l’eau courante : la facture s’élève à 260 euros par an pour un foyer de quatre personnes (le montant était fixé à 840 euros avant les manifestations) et 160 euros pour une personne vivant seule. Pour désamorcer la contestation, humour capitaliste, Irish Water propose désormais une ristourne de cent euros à ceux qui s’inscriront et paieront docilement. Sinon, ce sera plein tarif ! En résumé, pour que les Irlandais paient moins, l’État propose une aide financière qui provient… des impôts. Un imbroglio qui, ajouté à l’incapacité de

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Le 10 Décembre 2014. Des milliers de personnes manifestent à Dublin contre la nouvelle taxe contre l’eau. AP Photo/Peter Morrison


savoir combien de personnes paieront cette taxe, ne permet pas de savoir combien elle rapportera. Pour la transparence, on repassera. Le gouvernement avait pourtant juré ses grands dieux que jamais l’eau courante ne serait taxée. Vingt-et-un jours après son élection en 2011, la coalition formée par les démocrates-chrétiens du Fine Gael et les sociaux-démocrates du Labour retournait sa veste. Mais il aura fallu plus de trois ans au gouvernement pour passer à l’acte. « Une véritable erreur de timing », croit savoir Kevin Callinan, le secrétaire général adjoint d’Impact, premier syndicat du service public, situé plutôt à droite. Selon lui, si cette taxe avait été instaurée quelques années plus tôt, elle serait passée comme une lettre à la poste. Il en veut pour preuve l’instauration sans heurt de l’impôt sur le logement en 2013. En fondant Right2Water, Brendan Ogle et ses amis ont mis sur la table une proposition simple : abolir la taxe sur l’eau pour les particuliers, au nom du droit fondamental de l’accès à l’eau potable pour tous. Pour Paul Murphy, député irlandais de l’Alliance antiaustérité (AAA, fraction du Parti socialiste, trotskyste), le mot d’ordre est tout aussi clair : il ne faut pas payer. La campagne de boycott de l’impôt sur l’eau est engagée. Ne vous fiez pas à son jeune âge ni à son style décontracté : Paul Murphy est une des figures les plus populaires des manifestations contre l’austérité et de la campagne d’appel au boycott. Il espère bien qu’une « minorité significative d’au moins 20 % » ne paiera pas et qu’ils pourront ainsi accentuer la pression sur le gouvernement.

ENJEU DES PROCHAINES ÉLECTIONS

Dans un premier temps, le pouvoir a joué de la force. Quatre personnes ont été emprisonnées pendant trois semaines pour avoir manifesté à moins de vingt mètres d’une installation de compteurs d’eau. Puis le gouvernement a menacé d’une loi permettant de poursuivre en justice ceux qui ne paieront pas leurs factures d’eau et de prélever cet impôt directement

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Un homme brandit une pancarte représentant le premier ministre Irlandais Enda Kenny pendant une manifestation à Dublin le 1er novembre 2014. AP Photo/Peter Morrison


Lors des prochaines élections générales, tous les partis de gauche centreront leur campagne sur la promesse d’abolir la taxe sur l’eau. sur les salaires. Le pouvoir franchit un nouveau pas. Déjà plus d’un million de factures ont été envoyées. Combien de refus de paiement ? Le gouvernement et Irish Water refusent de le dire. « Cette campagne de peur est basée sur des mensonges, commente Paul Murphy. Ils ne peuvent pas poursuivre des milliers de personnes pour des impayés. » Eoin O’Broin, élu Sinn Féin au conseil du comté de Dublin sud et soutien actif de Right2Water, en doute. Il est possible de demander des ordonnances de saisie « en bloc », et O’Broin d’assurer que « si le gouvernement veut trouver un moyen de traîner tout le monde en justice, il le trouvera ». Signe d’apaisement ? Signe de faiblesse ? Le gouvernement annonce que personne ne sera obligé de payer dans les douze prochains mois. Seules des lettres de rappel seront envoyées. Une proposition d’échelonnement sera proposée aux impécunieux, et alors seulement le gouvernement et Irish Water engageront des poursuites judiciaires. Ces manœuvres s’expliquent en partie par le calendrier électoral : la coalition ne veut pas contraindre le paiement de l’eau avant les prochaines élections générales qui se tiendront, au plus tard, en avril 2016. Elle espère que la colère contre cette taxe retombera et ne se reportera pas trop dans les urnes. Mais si, comme cela se dit dans les couloirs du Parlement, le scrutin devait être avancé au mois de novembre 2015, l’eau pourrait être un bel argument pour les partis de gauche, Sinn Féin en tête. Tous centreront leur campagne sur la promesse d’abolir la taxe sur l’eau. Eoin O’Broin assure que c’est la « condition sine qua non de la participation du Sinn Fein à un gouvernement ».

PRIVATISATION PROGRAMMÉE DE L’EAU

Dans cette guerre de l’eau, il y a un point sur lequel chacun s’accorde : il faut rénover le réseau. Des kilomètres de tuyaux doivent être réparés, voire remplacés, la qualité de l’eau doit être améliorée, et cela fait des dizaines d’années que personne ne fait rien. D’après les calculs de Right2Water, il faudrait prévoir sept milliards d’euros d’investissements rien que pour les dix prochaines années ! Le gouvernement croit tenir la solution : Irish Water, une « société publique, financée et contrôlée par le privé ». Analogue à nos partenariats public-privé ou aux délégations de service public, ce dispositif ferait magiquement supporter à une société privée les investissements et les emprunts, sans alourdir le déficit public scruté par Bruxelles ? « Il est faux de dire que le gouvernement n’a pas l’argent pour rénover le réseau, argumente Brendan Ogle. Il a la capacité d’emprunter de l’argent et de récolter des impôts de manière progressive. » Si seulement... Pour Paul Murphy, le but ultime est la privatisation de ce service public. « Le gouvernement suit la même politique que celle appliquée en Angleterre, et pas seulement sur l’eau », analyse aussi Eoin O’Broin, assez pessimiste. Même Kevin Callinan s’inquiète et annonce que son syndicat Impact fera campagne « à 100% contre toute privatisation d’un service public ». Cela n’effraie pas les investisseurs de Irish Water qui déjà anticipent entre 9 et 19 % des bénéfices. Une taxe sur la taxe, en quelque sorte. « C’est ce tout qui énerve : les banquiers, les traders, etc. », explique Paul Murphy. La colère dure depuis trop longtemps, et cette taxe est un catalyseur d’indignation.

LA FISCALITÉ, NERF DE LA GUERRE

Eoin O’Broin poursuit : « Il est impossible d’offrir aux citoyens un système social du niveau d’un pays de l’Ouest de l’Europe en ne payant pas plus d’impôts et de taxes que la Hongrie ou la Bulgarie. » Et l’élu Sinn Féin de rappeler qu’en plus de coûts toujours plus élevés, les

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services publics se dégradent constamment, coupes budgétaires obligent. « Quand on va chez un dentiste, à l’hôpital, à l’école, on paye une deuxième fois, comme si les taxes sociales n’existaient pas », s’indigne-t-il. Une austérité ciblée, qui touche les classes moyennes et basses de la population, sans demander leur reste aux multinationales qui profitent du paradis fiscal irlandais : la voilà, la recette du bonheur selon le gouvernement local. Kevin Callinan reste sceptique : « On ne peut pas relier ces deux problèmes. » Un aveuglement délibéré pour Brendan Ogle, qui trouve que « c’est précisément à cause de ce consensus, auquel ont souscrit les syndicats et les partis de droite, sur cette fiscalité à deux vitesses, que l’économie irlandaise est dans cet état ». Le problème n’est pas seulement qu’Apple, Google, Guinness et des centaines d’autres ne payent que 12,5 % d’impôt, « c’est que toutes les entreprises ne le payent même pas », s’alarme Eoin O’Broin. « Plus on remonte dans la pyramide des revenus, moins l’impôt est fort », se désespère Brendan Ogle, affirmant que sept milliards d’euros échappent ainsi au fisc chaque année, compensés par les contribuables irlandais. Problème : les partis au pouvoir sont totalement partisans de ce système, leur seule stratégie étant de prier pour que les entreprises daignent reverser un peu de leurs bénéfices.

RÉVOLTE CONTRE L’AUSTÉRITÉ

Qui est à l’origine de cette situation ? En octobre 2014, Brendan Howlin, ministre du Budget et des Réformes, accusait la Troïka : « Nous n’avions pas le choix. Il nous était impossible de lui dire non. » L’affirmation est peut être rapide. La politique d’austérité était en place bien avant que la Troïka ne vienne “en aide” à l’Irlande en 2010. « Depuis que le Fine Gael et le Labour sont au pouvoir, décrit Eoin O’Broin, il y a une continuité absolue avec le programme de la Troïka et celui du pouvoir précédent des libéraux du Fianna Fail. Avant que la Troïka n’arrive en Irlande, l’État avait les revenus suffisants pour que l’économie tienne encore douze mois. Le choix était alors très clair : prendre le chemin de l’austérité et sauver le secteur

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bancaire ou bien utiliser l’argent pour stimuler la croissance économique et mettre en place un impôt progressif. » Paul Murphy renchérit : même s’il est « difficile de dire non à la Troïka, la Grèce fait ce choix ». Avec le retour de la croissance – 4,8% en 2014 – l’Irlande fait office de “bon élève de la Troïka”. Mais les Irlandais subissent encore les effets de la crise de 2008 et des politiques d’austérité. « L’austérité fonctionne, concède Brendan Ogle. Elle fait exactement ce pour quoi elle est conçue : déplacer les richesses du peuple aux élites. » La baisse du chômage a été obtenue au prix de toujours plus d’emplois précaires et de pauvreté. « Il est clair que ceux qui ont payé pour la crise, ce ne sont ni les politiciens corrompus, ni les banques, ni leurs créanciers, raconte Brendan Ogle. Le gouvernement a choisi de les sauver au prix du sacrifice des citoyens. » L’État a injecté 17 milliards d’euros dans le système bancaire sans stopper la hausse de la dette publique. La crise causa « un traumatisme collectif national », relate Brendan Ogle. Les Irlandais ont été littéralement assommés, asphyxiés. Plus aucune mobilisation ne fut possible. Il a fallu attendre que le temps passe, que les taxes augmentent une à une pour que l’indignation commence à germer. En 2013, l’Irlande a « touché le fond ». Le retour de croissance a enfin permis aux Irlandais de relever la tête et de réaliser l’ampleur de la supercherie : la reprise économique ne les concernait pas. Pour Paul Murphy, cette situation est comparable à la Grande dépression des années 30 : « Après ce choc énorme, il y a eu très peu de contestation. Puis la reprise statistique a débuté et les manifestations ont commencé. »

ESPOIRS POUR LA GAUCHE

Le déclic causé par cette énième taxe a créé une telle mobilisation qu’aujourd’hui, « les syndicats tentent de convertir cette indignation en un mouvement anti-austérité et pro-changement », décrypte Eoin O’Broin. « Il y a un espace en Irlande pour une force de gauche », analyse de son côté Paul Murphy. Depuis les législatives de février 2011, quatre élections locales ou partielles ont eu lieu, dont deux gagnées par des partis de

le 10 décembre 2014 à Dublin, un manifestant brandit une pancarte ou l’on peut lire «Non aux taxes sur l’eau et à la QUANGO (quasi-autonomous non-governmental organisation) de l’eau en Irlande. AP Photo/Peter Morrison


REPORTAGE

Le retour de la croissance a enfin permis aux Irlandais de réaliser l’ampleur de la supercherie : la reprise économique ne les concernait pas. gauche. Historiquement, l’Irlande est gouvernée en alternance par des partis de droite et de centre droit (avec le soutien du Labour). Ce bipartisme de droite est aujourd’hui en crise, les différences politiques et éthiques s’estompant de plus en plus. Pas d’euphorie à gauche, pour autant. Brendan Ogle se veut prudent. Car parmi les Irlandais qui subissent la crise, certains « ne se définissent pas nécessairement comme étant de gauche ». La stratégie des partis de gauche ? Parler des problèmes de logement, de santé, d’éducation, de cette taxe sur l’eau, pour, comme en Espagne, mobiliser le peuple sans effrayer avec un « discours pourri par l’extrême droite et l’extrême gauche ». Même si la gauche reste divisée, Brendan Ogle croit à l’opportunité d’un nouveau type de politique en Irlande. Selon une étude menée par l’Université nationale d’Irlande auprès de 2 700 personnes s’étant mobilisées contre les mesures d’austérité, 52 % n’avaient jamais manifesté auparavant, 70 % se disent à la recherche d’un nouveau parti… Et 90 % envisagent de voter différemment que par le passé. Une pression populaire qui devra résister à la « pression de ces financiers qui ont leurs pieds sur nos nuques et qui veulent qu’on leur rende leur argent », prévient Kevin Callinan tandis que Brendan Ogle rappelle que si la Grèce et avant elle la Bolivie ont fait le choix du changement, tout est parti d’une taxe sur l’eau. ■ loïc le clerc

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PORTRAIT DE POUVOIR

ICÔNE ET CAUTION, TAUBIRA LA FUNAMBULE Devenue une figure majeure du gouvernement après l’adoption du mariage pour tous, Christiane Taubira a imposé son talent oratoire et sa force de conviction. Mais la garde des Sceaux joue aussi le rôle d’ultime fantassin “de gauche” dans une équipe qui ne l’est plus du tout. Une tension qui nourrit les critiques.

par emmanuel riondé illustrations alexandra compain-tissier

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I

Il y a la combattante, regard de braise, pommettes saillantes, bouche gourmande, qui assume son « tempérament de pouliche sauvage », ne recule jamais devant les coups, ne déteste pas « les rendre » et qui, si elle se réincarne, veut « mesurer deux mètres et peser cent kilos sinon rien »1. Celle-là s’est formée à l’école militante de la lutte indépendantiste guyanaise, séquence clandestinité comprise. Et puis il y a la politique, cheveux tressés, élégante, urbaine sur son vélo parisien. Élue députée de Guyane depuis 1993, candidate à l’élection présidentielle neuf ans plus tard, elle atterrit place Vendôme en mai 2012, quelques mois après ses soixante ans. Madame la garde des sceaux. Christiane Taubira, ce sont ces deux personnages dans une tension permanente, assumée par l’intéressée mais souvent déroutante pour ses alliés. Le 8 avril dernier, le Canard enchaîné assurait qu’elle avait 1. Sollicitée pour un entretien en vue de réaliser ce portrait, Christiane Taubira nous a fait savoir par sa conseillère en communication qu’elle ne pouvait « accéder à notre demande » « dans un contexte de demande médias fort nombreuses ». Tous les propos qui lui sont ici attribués sont tirés de ses mémoires autobiographiques Mes météores. Combats politiques au long cours, Flammarion 2012.

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fait part à ses ex-collègues Aurélie Filippetti et Arnaud Montebourg de son désarroi de devoir « avaler des couleuvres de plus en plus épaisses », la loi sur le renseignement étant « aux antipodes de ses idées ». Mais quelques jours plus tard, alors que démarraient les débats à l’Assemblée, la ministre de la Justice se félicitait du fait que « le gouvernement a eu le souci, constamment, dans l’écriture de ce texte, de s’assurer qu’il serait respectueux de ses propres obligations ». Contradiction ? « Mon fonctionnement est tellement simple que je ne comprends pas qu’il faille l’expliquer. Je tiens pour juge suprême ma conscience et elle seule, et je m’incline devant une décision que je peux ne pas approuver par désaccord de méthode, mais dont je reconnais que les mobiles ou les résultats servent l’intérêt collectif », écrit Christiane Taubira dans son autobiographie. Un membre de son entourage ministériel abonde : « La ministre a toujours assumé le fait qu’elle était profondément de gauche et elle dit souvent qu’elle ne fera rien en contradiction avec sa conscience. Mais la Justice n’est pas sur une île déserte, nous sommes dans un gouvernement... Il y a du compromis, il faut trouver des mesures de consensus. Sur certains dossiers, si on n’a pas l’appui du premier ministre ou du président de la


PORTRAIT DE POUVOIR

« Femme, noire, pauvre, quel fabuleux capital ! Tous les défis à relever. Une vie d’épuisement en promesse. » Christiane Taubira

République, on n’y arrive pas. Et c’est la ministre qui va à leur contact pour faire basculer ces dossiers. » À LA JUSTICE, UN MAIGRE BILAN

Ce schéma d’une femme de gauche et de devoir, faisant tout ce qu’elle peut dans les contraintes de l’exercice d’un ministère régalien, est un élément de langage récurrent dans son entourage. Le député “frondeur” Pouria Amirshahi ne trouve rien à y redire : « Je sais qu’elle aimerait aller plus loin dans les chantiers qu’elle a engagés, assure le député PS frondeur. Elle est pour une vraie politique émancipatrice. Mais est contrainte d’accepter des arbitrages qui ne vont pas dans ce sens au sein d’un gouvernement plutôt libéral et sécuritaire. » Auteure d’une récente biographie de la ministre2, la journaliste Caroline Vigoureux pointe le « paradoxe entre le côté électron libre qu’elle cultive et sa sacralisation de la fonction de garde des Sceaux. Elle a aussi un côté pragmatique, considère qu’elle fait avancer les choses et est fière de petites victoires comme la suppression du timbre fiscal à trente-cinq euros. » « On entend bien qu’au ministère de 2. Le mystère Taubira de Caroline Vigoureux, Plon 2015.

la Justice, ils disent qu’ils font tout ce qu’ils peuvent et on ne doute pas que la ministre a des convictions, s’agace en écho Françoise Martre, présidente du Syndicat de la magistrature. Mais en l’occurrence, elle est membre du gouvernement Valls sous la présidence Hollande, qui fait passer sans tarder la loi Macron ou la réforme des prud’hommes, et se montre beaucoup moins empressé sur d’autres dossiers... En tant que ministre, elle doit aussi assumer cela. » Si elle admet que « pour ce que l’on en perçoit, l’institution judiciaire et l’indépendance de la justice sont mieux respectées que sous la mandature précédente », elle énumère les dossiers où « le compte n’y est pas » : la loi renseignement, la justice des mineurs, les consignes de fermeté données dans les procès post-Charlie, les comparutions immédiates maintenues dans un champ large... « Concrètement, dans cinq ans, on aura une justice qui n’aura pas profondément changé », déplore encore Françoise Martre, qui attend avec impatience deux lois à venir sur le statut des magistrats et sur la justice du XXIe siècle. Maître de conférences en droit pénal à l’université de Nantes, et signataire d’une tribune intitulée “Réforme pénale : halte à la

démagogie sécuritaire”3, Virginie Gautron estime pour sa part que « son projet de réforme pénale était porteur d’une philosophie humaniste, c’était une réforme de gauche. Mais le PS, tétanisé par la peur d’être accusé de laxisme, l’a vidée de sa substance, notamment en renforçant le pouvoir de la police. Sur ce coup, Christiane Taubira a fait preuve d’un vrai courage politique, mais elle a manqué de soutien. Sur la loi renseignement, c’est moins clair. Elle reste très discrète... Certes, on la sait isolée, mais pour moi, cette fois la ligne rouge est dépassée : cette loi est un rêve de droite réalisé par la gauche ! » À son crédit, avec la loi du 10 mai 2001 reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité et celle dite du mariage pour tous, adoptée par l’Assemblée nationale le 23 avril 2013, Christiane Taubira a déjà accouché de deux vrais grands moments politiques “de gauche”. La première, qui porte son nom, lui vaut une grande estime, singulièrement celle des minorités issues de l’histoire coloniale. Quant au combat qu’elle a mené avec éclat pour défendre la seconde, dans un climat national 3. Tribune cosignée avec Laurent Mucchielli et Christian Mouhanna, dans Libération du 1er juin 2014

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de passion conservatrice et réactionnaire, il l’a rendue incontournable au gouvernement. UNE JEUNESSE POUR S’ENDURCIR

Face à ces deux hauts faits d’armes, toutes les « couleuvres épaisses » avalées et tous les arbitrages défavorables agréés ne parviennent pas à affaiblir sa stature: malgré ces renoncements et ces « douloureux compromis », la ministre de la Justice demeure perçue comme une incarnation de la flamboyance, mais aussi de l’honnêteté politique. Avec quelques faits à l’appui : contrairement à Bernard Kouchner, elle a refusé de saisir la perche que lui tendait Nicolas Sarkozy en 2007. « Je considère qu’elle est une vraie femme de conviction et que le jour où elle aura le sentiment qu’elle ne fait plus avancer les choses, elle partira », jure sa biographe, peu suspecte de connivence avec Christine Taubira qui a froidement accueilli son projet de biographie et ne lui a accordé aucun entretien. Pour comprendre cette réputation tenace de “femme debout”, il faut tourner le regard du côté de l’Amazonie. Née dans une fratrie de onze enfants aux pères épars, Christine Taubira a grandit « dans la pauvreté » et dans les faubourgs de Cayenne où elle a parfois goûté aux coups de lianes tressées de sa mère adorée. De quoi se tanner le cuir sans trop attendre. Le mental sera, lui, tôt confronté aux réalités d’une société raciste et elle va

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vite prendre la mesure exacte du ring qui l’attend : « Femme, noire, pauvre, quel fabuleux capital ! Tous les défis à relever. Une vie d’épuisement en promesse », écrit-elle dans les premières pages de ses mémoires. L’enfant est travailleuse, enjouée, dévore les bouquins. La jeune femme s’avère être plus leader que soldat, goûtant le débat d’idées. La fin des années 60 en Guyane, puis ses années parisiennes, de 1972 à 1979, lui permettent de parachever sa formation universitaire (elle est économiste), politique et culturelle. Elle s’abreuve de jazz, de littérature et de poésie. Entre un album de Keith Jarett, un bouquin de Claude McKay, une émotion pour Mohamed Ali, elle consolide sa fierté nègre, capable de passer des nuits à disserter avec des camarades sur le sens politique qu’il faut donner au poing dressé de Tommie Smith sur le podium des JO de Mexico en 1968. De Miles Davis, dont elle considère qu’il partage avec l’architecte brésilien Niemeyer « une commune audace, un égal génie », elle dit tenir « une éthique du risque ». À fréquenter assidûment les grands auteurs, elle acquiert une voix et une plume, dont attesteront ses discours enflammés et la qualité littéraire de ses mémoires. De retour au pays à la fin des années 70, Christiane Taubira rejoint le combat indépendantiste au sein du parti Moguyde. Elle s’engage aussi au côté de Roland Delannon, un homme avec qui elle aura quatre enfants,

« Elle est membre du gouvernement Valls sous la présidence Hollande, qui fait passer la loi Macron ou la réforme des prud’hommes... Elle doit aussi assumer cela. » Françoise Martre, présidente du Syndicat de la magistrature

partagera une expérience fugace de la clandestinité et cofondera un parti, Walwari, en 1993, avant qu’ils ne se séparent quelques années plus tard. LOYALISME ET ESTIME DE SOI

Le goût de l’adversité, la volonté de s’engager, et un certain sens des responsabilités. À la fin des années 70, alors que la répression politique se durcit, elle envisage de rentrer en Guyane, « reprendre le flambeau de la révolution ». La direction de l’Union des étudiants guyanais au sein de laquelle elle milite à Paris lui demande de res-


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ter et de reporter son retour à Cayenne. Ce qu’elle va faire: « Je suis sensible à l’argument du lieu où l’on peut être le plus utile. » Déjà. Sensible aussi, cette femme profondément républicaine, à la sanction des urnes. « Elle est extrêmement loyale à François Hollande, considérant que lui a été élu et que, en conséquence, lorsqu’elle perd des arbitrages, c’est au profit de celui qui a cette légitimité », remarque sa biographe. Son entourage, qui confirme ce loyalisme, la décrit également « grosse bosseuse ». Une facette du personnage dépeinte outre-Atlantique par Sarah AlbukerqueLéonço, la jeune secrétaire général de Walwari qui, avec sa poignée d’élus territoriaux, demeure une formation embryonnaire. « Christiane Taubira aime le travail bien fait. Elle est rigoureuse, exigeante, déterminée et travailleuse, ce qui explique d’ailleurs qu’elle occupe aujourd’hui cette place », avance la trentenaire qui revendique une admiration sans borne pour son « modèle politique ». « Au sein de Walwari, elle joue son rôle d’accompagnement. Elle nous a permis de faire des rencontres, de nous impliquer sur des sujets importants, elle nous a mis dans des positions éligibles. Elle montre qu’en politique, on peut être honnête et avancer sans renier ses valeurs. Elle a redonné de la lumière à la fonction politique en général. » N’en jetez plus ! Avec de tels aficionados, la ministre de la Justice ne risque pas de voir flétrir ce brin de vanité qu’elle ne conteste pas. « C’est quelqu’un qui a une très



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« Je la considère clairement comme une amie politique dans les oppositions de gauche. » Pouria Amirshahi, député PS

raconte sa conseillère en communication, qui justifie un par un les trois départs successifs des chefs de cabinet : un contrat tacitement de courte durée pour le premier ; une grossière « erreur de casting » pour la seconde ; un « choix personnel » pour le troisième. Reste qu’au 11 juin, le cabinet de la garde des sceaux n’avait toujours pas de directeur, une absence débutée le 17 avril. 2002, LA « CANDIDATE DES MINORITÉS »

haute estime d’elle-même, souligne Caroline Vigoureux. Elle sait qu’elle est beaucoup plus cultivée que les trois quarts de la classe politique française, elle a de l’ambition pour elle et pour ses idées. » Couplées en mode rouleau compresseur, cette exigence de travail et ces ambitions peuvent faire des dégâts. Autour d’elle d’abord : la consumation de trois directeurs de cabinet en trois ans à la chancellerie lui vaut une réputation de patronne tyrannique. Mais lorsque le Canard enchaîné, encore lui, a produit mi-mai un filet indiquant, dans une formule d’un goût douteux, que Taubira réduisait son cabinet « en esclavage », la #TeamTaubira a rapidement balancé sur Twitter une photo témoignant d’un certain bienvivre ensemble. La ministre n’y figure pas. « Elle nous a laissés faire, la polémique ne l’intéressait pas »,

Dégâts également auprès de la principale intéressée : depuis quelques années, le corps de Taubira lui présente régulièrement « la facture ». En 2002, « dans les dix mois suivant le scrutin, je fus évacuée huit fois aux urgences hospitalières, dont une nuit depuis l’Assemblée nationale », écrit-elle. Pour éreintante qu’elle fût, cette campagne présidentielle de 2002, menée en tête de liste du PRG, demeure un jalon important de sa carrière politique. En 1993, la toute nouvelle députée de Guyane, quarante-et-un ans, est repérée par Bernard Tapie qui la veut sur sa liste (MRG) pour les européennes de 1994. Tapie / Taubira, deux animaux politiques, deux charismes. La fascination qui opère ne survivra pas aux déboires judiciaires du premier. Taubira la républicaine s’éloigne définitivement de ce personnage sulfureux, mais son compagnonnage avec les radicaux de gauche est enclenché. Et en 2001, alors qu’elle envisage de prendre un

peu de recul avec la vie politique, elle finit par céder aux appels de la formation désormais dans les mains de Jean-Michel Baylet. Elle recueillera au final 2,32 % des voix et, à l’instar de Chevènement, sera accusée par de nombreux socialistes d’avoir privé Jospin du second tour. Surtout, c’est à l’occasion de cette campagne que Taubira va accéder au statut de “candidate des minorités”, et donc des banlieues. Elle n’est pas dupe : « (…) mes cheveux crépus, la cambrure de mon dos, mes lèvres pulpeuses, toutes ces étrangetés qui me font percevoir comme une enclave exotique, une diversion pittoresque » l’enferment dans un rôle qu’elle va s’efforcer de fuir : « Je n’avais pas le droit de me laisser assigner (...) J’ai le devoir d’inculquer avec force que me revient pareillement ce qui va de soi pour les autres candidats, la représentation de tous les citoyens et de tous les territoires. » Soit une nouvelle illustration de son grand écart entre un combat politique frappé au sceau de l’intimité et ce qu’elle perçoit comme une sorte de cahier des charges républicain. Mais cette distanciation ne sera pas du goût de tout le monde. Le militant Almamy Kanouté, de Rezus-Émergence, pose les termes du divorce : « J’aime sa façon de parler, je connais ses références politiques, mais je m’en tiens aux faits. La Christiane Taubira que j’ai kiffée, c’est celle de la loi Taubira sur l’esclavage. Elle avait retroussé ses manches, mais cette Taubira-là, à mon sens n’existe plus. Sur les questions importantes pour nous, la stigmatisation des quartiers, les

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« La Christiane Taubira que j’ai kiffée, c’est celle de la loi Taubira sur l’esclavage. Elle avait retroussé ses manches mais cette Taubira-là, à mon sens n’existe plus. » Almamy Kanouté, militant associatif

violences policières, les contrôles au faciès, etc., elle n’a aucun répondant. Elle n’a pas été au bout de sa détermination militante et elle ne la met plus au service des plus faibles et des différentes minorités qui, à un moment donné, ont pu se retrouver dans ses engagements. » DE L’ART DU FUNAMBULISME

La sentence, sèche, rappelle que la loi sur l’esclavage reste sa première synthèse aboutie. Lorsque, dans un imprévu alignement des astres, ses convictions profondes ont une nouvelle fois coïncidé avec la poli-

tique gouvernementale, ce fut, au printemps 2013, le mariage pour tous. La France a alors eu droit à un feu d’artifice, le meilleur de Taubira : verve cinglante, poésie antillaise, ferraillage politique de haute tenue, valeurs universelles et tutti quanti... En creux, la séquence a aussi révélé la persistance dans ce pays d’un racisme biologique que l’on croyait remplacé par son alter égo culturel : « La guenon mange ta banane », « Je préfère la voir dans un arbre », grimée en King-Kong... L’hystérie raciste a été telle que même le Haut commissariat de l’ONU aux droits de l’homme a apporté son soutien à la garde des sceaux. Les coups ont été rudes, mais cette bataille gagnée du mariage pour tous – qui reste à ce jour l’acte politique de gauche le plus marquant du quinquennat – a durablement installé Christiane Taubira dans son ambivalent fauteuil d’icône. Dont elle n’abuse pas médiatiquement, tout en sachant l’utiliser politiquement pour demeurer insaisissable. Quand, en août 2014, Hamon, Montebourg et Filippetti viennent la solliciter pour quitter le bateau gouvernemental à l’unisson, loin d’être emballée par cette geste “gauchiste”, elle les éconduit fermement. Ce qui ne l’empêche pas, quelques jours plus tard, de faire une apparition remarquée à la réunion de l’aile gauche du parti, lors de l’université d’été du PS à la Rochelle. Un pied toujours dedans,

un autre presque dehors... ou le funambulisme politique, version Taubira. « Je ne me prononce pas sur le bien-fondé de sa présence ou de son départ du gouvernement, refuse de trancher Pouria Amirshahi. Cela relève de la cohérence personnelle et de stratégie. Mais je la considère clairement comme une amie politique dans les oppositions de gauche. » Du côté des militants des luttes des immigrations et des quartiers, l’avis est bien plus sévère. Almamy Kanouté : « Qu’elle sache qu’en rejoignant définitivement le camp de la politique électoraliste, elle a cassé de nombreux espoirs qui avaient été placés en elle. » Retour en arrière. En novembre 2001, alors qu’elle s’apprête à entrer en campagne pour la présidentielle d’avril 2002 Christiane Taubira va voir François Hollande, premier secrétaire du PS, rue de Solferino. Il s’agit de s’assurer de la compatibilité de cette candidature avec celle de Jospin. « Il me dit en substance, “On sait que tu es à gauche, on n’a aucune crainte”. » Dix ans plus tard, le désormais président n’a pas fini de capitaliser sur cette certitude... Avec l’aval implicite de la garde des sceaux toujours au sein d’un gouvernement qui, début juin, envoyait les CRS malmener des migrants africains. Frantz Fanon et Aimé Césaire semblent désormais loin derrière. Reste à savoir si devant, Madame la ministre commence à entrevoir la ligne rouge que lui trace sa “conscience”. ■ emmanuel riondé

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LA FABRIQUE DES ÉLITES La France est l’un des pays où la reproduction sociale est la plus puissante. La faute à l’école qui, loin d’enrayer ce phénomène, conforte les inégalités ? Les réformes scolaires se suivent mais les élites continuent de se ressembler : pour les renouveler, c’est tout une logique qu’il faudrait démanteler. par marion rousset

Laurent Sazy / Divergence. Francois Fillon assiste a la presentation de la promotion 2008 de l’ecole polytechnique


C

C’est une femme, plutôt jeune, militante de terrain. À quarante-et-un ans, Ada Colau vient d’être élue maire de Barcelone, deuxième ville la plus peuplée d’Espagne. Elle se déplace en métro, s’habille en jeans et en t-shirt, s’exprime sans fard et sans mise en plis. Le chemin pour en arriver là ? L’excellence scolaire n’est pour rien dans son parcours. Sa légitimité, elle la tire de l’action qu’elle a menée comme présidente de la PAH, organisation qui lutte contre les expulsions des personnes endettées. Une histoire impossible dans l’Hexagone ? La fabrique des élites est ici très verrouillée. « En France, on a de l’admiration pour les élites mais aussi beaucoup de ressentiment envers ces personnes qui vivent au dessus de la société et se ressemblent toutes. De nombreux Français peuvent avoir l’impression que l’accès est réservé à une petite noblesse qui a sa langue et ses privilèges », souligne le sociologue François Dubet. Et pour cause. Parmi ceux qui occupent les plus hautes fonctions, règne aujourd’hui un entre-soi délétère pour la production d’idées nouvelles. La faute à l’école ? À l’occasion du Salon européen de l’éducation, l’hiver dernier, la ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem citait le philosophe américain John Rawls pour asseoir son projet : « Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société. » Et de poursuivre : « C’est à l’école de la République qu’il revient de corriger ces inégalités de départ mises en lumière par John Rawls, pour créer les conditions d’une véritable égalité des chances et d’un système scolaire juste et équitable. » UN PROCESSUS DE TRI PERMANENT

À l’évidence, quelque chose dysfonctionne dans cette école de la République, supposée offrir à tous les mêmes possibilités mais figurant parmi les plus inégalitaires. D’autant que la volonté de la transformer ne date pas d’hier. Depuis la mise en place du collège unique en 1975, les réformes de l’école n’ont cessé de proclamer leur ambition d’établir l’égalité des chances. Et pourtant, les visages que l’on trouve sur la ligne

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d’arrivée sont de moins en moins à l’image du corps social dans sa diversité. Certes, cinquante ans après la publication des Héritiers par les sociologues Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, le projet d’amener 80% d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat est devenu réalité. Il n’empêche que l’école reste tout aussi incapable qu’autrefois d’enrayer la reproduction des élites entre elles. Si bien que la France accueille aujourd’hui moins de 1 % de députés et de sénateurs issus de milieux populaires, par exemple, alors même que ces catégories représentent 52 % de la population active. Pas étonnant, quand on sait que seuls 6,3 % des élèves des classes préparatoires aux grandes écoles sont des enfants d’ouvriers et 9,4 % des enfants d’employés tandis que 49,8 % ont des parents cadres ou dans des professions intellectuelles supérieures1. Certes, on constate une progression de l’accès à l’enseignement supérieur dans toutes les catégories sociales, et notamment dans les familles d’ouvriers et d’employés où la proportion d’étudiants est passée de 20 à 39 % depuis 1991 – contre près de 80 % aujourd’hui pour les cadres supérieurs et professions intermédiaires2. Mais c’est dans les grandes écoles que se forgent toutes les élites économiques et politiques du pays. L’immense majorité de ceux qui détiennent le pouvoir est en effet passée par Polytechnique, l’École normale supérieure, l’ENA, Sciences Po ou encore HEC. Une machine implacable, explique le sociologue Bernard Lahire qui enseigne maintenant à l’École normale supérieure de Lyon (ENS) : « À l’intérieur des classes préparatoires à l’ENS, le tri est permanent entre ceux qui passent en khâgne et ceux qui arrêtent au niveau de l’hypokhâgne, ceux qui présentent l’ENS Lyon ou Cachan et ceux qui veulent avoir Ulm. C’est sans fin… » Mais il commence bien en amont, ce système de tri pour sélectionner ceux qui accéderont aux plus hautes fonctions. Pour le sociologue François Dubet, « depuis la Révolution et Napoléon, l’école française porte en elle l’idée 1. Ministère de l’Éducation nationale, rentrée 2012-2013. 2. Observatoire des inégalités.


qu’elle doit fabriquer des élites et que celles-ci sauveront la Nation ». Jusque dans les années 1960, le processus était simple : le “petit lycée” était une école réservée aux enfants de la bourgeoisie. Aujourd’hui, « tout le monde va dans la même école », poursuit François Dubet, à l’exception de ceux qui optent pour le privé. « Mais depuis la création de cette école plus démocratique, le paradoxe c’est que la production des élites est devenue une obsession et le fruit d’un processus de tri continu. »

« Pour défendre leurs enfants, les élites inventent sans cesse de nouvelles stratégies. » Marie Duru-Bellat, sociologue

LES CLASSES DOMINANTES SAVENT S’ADAPTER

L’ancien système a ainsi laissé la place à de nouvelles frontières entre le public et le privé, les grands et les petits lycées, l’université et les grandes écoles… Sans oublier la multitude de mécanismes sélectifs qui se sont ainsi mis en place : classes bilangues dès la sixième, options latin et grec, obtention d’un bac scientifique dans un lycée coté, etc. Pour le sociologue Paul Pasquali, « il est dans la logique sociale propre au fonctionnement ordinaire de l’école de sélectionner, mais surtout de légitimer les inégalités derrière ce qu’elle présente comme le résultat de volontés individuelles ou de “dons” naturels. » Freiner la reproduction sociale ? La promesse est séduisante, mais le chemin semé d’embûches. D’abord en raison de résistances bien ancrées. Toucher à aux filières d’excellence s’avère en effet compliqué quand l’horizon ultime reste de dégager une élite. Si certains répugnent à les supprimer, c’est que maintenir le niveau des meilleurs leur apparaît plus important que de permettre à des élèves plus moyens d’améliorer leurs résultats. Autre obstacle à une refonte du système : à chaque fois qu’elle s’est sentie menacée, l’oligarchie a su s’adapter. Depuis la disparition des trois filières – générale, courte, apprentissage –, supprimées par la loi Haby sur le collège unique, la classe dominante s’est toujours débrouillée pour compenser l’effet de réformes qui n’étaient pas à son avantage. « Pour défendre leurs enfants, les élites inventent sans cesse de nouvelles stratégies. À une époque, les secondes au lycée étaient différenciées. Quand elles ne l’ont plus été, on a vu exploser l’année d’après l’option latin », raconte ainsi la sociologue Marie Duru-Bellat.

Supprimez une filière d’excellence, il en surgira donc aussitôt une nouvelle. La sélection ne repose donc pas seulement sur les performances scolaires des élèves, en partie déterminées par le milieu familial, mais aussi sur les stratégies mises en place par les parents. À commencer par le choix de leur lieu d’habitation. Car tous les établissements, y compris au sein du public, ne se valent pas. À la fin des années 1980, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, spécialistes de l’oligarchie, s’étaient ainsi penchés sur le cas de l’école élémentaire Charcot de Neuilly, située dans le quartier où réside la famille Bettencourt : « Dans cette école, les parents intervenaient sur le contenu de l’enseignement, ils pouvaient même choisir l’institutrice. L’une d’elles n’avait pas d’élèves. Les enseignants étaient transformés en personnel de service ! », se souvient la sociologue. « Les stratégies d’évitement et de placement visent à maintenir ou améliorer le rang social de la famille », résume le sociologue Paul Pasquali. DIVERSIFIER LES FORMES D’EXCELLENCE

Si l’essentiel des inégalités se fabrique avant la sixième, l’enseignement secondaire se situe cependant à une charnière. C’est le point de passage vers le supérieur et l’endroit où se décident les orientations futures. Pour poser les bases d’une diversification sociale des élites, impossible de faire l’impasse sur ce moment. Mais la suppression des filières d’excellence n’est pas la solution miracle. Une autre piste existe qui n’a pas encore

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

« Entre Sciences Po, l’ENA, HEC et Polytechnique, on a quasiment tous les ministres des vingt dernières années. Ils sont plus formatés par leur parcours scolaire que par leurs convictions politiques. » Bernard Lahire, sociologue été explorée : « Le système scolaire est très élitiste et il n’y a aucune pluralité des compétences qui y sont mesurées. Le tri se fait sur le français et surtout sur les maths qui ont pris le dessus. Pour élargir le recrutement, il suffirait de relever au collège et au lycée les coefficients en arts plastiques, en sport ou en technologie, pour les mettre au même niveau que les matières aujourd’hui valorisées », avance Bernard Lahire. La pluralisation des formes d’excellence n’est pas une idée neuve. Elle faisait partie des propositions du rapport du Collège de France sur les contenus de l’enseignement remis par François Gros et Pierre Bourdieu le 27 mars 1985. Dans un passage consacré à « la diversification des formes d’excellence », les auteurs estimaient qu’« un des vices les plus criants du système actuel réside dans le fait qu’il tend de plus en plus à ne connaître et à ne reconnaître qu’une seule forme d’excellence intellectuelle, celle que représente la section C (ou S) des lycées et son prolongement dans les grandes écoles scientifiques ». Ils pensaient donc que « travailler à affaiblir ou à abolir les hiérarchies entre les différentes formes

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d’aptitude, cela tant dans le fonctionnement institutionnel (les coefficients, par exemple) que dans l’esprit des maîtres et des élèves, serait un des moyens les plus efficaces (dans les limites du système d’enseignement) de contribuer à l’affaiblissement des hiérarchies purement sociales ». Judicieux ? Révoquer les hiérarchies entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre le théorique et le pratique, le pur et l’appliqué, pourrait en effet venir troubler l’homogénéité sociale et intellectuelle qui caractérise les élites actuelles. Mais ce n’est peut-être pas le seul nerf de la guerre. Car le combat est inégal : derrière les évolutions de la machine scolaire, « il y a des corporations qui luttent pour faire avancer leur intérêt », pointe Bernard Lahire. C’est pourquoi Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot proposent d’abord d’armer les catégories défavorisées. Leur piste, inédite : faire une place à l’enseignement du droit dès l’école maternelle, alors que cette discipline n’est aujourd’hui transmise que dans le supérieur. « C’est par le droit que les dominants transforment leur intérêt particulier en intérêt général. Les enfants de la classe dominante sont bercés par des discussions juridiques dès le plus jeune âge, c’est comme une langue maternelle pour eux. Cette connaissance est donc capitale pour comprendre la domination dans les rapports de classe », explique la sociologue. « Ce n’est pas une révolution à soi seul mais une telle réforme viendrait à coup sûr troubler la fabrique des élites. » INTOUCHABLES GRANDES ÉCOLES

Reste un tabou auquel la France continue de s’agripper. Et pas des moindres : les grandes écoles. En bout de course, cette spécialité maison reste l’emblème indéboulonnable d’un système destiné à trier le bon grain de l’ivraie. « Chaque fois que des ministres ont ne serait-ce qu’évoqué l’idée de mettre les classes préparatoires dans les universités, ils n’ont pas tenu deux jours », pointe François Dubet. Aujourd’hui, personne ne prend cette question à bras le corps – pas même la gauche de gauche. « Le vrai problème, à mon sens, c’est que la “gauche de gauche” soit si peu présente sur une question aussi sensible et cruciale que celle des “filières d’élite”. Comment se fait-il que tous les débats se déroulent au sein des élites elles mêmes ? C’est comme si on


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Pascal Bastien / Divergence Ecole Nationale d’Administration, ENA, accueil, avec les photos des anciennes promotions, Strasbourg.


« La France préfère favoriser un clonage intellectuel que de valoriser les qualités d’invention et de dynamisme. » François Dubet, sociologue

laissait au patronat le monopole des négociations sur l’avenir de la Sécu », déplore Paul Pasquali. Pourtant, l’enjeu est de taille. « Cette place du système des grandes écoles dans la production des élites économiques, politiques, intellectuelles, mais aussi dans les médias, au détriment des diplômés “ordinaires” des universités ou des non-diplômés explique le phénomène souvent dénoncé de “connivence des élites”, analyse Anne-Catherine Wagner, maître de conférences à l’université Paris I. Nul besoin de supposer complots et conspirations. Le fait de provenir des mêmes familles de la bourgeoisie, souvent parisienne, d’être passé par les mêmes formations et d’avoir toujours vécu dans le même environnement et avec les mêmes cadres de référence (d’être entre hommes aussi, car les femmes sont quasiment absentes de ces milieux de pouvoir...) suffit à expliquer l’uniformité des visions du monde et le sens d’un destin partagé. Un travail intensif de sociabilité, au sein des cercles, clubs et autres lieux d’interconnaissance renforce cette cohésion : les relations mobilisables, fortes des ressources diversifiées des membres du réseau, permettent de décupler les pouvoirs de chacun. » OUVRIR OU ENTROUVRIR LES FILIÈRES D’ÉLITE ?

Certes, de légers amendements sont venus entailler ici ou là l’image fermée de ces établissements prestigieux, ces dernières années. Depuis la mise en place des conventions d’éducation prioritaire, Sciences Po a

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ainsi ouvert ses portes à des élèves de ZEP : environ 1 300 ont été admis en première année, parmi lesquels 50 % à 70 % selon les années sont issus de catégories socioprofessionnelles défavorisées. Dans les années 1990, l’ENA – qui reste la voie royale pour devenir haut fonctionnaire – a quant à elle instauré un troisième concours ouvert à la “société civile” : salariés, travailleurs indépendants, élus locaux ou responsables bénévoles d’une association. Et c’est maintenant au tour de Polytechnique, qui forme les grands patrons, de s’interroger sur son modèle, poussée par la concurrence d’autres écoles comme HEC. Dans son rapport remis en juin au ministre de la Défense Jean-Yves Le Drian, l’économiste Bernard Attali pointe notamment une « trop faible diversité sociale ». À l’étude : le recrutement plus seulement dans les classes préparatoires, mais directement après le bac, et la création d’une prépa ouverte aux boursiers méritants de milieux modestes. Est-ce vraiment suffisant ? « Tout dépend de l’objectif que l’on se fixe. S’il s’agit seulement d’être plus ouvert à des profils atypiques, il suffit de revoir à la marge les critères et la procédure de sélection pour quelques jeunes, et le tour est joué. Si en plus ces minorités sont “visibles”, cette ouverture est très bénéfique au plan symbolique », admet Paul Pasquali. Sur le plan statistique, les évolutions liées aux différentes initiatives qui ont cherché à diversifier les viviers de recrutement restent cosmétiques. « Si l’objectif est celui d’une remise en cause de l’ordre social, sur la base d’un projet de société alternatif opposé à la fois à l’élitisme méritocratique, à la domination de la finance et à la ségrégation urbaine, alors dans ce cas ce n’est guère suffisant », souligne le sociologue. Pour donner une chance au plus grand nombre, il est de ceux qui préconisent de remettre en cause, dans le supérieur, la coupure qui sépare les filières d’élite, y compris internes aux universités, des filières moyennes ou de relégation. D’une enquête réalisée auprès d’une classe préparatoire expérimentale ouverte à des élèves de ZEP il a tiré un livre : Passer les frontières sociales (éd. Fayard). Il écrit : « Les injonctions aux réformes des grandes écoles sont toujours séparées des mesures concernant les facs. Faute de remédier à l’élimination silencieuse des étudiants


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les moins dotés, (…) les mobilisations au nom du mérite ont peu de chances de remettre en cause la prime à l’héritage, attribuée très tôt et pour longtemps aux enfants des milieux aisés. » Concrètement ? « Les dotations budgétaires de l’État devraient par exemple être systématiquement indexées sur la composition socioéconomique des filières et des établissements considérés, et non en fonction de leur degré d’excellence », suggère-t-il cependant, conscient de la difficulté de cette tâche : « Ce n’est pas demain la veille que nos élites politiques prendront ce risque de déstabiliser cet édifice à la fois ancien et bien défendu en interne… »

panne d’imagination qui tétanise aujourd’hui le champ politique trouve là une explication. « Entre Sciences Po, l’ENA, HEC et Polytechnique, on a quasiment tous les ministres des vingt dernières années. Ils sont plus formatés par leur parcours scolaire que par leurs convictions politiques », constate Bernard Lahire. « Sans brassage social, ce monde ne peut pas être porteur de sensibilités et d’intérêts différents. » ■ marion rousset

CONTOURNER LES DIPLÔMES

En attendant, pourquoi le changement ne prendrait-il pas des chemins de traverse ? Il n’y a pas que l’école dans la vie. D’autant que l’obsession des diplômes alimente peut-être le blocage : « Dans des pays comme l’Australie où le diplôme a moins d’importance, la mobilité sociale est plus élevée », observe en tout cas Marie Duru-Bellat. Des données présentées dans le livre qu’elle a co-écrit avec François Dubet, Les Sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale, révèlent ainsi l’existence d’un groupe de pays dans lequel l’emprise du diplôme est faible et la reproduction sociale peu marquée (pays de l’Europe du Nord, Australie, Canada), et des pays aux caractéristiques opposées (États-Unis, Italie, Royaume-Uni). Une opposition qui mérite cependant d’être nuancée. En effet, la reproduction est d’ampleur modérée en Allemagne malgré l’importance accordée aux diplômes, alors qu’au contraire, la France conjugue une forte reproduction avec une emprise plus faible du diplôme. Quoi qu’il en soit, la sociologue propose, pour élargir la base sociale de l’élite, de multiplier les canaux pour y accéder, par exemple en développant la formation professionnelle tout au long de la vie. « C’est incroyable qu’une infirmière ne puisse jamais devenir médecin !, s’exclame François Dubet. La France préfère favoriser un clonage intellectuel que de valoriser les qualités d’invention et de dynamisme. » L’invention, justement, n’est pas le fort des élites politiques actuelles. Mais comment pourraient-elles rêver d’un autre monde que celui qu’elles ont construit ? La

Bibliographie Paul Pasquali, Passer les frontières sociales, éd. Fayard, 2014

François Dubet et Marie Duru-Bellat, Les Sociétés et leur école. Emprise du diplôme et cohésion sociale, éd. Seuil, 2010

François Dubet et Marie Duru-Bellat, 10 Propositions pour changer l’école, éd. Seuil, 27 août 2015

Bernard lahire, La Raison scolaire, éd. Presses universitaires de Rennes, 2008

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LE DOSSIER

LE CLIMAT CARBURANT DE LA RÉVOLUTION Plus il devient une réalité, plus le réchauffement de la planète se transforme en une question politique. Et plus le “mouvement climatique”, qui se fédère et s’élargit, est en mesure d’ébranler le capitalisme mondialisé. Si ces luttes revendiquent une révolution du modèle économique, elle imposent aussi de mettre à jour le logiciel de la gauche.

Plus de vingts activistes ont escaladé la Sagrada Familia, le chef d’oeuvre de Gaudi, pour déployer une bannière «Sauvons le climat». Cette action a eu lieu le premier jour des discussions sur le changement du climat à Barcelone en novembre 2009. © Pedro Armestre / Greenpeace


A

Après avoir essuyé quelques désillusions, et souffert de ses divisions, le mouvement pour la justice climatique s’est remis en ordre de marche dans la perspective de la COP21 de Paris, en décembre prochain (p. 41). L’optimisme domine chez les militants, mais le combat sera de longue haleine et sa convergence avec la critique anticapitaliste n’est pas encore acquise (p. 45). Avec son sens de l’histoire et son aptitude pour la synthèse, Naomi Klein incarne justement cette convergence, même si sa pensée est aussi celle d’un compromis politique pas toujours très déterminé (p. 49). Le concept d’écosocialisme est-il de nature à achever la transition écologique de la gauche radicale ? Éric Coquerel et Gilles Alfonsi en débattent, de manière contradictoire (p. 55). La notion d’anthropocène, elle, permet de penser notre ère : historien des sciences, Jean-Baptiste Fressoz indique comment l’utiliser à bon escient (p. 58). Mais revenons à la source : Marx était-il, au moins un peu, écologiste, sa critique du capitalisme donne-t-elle des outils pour penser les enjeux environnementaux du XXIe siècle ? (p. 64). Enfin, puisqu’il est question de “justice climatique”, la création du crime d’écocide sera-t-elle le moyen juridique d’instaurer une véritable responsabilité des industriels ? (p. 66)

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LE DOSSIER

DES ÉNERGIES GALVANISÉES CONTRE LE CHANGEMENT CLIMATIQUE À quelques mois de la conférence de Paris, le mouvement climatique se présente en ordre de marche. Vacciné de ses illusions passées, rassemblé dans toutes ses tendances, il profite d’une dynamique qu’il veut ancrer et élargir dans la durée.

« Changer le système, pas le climat. » Le maître slogan du mouvement climatique souligne bien devant quelle alternative se trouve l’humanité, et sous-entend qu’un seul des deux termes de cette alternative est soutenable. Là réside l’atout majeur de cette lutte : dans cette urgence établie par des échéances que nul ne pourra repousser indéfiniment, dans la conviction, aussi, que les alternatives existent. Face à la nécessité de faire des choix, le capitalisme financier aura certainement beaucoup plus de mal à travestir les enjeux et les solutions que dans d’autres domaines. À cet égard, la défaite quasiment consommée des “climato-sceptiques” est significative, dégageant un vaste champ des possibles que les militants de la “justice climatique” (une formulation qu’ils veulent rendre cardinale) entendent bien investir. Instruits de leurs échecs passés, fédérés dans une large coalition, portés par une préoccupation environnementale qui s’élargit constamment, ils veulent convaincre qu’un complet changement de modèle s’impose à tous les niveaux de l’activité humaine. GOOD COP, BAD COP

Malgré ces vents favorables, le chemin à parcourir reste considérable. Ce chemin, les ONG n’ignorent pas qu’il ne fait passer que par la Conférence de Paris (“COP21”, pour 21e édition de la Conference of the parties organisée par les Nations-unies sur les changements climatiques). D’abord parce qu’elles savent qu’il ne faut pas en attendre de résultats très concrets, de l’avis même des organisateurs qui ont revu leurs ambitions à la baisse. « L’accord va être illisible, jouer sur les mots », anticipe Alix Mazounie, membre du Réseau

action climat (RAC) chargée des politiques internationales. « La dernière chose à faire est de nourrir des illusions, ce qui avait eu à Copenhague des effets délétères sur les mobilisations, et celui d’une gueule de bois durable pour les représentants de la société civile », estime Nicolas Haeringer, chargé de campagne pour 350.org, qui n’exclut toutefois pas « une date de sortie des combustibles fossiles, aussi imparfaite soit-elle, voire des objectifs à court et moyen terme ». Des avancées très relatives, notamment du fait que les négociations sont enclavées, et qu’il s’agit justement de les placer plutôt au centre des négociations internationales. « La question du climat telle qu’elle est abordée dans une COP est placée dans une superstructure », regrette

« Nous avons conscience que nous n’allons pas tout résoudre, mais qu’il faut mettre les gens dans la rue. » Juliette Rousseau, Coalition Climat 21 Christophe Aguiton, animateur de la Commission internationale d’Attac France. Pour ce dernier, le refus d’un accord contraignant de la part de certains grands pays, dont les États-Unis, a pour conséquence absurde que « le sujet – la réduction des émissions de gaz à effet de serre – n’est en réalité pas discuté dans les COP ». Aussi celle de Paris doit-elle d’abord « donner le ton au mouvement pour les années à venir. Nous avons besoin de gagner la bataille au-

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Vue aérienne d’une bannièreaccroché à une cheminée de 300m de haut à la centrale électrique Prunerov II, en république Tchèque © Greenpeace / Vaclav Vasku

delà de l’événement, de constituer une armée plus solide », lance Alix Mazounie. « L’échéance de Paris doit nous permettre de renforcer et d’élargir le mouvement pour l’ancrer dans le long terme », renchérit Juliette Rousseau, coordinatrice de la Coalition Climat 21. Un chantier complètement relancé aux lendemains de la conférence de Copenhague en 2009, achevée sans l’accord qui devait succéder au protocole de Kyoto. UNE COLÈRE RÉGÉNÉRATRICE

Le nouvel échec de celui de Varsovie, il y a deux ans, a en servi de catalyseur. En claquant la porte avec fracas (« Nous sommes sortis dans un seul cri », dit Alix Mazounie) pour protester contre « le manque d’ambitions et la mainmise du secteur privé sur les négociations », les ONG ont saisi la nécessité de se montrer plus humbles, de se fédérer, mais aussi de ne plus se conformer à l’agenda international. Cette colère a engendré d’un « moment fondateur », pour Alix Mazounie, et posé les fondations d’une large coalition réunissant environnementalistes historiques, altermondialistes, organisations religieuses, mouvements de jeunes et syndicats. La force de cette coalition est bien d’intégrer des perspectives différentes, afin d’à la fois influencer les négociations et coordonner des mobilisations. Une complémentarité qu’illustrent le Réseau action climat (Climat Action Network à l’échelle internationale), qui maîtrise les rouages des négociations internationales, et Climate Justice Now !, qui a fait ses preuves en matière de stratégie de mobilisation. En France, « c’est un collectif sans précédent qui s’est constitué », assure Juliette Rousseau. Et qui a su mettre le couvercle sur les points de divergence – nucléaire, marché du carbone, relations avec les entreprises… Depuis, la donne a changé, surtout sur le terrain. Le blocage de grandes infrastructures, l’obtention de victoires contre l’exploitation du charbon et le succès de mobilisations festives comme Alternatiba ont constitué des jalons. Chacun s’accorde

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surtout à voir un tournant majeur dans la réussite de la marche des peuples pour le climat, qui a réuni 300 000 personnes – trois fois plus qu’attendu – en septembre dernier à New York. L’événement a galvanisé les énergies et fait désormais référence. Juliette Rousseau y voit le signe d’une « approche large et inclusive » et admire la capacité des mouvements américains à fédérer, à créer une dynamique de mobilisation. Alix Mazounie souligne la diversité des messages portés, leur efficacité pédagogique et l’élan commun malgré les divergences.

« Il faut être capable de relier les luttes de résistance locales entre elles, démontrer que des alternatives sont possibles. » Christophe Aguiton, Attac

ENRACINER, ÉLARGIR LE MOUVEMENT

OPTIMISME ET VOLONTARISME

Le terrain s’est dégagé, le front s’est déplacé. Vers la dénonciation des « fausses solutions » avancées par les industriels et des incohérences des gouvernants. À l’instar du sponsoring de la COP21 par des multinationales impliquées dans des activités polluantes (EDF, Engie, Air France, Renault Nissan, BNP Paribas…), décidé par le gouvernement : une erreur stratégique qui a offert aux militants un beau levier argumentaire contre le greenwashing. Si ces derniers reconnaissent que, par exemple, le secteur de la banque et des assurances réfléchit sérieusement à amender ses pratiques, ils n’attendent pas une once de sincérité de la part des industries impliquées dans les énergies fossiles – dont une pétition exige l’exclusion des négociations. « On continue de croire que l’on va enrayer le changement climatique sans régler le problème des énergies fossiles », déplore Alix Mazounie, là où il faut d’ores et déjà « impulser un changement de fond dans l’économie réelle, changer de trajectoire et enclencher un mouvement de désinvestissement ». Dans cette bataille au long cours qui ne se gagnera qu’en élargissant les mobilisations, l’enjeu est bien de rassembler au-delà des milieux militants. « Nous avons conscience que nous n’allons pas tout résoudre, mais qu’il faut mettre les gens dans la rue, estime Juliette Rousseau. Il faut articuler cette action avec les luttes de résistance locales – qu’il faut déjà être capable de relier entre elles – démontrer que des alternatives sont possibles, et mener des campagnes comme divestment », précise Christophe Aguiton.

La cause a énormément progressé auprès de l’opinion, dont il faut continuer à développer l’attention, en particulier au travers d’actions concrètes en démontrant que le changement est possible, tout de suite et au quotidien, et qu’il permet de mieux vivre. Lancé en 2013 depuis le Pays basque, programmé fin septembre 2015 en Île-de-France, “Alternatiba, village des alternatives”, s’inscrit parfaitement dans ce projet. Conférences, ateliers, animations et festivités diverses : les tournées de ce « grand carnaval des résistances » selon le mot de Nicolas Haeringer, ont « moins pour objectif de parler que d’agir » et de « démontrer par la preuve la possibilité d’agir » pour Alix Mazounie. Ce qui frappe en tout cas, dans un contexte de désespérance militante assez prononcée sur la plupart des fronts contre la mondialisation libérale, c’est l’optimisme et le volontarisme des activistes du climat, l’énergie qui se dégage de leurs propos. Christophe Aguiton, en « papy de la bande », salue en vrac la jeunesse, la place accordée aux femmes, le dynamisme et le pluralisme d’un mouvement dont le refus du sectarisme et la volonté d’un respect mutuel entre ses composantes favorise un fonctionnement idéal, évoquant même un « effet de bonheur ». Ces militant(e)s donnent en effet le sentiment d’être en ordre de marche… et de regarder vers un avenir qu’ils pensent vraiment pouvoir changer.  jérome latta

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MAXIME COMBES

Économiste, membre d’Attac France et de l’Aitec, il est notamment le co-auteur de Les Naufragés du libre-échange, de l’OMC à TAFTA (Les Liens qui libèrent).

CHRISTOPHE AGUITON

Fondateur de Sud PTT puis de l’association AC! et d’Attac dont il est toujours porte-parole, devenu chercheur, il est un acteur majeur du mouvement altermondialiste.

LE MOUVEMENT CLIMATIQUE EST-IL L’AVENIR DE L’ANTICAPITALISME ?

Fondé sur la convergence des luttes environnementales et altermondialistes, le combat contre le dérèglement climatique offre-t-il des perspectives de victoires majeures contre la mondialisation libérale ? Les réponses de Christophe Aguiton et Maxime Combes, tous deux membres d’Attac investis dans la question climatique.

Le 27 juin, une vaste coordination internationale de mouvements sociaux, d’ONG écologistes, d’associations d’aide au développement, de syndicats et de groupes religieux a publié un texte intitulé “Épreuve des peuples sur le climat”. Il se conclut notamment sur cette adresse : « Nous voyons Paris comme un début et non une fin ; une opportunité de connecter les demandes pour plus de justice, d’égalité, de sécurité alimentaire, d’emplois, et de droits ; une chance aussi de renforcer la société civile afin que les gouvernements soient forcés d’être à l’écoute et d’agir dans l’intérêt des peuples, et non plus en faveur des intérêts de la minorité que constitue les élites. » Si le mouvement climatique présente aujourd’hui un front large et uni, on constate aussi que son discours s’est significativement politisé et qu’il reprend à son compte des aspirations – renouveau démocratique, justice sociale, respect des droits humains – présentes dans

tous les mouvements de résistance anticapitalistes récents. La prise de conscience des causes et des effets dévastateurs du dérèglement climatique, pas seulement pour l’environnement, engage de fait une critique du capitalisme. Jusqu’à quel point ? DES ORIGINES ALTERMONDIALISTES

La mouvance qui s’est constituée autour des luttes pour le climat est pour une part significative l’héritière d’un altermondialisme qui avait vu s’affaiblir ses mobilisations originelles contre la Banque mondiale, l’OMC le G7 et les traités de libre échange, alors calées sur l’agenda des forums sociaux et des contre-sommets. Christophe Aguiton l’admet volontiers, mais il souligne que l’altermondialisme a eu des débouchés politiques majeurs en Amérique du Sud, et qu’il a irrigué d’autres contestations, depuis la création de Syriza aux lende-

mains du Forum social européen d’Athènes de 2006 jusqu’à Occupy et les Indignés, qui ont emprunté une partie de l’organisation et de la culture politique des alters : horizontalité, refus du porte-parolat, conviction que la diversité des opinions est enrichissante et n’oblige pas à trouver une unité artificielle. Des principes qui imprègnent aussi la constellation climatique. Christophe Aguiton rappelle par ailleurs le basculement précoce du mouvement vers d’autres terrains : « Le mouvement alter est suffisamment plastique pour être capable de se reconfigurer et d’épouser des causes qui n’étaient pas initialement les siennes. » Il fait ainsi remonter à une dizaine d’années un tournant en son sein, avec la prise de conscience de l’importance des questions environnementale et leur ancrage dans de nouvelles luttes, contre les “grands projets inutiles et imposés” ou contre l’exploitation du gaz de schiste. « Ce changement


« Le schisme entre la question climatique et celle de la globalisation financière se réduit. » Maxime Combes

procède aussi de rencontres cruciales sur le plan idéologique avec des acteurs comme les Indiens d’Amériques du Sud, autour de l’aspiration au buen vivir : vivre mieux plutôt que vivre plus. » Maxime Combes situe lui aussi la reconfiguration dans la période 2006-2009. « Le blocage des négociations au sein de l’Organisation mondiale du commerce coïncide alors avec la montée du dérèglement climatique dans le débat public, et les ONG investies dans la défense de la justice globale vont s’impliquer de plus en plus dans les négociations climatiques. » ALTERS ET VERTS : UNE CONVERGENCE

La création de Climate Justice Network en 2007, à l’initiative de la fédération internationale des Amis de la terre, marque une nouvelle alliance entre écologistes et orga-

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nisations traditionnellement impliquées dans l’agenda financier et commercial international. Aussi at-on assisté, selon Maxime Combes, à une « double recomposition du mouvement altermondialiste et du mouvement environnementaliste ». « Le regroupement et l’élargissement des familles de la justice climatique a accéléré l’effet fédérateur », analyse Christophe Aguiton. Pour Maxime Combes, cette convergence résulte également de « l’élargissement de la question sociale à la question citoyenne face aux multinationales, aux élites et aux institutions internationales ». Et la parenté se retrouve dans le principe de solidarités internationales entre des mouvements nationaux qui se coordonnent, dans les solidarités translocales que résument le slogan adopté d’emblée par les opposants au gaz de schiste : “Ni ici, ni ailleurs”. Même si leurs nombreuses composantes se positionnement de diverses manières, les activistes du climat ont été poussés vers un registre plus politique, après le sommet de Copenhague, par la perte de leurs illusions sur la capacité des négociations à engager un vrai changement. « Les ONG vertes ont désormais une analyse plus globale de la question climatique. Le schisme entre la question climatique et celle de la globalisation financière se réduit », estime Maxime Combes, qui voit dans l’implication de Nicolas Hulot dans le dossier du traité transatlantique (TTIP ou TAFTA) un signe parmi d’autres d’une approche plus systémique du sujet. “TAFTA ou climat, il faut

choisir”… L’économiste note aussi que les discours entendus au cours de la préparation de la COP21 ont été plus connectés à la critique du capitalisme qu’avant Copenhague. Même la surprenante encyclique du pape François, qui appuie l’idée que le climat n’est pas seulement une question environnementale, peut contribuer à dépasser ce cloisonnement… À UN POINT DE BASCULEMENT

La dynamique est réelle, les conditions favorables, mais le “mouvement climatique” n’est pas forcément à un stade très avancé de son développement, et la convergence est loin d’être achevée. « Il y a encore du boulot, et ce boulot ne va pas de soi. Une coalition aide à constituer un mouvement, mais elle ne fait pas un mouvement », constate Christophe Aguiton. « On voit des luttes environnementales, mais pas encore de mouvement pour la justice climatique. C’est un des défis pour nous tous : stabiliser un mouvement permanent comme le fut le mouvement ouvrier. » Se pose alors la question de savoir dans quelle mesure ce mouvement assumera une critique frontale du capitalisme contemporain ? Car « si les ponts intellectuels entre les mouvements anti-austérité européens et le mouvement climatiques existent, ils sont difficiles à concrétiser sur le terrain », regrette Maxime Combes. « Les lignes sont en train de bouger, mais certaines ONG environnementales ont encore du mal à intégrer, au-delà de la dimension technique liée au changement climatique, la dimen-


sion proprement politique liée à mainmise des multinationales, aux orientations néolibérales. » Constant la « cristallisation » actuelle, le militant estime que le mouvement pour le climat est parvenu à un point de basculement. « Je ne sais pas ce qui va l’emporter, entre une critique systémique qui attaque le cœur de la machine capitaliste, et la croyance en la capacité du capitalisme à s’auto-réformer, à se verdir un peu ». Et il redoute les mots d’ordre dépolitisants qui éludent les véritables causes de la crise climatique, à l’instar de la récente campagne gouvernementale “Je change le climat” qui met l’accent sur les gestes individuels. « Le discours universalisant “Nous sommes tous responsables” comporte le risque d’invisibiliser les vrais responsables. On peut dire “Nous sommes tous dans le même bateau”, mais nous n’avons pas tous des rames de la même longueur et nous ne tenons pas tous le gouvernail. » VERS UNE SORTIE DU CAPITALISME ?

À propos de la nécessité d’un dépassement des luttes pour le climat, Maxime Combes rappelle « l’éternelle tension qui traverse les mouvements d’émancipation depuis deux siècles, la bataille entre Bakounine et Marx, l’alternative entre changement de bas en haut ou de haut en bas ». « On a dans la bataille climatique les éléments pour dépasser cette polarité. Va-t-on y parvenir ? », s’interroge-t-il, soulignant que ce dépassement est au justement au cœur de la démarche d’Alternatiba et du propos de Naomi Klein.

Une autre variable de l’équation concerne la capacité des composantes politiques de la gauche à embarquer dans l’arche de Noé du climat : toutes n’ont pas verdi avec le même enthousiasme, en particulier celles qui restent attachées à la croissance et à certains secteurs industriels. De ce point de vue, la notion d’écosocialisme a peut-être des vertus rassembleuses. « Le mouvement climatique oblige à revoir, sur le plan doctrinal, la pensée de la gauche classique. Qu’on aime ou pas le terme d’écosocialisme, son emploi montre que les gens ont compris qu’il faut changer de logiciel », affirme Christophe Aguiton (lire aussi l’entretien avec Éric Coquerel et Gilles Alfonsi, p. 54). La traduction politique du mouvement climatique reste donc incertaine. Deux inconnues majeures président à son avenir : l’évolution des équilibres en son sein, et le rapport de forces qui va s’établir avec les gouvernants au cours des années à venir – dont l’étape de la COP21 donnera quelque idée. Ce rapport de forces permettrat-il d’infléchir significativement la marche du monde, au-delà des politiques énergétiques ? Le changement de modèle qu’appelle l’urgence climatique – la transformation des modes de production et de consommation – engage-t-il le remplacement du programme capitaliste ? Une chose essentielle, au moins, est aujourd’hui acquise : ce scénario est devenu plausible.  jérome latta

« On voit des luttes environnementales, mais pas encore de mouvement pour la justice climatique. C’est un défi : stabiliser un mouvement permanent comme le fut le mouvement ouvrier. » Christophe Aguiton

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« Fissure = Fermeture », dit la bannière de Greenpeace. 13 000 fissures ont été découvertes dans la cuve du réacteur 3 de la centrale nucléaire de Doel, à coté d’Anvers. © Nick Hannes / Greenpeace

NAOMI KLEIN, LA RÉVOLUTION PAR LE CLIMAT Le mouvement climatique peut compter sur un porte-voix redoutablement efficace en la personne de Naomi Klein, véritable vedette internationale. Avec sa notoriété, la journaliste canadienne est un maillon précieux de la lutte altermondialiste. Grâce à, ou malgré un certain flou théorique ? Qui savait que le personnel précaire de l’université Paris 8 avait mené onze semaines de grève en début d’année ? On ne peut pas dire que les médias aient abondamment couvert l’événement… Mais Naomi Klein était, elle, parfaitement au courant. « Ses antennes sont ouvertes en permanence », confie son camarade altermondialiste et économiste Cédric Durand. Attendue le 31 mars dans un amphithéâtre de la fac archi plein pour présenter Tout peut changer, capitalisme et changement climatique, la journaliste et militante canadienne a tenu à se rendre au préalable au piquet de grève des salariés, qui l’ont ensuite accompagnée sur l’estrade pour présenter leurs revendications. L’épisode en dit long sur l’égérie du mouvement alter, qui veille à chaque

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instant à allier global et local, climatique et social, et à mettre son capital célébrité au service de causes moins audibles. LE SENS DU TIMING

Preuve vivante que l’on peut critiquer le capitalisme et être une star mondiale, Naomi Klein occupe une place intéressante dans la “division du travail” informelle qui régit la vaste famille de la gauche. Elle parvient à toucher un public plus large que les conférences d’Attac, attirant de nombreux jeunes, souvent affiliés à aucun syndicat ni parti. « Naomi Klein reflète la professionnalisation de la parole militante à l’ère des mass media, décrypte Cédric Durand. Chaque geste est millimétré. » Elle contrôle toutes les facettes de son image, qui s’inscrit dans un roman familial bien rodé, allant du grand père viré de chez Disney pour avoir organisé la première grève des studios, aux parents partis vivre au Canada en protestation contre la guerre du Vietnam. Maîtrisant les outils de la communication, la jeune femme se prête volontiers au jeu médiatique. Dans ses ouvrages comme sur les plateaux télé, elle se montre claire et synthétique, évitant le jargon aussi bien technique que théorique.

Le premier talent qu’il faut reconnaître à Naomi Klein est un sixième sens pour le timing. Chacun de ses livres sort à point pour cristalliser l’enjeu du moment. Le premier talent qu’il faut reconnaître à Naomi Klein est un sixième sens pour le timing. Chacun de ses livres semble sortir à point pour cristalliser l’enjeu du moment. Paru en 1999, juste après les grandes manifestations de Seattle contre l’Organisation mondiale du commerce, son premier livre dénonce la manipulation et l’exploitation qui sous-tendent notre société de

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consommation. No logo, la tyrannie des marques devient instantanément la “bible” de l’altermondialisme, ce mouvement de contestation du néolibéralisme qui remplit dans les années 90 le vide laissé à gauche par l’échec soviétique et les capitulations sociales-démocrates. En 2007, à la veille de la plus grande crise économique depuis la Grande dépression, l’auteur publie La Stratégie du choc, la montée d’un capitalisme du désastre. Frappée par l’instrumentalisation politique du 11 Septembre et de l’ouragan Katrina, elle y détaille comment les entreprises et les États profitent des traumatismes créés par les catastrophes pour approfondir les politiques néolibérales. Une théorie illustrée a posteriori par l’accélération des réformes structurelles imposées à l’Europe dans le sillage de la “crise” de la dette publique. LES LIMITES DU CAPITALISME FACE À LA CRISE CLIMATIQUE

Dans son nouveau livre, publié en amont de la COP 21, elle déplace sa focale sur la question environnementale, devenue un enjeu central des alters depuis la Conférence de Copenhague de 2009. « Changeons le système, pas le climat » est le nouveau slogan des manifestants. Son constat est simple : « Notre système économique et notre système planétaire sont en guerre et ce ne sont pas les lois de la nature qui peuvent être changées. » Réagir avant qu’il ne soit trop tard nécessite de rompre avec notre système de production, les solutions de marché et le capitalisme vert n’étant plus à la hauteur. Naomi Klein appelle ainsi la gauche à comprendre « le pouvoir révolutionnaire du changement climatique » et à saisir la chance qui s’offre à elle. Car « s’il y a jamais eu un moment pour avancer un plan visant à guérir la planète en guérissant aussi nos économies cassées et nos communautés brisées, c’est celui-ci ». Alors que Marx faisait du mouvement ouvrier la force motrice de la révolution, Klein mise sur le mouvement climatique. Tout comme la droite a su profiter des limites de la politique keynésienne face à la crise des années 1970 pour revenir sur le devant de la scène idéologique et opérer la “contre-révolution” conservatrice, la gauche doit profiter des limites du capitalisme face


LE DOSSIER

à la crise climatique pour piloter le changement. Comment ? Si Naomi Klein esquisse différentes stratégies, il est difficile de les situer idéologiquement. À l’image de “l’altermondialisme” qui a toujours rassemblé une grande variété de courants critiques, mêlant écologistes, syndicalistes marxistes luttant contre le libre-échange, “tiers-mondistes” comme Oxfam ou encore “black blocks” anarchistes. Naomi Klein se garde bien d’être la porte-parole de l’un ou de l’autre de ces courants et semble puiser des idées chez tout le monde. À la fois mouvementiste et keynésienne, « Klein semble osciller entre une alternative anticapitaliste autogérée et décentralisée, de type écosocialiste et écoféministe » et « un projet de capitalisme vert régulé, basé sur une économie mixte relocalisée et imprégné d’une idéologie du soin et de la prudence », écrit l’écologiste marxiste Daniel Tanuro. « Cette tension entre faisabilité immédiate et radicalité – entre antinéolibéralisme et anticapitalisme – est présente dans tout l’ouvrage. » D’un côté, Naomi Klein confère une forte valeur stratégique au “mouvement de mouvements”, notamment anti-extractivistes des communautés indigènes et paysannes qui veulent bloquer les projets miniers et les grandes infrastructures – projets anti-écologiques et anti-démocratiques. De l’autre, elle évoque longuement les vertus du tournant énergétique opéré par le gouvernement allemand, qui n’est pas exactement un modèle d’anticapitalisme. UN PARI PLUS PRAGMATIQUE QUE POLITIQUE

Une ambivalence théorique et stratégique que certains lui reprochent. « Beaucoup d’écolos ont encore tendance à se méfier de la théorie politique et de la critique globale du capitalisme, estimant que la connaissance des faits et l’activisme militant suffisent pour engendrer des mouvements de masse, analyse le sociologue Razmig Keucheyan. Or si l’on n’a pas besoin de théorie anticapitaliste pour lancer un mouvement climatique, on en a besoin si l’on veut le connecter aux autres mouvements sociaux, ne serait-ce que pour faire apparaître les liens entre les inégalités monétaire, sociale et environnementale. » De fait, si les combats des peuples indigènes et des petits paysans coïncident avec le combat en faveur

du climat, il en va autrement des revendications de la classe ouvrière, dont la préoccupation première est le chômage, et qui portent donc sur la relance de la production. Voilà l’éternelle question : comment amener les syndicats à rejoindre la mobilisation climatique ? Pour des marxistes comme Jean-Marie Harribey et Michael Löwy, auteurs de Capital contre nature, « on ne

Elle attire de larges pans de la société parce qu’elle ne s’avance guère ni sur l’analyse théorique, ni sur les propositions proprement politiques. peut envisager une alternative radicale à l’accumulation infinie de marchandises qui est au cœur du “productivisme” capitaliste sans discuter du projet socialiste d’une nouvelle civilisation, fondée sur la valeur d’usage et non la valeur d’échange. » La réticence de Naomi Klein à se réclamer de courants théoriques anticapitalistes précis se comprend pourtant. Les régimes soviétique et maoïste n’ont pas été moins “productivistes” que leurs voisins capitalistes. Et si de nombreux travaux de Naomi Klein sont néanmoins compatibles avec les pensées marxistes, voire inspirés d’elles, elle préfère les histoires concrètes et précises aux théories abstraites et générales. De fait, elle attire de larges pans de la société parce qu’elle ne s’avance guère ni sur l’analyse théorique, ni sur les propositions proprement politiques, terrains potentiellement plus clivants que le constat factuel et consensuel sur l’impasse du système. À l’instar de Paglo Iglesias de Podemos, elle choisit de renouveler le vocabulaire en abandonnant les critiques marxistes traditionnelles du capitalisme au profit de thèmes susceptibles d’emporter une adhésion plus large. Un pari pragmatique. Reste à voir s’il sera gagnant à terme.  laura raim

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REPÈRES

COP21

21e édition de la “Conference of the parties” organisée sous l’égide de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques. Elle aura lieu du 30 novembre au 15 décembre 2015 à Paris, et a pour objectif « d’aboutir, pour la première fois, à un accord universel et contraignant permettant de lutter efficacement contre le dérèglement climatique et d’impulser / d’accélérer la transition vers des sociétés et des économies résilientes et sobres en carbone ».

2°C

Objectif que s’est donné la communauté internationale, à l’issue de la COP de Copenhague en 2009, de limiter le réchauffement climatique global à 2°C en 2100 par rapport à l’ère préindustrielle (depuis laquelle la planète s’est déjà réchauffée de 0,8°C). Selon les scientifiques, nous sommes actuellement sur une trajectoire de plus de 4°C, le seuil des 2°C devant être atteint dès 2050 si le monde ne prend que des mesures modérées.

- 50 %

DEUX TIERS

La proportion des réserves prouvées de combustibles fossiles (pétrole, gaz et charbon) qu’il faudrait laisser dans les sols, selon l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ainsi que la plupart des chercheurs et ONG, pour ne pas dépasser l’objectif des 2°C.

L’objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre sur lequel la communauté internationale n’est pas parvenue à s’accorder à Copenhague.

“Village des alternatives”, dont la première édition a eu lieu à Bayonne en octobre 2013, à l’initiative de l’association écologiste basque Bizi !, avant d’essaimer dans d’autres villes et de se décliner dans un Tour Alternatiba commencé en juin dernier. Les

ALTERNATIBA Alternatiba obéissent à une charte commune mais s’organisent localement pour proposer des animations, conférences et ateliers destinés à valoriser les énergies et les modes de vie alternatifs à travers des initiatives concrètes.


Processus qui doit théoriquement voir les énergies fossiles remplacées par un bouquet d’énergies renouvelables (EnR). Le “projet de loi sur la transition énergétique pour la

TRANSITION ÉNERGÉTIQUE croissance verte”, en cours d’examen, prévoit de réduire de 75 à 50 % la part de l’électricité issue du nucléaire, de diminuer de 20 % la consommation totale d’énergie d’ici 2030 et de 50 % d’ici 2050.

COALITION CLIMAT 21

Née début 2014, elle réunit un vaste panel d’associations pour l’environnement et la solidarité internationale, de syndicats, de mouvements citoyens et de jeunesse et d’organisations religieuses. Elle veut « renforcer un mouvement citoyen et populaire » pour « contribuer à la création d’un rapport de force favorable à une action climatique ambitieuse et juste, et à la transformation durable de toutes les politiques publiques afférentes ».

MARCHE MONDIALE DES PEUPLES POUR LE CLIMAT

Organisée le 21 septembre 2014 avec 2 500 défilés dans 158 pays, elle a culminé à New York où 300 000 personnes ont convergé, deux jours avant le sommet sur le climat organisé par Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU.

Deux-cents pages publiées le 18 juin dans lesquelles le pape François affirme que l’homme est le « principal responsable » du changement climatique, exhorte les pays riches de cesser de faire porter aux plus pauvres les conséquences

ENCYCLIQUE de leur mode de vie, prône « une certaine décroissance dans quelques parties du monde » et fustige « la soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des sommets mondiaux sur l’environnement ».


ÉRIC COQUEREL

Secrétaire national du Parti de Gauche

GILLES ALFONSI

Animateur des Communistes unitaires et membre d’Ensemble.

L’ÉCOSOCIALISME, BRICOLAGE LEXICAL OU AVENIR POLITIQUE DE LA GAUCHE ?

Le Parti de gauche met en avant le terme d’écosocialisme, alliance du socialisme et de l’écologie, pour définir son projet politique. Cette proposition divise, parmi les partis membres du Parti de la gauche européenne et au sein du Front de gauche. Éric Coquerel et Gilles Alfonsi refont ce débat. éric coquerel.

Je me suis rallié à l’écosocialisme à la suite des échanges au sein du Parti de gauche, parti creuset qui rassemble des militants de traditions différentes. Nous ne voulons pas seulement y juxtaposer héritiers du mouvement ouvrier, de la République sociale et écologistes, mais construire une pensée qui converge. Le climat nous est apparu comme la question posant le plus clairement l’enjeu d’un nouvel horizon. Même les plus riches sont intéressés par ne pas vivre dans des conditions chaotiques : ce n’est évidemment pas le cas aujourd’hui, mais au bout du bout, nous finirons tous par être égaux devant les effets du réchauffement. Or tous les dix ans, un accident nucléaire majeur intervient. Le nucléaire n’est donc pas non plus la solution. Il faut sortir d’un mode de développement prédateur et aller vers de la sobriété énergétique, renoncer au modèle consumériste tout en accélérant la transition énergétique et industrielle. L’écologie porte donc plus que tout autre thème la question de l’intérêt général. En revendiquant une République écosocialiste, nous allions la question de classe et celle de l’intérêt général à travers la préservation de l’écosystème. Preuve que cette idée est bonne, même les socialistes essayent de la récupérer, comme on l’a vu lors de leur congrès de juin…

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gilles alfonsi.

Je ne me retrouve pas dans le terme d’écosocialisme. Je constate qu’il n’y a pas de mot commun, partagé et consensuel pour désigner un projet alternatif au capitalisme. Les mots nous font encore défaut car trop peu de choses neuves émergent, se construisent. Nous sommes encore aux ébauches d’un chemin nouveau, après l’échec au XXe siècle de l’expérience socialiste. Il me semble utile de mettre sur le métier la question des mots. Pour penser et énoncer un projet alternatif, on peut en plusieurs mettre en circulation : écosocialisme, sobriété, décroissance, communisme, émancipation… Pourquoi je ne reprends pas celui d’écosocialisme ? En premier lieu parce que le terme est hautement récupérable aujourd’hui, comme vient de le dire Éric Coquerel à propos du congrès du PS. Or je crois que nous devons structurer un clivage politique qui corresponde à l’idée d’un choix de système. Nous devons reconstruire un appareil discursif qui permette de se projeter dans un autre horizon. Le mot socialisme ne le permet pas. De tous les termes que j’ai énoncé, le seul qui n’est pas récupérable est celui de communisme. C’est pour cela qu’il me semble si important.

éric coquerel. Tous les mots sont récupérables. Le PS tend à préempter le mot gauche, le socialisme… Même


le FN récupère nos mots. Cela ne peut donc pas être un critère. J’ajoute que le mot communisme a été récupéré au XXe siècle de façon dramatique par les régimes staliniens. Je suis d’accord que notre enjeu est de définir un nouveau projet pour notre temps. L’écologie est une question nouvelle à l’échelle historique. Par ailleurs, notre héritage est entaché par l’incapacité qu’ont eu les pays du communisme bureaucratisé à intégrer la question démocratique. S’il n’y avait pas eu cette faillite et cette nouveauté radicale qu’est l’accélération du réchauffement planétaire, nous ne nous poserions pas ainsi la question d’un nouveau projet alternatif au capitalisme. On ne peut pas passer notre temps à expliquer que notre référence au communisme n’a rien à voir avec l’expérience communiste qui a failli et qui est un repoussoir pour les peuples. Il faut donc changer d’appellation. Nous reprenons le terme de socialisme en référence au courant né avec la révolution française, qui murit au XIXe avec Marx et s’exprime dans la pensée de Jean Jaurès. Notre démarche a été l’inverse de celle suggérée par Gilles Alfonsi. Nous avons fixé un nouveau mot, posé un nouveau paradigme qui allie la question sociale et la question environnementale. Et à partir de là, nous travaillons, nous nourrissons le projet. Nommer aide à construire la proposition globale. Partir du mot force à fixer l’ambition. gilles alfonsi. Je ne suis vraiment pas sûr qu’il faille un nom avant le projet, qu’il faille poser un cadre avant d’avoir exploré le sujet… Du point de vue de la disqualification des mots, le discrédit du socialisme, au nom duquel ont gouverné les régimes staliniens hier et au nom duquel gouvernent aujourd’hui les sociaux-libéraux, vaut bien celui du communisme. Ce n’est donc pas ce qui me détermine. Je réfléchis à l’opérationnalité des termes. Je ne sais pas si notre projet aura pour nom communisme, mais la question me semble devoir être ouverte, et non fermée a priori. éric coquerel.

Laissons là la question des mots, celle du nom. L’histoire tranchera sur celui qui sera retenu. Mais sommes-nous d’accord sur le fond ? Sommesnous d’accord pour dire que l’actuelle crise structu-

« Il n’y a pas de mot commun, partagé et consensuel pour désigner un projet alternatif au capitalisme. Les mots nous font encore défaut. » Gilles Alfonsi relle du capitalisme a l’ampleur de celle des années 30, qu’elle est porteuse d’inégalités et de guerre et que cela fait courir un danger à la civilisation ? L’irruption de la question climatique est la grande différence avec la crise des années 30. Si tout dégénère, la vie humaine peut disparaître ou devenir insupportable. Il faut répondre à ces deux enjeux : la crise du capitalisme et l’enjeu climatique. L’impossibilité d’entretenir un modèle productiviste ferme la porte aux modèles classiques de relance par une croissance aveugle. C’est ce que cristallise notre proposition stratégique. gilles alfonsi.

La question écologique, qui ne se limite pas à la lutte contre le réchauffement climatique, est cardinale, mais nous sommes confrontés à bien d’autres questions que notre projet politique doit aussi affronter ! Pour moi, la question essentielle, pratique et stratégique, est celle de l’articulation des combats. Nous ne pouvons nous contenter de la critique des rapports sociaux d’exploitation. Il n’y a pas que la question sociale au sens économique étroit et la question environnementale. On a déjà évoqué la question démocratique. J’ajoute : comment ne pas nier les individus, les communautés derrière l’analyse de classe ? Le défaut d’un cadre conceptuel qui allie seulement écologie et socialisme est qu’il laisse dans l’impensé de très nombreux enjeux de luttes, de mobilisations contemporaines. C’est ma seconde critique. Il est beaucoup plus difficile de dire un projet qui refonde, réarticule tous ces champs. Mais c’est ce que nous avons à faire. Il ne faut pas élaguer

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« En revendiquant une République écosocialiste, nous allions la question de classe et celle de l’intérêt général à travers la préservation de l’écosystème. » Éric Coquerel mais construire un foisonnement. Ma troisième grande objection concerne la temporalité de notre projet. Dans une tradition communiste très critiquable, le socialisme est une phase de transition vers le communisme. Mais le problème des transitions est qu’elles durent et qu’en route, on y perd les fins. C’est ce qui est arrivé aux partis socialistes d’une part, et aux pays socialistes d’autre part. De cette histoire, j’ai retenu notamment que nous ne devons pas surestimer le poids de la prise du pouvoir central et qu’il nous faut reconsidérer l’enjeu des mobilisations citoyennes. Je plaide pour une relativisation de la question institutionnelle au profit d’une large diversité de formes d’appropriation des pouvoirs par le peuple. éric coquerel. Je ne crois pas en une vision mécanique qui signifierait une fin de l’histoire dans le communisme. Le socialisme n’est pas une étape vers un système parfait qui serait le communisme. Je continue de voir dans Jaurès le chaînon manquant chez Marx, celui qui permet de penser la politique, la citoyenneté1. Jaurès réconcilie le prolétaire et le citoyen. C’est pour cela que je ne me réfère pas seulement à l’écosocialisme, mais à la République écosocialiste. L’idéologie libérale veut faire croire que la conjonction des intérêts individuels va apporter le bien commun. Face à cette idée, il faut une réponse lisible, comprise par tous. Il faut affirmer un intérêt général contradictoire avec l’économie de

1. On lira à ce sujet l’interview de Isabelle Garo et Stathis Kouvélakis “Marx est politique” page 106.

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marché. Porter l’idée de République écosocialiste est une façon pertinente de reparler du projet, à moyen et à long terme. C’est la façon de repasser à l’offensive face au capitalisme. gilles alfonsi.

J’ai vraiment des doutes sur cette référence à l’intérêt général. Cette notion, entièrement récupérée par l’idéologie dominante, me semble ambigüe, banale et manquer de force… On ne peut plus seulement constater l’écart entre l’intérêt général affirmé dans les textes et la réalité. C’est une cohérence étroite. Pour être efficace, rassembleuse, l’offensive contre le capitalisme doit embrasser la réalité de la vie et la pluralité des mobilisations. Elle doit être bien plus large et montrer que les avancées émancipatrices profitent aux autres luttes.

éric coquerel. Les questions sociales, qui ramènent à la question des classes et de l’appropriation des richesses par le capital, et environnementales sont contradictoires avec le capitalisme financiarisé. Idem pour la démocratie et la souveraineté populaire, car la tendance de fond de ce troisième âge du capitalisme est a-démocratique, ce qui est un changement majeur puisque très longtemps on a cru liés libéralisme économique et libéralisme politique (« la démocratie bourgeoise »). Par contre, le féminisme et l’antiracisme peuvent avancer dans le cadre du capitalisme d’aujourd’hui. Ce ne sont évidemment pas des questions secondaires, mais même si la confrontation engendrée par le capitalisme exacerbe les rapports de domination, les utilise même, racisme et inégalité hommes / femmes ne sont pas réductibles à lui. Elles lui préexistaient, la société patriarcale ne naît pas avec le capitalisme, le racisme non plus. gilles alfonsi.

C’est un désaccord. Les dominations, telle la domination masculine, sont des rouages de ce système, qui est global et hautement inclusif. On voit le rôle croissant des discriminations dans les mécanismes


de pouvoir. Le capitalisme, ce n’est pas que la finance et l’autoritarisme. Certes, on peut conquérir des avancées émancipatrices partielles dans le système, mais je mets en avant la cohérence du système – qui est sa force – et j’oppose au capitalisme le champ global de l’émancipation – ce qui nous donne de la force. Je crois que cette approche, qui s’appuie sur les motivations des personnes, libère des espaces d’engagement. éric coquerel.

Je suis d’accord sur la question de l’émancipation et c’est pour cela que j’appose le terme de République au côté d’écosocialisme. La République issue de la révolution française a une portée univer-

Action de Greenpeace contre l’arrivée de la première cargaison de pétrole arctique dans le port de Rotterdam en provenance d’une plateforme de forage de Gazprom. © Ruben Neugebauer / Greenpeace

selle, basée sur la citoyenneté, l’égalité, la fraternité et la liberté. Notre République est le système politique qui permet à la fois de respecter et lier émancipation individuelle et émancipation collective. La République est porteuse d’une dimension alternative, pas seulement anticapitaliste. Nous conviendrons que nous parlons là d’une république inachevée…  propos recueillis par catherine tricot

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JEAN-BAPTISTE FRESSOZ

Historien des sciences, des technologies et de l’environnement

L’ANTHROPOCÈNE, OU L’ÂGE DE LA DESTRUCTION Jean-Baptiste Fressoz défend la notion d’anthropocène pour désigner l’ère dans laquelle l’homme et la planète sont entrés, à condition de lui restituer toutes ses dimensions historiques et politiques. regards.

Quel est l’intérêt de parler d’anthropocène plutôt que de “crise climatique” ?

une histoire environnementale qui supprime la coupure entre histoire humaine et histoire de la nature.

jean-baptiste fressoz. L’intérêt du terme “anthropocène” par rapport à celui de “crise climatique” ou de “crise environnementale” est qu’il désigne un point de non-retour. Le mot de “crise” est trompeur. Il évoque un problème transitoire que l’on pourrait résoudre relativement rapidement, alors que nous avons déjà profondément altéré le système terre pour des dizaines de milliers d’années. La question n’est pas de savoir comment faire pour revenir “à la normale”, mais plutôt de savoir comment on va devoir modifier nos modes de production et de consommation pour vivre dans cette nouvelle ère. D’autre part, la racine “anthropos” met l’accent sur l’origine humaine de cette révolution géologique, ce qui permet de dénaturaliser la question climatique et d’entreprendre

regards.

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Vous tenez au terme d’anthropocène mais vous reprochez à l’histoire officielle qui en est faite d’être dépolitisante. Que dit cette histoire? Jean-Baptiste Fressoz. Selon le récit dominant, tel qu’il est conté principalement par les scientifiques, une humanité inconsciente aurait détruit son environnement pendant environ deux siècles, mais depuis les avancées scientifiques des années 2000, elle aurait enfin pris conscience du danger. Ce discours est problématique pour trois raisons. D’abord, il donne l’impression que l’on va pouvoir sortir du “mauvais” anthropocène inconscient et fabriquer un “bon” anthropocène conscient, que ce soit grâce à des adaptations modestes ou à des projets dangereux de géo-in-

génierie. Cette idée est aussi démobilisatrice qu’antidémocratique car elle revient à donner les clés du système terre aux experts clairvoyants et risque ainsi de légitimer un nouveau géopouvoir technocratique qui viendrait remplacer le biopouvoir du XIXe siècle. Ensuite, l’histoire d’une humanité devenue agent géologique sans le savoir laisse entendre que maintenant que nous avons conscience de la gravité de la situation, nous allons pouvoir agir. Mais c’est tout simplement faux. Il y avait plein d’alertes sur le dérèglement climatique lié notamment à la déforestation au XIXe siècle. Enfin, en mettant en cause l’espèce humaine dans son ensemble, ce discours se dispense de nommer les nations, les classes sociales, les firmes et les États qui sont responsables des dégradations de l’écosystème. Le CO2 possède un effet dépolitisant : puisque que chaque molécule de carbone oxydée par la


Greenpeace installe un iceberg dans la Seine devant la tour eiffel symbolisant le réchauffement climatique à la veille du sommet du G8, le 7 juillet 2009. © Pierre Gleizes / Greenpeace

combustion est identique et qu’elle se fond dans un grand tout qui est très bien mesuré par les savants, le CO2 est un outil formidable d’agglomération, de compactage de l’agir humain et donc d’effacement des inégalités et de neutralisation morale. Or, par exemple les ÉtatsUnis et le Royaume-Uni sont à eux deux responsables de 65 % des émissions cumulées de CO2 entre 1800 et 1950. De même, 62 % des

émissions cumulées sont le fait de quatre-vingt-dix entreprises. En plus, cette idée d’une humanité uniforme, d’une espèce humaine généralement “coupable” oriente le regard vers la croissance démographique, et notamment sur l’Afrique alors que, précisément, c’est le continent le moins responsable de la crise environnementale. En réalité, la démographie n’est pas du tout le facteur principal de l’anthropo-

cène : entre 1800 et 2000, la population a été multipliée par six, mais la consommation d’énergie par 40, et la croissance du capital par 134. regards.

Dans le récit “alternatif ” et repolitisé que vous proposez de l’anthropocène, vous dites que nous n’avons pas attendu le rapport du GIEC pour acquérir une « réflexivité environnementale »…

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L’ANTHROPOCÈNE « La face entière de la Terre porte aujourd’hui l’empreinte de la puissance de l’homme. » Buffon, 1778. La géologie est l’art de la précision classificatoire. Tenez : vous et moi vivons dans l’éon du phanérozoïque, plus précisément dans la période quaternaire de l’ère cénozoïque et, pour être tout à fait exact, dans l’époque de l’holocène. Jusque-là, c’est assez clair et il suffit de savoir que l’holocène est la dernière période interglaciaire qui débute 11 700 ans avant le présent (BP, before present). Attention, chez les géologues, le présent signifie 1950 parce que sinon, c’est trop simple. Mais depuis quelques décennies, un intense débat agite la très respectable Commission internationale de stratigraphie de l’Union internationale des sciences géologiques (USIG), qui est justement chargée de déterminer les subdivisions de l’échelle des temps géologiques : l’impact de l’espèce humaine est-il tel qu’il justifie de définir l’actuelle période géologique comme celle de l’anthropocène, et si oui, depuis quand ? Les effets négatifs sur la faune et la flore de l’homo sapiens ne font guère de doute, et ce depuis fort longtemps. La disparition quasi simultanée de la plupart des grands mammifères, marsupiaux ou reptiles en Eurasie, Australie ou dans les Amériques, achevée il y a environ 15 000 ans, relève pour partie de la responsabilité humaine. L’homme est-il l’élément principal de ces disparitions, ou un agent n’ayant qu’accéléré un processus ? La thèse est encore discutée.

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Les différentes dates proposées pour fixer le début de l’anthropocène soulignent l’âpreté du débat : extinction de la mégafaune – soit entre -50 000 et -10 000 ans ? Invention de l’agriculture il y a 8 000 ans ? Mise en contact de l’Ancien et du Nouveau monde après 1492 ? Révolution industrielle au XIXe siècle, ou encore début des essais nucléaires en 1945 ? Le consensus, pour le moins, n’est pas acquis. Certains, pour souligner l’impact majeur du développement du capitalisme depuis la fin du XVIIIe siècle, proposent de leur côté une nouvelle appellation : le capitalocène. Inversement, de nombreux géologues jugent ces différentes propositions teintées d’un trop fort anthropocentrisme. Les mêmes estiment que les paléontologues du futur ne trouveront guère de restes humains dans quelques millions d’années. En revanche, ils découvriront beaucoup de déchets. C’est la raison pour laquelle le biologiste français Maurice Fontaine, aujourd’hui décédé et qui fut directeur du Muséum de Paris, utilisait, avec d’autres, le terme Molysmocène – soit âge des déchets en grec – ou le peu reluisant Poubellien en français. Le 34e congrès international de géologie, réuni à Brisbane en Australie en 2012, n’a pas permis d’avancer sur une redéfinition des temps géologiques. On en est là.  guillaume liégard


LE DOSSIER

jean-baptiste

fressoz. L’histoire environnementale révèle en effet que le début du XIXe siècle était bien plus sensible aux questions d’environnement que celui du XXIe ! Depuis la fin du XVIIIe, le paradigme dominant est celui de la médecine néo-hippocratique qui considère l’environnement (on disait « les choses environnantes ») comme déterminant pour la santé des populations. De même, dans le cadre de la théologie naturelle, Dieu a parfaitement agencé les flux de matières entre tous les êtres et c’est ce qui rend le monde habitable. Les végétaux captent le CO2 que rejettent les animaux, la stabilité de l’atmosphère est une chose divine. Les savants de l’époque s’inquiètent donc de savoir si le fait de brûler du charbon ou de ne plus recycler les excréments va altérer les cycles de matières au niveau global. Comme ils savent que les plantes, par évapotranspiration, captent et rejettent de l’eau dans l’atmosphère, ils sont extrêmement préoccupés par les effets de la déforestation sur le cycle de l’eau et sur le climat. En 1821, le ministre de l’Intérieur lance une grande enquête sur la dégradation du climat de la France en lien avec la déforestation… Il faut donc bien prendre conscience qu’au XIXe siècle, on a pu bousiller l’environnement tout en pensant que c’était la chose la plus importante au monde ! Et c’est précisément cela que l’on doit comprendre si l’on veut éviter de faire la même chose aujourd’hui : quels sont les coups

de force, les choix politiques et idéologiques qui ont conduit une société pourtant très consciente des risques à adopter des systèmes énergétiques, des modes de production, de transport et d’urbanisation non seulement destructeurs mais inefficaces même du point de vue énergétique ? regards.

Pouvez-vous nous donner des exemples de ces coups de force qui ont engendré des mauvaises trajectoires énergétiques ?

« La question n’est pas de savoir comment faire pour revenir “à la normale”, mais plutôt comment on va devoir faire pour vivre dans cette nouvelle ère. »

jean-baptiste fressoz.

La généralisation de l’automobile individuelle n’allait absolument pas de soi vers 1910, par exemple. Les ingénieurs avertissaient que les embouteillages allaient ralentir la circulation, qu’il était absurde de mobiliser deux tonnes de métal pour transporter quatre-vingt kilos de chair humaine. Aux États-Unis, le tramway électrique, qui fonctionnait très bien, aurait pu perdurer si les constructeurs automobiles et les compagnies pétrolières n’étaient pas passés en force. Dans les années 20, ils ont pu racheter les compagnies de tramway et supprimer les lignes ou les remplacer par des bus à essence. Mais la motorisation est aussi un choix idéologique et stratégique. Pour les élites économiques et politiques américaines de l’époque, l’automobile rendait possible le développement des banlieues, qui était pensé comme le meilleur rempart contre le communisme, comme

un moyen de saper les solidarités ouvrières et ethniques des centresvilles. Durant la guerre froide, la volonté de disperser l’industrie sur tout le territoire américain répondait à la nécessité de la rendre plus résiliente au feu nucléaire soviétique. Les Américains se retrouvent donc face à une suburbanisation massive, à devoir conduire cinquante kilomètres pour aller travailler, alors que cet éloignement n’a plus aucune raison d’être. regards. L’histoire environnementale permet aussi de se rendre compte que certaines “nouvelles” solutions envisagées ne sont si nouvelles, ni des solutions… jean-baptiste fressoz. Elle permet d’éviter de se faire avoir par les fausses solutions libérales que pro-

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posent les industriels. Par exemple, la notion très à la mode “d’écologie industrielle” ou “d’économie circulaire” remonte aux débuts de la révolution industrielle. L’idée est que les industriels n’ayant pas intérêt à perdre de la matière, si on les laisse faire, ils trouveront d’eux-mêmes les moyens de récupérer et de réutiliser les résidus de pollution. En réalité, pour de multiples raisons, liées aux coûts fixes du capital, à la localisation des déchets, à leur dilution, les industriels ont très souvent intérêt à perdre de la matière et à polluer. Même chose pour le principe du pollueur-payeur qui est opérant depuis le début de la révolution industrielle et que l’on ne cesse de redécouvrir : à l’époque, selon les experts, il fallait laisser les nouvelles industries polluer car elles créaient de la richesse (et donc un peuple en meilleure santé), et en contrepartie elles devaient simplement indemniser les voisins. Ces dispositifs libéraux de régulation n’ont pas réduit la pollution, ils l’ont plutôt légitimée et accompagnée ! regards. Ces coups de force ne désignent-ils pas le capitalisme comme le responsable principal de l’avènement de l’anthropocène ?

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Jjean-baptiste fressoz. Le capitalisme joue évidemment un rôle fondamental dans l’anthropocène, encore faut-il distinguer entre ses différentes formes historiques. Dans le capitalisme agraire du XVIIIe siècle, les propriétaires fonciers anglais avaient plutôt intérêt à ce que la terre soit en bon état puisque la rente qu’ils touchaient des fermiers dépendait de la fertilité différentielle des terres. Ce sont le capitalisme industriel des XIXe et XXe siècles puis le capitalisme financier du XXIe qui ont été véritablement dévastateurs et qui nous ont fait entrer dans l’anthropocène. Le cas du changement climatique est très clair et très simple : les réserves actuelles prouvées de charbon, pétrole et gaz contiennent cinq fois plus de carbone que ce que l’on peut exploiter pour ne pas dépasser +2°C en 2100. Il est impératif de laisser sous terre environ 2 000 gigatonnes de carbone. Or ces réserves équivalent aux cours actuels à vingt trilliards de dollars. Les entreprises d’énergie fossiles comme les États pétroliers ont déjà intégré ces réserves dans leurs calculs économiques et géostratégiques. Leur interdire de les exploiter revient forcément à bouleverser le capitalisme financier en profondeur. La survie dans l’anthropocène est bien incompatible avec cette logique capitaliste là.  entretien réalisé par laura raim


Des activistes de Greenpeace devant le bateau convoyeur de charbon le Pascha. La combustion du charbon est la menace la plus importante pour le climat. Š Greenpeace / Christian Slund


MARX EST-IL ÉCOLO-COMPATIBLE ?

Les courants marxistes et écologistes se sont longtemps ignorés, quand ils n’ont pas nourri une certaine hostilité réciproque. Mais il est temps de cerner l’origine des désaccords et de chercher les convergences que l’époque rend nécessaire. Qualifiés parfois de “petits bourgeois”, voire de “réactionnaires”, les combats écologistes ne passionnent pas toujours les marxistes. D’une part, l’idée de “limites naturelles” à l’activité humaine, la critique du progrès technique et la célébration des sociétés frugales ou “primitives” dans certains courants décroissants sont soupçonnés de dissimuler un conservatisme qui ne dirait pas son nom. D’autre part, la tendance à conférer une valeur stratégique aux modes de consommation cadre mal avec une théorie qui s’est construite autour de la figure révolutionnaire du producteur. Une politique d’éducation à la consommation durable sera donc toujours moins efficace pour changer en profondeur un système économique qu’une politique qui s’attaque en amont aux modes de production. FÉCONDATION MUTUELLE

La méfiance est tout à fait réciproque. Bon nombre d’écologistes renvoient le marxisme et ses expériences réelles à une modernité “prométhéenne” fondée sur une promesse impossible d’abondance qui ne considère la nature que pour la dominer. « Marx participe totalement de l’idéologie biblico-cartésienne de la conquête de la Nature », juge par exemple l’économiste et théoricien écologiste français Alain Lipietz. Malgré cette défiance ancienne et mutuelle, une fraction du marxisme essaie depuis quelques années d’incorporer les enjeux écologiques dans son paradigme et de démontrer qu’il n’est pas nécessairement productiviste. Pour l’économiste Jean-Marie Harribey, la condition nécessaire de la naissance d’un marxisme écologique est « un dépassement complet » du marxisme

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qui s’est « réduit à la collectivisation des moyens de production sans que les rapports sociaux ne soient en rien modifiés ». Inversement, « la pensée de l’écologie politique ne saurait prétendre au titre de nouveau paradigme si elle ne réussissait pas à s’intégrer dans un ensemble plus vaste visant à une transformation sociale. » Ce travail de fécondation mutuelle des deux paradigmes implique, d’une part de replonger dans les textes de Marx pour y étudier de plus près les passages où il évoque le rapport de l’homme à la nature, et d’autre part d’appliquer les outils marxistes de la critique du capitalisme à la question écologique. CHEZ MARX, DES TRACES DE VERT

Le sociologue américain John Bellamy Foster fait partie de ceux qui ont entrepris de repérer tout ce qui relève d’une approche environnementale dans les textes mêmes de Marx. Après tout, le jeune penseur allemand découvre la lutte des classes non pas dans les villes industrielles anglaises, mais autour de la privatisation des forêts et de l’exclusion des usages communaux. Si le terme “écologie”, forgé par son contemporain Ernst Haeckel en 1866, n’apparaît pas dans ses textes, Marx décrit bien dans Le Capital comment le capitalisme a rompu de façon « irréparable » l’« interaction métabolique » entre les êtres humains et la terre. L’agriculture mécanisée, l’industrie, le commerce sur de longues distances et la nécessité de nourrir les populations récemment urbanisées ont en effet irrémédiablement appauvri les sols. « La rupture de ce métabolisme ne signifiait rien moins que la mise en danger de la “condition naturelle éternelle de la vie des hommes” », écrit Foster dans Marx écologiste. L’exploitation


« La disparition du capitalisme est la condition nécessaire mais non suffisante d’une co-évolution équilibrée des systèmes vivants. » Jean-Marie Harribey du travail et l’épuisement de la nature, qui sont les seules sources de toute richesse, sont deux processus inséparables dans le capitalisme, qui détruit ainsi les conditions écologiques de sa propre reproduction. Une relecture qui ne convainc pas toujours les écologistes. Pour Fabrice Flipo par exemple, cette attention ponctuelle à la nature ne suffit pas à « faire système dans le sens d’un écologisme ». Le philosophe pointe notamment l’absence d’élaboration chez Foster de la question des choix technologiques, qui est pourtant déterminante pour réfuter l’accusation de productivisme. Mais surtout, « le paradigme marxien ne permet pas de désigner les forces sociales susceptibles d’œuvrer pour une société plus écologique » et de conclure que « l’écologisme est un nouveau paradigme » en soi, qui ne peut être simplement absorbé par le marxisme. LES CONSÉQUENCES ÉCOLOGIQUES DU CAPITALISME

Il n’empêche que, sans tomber dans l’anachronisme qui ferait de Marx un écologiste avant l’heure, sa distinction entre la “valeur d’usage” et la “valeur d’échange” des marchandises semble pertinente pour analyser l’incompatibilité entre capitalisme et respect

de l’environnement. Marx distingue le travail en général, qui est une caractéristique anthropologique dont le but est de produire des valeurs d’usage (propres à satisfaire des besoins), et le travail particulier au capitalisme, dont le but est de produire des valeurs d’échange (qui dégagent un profit). Dans ce dernier cas, la production de valeurs d’usage n’est plus une fin mais un moyen. D’où le risque, selon le philosophe Jacques Bidet, que les vrais besoins ne soient pas satisfaits et que, au contraire, des “contre-utilités” rentables mais destructrices (les canons, la malbouffe) soient engendrées. Le principe de la critique écologiste serait donc implicitement contenu dans cette distinction. Trop occupé à étudier l’antagonisme fondamental entre le capital et le travail dont le dépassement ne serait réalisé que dans le communisme, Marx aurait toutefois négligé de développer les conséquences écologiques du capitalisme. Il ne resterait donc plus aux marxistes d’aujourd’hui qu’à poursuivre ce travail inabouti et imaginer un système qui subordonne la valeur d’échange à la valeur d’usage, en organisant la production en fonction des besoins sociaux et des exigences de la protection de l’environnement. Reste à savoir, cependant, si le procès de production capitaliste est vraiment le seul responsable de la fragilisation des écosystèmes. « Certaines sociétés techniquement peu développées et non soumises à la loi du profit peuvent être contraintes à des pratiques agricoles qui épuisent rapidement les sols, rappelle Jean-Marie Harribey. Inversement, au sein de sociétés techniquement avancées, la disparition du capitalisme est la condition nécessaire mais non suffisante d’une co-évolution équilibrée des systèmes vivants. »  laura raim

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RECONNAÎTRE L’ÉCOCIDE POUR SAUVER LA PLANÈTE ?

Comment mener le combat écologique à l’échelle planétaire et ne pas laisser impunie la destruction de l’environnement et de la vie ? Peut-être grâce à une instance juridique transnationale : des juristes travaillent sur une nouvelle qualification qui permettrait de condamner ces crimes d’un genre particulier. Des chercheurs et activistes tentent de faire inscrire le crime d’écocide dans le droit international, au même titre que les crimes contre l’humanité. Sa première manifestation, qui pourrait être pénalement condamnée, est l’utilisation de l’agent orange par les Américains au Vietnam. Mais avant de parvenir à cette condamnation, il faut lever une première difficulté : sa définition. L’INTENTIONNALITÉ EN DÉBAT

Laurent Neyret, spécialiste du droit de l’environnement, dans son rapport Des écocrimes à l’écocide, le définit comme un « acte intentionnel commis dans le cadre d’une action généralisée ou systématique et qui porte atteinte à la sûreté de la planète ». L’utilisation du terme « intentionnel » fait débat. C’est le cas pour Valérie Cabanes, juriste en droit international, spécialisée dans les droits de l’homme et porte-parole d’End Ecocide on Earth. Elle préfèrerait que l’écocide puisse être reconnu comme un crime, intentionnel ou non.

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Une « ambition phare » qu’elle justifie de la sorte : c’est en proposant le plus qu’on pourra obtenir le minimum. À l’inverse, Laurent Neyret juge important de ne pas mettre sur une même échelle de valeur la simple négligence et le crime organisé. C’est pour cela qu’il utilise le terme “écocrime”, afin de « mieux cerner les contours de l’exceptionnel ». Méfiant, Mathieu Agostini, responsable à l’écologie au Parti de gauche, redoute que la notion d’intentionnalité permette aux grandes entreprises de continuer à détruire la planète au nom de leurs intérêts économiques. LE DROIT POUR DISSUADER

Ce n’est certes pas le droit actuel, tant sur le plan national qu’international, avec ses sanctions dérisoires, qui feront office d’épouvantail. Aujourd’hui, la loi plafonne les amendes bien en deçà des profits que rapportent les infractions. Ce fut le cas lors de l’affaire de l’Erika. L’entreprise Total a été déclarée coupable du délit de pollution et condamnée une amende

de 375 000 euros, le maximum possible à cette époque. Depuis, le droit a été modifié et désormais, la même infraction pourrait être punie de 10,5 millions d’euros (au maximum). Laurent Neyret suggère que la sanction soit individualisée et proportionnelle aux gains réalisés par la violation des normes environnementales. Une lutte juridique nécessaire, mais insuffisante pour Mathieu Agostini, qui trouve que « traiter uniquement de ce qui est illégal, s’attaquer aux mafias », c’est ne combattre qu’une infime partie du système. Pour Valérie Cabanes, la simple reconnaissance de l’écocide dans le droit ferait réfléchir à deux fois les grandes entreprises avant de détruire l’environnement. Mais elle redoute que « la collusion des intérêts entre les politiques et l’économique empêche la plupart des États de soutenir une politique ambitieuse ». Ce n’est pas en rendant illégal le trafic de bois rares qu’on changera la réalité de la déforestation massive, parfaitement légale.


© Pierre Baëlen

RÉPARER L’IRRÉPARABLE

« Il n’y a pas que l’amende qui compte » argumente Laurent Neyret, qui propose également d’obliger à remettre en état l’environnement pollué. Mais quid de l’irréversibilité ? Quand un environnement est trop dégradé, voire détruit, comment payer sa dette, et à qui ? Et quels outils pour contrôler et faire respecter tout cela ? Pour lui, l’exemple typique, c’est la disparition d’une espèce. Il évoque alors

ce qui se fait aux États-Unis et en Amérique du Sud, où il existe des fonds environnementaux auxquels sont versées les réparations et qui financent des associations de défense de la nature. Cela veut-il dire qu’il faut évaluer la valeur pécuniaire de la nature ? Combien coûte un arbre, une grenouille ? Faut-il en arriver à quantifier la valeur de la vie pour pouvoir acheter, sans remord, le droit de la détruire ?  loïc le clerc

Traiter uniquement de ce qui est illégal, s’attaquer aux mafias, c’est ne combattre qu’une infime partie du système.

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PORTFOLIO

FACE NORD VOYAGE AU PAYS

DES TERRILS PAR CHARLES DELCOURT Le paysage du Nord de la France est entièrement manufacturé, façonné par l’homme et ses usages. Dans le bassin minier lensois, les montagnes le sont aussi. Ces montagnes de schiste, appelées terrils, sous-produits de l’exploitation du charbon, dépassent parfois cent mètres de hauteur et s’imposent au regard, témoins récurrents de l’histoire des lieux, chapelet d’obstacles suivant une ligne Est-Ouest qui entaille ce pays. Aujourd’hui, vingt ans après les dernières fermetures des mines qui les ont créés, les terrils ont évolué de manière indépendante, au gré des intentions politiques ou industrielles, jusqu’à développer une identité propre. On les retrouve donc ainsi : bruts et minéraux, paysagés par l’homme ou reconquis par une végétation spontanée, convertis en pistes de ski ou en bases nautiques, ré-exploités pour leur schiste rouge, entaillés, aplanis ou même transformés en station d’épuration… Entre reconversion, aménagement ou laisser-aller, les scenarii sont très divers. Reste partout l’attachement que leur portent les proches habitants. Les terrils sont intégrés à l’environnement quotidien, appropriés par les habitants, désormais voisins de ces montagnes. La ville s’est étendue jusqu’à les entourer, les “digérer” presque tout entiers. Ils dominent d’anciens corons réhabilités, des collèges, des aires de gens du voyage, des terrains de sport, des zones industrielles ou des parcelles agricoles. Ainsi intégrés à l’environnement et à la vie ordinaire, ils rappellent à toute une population son histoire. Identitaires, ils persistent en repères, “totems” pour une population que le passé minier rassemble. Le livre de Charles Delcourt Face Nord (éditions Light Motiv) a remporté début 2015 le Prix du livre du cinquième Rendez-vous Image de Strasbourg.

Fête pour le record de la plus grande écharpe du monde. Une association de tricoteuses a fabriqué une echarpe constituée de 50 000 carreaux de laine pour une longueur finale de 375 mètres. S’en est suivi un pique-nique-apéro avec les nombreux convives allongés sur les patchworks.

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Fête de village ou “ducasse” à Haillicourt.


Juré au championnat de France de la photo couleur qui a lieu près du terril de Denain, ou terril “Renard” – celui qui a inspiré Zola pour Germinal.


Sonia, Bruay-la-Buissière.


À Loisinord, à Nœux-les-Mines, on peut skier sur les terrils en plein été.


Carla, la star du coin, a tenu le café du village jusqu’à sa retraite. Pont à vendin.


Supporters du club de foot de Lens, lendemain de match.


Franรงois et Mauricette remettent les prix lors de la finale de la coupe de France de photo couleur des clubs photos.


Terrils jumeaux de Ruitz. Des montagnes érigées par l’homme et réappropriées, après les fermetures des mines, par celui-ci.



AU RESTAU

COMMENT ÊTRE “SOCIALISTE” QUAND LE PS NE L’EST PLUS ?

Les députés “frondeurs” Laurent Baumel et Barbara Romagnan ne se résignent pas à la dérive du PS vers sa droite. Malgré les doutes et les revers, et même s’ils regardent vers l’extérieur, ils veulent encore croire que leur parti puisse être le lieu d’un renouveau… dialogue orchestré par clémentine autain et guillaume liégard photos laurent hazgui pour regards

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L AU RESTAU

Laurent Baumel et Barbara Romagnan sont députés socialistes depuis 2012, tous deux font partie de celles et ceux que l’on appelle les “frondeurs”. Leur point de ralliement, c’est désormais le club “Vive la gauche !”. De retour du Congrès du PS, où leur motion a obtenu 29 % des voix, dans quel état d’esprit sont-ils ? Où va leur parti ? Nous les avons mis à table dans un illustre café parisien, Au Croissant, où fut assassiné un illustre socialiste, Jean Jaurès.

LAURENT BAUMEL

Député d’Indre-et-Loire, auteur de plusieurs ouvrages sur la rénovation du socialisme français, il a animé le collectif “Gauche populaire”.

BARBARA ROMAGNAN

Députée du Doubs. Secrétaire nationale à la “Rénovation du parti” de 2005 à 2008, elle a dirigé en 2014 le rapport parlementaire sur les 35 heures.

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regards. Que vous inspire ce lieu, alors que nous nous y retrouvons au lendemain de ce Congrès du PS qui a exprimé son soutien majoritaire au gouvernement Hollande-Valls et à sa politique infidèle aux valeurs de la gauche ? baumel. C’est un peu émouvant de se retrouver ici. En même temps, on a du mal à imaginer la rue Montmartre de 1914. Le quartier devait être très populaire à l’époque… Quand je pense à Jaurès, je pense aussi à Blum, et même à Lénine ou Trotski. Je pense à une génération qui avait un fort niveau intellectuel. Cela ne m’intéresse pas trop de savoir qui a eu raison ou tord, même si évidemment je préfère Jaurès. Ce qui me fascine, c’est la façon que ces dirigeants avaient de combiner une très forte exigence intellectuelle, en écrivant de nombreux livres et articles, et une capacité à diriger des organisations politiques. Ils avaient cette puissance, ils étaient de grands orateurs. Il faut dire qu’ils vivaient dans des périodes messianiques, de grande intensité. La question de la révolution était présente. Aujourd’hui, nous traversons une séquence post-messianique. Ce qui nous occupe, ce sont des problèmes de degrés, de curseur, pour savoir si nous sommes plus ou moins à gauche. Eux, face à la guerre par exemple, se posaient des questions de vie ou de mort. C’était le temps des grands récits. Nous,

laurent

nous appartenons à une génération désenchantée. barbara romagnan.

La première biographie que j’ai lue de Jean Jaurès m’a beaucoup plu, c’est celle de Max Gallo. Elle parle peu de sa vie personnelle et surtout de son rapport au monde, à la politique. J’ai été étonnée d’aimer tant ce livre, parce que je suis plutôt sensible aux récits biographiques qui mêlent vie privée et vie publique. Ce qui m’a marquée chez Jaurès, c’est qu’il a su, pu évoluer dans ses opinions au contact des personnes rencontrées, en fonction de sa connaissance de la société, de ses lectures. Je trouve cela rassurant, humainement et intellectuellement, les gens qui ne sont pas imperméables à ce qui les entoure. Ce qui n’empêche pas la solidité des convictions. D’ailleurs, à ma modeste échelle, c’est ce qui m’est arrivée en 2002 : j’ai bougé à la suite de notre défaite. Je viens du courant rocardien attaché au contrat, à l’émancipation individuelle, parfois en défiance à l’égard de l’État. À ce moment-là, je me suis dit que notre échec avait peutêtre à voir avec un déficit de loi, nécessaire pour protéger les plus faibles. Par ailleurs, Jaurès m’évoque aussi la cohérence entre le discours et la pratique. Jaurès a réussi ce lien entre talent, convictions et réalisations concrètes. Beaucoup de gens sont de nos jours écœurés par la politique, ils ne croient plus en nous. Il faut arrêter de dire des choses et de faire autrement.



« Les sociaux-démocrates n’ont pas réussi à imposer leur propre réponse à la mondialisation libérale, une réponse de fidélité à leur projet. » Laurent Baumel


AU RESTAU

laurent baumel. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que nous passons d’une période lyrique, travaillée par la révolution sociale, à un temps mélancolique. Le début de La confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset raconte ce moment du début du XIXe siècle qui fait suite aux grandes heures de la Révolution française. Aujourd’hui, nous succédons à une génération, celle de mon père, militant PCF dans les années 1950, qui a cru changer la vie. Les dirigeants actuels appartiennent à une génération postérieure, qui n’a pas ce dessein et ne porte pas de grand récit. La révolution n’est plus d’actualité, nous ne sommes pas face à des enjeux concrets pour nous de paix ou de guerre. Cela ne pousse pas aux grands textes lyriques, aux grandes œuvres. Et le monde médiatique n’aide pas non plus… Le dirigeant d’aujourd’hui doit être compatible avec les formats courts de la télévision et parler aux gens comme s’ils étaient dans leur salon. regards.

La génération actuelle doit affronter une double crise, profonde : la chute du mouvement révolutionnaire et la mutation du courant réformiste qui, face aux crises, a choisi partout en Europe d’accompagner l’ordre existant…

laurent baumel.

Oui, les rapports de force établis dans les cadres nationaux sont bousculés car le

capitalisme devient international. Les compromis post-seconde guerre mondiale ne peuvent plus fonctionner. Les sociaux-démocrates n’ont pas réussi à imposer leur propre réponse à la mondialisation libérale, une réponse de fidélité à leur projet. Il y a un grand article d’Habermas, dans ses écrits de 1991, dans lequel il décrit ce problème historique. Confrontée à la mondialisation, la social-démocratie a deux possibilités : rendre les armes ou inventer un nouveau modèle. Mais celui-ci ne peut être qu’européen. barbara romagnan. Le contexte a changé, en effet. Pour ma part, je continue de défendre le compromis. Seulement, pour l’obtenir, il faut un minimum de rapport de forces ! Or, la gauche ne tient pas le rapport de force. Je pense qu’il faut faire avec les personnes qui sont là. Quand on s’abstient à l’Assemblée nationale sur un texte que nous jugeons néfaste, c’est une façon de considérer les autres députés socialistes avec lesquels nous sommes. Si l’on vote contre, c’est un acte de rupture vis-à-vis d’eux, même si, sur le fond, cela peut être justifié. L’abstention était une manière de maintenir le lien. Le plus longtemps possible, il faut obtenir un compromis avec la majorité du PS, le gouvernement, car c’est là que se fait la décision, par là que l’on peut obtenir des améliorations concrètes pour ceux et celles dont ont dit porter les

aspirations. Mais, en l’occurrence, cette stratégie n’a manifestement pas fonctionné. laurent baumel. L’enjeu, c’est évidemment le curseur, l’endroit où tombe le compromis. Je pense que les rocardiens ont joué un rôle néfaste, exercé une influence négative au moment où il fallait faire un choix, à la fin des années 1980. À ce moment-là, ils poussent à la soumission et non au compromis. Ils deviennent libéraux et entraînent le PS avec eux. En 1983, même s’il y a un tournant, on en est encore à la régulation. La politique ne change pas de nature, c’est une parenthèse. À partir de 1988, nous passons dans une autre phase, celle du “ni, ni”. Michel Rocard, avec Pierre Bérégovoy, organise le basculement libéral du PS. C’est la rhétorique de la lutte contre l’inflation. On investit l’espoir de retrouver des outils keynésiens à l’échelle européenne. On fait des concessions, des concessions, des concessions. Et au final, on perd. Il y a bien eu la parenthèse Jospin, qui a tenté de revenir à une formule d’équilibre social-démocrate. Mais, en 2002, nous avons perdu. Depuis 2012, on assiste à une phase Bérégovoy en pire, sans qu’Emmanuel Macron ait la mauvaise conscience de Bérégovoy. barbara romagnan.

Le PS a également un grave problème moral, et de repères. Il y a eu les affaires Cahuzac et Thévenoud, Jean-Marie

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AU RESTAU

Le Guen qui a sous-estimé de 30 % son patrimoine, le scandale révélé par Mediapart sur la fédération de Seine-Maritime… Par ailleurs, l’écart grandissant entre ce que l’on dit pendant la campagne et ce que l’on fait traduit cette profonde crise démocratique du PS. Prenons un exemple. Le Pacte de responsabilité représente 41 milliards d’euros. Pendant la campagne présidentielle, nous avions dit que l’ensemble de nos mesures coûterait 20 milliards sur toute la durée du quinquennat. Ainsi, une mesure non prévue dans le programme, une seule, très coûteuse et qui n’a pas fait les preuves de son efficacité, dépasse largement le total des dépenses que nous avions annoncées. Ce qui est fascinant, c’est que les députés socialistes viennent quand même voter majoritairement ces mesures. Ils se déplacent même pour empêcher nos amendements de passer. Je pense notamment au gel des retraites pour les personnes âgées à partir de 1.200 euros par mois. Quand nous nous y sommes opposés, nous étions majoritaires dans l’hémicycle. Les députés socialistes ont été appelés dans la nuit. Et ils sont venus voter, soutenir cette mesure gouvernementale ! La même chose s’est produite sur notre amendement visant à exiger le recrutement d’apprentis en contrepartie des aides aux entreprises. Ils sont encore venus voter ! Quant à la loi sur le renseignement, je m’étonne également du vote quasi unanime de nos dé-

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putés. Quand tant d’associations et d’organismes qui défendent nos libertés – comme la LDH, le SNJ, l’USM, la CNIL ou la CNCDH – s’opposent au projet, il y a de quoi s’interroger sur le bien-fondé de la loi. Comment 260 députés socialistes ont-ils pu voter pour ? C’est un fait assez mystérieux… Et surtout très préoccupant. regards. Comment jugez-vous le résultat de votre motion au Congrès du PS ? Alors que les critiques fusent sur la politique gouvernementale, la majorité autour de Jean-Christophe Cambadélis a bel et bien emporté la mise… laurent baumel. Nous sommes confrontés à l’immense force du légitimisme. Au PS, il y a une très grande intériorisation de la Ve République. L’idée majoritaire, c’est que les Français ne comprendraient pas que l’on se divise : il faut faire bloc. Cet argument est basique, mais puissant. Par ailleurs, la sociologie du parti explique ce résultat. Parmi nos nombreux militants de longue date, ce qui domine, c’est que, même si nos dirigeants déçoivent, le PS c’est toujours mieux que la droite. Parmi les jeunes, beaucoup s’insèrent dans la majorité car ils espèrent ainsi être élus. Il y a aussi, bien sûr, les élus et collaborateurs d’élus qui pensent avoir intérêt à rester dans la ligne. Tout cela explique le mystère dont Barbara parle, le fait que nous ne

soyons que 10 ou 15 % de “frondeurs” à l’Assemblée et un peu moins de 30 % au PS. Mais, en réalité, c’est déjà pas mal ! J’ai effectué une tournée des sections dans le cadre du Congrès et pu observer que, si mon discours interpellait, le discours légitimiste de la discipline fonctionne bien. Et Martine Aubry ne nous a pas aidés de ce point de vue… regards. Alors, c’est “No future” pour vous au PS ? barbara romagnan.

L’avenir n’est peut-être pas seulement au PS. Les questions centrales, démocratiques, écologistes, sociales, dépassent et traversent les organisations telles qu’elles existent aujourd’hui. Plus les partis sont depuis longtemps au pouvoir, plus ils sont enclins aux compromissions. S’il y a une crise démocratique, c’est que le grand nombre n’a pas confiance en nous. Cela existe aussi chez les communistes, et même chez les Verts. L’exigence démocratique est largement portée dans le pays, en dehors des partis, comme les enjeux liés à l’avenir de la planète. Le lien qui permet de fédérer les personnes qui se battent n’existe pas, pas encore. Je me retrouve dans l’appel lancé par Pouria Amirshahi qui invite au rassemblement des personnes de bonne volonté. Je me suis donnée une ligne de conduite qui, j’en conviens, n’est pas très droite : elle consiste à participer à des initiatives lancées par des personnalités


« L’avenir n’est peut-être pas seulement au PS. Les questions centrales, démocratiques, écologistes, sociales dépassent et traversent les organisations existantes. » Barbara Romagnan


ou des organisations qui défendent des causes valant la peine. J’aimais beaucoup la gauche plurielle parce que l’union est nécessaire pour gagner, et surtout parce que cela nous obligeait à discuter, à être plus ouverts. Cette confrontation et cette obligation de trouver des accords nous ont, par exemple, permis de commencer à travailler sur la précarité énergétique, au croisement de la question sociale et de la question écolo. laurent baumel.

Je m’inscris dans l’espace de la gauche gouvernementale, d’un parti qui aspire à gouverner et peut arriver à gagner. Cela indique une grande difficulté : il faut du temps, un leadership, de la visibilité. Dans ma jeunesse, j’ai fait une expérience qui n’a pas marché : le Mouvement des citoyens avec Jean-Pierre Chevènement. J’ai quitté le PS à vingt-huit ans, persuadé que le PS ne se relèverait pas après la déroute de 1993. Or non seulement le PS s’est relevé, mais il a gagné les législatives de 1997. J’en ai retenu une chose : le remplacement d’un parti par un autre est extrêmement difficile. Il faut atteindre le niveau du vote des masses. Le PS, au fond, c’est quoi aujourd’hui ? Une marque. Beaucoup d’ouvriers retraités votent PS pour voter pour un parti de gauche qui gouverne. barbara romagnan. J’ai été frappée par le choix d’Édouard Martin, syndicaliste, figure de la bataille pour sauver les hauts fourneaux chez

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ArcelorMittal, à qui d’autres partis avait proposé la tête de liste et qui est finalement venu sur celle du PS aux européennes. Il disait : « Pour moi, c’est le parti du Jaurès. » laurent baumel.

Peut-être que l’on se trompe et que l’heure est mûre pour un Podemos à la française, qu’il suffirait d’enthousiasme et de joie, et que cela marcherait. Mais il y a un risque que la gauche soit dans un trou politique, que l’on se retrouve structurellement derrière la droite et le FN et qu’aucun parti à gauche ne puisse prendre le relais. Cela nous oblige à penser un plan B pour capitaliser des ressources en vue d’un grand saut vers autre chose. Ce sont des thèses reprises par Pouria Amirshahi et Benoît Hamon. J’ai une nuance avec Barbara : je ne crois pas que cette tentative passe par un travail avec les autres formations. Je ne suis pas un nostalgique de la gauche plurielle – un accord concocté par Jean-Christophe Cambadélis avec Robert Hue et Dominique Voynet. Ce cadre d’alliance reste dans une logique de soutien majoritaire et le PS permet notamment aux Verts d’avoir un groupe. Or les appareils sont tous malades. Peut-on repartir des citoyens, des thématiques pour amalgamer dans un projet qui fédère des gens qui ne sont dans aucun parti ? C’est cette perspective qu’il faut mettre en chantier.

barbara romagnan. Je suis d’accord avec ta nuance sur la gauche

plurielle : elle a été faite par le haut. Mais l’union permet à tous ceux qui se sentent juste de gauche de se retrouver. regards. Comment espérer une inflexion dans la social-démocratie alors que nulle part en Europe, on ne voit d’involution dans le cours libéral ? laurent baumel. On espère que, comme en 1789, le peuple français fera différemment… regards. Après dix-huit mois d’abstention, quelle est la suite pour vous ? Comment monter d’un cran ? laurent baumel. Quand nous avons

voté contre, c’est le 49.3 que nous avons eu. Le cran d’après, c’est le vote de la censure. Et nous ne la voterons pas pour ne pas faire revenir la droite au pouvoir.

barbara romagnan.

Pour ma part, ce sera difficile de faire la campagne de François Hollande ou Manuel Valls par cohérence vis-à-vis de ce que l’on a dit pendant le quinquennat.

laurent baumel.

On est dans un moment de transition, d’incertitude. On ne sait pas comment va évoluer le PS, mais on voit bien le besoin de commencer quelque chose à l’extérieur… ■ propos recueillis

par clémentine autain et guillaume liégard


« Pour ma part, ce sera difficile de faire la campagne de François Hollande ou de Manuel Valls. » Barbara Romagnan « On ne sait pas comment va évoluer le PS, mais on voit bien le besoin de commencer quelque chose à l’extérieur » Laurent Baumel


RACHEL DOLEZAL ET LE PRIVILÈGE BLANC Il y a quelques semaines, une militante américaine pour les droits civiques des minorités aux ÉtatsUnis a fait irruption dans l’actualité internationale de manière insolite. Rachel Dolezal, figure de la ville de Spokane (État de Washington), responsable d’une antenne locale de la NAACP1 qui se faisait passer pour une Afro-Américaine depuis quinze ans, était en réalité une femme blanche. Pour parfaire son

Illustration Alexandra Compain-Tissier

1. National Association for the Advancement of Colored People - association historique de défense des droits des Noirs.

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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mensonge, elle avait eu recours à un bronzage et alternait perruques, tresses et extensions capillaires frisées imitant ce qu’elle considérait comme étant le look d’une femme noire. Elle était même allée jusqu’à présenter un ami noir comme étant son père. La supercherie aurait pu faire illusion si ses vrais parents – blancs – ne s’étaient pas finalement manifestés. La controverse qui s’est ensuivie est une parfaite illustration des pesanteurs raciales qui traversent toujours la société américaine. En premier lieu, on constate que le fait d’être noir n’est pas une question de couleur. La période esclavagiste a mis en œuvre un puissant système de distinction entre “Noirs” et “Blancs” instaurant la “one drop rule” (la règle de la goutte de sang) selon laquelle il suffisait d’avoir un aïeul noir – une goutte de “sang noir” – pour être considéré comme Noir, et ce indépendamment de son apparence physique. Aujourd’hui encore, nombreux sont les Noirs qui, bien que blancs d’apparence, revendiquent leur héritage afroaméricain. C’est dans ce dispositif raciste que Rachel Dolezal a puisé la

matière pour construire son personnage. Un simple fait-divers ? Non. C’est la traduction du privilège dont bénéficient les citoyens blancs au détriment des Noirs. Certes, les “races” n’existent pas sur le plan biologique, certes, ce sont des constructions socio-historiques. Mais la croyance dans une hiérarchie raciale dont découlent les comportements racistes produit des effets réels : cette croyance ancrée dans l’imaginaire collectif définit les positions sociales et trajectoires de chacun. En France, il est toujours malaisé de parler de privilège blanc, car on oppose à cette expression l’existence de Blancs pauvres. Je ne conteste en aucun cas les injustices subies par les groupes sociaux défavorisés indépendamment de leur couleur de peau. Toutefois, je sais pertinemment que lorsqu’une personne non-blanche est discriminée dans la recherche d’un logement ou d’un emploi, c’est au profit d’une personne blanche, et ce quelles que soient les qualités morales et politiques de cette personne. Tout comme le système sexiste bénéfi-


cie aux hommes (même à ceux qui défendent les droits des femmes), le système raciste bénéficie aux Blancs. Cette expérience d’un racisme structurel, résidu d’une domination construite par des siècles d’oppression, est subie par des millions de personnes de manière quotidienne et dans leur chair. On ne saurait prétendre expérimenter ces injustices en se contentant de porter une perruque afro après quelques séances d’UV. On ne choisit pas la condition noire, penser qu’elle se résume à un déguisement et à une posture imitative est parfaitement irrespectueux de l’expérience douloureuse vécue par celles et ceux qui, depuis leur naissance, subissent les conséquences d’un système injuste. Si certains Afro-Américains ont la peau claire au point de pouvoir passer pour blancs, c’est souvent parce qu’ils sont le fruit du viol de leurs ancêtres esclaves par leurs ancêtres esclavagistes. C’est cette histoire douloureuse inscrite dans leurs familles, transmise de génération en génération, qui a forgé leur être social – un être que Rachel Dolezal n’a jamais été.

« Quelle importance ?, vous demandez-vous peut-être. En militant pour les droits des Noirs, elle a finalement apporté une contribution inestimable à leur cause ! » Rien n’est plus faux. Il est capital de rappeler que Rachel Dolezal occupait un poste à l’université, institution dans laquelle les Afro-Américains sont largement sous-représentés et, de ce fait, les femmes noires peu nombreuses. En se faisant passer pour l’une d’elles, Rachel Dolezal a privé une autre femme véritablement exposée à des discriminations d’une opportunité professionnelle rare. Son privilège – la possibilité de “choisir” d’être noire – lui a permis ainsi de préempter un espace qui aurait pu être offert à une personne issue d’un groupe minoré. En prétendant changer de groupe racial par le simple accaparement de symboles visuels, Rachel Dolezal affiche un mépris total de la réalité de l’expérience profonde d’une condition sociale forgée par un système séculaire. Ce faisant, elle a privé de visibilité des personnes réellement minorées, participant ainsi activement au racisme structurel. . 


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REPORTAGE

À MARSEILLE, LE FN PREND SES QUARTIERS NORD C’est un FN brutal et sans complexe qui s’est emparé du 7e secteur de Marseille, à la faveur de l’abstention des cités et de la division des populations. Pour regagner du terrain, l’opposition s’organise, mais va devoir se réinventer. thomas clerget, photos france keyser/myop

Le nouveau maire Stéphane Ravier annonce la couleur : il compte « éradiquer les dernières métastases rouges du secteur ».

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M

Mercredi 3 juin dans la cité de la Busserine, l’asphalte ne colle pas encore sous les chaussures, mais il commence à faiblir. Le quartier est un chantier à ciel ouvert. Ici, une tour abattue est remplacée par les grues, qui élèvent de petits bâtiments d’habitat collectif. Plus près du sol, élagueurs et débroussailleuses sont à pied d’œuvre et l’ambiance est bon enfant. Liant rues et balcons de fils invisibles, la petite musique colorée des sourires et des bonjours échangés entre voisins rafraîchit l’atmosphère. On y rencontre Kamel, lunettes de soleil et carrure de rugbyman, maillot de foot ciel et blanc sur les épaules, bien sûr. Le jeune homme de trente-cinq ans évoque ses trois longues années de recherche d’emploi, et les problèmes de logement rencontrés par sa mère. « On est abandonnés. Les élus gardent leur fauteuil, mais les choses ne changent pas. D’habitude, je vais voter, mais cette année, ça n’a pas été le cas. On ne veut plus voter pour eux. »

150 000 HABITANTS, LA PLUS GROSSE PRISE DU FN

La démobilisation des quartiers populaires, qui avaient largement voté Hollande en 2012, explique en premier lieu la victoire du FN aux municipales du 7e secteur de Marseille, traditionnellement acquis au Parti socialiste. Dans la cité phocéenne, « plus un bureau a voté Hollande au premier tour de la présidentielle, plus l’abstention y a été élevée en 2014 », relevait l’IFOP juste après les municipales. Dans le 7e secteur, composé des 13e et 14e arrondissements, la dynamique est flagrante : le PS perd plus de la moitié de ses électeurs de 2012 (-18 000 voix) tandis que l’abstention progresse de 17 000 inscrits. Le nombre de bulletins FN est lui resté stable, malgré une abstention qui dépasse les 43 % au second tour des municipales. « Le jeu de la mobilisation différentielle a beaucoup pesé sur cette élection », confirme le politologue Joël Gombin, spécialiste du vote FN. Résultat : Stéphane Ravier, un conseiller régional de quarante-six ans qui appartient déjà à la vieille garde du FN, rafle la mairie avec 35 % des voix. Il devance de 2 % le candidat PS Garo Hovsepian, embléma-

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tique maire de secteur depuis 1998 et suppléant à l’Assemblée nationale de Sylvie Andrieux, récemment condamnée pour détournement de fonds publics1. L’élection s’est jouée à 1 300 voix. Elles donnent au FN une mairie d’arrondissement aux pouvoirs réduits, mais aussi, avec 150 000 habitants – près des deux tiers des quartiers nord – sa plus grosse prise des municipales. Difficile à imaginer, au beau milieu d’un territoire connu pour l’histoire de son immigration comorienne ou maghrébine, et pour l’édification puis l’irrésistible disgrâce de ses grandes cités populaires. Pourquoi une telle hémorragie à gauche ? La défaite de Garo Hovsepian signe l’effondrement du système clientélaire local, établi autour des grandes baronnies socialistes qui se partagent le pouvoir sur les quartiers nord depuis un demi-siècle. « La victoire de Stéphane Ravier correspond à un point de basculement », analyse Joël Gombin. Depuis vingt ans, les ressources à distribuer s’amenuisent, les besoins augmentent, et le pouvoir des grandes familles vacille. Ultime étape de la décomposition du système, « les coups politiques et judiciaires portés contre Jean-Noël Guérini et Sylvie Andrieux ont mis à mal le 7e secteur, poursuit Joël Gombin. Aux municipales, la machinerie clientélaire n’a pas fonctionné. La mobilisation politique non plus, du fait de l’offre politique locale, mais aussi du contexte national. »

LES VILLAGES CONTRE LES CITÉS

Dans le même temps, le FN a su mobiliser le cœur de son électorat. Et celui-ci n’est pas dans les cités populaires. Le 7e secteur est traversé par une ligne de partage assez nette, qui longe la route départementale 4. Au sud de cette voie, des cités emblématiques : Picon, la Busserine, Font-Vert, Frais-Vallons ou les Flamands. Au nord, à flanc de colline, des noyaux villageois jouxtés de zones pavillonnaires : SainteMarthe, Saint-Mitre ou, encore plus au nord, Châ1. Le 23 septembre 2014, Sylvie Andrieux a été condamnée par la cour d’appel d’Aix-en-Provence à quatre ans de prison dont un an ferme, 100 000 euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité. La députée, qui devra rembourser avec les autres prévenus plus de 700 000 euros au Conseil régional, a décidé de se pourvoir en cassation.


La démobilisation des quartiers populaires, qui avaient largement voté Hollande en 2012, explique en premier lieu la victoire du FN.

Cumulant chômage, problèmes de logement, discriminations..., les cités font la grève du vote.


teau-Gombert, un des fiefs locaux du FN. Y vivent essentiellement des retraités, de petits indépendants, chefs d’entreprise, artisans ou commerçants, des ouvriers qualifiés ou des employés. Les deux univers coexistent géographiquement mais, au mieux, s’ignorent socialement. Sur les hauteurs du 14e arrondissement, l’école de Tour-Sainte offre un point de vue unique sur la rade de Marseille. Au pied de l’établissement, une quinzaine de maisons s’entassent dans un espace qui devrait en contenir trois fois moins. « Ils sont tellement collés, remarque malicieusement le gestionnaire de l’école, que si l’un d’eux prend l’apéro, son voisin sent l’odeur du pastis ! Avant, il y avait des arbres. Ici, des chevaux. Le propriétaire a vendu, maintenant c’est un lotissement. » Un lotissement entre quatre murs, avec portail métallique à l’entrée. Durant la dernière décennie, les résidences fermées ont poussé comme des champignons sur les derniers espaces vacants des hauteurs de Marseille. Beaucoup regroupent de petites maisons d’allure modeste, occupées par des populations dont l’élévation sociale, à peine ébauchée, reste fragile. Souvent issues des classes populaires, elles cherchent aujourd’hui à s’en distinguer, voire à les maintenir à bonne distance. Dans les pavillons de Sainte-Marthe, le vote pour Stéphane Ravier atteint parfois les 50 %. À deux pas, son score culmine à 9 % dans la cité des Flamands, 4 %

d’accueil délivrées aux étrangers en demande de visa. Il soutient la création de communautés de “voisins vigilants” qui, dans le nord de Marseille, prolifèrent aussi vite que les résidences fermées. Le réseau propose de surveiller son propre voisinage, « en lien avec les forces de l’ordre », pour prévenir les cambriolages.

« SE DÉBARRASSER DES CRAPULES »

Lentement mais sûrement, le FN a su attiser les divisions des classes populaires. Loin des terres ouvrières du Nord, et de la ligne sociale impulsée par Florian Philippot, le FN du Sud incarne la fraction la plus dure du mouvement, centrée sur la défense d’une identité alliant traditions locales et racines chrétiennes. Stéphane Ravier possède une double particularité : militant lepéniste depuis les années 80, entretenant des sympathies avec l’Action française, il prolonge le “canal historique” du FN ; jeune, présent sur les réseaux sociaux, nouveau sénateur, il s’est aussi construit un capital politique et incarne l’avenir du mouvement. Une sorte de synthèse à la mode FN, quelque part entre le père et la fille. Le 18 avril dernier, sa mairie organisait une fête médiévale. Stéphane Ravier s’est fendu d’un tweet remarqué : « Parce que la France est née bien avant 1968 ou même 1789 ! » Un autre texte, toujours sur Internet, est passé plus inaperçu. Il n’est pas sans rappeler la rhé-

Des populations, dont l’élévation sociale reste fragile, cherchent à maintenir à distance les classes populaires dont elles sont issues. à Font-Vert. Si le FN espère accroître son audience dans les quartiers populaires, Stéphane Ravier est d’abord l’élu des villages et des lotissements, et c’est pour eux qu’il gouverne. Ses thématiques de prédilection, immigration et insécurité, collent aux fondamentaux du FN. Pour le premier anniversaire de son élection, le maire a vanté la chute de 90 % des attestations

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torique millénariste des groupes identitaires : « D’où que l’on vienne, si l’on est Français, on s’approprie un héritage, un passé, des racines. Et parmi ces racines, il y a ces dix siècles de Moyen-âge qui façonnent toujours notre imaginaire collectif. (…) Ce fut une époque difficile, où il n’y avait ni électricité, ni scooter, ni antibiotiques (…). Mais ce fut un âge où l’on valorisait l’honneur, la foi, la spontanéité, le courage, une


REPORTAGE

Pavillons et grands ensembles, vus des hauteurs du 14e arrondissement. Autrefois campagnard, ce territoire était parsemé de fermes et de bastides bourgeoises.

« Voisins vigilants » : le réseau, très implanté en PACA, revendique plus de 10 000 communautés en France.

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Intervention de Samy Johsua le 11 avril 2014, jour de l’investiture de Stéphane Ravier.

Devant la cathédrale de la Major. Réunie en collectifs, l’opposition mobilise contre l’extrême-droite.

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REPORTAGE

Les élus marinistes s’opposent systématiquement aux subventions destinées à la rénovation urbaine des quartiers et aux centres sociaux. époque où l’on savait faire bonne chère, réciter des contes avec les troubadours, chanter des aubades. » Dans un tel contexte, les cités populaires ne sont pas à la fête. Entre un tract évoquant « des enclaves étrangères hors de tout contrôle », et les déclarations du maire souscrivant à la théorie racialiste du “grand remplacement”, les élus marinistes s’opposent systématiquement aux subventions destinées à la rénovation urbaine des quartiers et aux centres sociaux. Pour quelle raison ? Stéphane Ravier y voit « une politique socialisante qui veut nous faire croire que changer le sens d’une rue, mettre un peu de verdure, changerait la nature de celles et ceux qui y habitent, (…) que ces zones criminogènes vont devenir le pays des Bisounours. Réhabiliter les quartiers, c’est nécessaire, à condition de se débarrasser des crapules qui y sévissent. La gangrène, cela gangrène encore mieux les corps sains ! »2

PASSES D’ARMES ET LUTTE SILENCIEUSE

Pris pour cibles, les habitants des quartiers ont mis du temps à réagir. Mais quelques cités, comme la Busserine, ont récemment montré les dents. Une sortie sur place de deux jeunes adjoints FN s’est soldée par un esclandre, et par le départ précipité des élus. Un autre accrochage en conseil d’école a déclenché les foudres d’un groupe de parents d’élèves, soutenus par un collectif local “de veille et de lutte contre l’extrême droite”, regroupant des représentants de partis, des militants syndicaux et associatifs, des enseignants et des habitants. « On réapprend à travailler ensemble », se réjouit Stéphane Mari, président du groupe PS au conseil municipal et élu du 7e secteur, après une distribution de tracts avec des militants du Front de gauche. Le collectif appelait à une journée de rassemblement contre l’extrême droite, dimanche 7 juin dans la salle 2. Procès verbal du conseil d’arrondissement du 25/06/2014.

du Dock des Suds, non-loin du centre de Marseille. Dans le même temps, la salle du conseil d’arrondissement résonne des passes d’armes entre Stéphane Ravier et Samy Johsua. Ce dernier, conseiller Front de gauche, entend mener la lutte contre l’implantation des élus d’extrême-droite. « À gauche, il y a deux stratégies, juge Stéphane Mari. Le Front de gauche attaque sur les valeurs ; le PS attaque sur la gestion municipale. Mais traiter Ravier de facho ou de pétainiste, je pense que ça le victimise. » « Il n’est pas question de verser dans l’insulte gratuite, répond Samy Johsua. Ni même de situer notre combat sur un plan exclusivement moral. Le problème, ce sont les conséquences de la vision racialiste du FN dans le rapport aux populations et dans les politiques qui sont menées. Ce qui nous préoccupe, et sur cela nous sommes d’accord, c’est de savoir si la mairie travaille dans l’intérêt général des populations. » Dans les services municipaux, certains décrivent une ambiance délétère. La plupart des cadres ont quitté le navire et n’ont pas été remplacés. Il faut dire que les candidats ne se bousculent pas. Les élus FN restent également méfiants vis-à-vis des fonctionnaires territoriaux, et préfèrent garder une main directe sur le fonctionnement des services. En interne, les éléments d’une lutte invisible se mettent en place. La mairie centrale, qui en possède de nombreuses clés, devra négocier avec le maire d’arrondissement, mais fait aussi pression sur certains dossiers pour éviter l’embrasement. Dans plusieurs secteurs de la politique municipale, le FN tente d’avancer des pions. Mais se heurte, là aussi, à des résistances silencieuses. Pour l’instant, les adversaires se jaugent. « On est en phase un, estime un agent municipal, qui a souhaité garder l’anonymat. Le leitmotiv de Ravier, c’est de ne pas faire de vagues. Ils mettent des pots de fleurs dans les villages, rebouchent les nids-de-poule. Ce que je crains, c’est la phase deux. Je pense qu’après les présidentielles, ça va être très dur. »

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Militante associative et politique, Karima Berriche a longtemps été directrice du centre social l’Agora, dans la cité de la Busserine.

Pris pour cibles, les habitants des quartiers ont mis du temps à réagir. Mais quelques cités ont récemment montré les dents.

LA GAUCHE ET LES CITÉS : À QUAND LE PROCHAIN RENDEZ-VOUS ?

Pour installer son emprise, le FN se livre à une course de fond. La Busserine, principal foyer de résistance, est dans le collimateur du maire. « Nous allons éradiquer les dernières métastases rouges du secteur », prévient Stéphane Ravier. Depuis les années 70, la Busserine possède une longue tradition d’éducation populaire et de luttes politiques3. Karima Berriche en est l’une des figures saillantes. Membre de l’association “Quartiers nord, quartiers forts”, cette dernière était aussi la candidate locale du Front de gauche aux élections départementales. Son binôme avec Mohamed Itrisso a obtenu 12 % au premier tour, avec des pointes à 30 % dans certaines cités. Grâce à un sursaut de participation, le FN a été évincé au profit du PS. « La gauche a manqué son rendez-vous avec les quartiers populaires, estime la militante. Ici, on a perdu la bataille. Il 3. Lire dans Regards l’article de Nicolas Haeringer, “Ne pas perdre le nord”, hiver 2014, p. 70-77.

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faut maintenant changer de logiciel pour être audible auprès des habitants des quartiers. Il faut arrêter les vieux slogans, co-construire avec les habitants. Nous sommes le résultat d’une double histoire. Celle de la République et du mouvement ouvrier, bien sûr. La Commune, le Front populaire, le Conseil national de la Résistance. Mais notre histoire intime s’inscrit aussi dans une perspective Nord-Sud, coloniale et postcoloniale. C’est l’histoire des indépendances, de la Marche pour l’égalité, celle du rapport entre la police et les quartiers, de l’islamophobie. » Dans les quartiers populaires de Marseille, le meeting de Jean-Luc Mélenchon, en avril 2012, avait marqué les esprits et nourri les espoirs : « On se regardait tous, se souvient Karima Berriche. Enfin, on nous parlait du Maghreb et de l’Afrique de manière positive ! Enfin, on était Français ! On flottait. Je n’ai jamais vécu un truc pareil. J’espère qu’un jour on aura un parti, à gauche, qui sera porteur de ce discours. » En face du Front national et de sa conception régressive de la nation, la clé politique d’une nouvelle voie d’émancipation des classes populaires doit-elle être recherchée dans les sables du Prado ? ■ thomas clerget


REPORTAGE

Mercredi 3 juin, cité de la Busserine, à la permanence de la Confédération syndicale des familles.

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L’IMAGE

gustave massiah commentE une photo de Lynn Johnson

Aucune guerre ne laisse une société indemne. Parmi les traces visibles, il y a les anciens combattants qui occupent les sociétés longtemps après que les combats ont cessé. Il ne s’agit pas des cohortes instrumentalisées et récupérées par les pouvoirs. Il s’agit de ceux qui en reviennent et qui portent une douleur incommunicable. Cette photo rappelle qu’aux États-Unis, des centaines de milliers d’ex-combattants en Irak et en Afghanistan souffrent de traumatismes cérébraux dus au souffle d’une explosion. Certains utilisent l’art-thérapie pour exprimer leurs traumatismes à travers la fabrication de masques. Sur cette photo, le masque calme les ravages intérieurs. La famille semble assumer la surface tranquille et le lissage du visage. Même si la petite fille ne paraît pas vraiment rassurée. Comme un masque du carnaval de Venise, le masque garantit une forme d’anonymat, y compris peut-être par rapport à soi-même. L’image que l’on donne, que l’on se donne, aiderait à pacifier les angoisses et à se reconstruire sur un nouveau modèle. Peut-on se définir par ce qu’on présente, par ce qu’on représente ? Il faut revenir sur l’effet de souffle qui résumerait les traumatismes. Il nie le traumatisme collectif et propose à chacun de retrouver sa normalité en soignant son traumatisme individuel. Ce n’est pas la seule réponse possible. Ce n’est pas celle qui s’était imposée lors de la précédente défaite américaine, au Vietnam, dans les années soixantedix. Les vétérans “Gis” avaient choisi une réponse collective, interrogeant la société étatsunienne et s’engageant collectivement, pour nombre d’entre eux, dans le mouvement de paix. On ne parlait pas d’effet de souffle, il s’agissait plutôt d’un effet de conscience. Il se traduisait par le traumatisme d’une jeunesse engagée dans la guerre et dans les horreurs qu’elle avait partagées, et par la part qu’elle y avait prise. Les responsables des situations et des guerres ne montrent aucun traumatisme ; ils ne connaissent pas d’effet de souffle. Se souvient-on de cette citation de Paul Valéry : « Les guerres, ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui s’entre-tuent parce que d’autres gens qui se connaissent très bien ne parviennent pas à se mettre d’accord. » Ou, pourrait-on dire, parce que des gens qui se connaissent très bien et qui ne s’entre-tuent pas ont choisi la guerre pour préserver leurs intérêts et leurs pouvoirs. 

GUSTAVE MASSIAH Figure du mouvement altermondialiste

Des centaines de milliers d’ex-combattants en Irak et en Afghanistan souffrent de traumatismes. Des dommages invisibles que peu d’entre eux arrivent à exprimer. Certains utilisent l’art-thérapie pour y parvenir : en créant des masques, ils illustrent leurs sentiments et souffrances. Lynn Johnson/National Geographic Creative Sergent. Aaron Tam (Ret.), artilleur dans la Marine, Irak 2004-05, 2007-08. Photografié avec sa femme, Angela, et leurs deux enfants

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LE MOT

RADICALITÉ. Dans son usage politique, le terme aura traversé bien des turbulences sémantiques. Sous la monarchie de Juillet, les “radicaux” représentent l’aile la plus à gauche des républicains, celle qui sera en pointe lors de la révolution de 1848. Le “parti radical” fondé en 1901 est cependant rapidement dépassé sur sa gauche par les socialistes, avant de définitivement glisser au centre, puis à droite, au cours de la Ve République. Après la longe phase néolibérale des années 80, qui semble définitivement écraser l’effervescence des années 60, la “radicalité” pointe de nouveau son nez à gauche au milieu des années 90, dans un contexte de renaissance de la critique contre la mondialisation. À la suite du mouvement social de 1995, les refondateurs communistes appellent l’ensemble des forces politiques, syndicales, culturelles et associatives à converger dans un “pôle de radicalité”. L’appel n’est pas entendu, mais la création en 2009 d’un Front de gauche qui rejette aussi bien le social-libéralisme à la britannique que le démocratisme à l’américaine a représenté un pas dans cette direction. Jean-Luc Mélenchon se fait le chantre d’une “radicalité concrète”. Pour le “Comité invisible” des amis de Tarnac, le radicalisme serait la « tare jumelle » du pacifisme, contre lequel il se définit. « Là où le pacifiste cherche à s’absoudre du cours du monde et à rester bon en ne commettant rien de mal, le radical s’absout de toute participation à “l’existant” par de menus illégalismes agrémentés de “prises de position” intransigeantes. Tous deux aspirent à la pureté. » Sans nier l’existence de cette posture dans les cercles militants, on peut affirmer qu’être radical n’est pas cela. « C’est prendre les choses par la racine », rappelle Karl Marx. Autrement dit, c’est chercher les causes des problèmes. Concrètement, cela signifie ne pas seulement se lamenter de la hausse du chômage, mais incriminer les politiques d’austérité qui en sont responsables, ne pas déplorer les politiques d’austérité, mais pointer les traités européens qui la dictent, ne pas incriminer l’Europe, mais le capitalisme financier… C’est être conséquent. Car comme disait Bossuet, « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » ■ laura raim

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« La cigarette sans cravate », chantait Léo Ferré. La cravate, ou plutôt son absence chez Alexis Tsipras, n’en finit plus d’être soulignée, commentée. Pas toujours élégamment. Jugeant Tsipras sur sa désobéissance manifeste aux codes du monde libéral, journalistes et politiques ont cru pouvoir lire ici un signe patent de populisme, de démagogie. C’est fou le pouvoir d’une cravate ! Les défenseurs de l’austérité à tout-va ont logiquement fini par associer absence de cravate et radicalité politique. Ils n’ont peut être pas totalement tort. Lorsqu’Alexis Tsipras rencontre Matteo Renzi, l’autre quadra de l’Europe, en février 2015, ce dernier croit spirituel de lui offrir une cravate, comme pour lui signifier que désormais, il est dans la cour des grands. Sans doute Renzi se voulait-il sympathique, fraternel. Comme Pour sa part, Jean-Claude Junker s’affichait paternel en lui offrant sa propre cravate à l’entrée du Conseil de l’Europe en ce mois de mai. Repoussant ce cadeau symbole de conformité et de pouvoir Tsipras s’explique : « Je promets de porter cette cravate quand la Grèce aura trouvé une solution viable. » Le comique italien se retrouva telle la « rose sans pétale » dont parle Ferré, et le président de la Commission apprit à se méfier de celui qui n’est pas son fils. Les mois s’écoulent… et ce n’est toujours pas une cravate qui étrangle la Grèce. Avec cette affaire d’accessoire, Alexis Tsipras prouve que pour construire une alternative politique, il est autant question d’idées et de convictions que de style. Une audace, une fougue et une ténacité dont la gauche française pourrait s’inspirer… quitte à tomber la cravate. ■ loic le clerc

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L’OBJET

La cravate


« LE MARX QUI IMPORTE AUJOURD’HUI, C’EST LE MARX QUI FÂCHE, LE MARX POLITIQUE » Karl Marx est réputé n’avoir pas su penser la politique en tant que telle. Pourtant, il suffit de se pencher sur les textes pour faire apparaître un théoricien inventif et surprenant par son actualité. Discussion, avec Isabelle Garo et Stathis Kouvélakis, sur le trajet d’un Marx penseur de formes inédites de la politique. par gildas le dem, photos célia pernot pour regards

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE


P regards.

Pourquoi convoquer Marx aujourd’hui, au sujet de la politique ? Est-ce parce qu’une nouvelle nécessité s’impose, celle de ne pas dépolitiser Marx, et de ne pas en faire un auteur académique, neutralisé ?

isabelle garo. Une de nos préoccupations, en publiant ce livre, est en effet de mettre en lumière un Marx initiateur d’une culture vivante, qui ne soit pas embaumé dans l’académisme. Mais il n’est pas du tout incompatible d’aborder Marx à la fois de façon rigoureuse et sous l’angle politique. Nous voulions aussi contrecarrer deux préjugés contraires : d’une part, il est courant de dire que Marx n’aurait pas pensé la politique en tant que telle. D’autre part, et à l’opposé, on lui attribue parfois une vision autoritaire et sectaire de la politique, incarnée par les pays socialistes et sanctionnée par leur effondrement. Il était important de montrer que Marx réélabore en fait la notion même de politique, tout au long de sa réflexion. Il ne sépare pas la théorie de l’intervention dans des situations historiques données, il ne perd jamais de vue que l’abolition du capitalisme ne peut être que politique, en un sens qui déborde les usages antérieurs du mot.

stathis kouvélakis. À mes yeux, le Marx qui importe aujourd’hui c’est le Marx qui fâche, c’est-à-dire le Marx politique. On a tendance, depuis la crise de 2008, à reconnaître une certaine pertinence au propos de Marx comme analyste du capitalisme ; mais c’est pour préciser immédiatement que le projet politique de Marx est inconsistant, voire dangereux. Si, avec Isabelle, nous pensons que Marx est actuel, c’est au contraire parce que Marx est un auteur qui clive, et qui doit cliver : c’est sur ce terrain que se joue l’actualité théorique de Marx.

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

« L’expérience de la Commune sera un marqueur essentiel, au point que l’on peut parler de véritable “tournant politique” de Marx. » regards. La mise en avant, chez Marx, de formes de politique inédites, notamment dans les écrits sur la Commune, n’a-t-elle pas conduit à déplacer la question de la politique ? stathis kouvélakis.

Depuis Machiavel, la théorie classique se propose de penser la politique dans sa spécificité. Mais elle subsume cette spécificité sous la question de la fondation d’un État, d’une souveraineté étatique. Marx, lui, déplace les termes de la question : bien sûr, la question que Marx pose inclut la question du moment fondateur, et Marx pense ce moment sous le concept de révolution, qui implique la conquête du pouvoir d’État et la création d’un pouvoir de type nouveau. Il faudra d’ailleurs revenir sur point. Mais Marx élargit considérablement notre compréhension du politique en montrant que la politique consiste précisément à politiser les sphères de l’activité sociale qui sont considérées comme non-politiques, tout particulièrement dans l’ordre des rapports sociaux de production. D’où la remise en question des modes de séparation et de cloisonnement des activités sociales, qui sont essentiels à la reproduction des rapports de domination.

isabelle garo.

Tout à fait d’accord avec ce que vient de dire Stathis. J’insisterai encore sur cette redéfinition de la politique chez Marx : c’est le propre même du capitalisme que de séparer la politique d’autres sphères sociales, d’en faire une instance spécialisée et circonscrite, et du coup d’expulser les rapports de production et d’exploitation, les rapports de propriété, hors de la question politique, en en faisant des questions privées, soustraite à la décision collective. Or la démocratie au sens plein, telle que Marx la conçoit, concerne au premier chef l’organisation du travail, de la production, de

la distribution des richesses collectivement produites. C’est cette figure de la politique dont nous voulions souligner l’actualité, spécialement dans ce moment de crise profonde du capitalisme, et de crise de la démocratie. regards. Justement, cet élargissement de la notion de politique ne reste pas, chez Marx, indéterminé : il prend corps dans l’invention de formes politiques irréductibles à des appareils d’État… stathis kouvélakis.

La question de l’État, chez Marx, est sans doute la plus difficile, celle qui appelle le plus de recherches et clarifications. Par exemple, il est clair, lorsque l’on relit la Critique du programme de Gotha dans la nouvelle édition qu’en proposent Sonia Dayan-Herzbrun et Jean-Numa Ducange, que la critique du droit qu’on trouve dans ce texte est dirigée essentiellement contre la vision de la transition centrée sur la réforme juridique et le réaménagement de l’armature institutionnelle de l’État, qui est en fait la vision de Lassalle. Ce n’est pas une théorie générale qui donne congé au droit, et a fortiori à la problématique institutionnelle. Marx parle du communisme comme d’un processus de « transformation » de l’État – de l’État comme instance distincte, séparée de la société et la surplombant. Très tôt, Marx se propose le problème suivant : il entend penser, dès le Manifeste, un « pouvoir public » qui ne soit pas un État. Marx déclare expressément que l’État disparaîtra dans la société communiste, avec la domination de classe dont il est l’expression. La formulation est assez énigmatique, mais Marx tient à tenir cette question ouverte pour ne pas anticiper sur les expériences nouvelles, issues des luttes. Ce n’est pas un hasard si chaque avancée décisive de la pensée de Marx

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« Les questions des nationalités, de l’ethnicité, du genre, sont au cœur des interrogations politiques présentes mais aussi du marxisme. » sur les questions politiques, et notamment la question des institutions, ne survient qu’après un cycle de luttes et d’expériences révolutionnaires concrètes. regards.

Comme celle de la Commune de Paris ?

stathis kouvélakis. L’expérience de la Commune sera effectivement un marqueur essentiel, au point que l’on peut parler de véritable “tournant politique” de Marx. Marx se pose alors la question de l’organisation ouvrière, en tant que mode spécifique d’organisation qui intervient sur le champ politique (tel qu’il est en train de se former en Europe à ce moment-là) ; et la question des formes spécifiques, émancipatrices, que peuvent produire les luttes ouvrières quand elles se confrontent à la question du pouvoir. C’est cela, évidemment, la grande expérience historique de la Commune. Même si cette expérience a duré très peu de temps, même si les conditions en étaient tout à fait exceptionnelles et singulières, elle reste une expérience concrète de l’exercice du pouvoir par les classes dominées. isabelle garo. Cela relance évidemment la question du communisme, dont on ne trouve pas, chez Marx, de figure nettement dessinée, mais des indications essentielles. Le projet communiste n’est pas un programme bouclé et prêt à être appliqué, il ne prend sens

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que dans une dynamique, où les formes d’organisation s’inventent au fur et à mesure, se corrigent et se révisent. Le communisme est une construction en acte, qui s’appuie à la fois sur des institutions existantes (par exemple des élections, pas seulement mais aussi, des alliances), sur des luttes de classes de grande ampleur, et vise l’élaboration de formes politiques neuves (des organisations ouvrières, et à terme, une démocratie de producteurs associés). stathis kouvélakis.

Pour Marx, le “secret” de la Commune, c’est qu’elle une « forme politique expansive ». En quoi consiste son expansivité ? C’est qu’elle permet justement de prendre en main les questions du fonctionnement économique, mais aussi de la vie quotidienne, de réorganiser l’ensemble des activités sociales. Le bouillonnement, l’effervescence de la Commune de Paris, avec son aspect très expérimental, permet à Marx de comprendre que la politique, loin de dépérir au cours de la transition communiste, est amenée à se développer et se transformer. C’est le contraire de ce qui se passe dans nos sociétés qui opèrent une réduction du sens de la politique à de simples mécanismes étatiques et institutionnels.

regards. Revenons à cette idée de “pouvoir public”. N’est-ce pas là la véritable novation théorique de Marx dans ses écrits sur la Commune, ainsi qu’une manière de renouer en profondeur avec Kant et la Révolution Française ? stathis kouvélakis.

Marx a en effet été très sensible au fait que le discours communard est saturé de références à la Révolution française, et notamment à 1793. Ce qui l’amène à rectifier certaines de ses formulations et critiques antérieures, pour renouer ce lien avec l’aspect le plus radical de la Révolution, c’est-à-dire l’idée, d’inspiration rousseauiste, que la volonté générale n’est « toujours droite » que d’être toujours ouverte à sa propre rectification. Cette forme est donc expansive dans la mesure où elle est ouverte à sa rectification. Elle est donc liée à celle de la publicité des délibérations, idée


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que l’on voit émerger chez Kant, et comme pratique populaire de masse à l’époque de la Révolution française. Marx comprend de plus en plus la continuité fondamentale du phénomène révolutionnaire : c’est une idée qu’a brouillé un certain marxisme, lorsqu’il érige une muraille de Chine entre la “révolution démocratique bourgeoise” et la révolution socialiste. Il y a bien eu, dans la Révolution française, quelque chose qui va au-delà de l’horizon de la démocratie bourgeoise sur lequel elle s’est finalement arrêtée et qui touche à l’idée d’une “égalité” qui ne soit pas simplement juridique. isabelle garo. La rupture avec Kant se situe, me semble-t-il, avec l’idée de démocratie radicale, qui n’est plus de l’ordre d’un simple contrôle public, d’un progrès du droit et par le droit, mais d’une transformation révolutionnaire des institutions et d’un mode de production tout entier. stathis kouvélakis. J’irai un peu au-delà. Dans Philosophie et révolution, j’essayais de montrer que la conception que Marx a du journalisme politique se développe sur un fond kantien. L’expérience de la Gazette rhénane amène Marx à penser que la raison s’élabore dans l’action, dans les pratiques sociales, ce qui n’est pas sans rappeler l’idée de Kant que la sphère publique est en mesure de réformer, de manière graduelle, les institutions étatiques. Bien sûr, pour Marx une rupture révolutionnaire avec l’État est nécessaire. Mais Marx est avec Kant car il pense une raison pratique, une rationalité nouvelle, présente dans l’action. Seulement, cette rationalité n’est plus simplement celle d’une libre discussion, a fortiori d’une discussion entre penseurs, mais une rationalité exercée par les masses populaires elles-mêmes, qui pratiquent la politique comme activité de transformation matérielle et pas simplement comme délibération rationnelle. regards. Vous insistez tous deux sur une nouvelle pratique politique, transformatrice. Est-ce en ce sens que Marx parle de “pouvoirs publics”, qui ne seraient plus tout à fait des “services publics”

sous tutelle d’une administration d’État ? De formes politiques d’organisation inédites et expérimentales, vouées à une forme d’expérimentation quotidienne, et qui conduisent à une politisation de la vie quotidienne ? Isabelle Garo. Il y a peu d’indications de Marx sur ces questions concrètes, elles restent liées à l’histoire en train de se faire, en particulier aux innovations qui sont celles de la Commune de Paris. Ces indications on pu nourrir, dans les années 60 et 70, une riche réflexion sur la vie quotidienne, sur la ville. Mais si, lorsqu’on parle de vie quotidienne, on entend par là les conditions de travail, les rapports sociaux liés à la production, l’organisation du temps, l’on retrouve ces questions au cœur de la pensée de Marx. Elles sont spécifiques, mais en même temps jamais coupées de la perspective globale de dépassement du capitalisme, alors que ces deux dimensions seront parfois opposées ensuite. stathis kouvélakis. Avec la Commune, Marx prend en effet en compte un aspect fondamental de la politique populaire, c’est-à-dire l’aspect spatial, géographique. Marx comprend qu’avec le pouvoir communal, la forme politique de l’émancipation du travail implique une très grande part de décentralisation du pouvoir. Si Marx, contrairement à la vision “fédéraliste intégrale” réserve une place à des formes centralisées de délibération, un niveau avancé de décentralisation et de déconcentration du pouvoir lui apparaît nécessaire, par opposition

« Le fait que Marx ait été caricaturé, simplifié, la fabrication d’un marxisme stalinisé ont lourdement pesé et pèsent encore. »

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à cette forme autoritaire et centralisé de pouvoir que représentait l’État du Second empire. Second aspect spatial : l’aspect urbain. Marx comprend que la Commune est une réaction contre le Paris haussmannien, que la prise de pouvoir par la classe ouvrière implique une rupture avec le type d’espace urbain, très contrôlé, que le capitalisme spéculateur mettait en place. Enfin, il faut insister, avec Kristin Ross1, sur le fait que c’est à partir de l’expérience de la Commune que Marx va repenser le rapport entre ville et campagne ou, si l’on veut, le rapport entre la paysannerie et la classe ouvrière, ce qui va l’ouvrir à une réflexion sur les formes de coopération des communautés paysannes, notamment en Russie. Dans “commune” il y aussi “commun” et “communautaire”, ce qui fait de Marx un penseur en résonnance avec des questions actuelles : les formes de 1. L’imaginaire de la Commune, de Kristin Ross, La Fabrique 2015, 14 euros.

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décentralisation de la politique, les formes spatiales de la politique, les formes communautaires reconstruites “par en bas” comme alternatives au capitalisme et non comme “archaïsme” qu’il s’agit de dépasser. regards. Peut-on dire que la marxisme doit aujourd’hui en prendre en compte non seulement les effets globaux du capitalisme, mais également les différents types d’appartenance communautaires (qu’ils soient nationaux, ethniques ou de genre par exemple) ? isabelle garo.

L’article de Kevin Anderson sur les sociétés non occidentales et non capitalistes montre en effet que Marx, après avoir hérité d’une vision hégélienne de la Chine et de l’Inde comme de pays sans histoire, et que la colonisation fait entrer dans une dynamique qui est celle de l’Occident, va changer radi-


calement de point de vue, pour porter une attention extrême aux singularités et aux trajectoires historiques originales. Pour revenir à notre livre, il s’efforce de montrer que les questions des nationalités, de l’ethnicité, du genre, sont aujourd’hui au cœur des interrogations politiques présentes mais aussi du marxisme, alors qu’on croit souvent qu’elles lui sont étrangères. regards.

On est frappé, en lisant vos textes, de découvrir les classes, repensées non plus comme des touts homogènes et substantiels, mais des ensembles hétérogènes, composés de fractions de classes en conflit.

isabelle garo.

Il n’y a jamais eu chez Marx de conception substantialiste des classes, c’est-à-dire découpées de façon statique. Les classes se définissent d’abord par et dans les conflits qui les structurent. La conscience

d’elles-mêmes que les classes construisent dans ces conflits les conduit à s’organiser, et à mener plus ou moins loin l’offensive. Du coup, lors de ses analyses historiques, Marx ne généralise jamais, il est attentif à cette diversité des fractions et sous-fractions de classe, aux questions d’alliance, donc à la dimension fondamentalement politique de cet affrontement. Ceci dit, les classes restent déterminées par leur position dans le processus de production, liées au conflit central capital-travail qui structure le mode de production capitaliste en tant que tel. stathis kouvélakis.

Que Marx ait une conception politique des classes veut dire que Marx comprend que, dans les classes sociales telles qu’elles apparaissent, il y a une part de construction et de contingence. Mais, contrairement à ce que dit par exemple Ernersto Laclau, les forces politiques ne sont pas des pures construc-

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« La gauche radicale en France est encore hantée par bien des préjugés sur Marx et la politique, ce qui empêche de formuler certains enjeux contemporains. » tions, et leur mode de constitution est ancré dans des déterminations structurales, des rapports de production et de reproduction sociales. Certes, on trouvera quelques textes de jeunesse, dans lesquels le prolétariat apparaît de façon quelque peu idéalisée comme investi d’une “mission” révolutionnaire. En réalité, Marx a passé l’essentiel de sa vie en Angleterre, un pays où le mouvement ouvrier, très puissant, était pourtant sur des positions politiquement très modérées. Marx comprend alors que la radicalité du mouvement ouvrier n’est pas inscrite d’avance dans la logique de développement des forces productives, ou dans un fait sociologique, mais qu’elle dépend de tout un ensemble de médiations politiques, idéologiques, culturelles. C’est pour cela qu’aux yeux de Marx, l’attitude vis-à-vis de la situation coloniale en Irlande est le test de vérité du mouvement ouvrier britannique, et représente l’opérateur d’une radicalisation possible. regards. Ne faut-il pas, en définitive retenir la lecture de Rosa Luxembourg et, par la suite, de Hannah Arendt ? Celle d’une idée marxiste de la politique, organisée autour de comités populaires qui, dans l’action, forgent des alliances inédites, expérimentent de nouvelles formes d’émancipation ? N’est-ce pas la grande leçon de Marx : c’est dans l’action et la transformation publiques que se forgent les nouveaux objets, les nouvelles pratiques, les nouvelles formes politiques ?

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isabelle garo.

Tout à fait d’accord. La question est de savoir pourquoi cette importance chez Marx de l’invention politique est passée inaperçue. Le fait que Marx ait été caricaturé, simplifié, la fabrication d’un marxisme stalinisé ont lourdement pesé et pèsent encore. Disons que sa conception de la politique est indissociable d’expériences qui font vivre cette idée de la politique, qui font exister ces esquisses de formes politiques nouvelles, qui sont les moyens d’un véritable dépassement du capitalisme. Faute de lien à des pratiques de masse, à des mobilisations de grande ampleur, le marxisme tend à se rétracter en théorie pure. Mais l’invention politique ne se décrète pas, même si le travail théorique y participe. Cette conviction est ce qui donne son unité à ce petit livre.

regards. Ne retrouve-t-on pas cette idée de la politique à l’œuvre dans des expériences comme celles qui ont cours en Espagne ? À Barcelone, où la politisation se produit autour de questions comme la violence policière, l’électricité, le logement, mais où cette politisation de la vie quotidienne est inséparable d’une réflexion sur les modalités de gouvernement, et l’exercice du pouvoir ?

Isabelle Garo. Nous pensions bien sûr à ce contexte. Concernant Podemos, il s’agit évidemment de savoir comment concilier des formes de démocratie et d’intervention locales avec une structuration relativement verticale et surtout avec des orientations globales, qui restent à préciser. Ces questions sur les formes d’organisation sont d’une grande actualité, d’une grande urgence même. Pour nous, ce livre est une façon d’intervenir dans ce débat et d’appeler à l’élargir. Il nous semble important de réactiver ces traits essentiels du marxisme : son caractère international et le débat critique, même vif, informé.


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stathis kouvélakis. Nous avons pensé au présent avec l’idée que pour gagner, pas simplement pour résister, pour remporter des victoires même partielles « il ne faut pas avoir peur de la politique », comme disait Gramsci. Chaque fois que le mouvement ouvrier, que les classes dominées ont peur de la politique, c’est qu’ils sont dans une position subalterne. Pour en sortir il faut réinvestir le terrain politique, mais précisément pour le transformer. C’est d’autant plus vrai à l’heure où le néolibéralisme emporte avec lui une véritable dé-démocratisation qui confirme de façon éclatante que capitalisme et démocratie sont, en définitive, incompatibles. regards. Comment sortir de la dé-démocratisation, de la dépolitisation, de l’étatisation de la politique, qui affecte également nos pratiques et nos outils politiques ?

ce qui empêche de formuler certains enjeux contemporains, d’aborder la question stratégique dans toute son ampleur. Mais il ne s’agit surtout pas de chercher des vérités toutes prêtes chez Marx. Car on voit aussi resurgir un marxisme “orthodoxe”, nostalgique du stalinisme. Ce sont deux positions – ignorance et sectarisme – qui au fond, s’accommodent très bien l’une de l’autre. Elles rendent impossible l’intervention intellectuelle et politique dont nous avons besoin aujourd’hui. Bref, avec ce livre, nous voulons donner à voir un marxisme ouvert et combatif à la fois, capable de féconder l’activité politique et militante, et théoriquement charpenté. ■ propos recueillis par gildas le dem

stathis kouvélakis.

La crise historique du mouvement ouvrier n’est évidemment pas résolue par des expériences, même très intéressantes, qui adviennent ici ou là. Il s’agit de remettre au travail une modalité de réflexion autocritique, notamment par rapport à un héritage historique auquel il faut encore se mesurer. Et cette modalité de réflexion autocritique ne peut évidemment pas faire l’impasse sur la critique, notamment d’inspiration trotskyste ou sartrienne, des phénomènes de bureaucratisation et d’institutionnalisation étatique. Les crises qui nous affectent aujourd’hui ne sont pas nouvelles ; elles peuvent et doivent être repensées dans le cadre des courants critiques du marxisme, d’ailleurs très précoces et toujours vivaces recommencées, qui se nourrissent notamment de l’apport de Trotsky, de Gramsci ou de Sartre. isabelle garo. La gauche radicale en France est encore hantée par bien des préjugés sur Marx et la politique,

Marx politique, dirigé par Jean-Numa Ducange et Isabelle Garo (contributions de Kevin Anderson, Antoine Artous, Guillaume Fondu, Stathis Kouvélakis, Ellen Meiksins Wood), Éditions La Dispute, 18 euros.

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C’est la première fois dans la littérature française qu’un personnage porte le nom d’un produit pharmaceutique : le Subutex est un médicament de substitution aux opiacés, très prisés des héroïnomanes. C’est intelligent pour deux raisons. D’une part, parce qu’on peut raisonnablement penser qu’aujourd’hui Flaubert écrirait plutôt Madame Lexomil que Madame Bovary, et Zola Les Viagra-Debridat plutôt que Les Rougon-Macquart. D’autre part parce que Virginie Despentes essaie de nous rendre accro à sa trilogie Vernon Subutex. Après tout, les écrivains, les lecteurs et les cocaïnomanes ont tous la même morale : « Jamais un jour sans une ligne. » Et ça marche. Je viens à peine de finir le tome 2 que je me griffe déjà les bras comme un junkie en manque à l’idée qu’il va me falloir attendre jusqu’en décembre pour découvrir la suite. Vernon Subutex (qui doit certainement son prénom au pseudo “Série Noire” de Boris Vian) aura été un de ces disquaires qui a vécu ce que vivent les disquaires : il a

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fermé boutique. En attendant, il aura été le fournisseur à Paris de cette drogue de substitution que fut le rock pour toute une génération qui avoisine aujourd’hui les cinquante ans. Celle de Despentes. Qui, rappelons-le, a été disquaire, a joué dans un groupe de rock, a fait partie de ce qu’on appelait alors la raya des Bérurier Noir, ces fans qui suivaient leurs tournées, a traduit l’autobiographie de Dee Dee Ramone, Mort aux Ramones, que nous sommes nombreux à tenir pour un chef-d’œuvre de la littérature, rock ou pas. Un livre que Philippe Manœuvre, à l’époque compagnon de Despentes, décrivait ainsi dans sa préface de 2002 : « Du Jules Vallès, branché 220 volts. » Il fallait être l’un des meilleurs critiques, rock ou pas, de France pour penser pareille comparaison. Qui vaut bien sûr aussi pour le style de Virginie Despentes, comme cela n’a pas échappé à M. Birnbaum du Monde des livres qui, folle audace, s’est mis à assimiler l’auteur de Baise-Moi avec celui du Bachelier sans citer sa source. Dont acte.

Illustration Alexandra Compain-Tissier

SUBUTEX INTÉGRAL

arnaud viviant

Romancier et critique littéraire

Les quinquas de Despentes sont tous en petite forme : précarisés, aigris pour certains, mal dans leur peau et dans leur sexe au point de vouloir parfois en changer, virant à droite, voire à l’extrême droite. Mais si le rock est devenu aujourd’hui, comme le dit l’un d’entre eux, « une usine à pisse », ils l’ont connu lorsqu’il était encore « un trésor entre les mains d’une bande d’inadaptés ». Et ils en ont gardé, malgré tout, une qualité qui les dessert aujourd’hui : ils n’obéissent pas. C’est sur ce point que la comparaison avec l’anarchiste Vallès est vraiment valide. Je n’ai pas l’intention de vous raconter plus avant l’histoire, de vous spoiler votre grande lecture de l’été. Sachez seulement qu’à la fin du tome 1, je n’avais aucune idée de ce qui passerait dans le 2. Et qu’à la fin du 2, je me demande vraiment de ce qui va se passer dans le 3. Je suis addict. En attendant décembre, je relis Dee Dee Ramone et Jules Vallès. 


CHRONIQUE

Virginie Despentes, Vernon subutex, tome 1, Grasset, 19,90 euros.

Virginie Despentes, Vernon subutex, tome 2, Grasset, 19,90 euros.

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MORIARTY, BELLE FAMILLE

Huit ans après le succès de la chanson Jimmy, Moriarty sort Epitaph, son quatrième album. À la fois électronique et folk, explosive et mélancolique, rétro et incroyablement créative, la musique de Moriarty ne ressemble à aucune autre : le fonctionnement du groupe non plus. par clémence hérout photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER


C

« C’est quoi, ça ?... Ah oui, les cuillères de Rosemary. » « On ne devrait pas refaire Ginger Joe, vu qu’on l’a ratée hier ? » « Tu m’aides avec l’enceinte ? » « Est-ce qu’on peut baisser les projecteurs face ? » Sur le plateau du Colisée de Lens où Moriarty joue ce soir, difficile de distinguer les musiciens des techniciens dans l’atmosphère bruyante et studieuse de la préparation du concert : tout le monde décharge le camion, branche les amplis, déroule les câbles ou sort les instruments dans un bazar parfaitement organisé. Enora, Nieves, Guillaume et Morgan, les techniciens, se mêlent harmonieusement au groupe qu’ils suivent sur toutes les tournées, parfois depuis plusieurs années. L’ART DU DÉSACCORD Car Moriarty n’est pas un groupe comme les autres : en les regardant travailler, ce n’est d’ailleurs pas le mot “groupe” qui vient à l’esprit pour les définir, mais “collectif ”. Arthur, qui amorce naturellement la discussion en accordant une guitare, définit le collectif comme la première forme d’organisation politique. De ses études de sociologie, il garde l’envie d’établir une typologie des groupes de musique en fonction de leur mode d’exercice du pouvoir : « Quand tu sais comment fonctionnaient Les Beatles, ça donne moins envie d’aimer John Lennon...» Pour autant, il n’est pas certain que le terme d’horizontalité définisse le fonctionnement du groupe : « Moriarty reste un groupe sans leader. Mais il y a toujours des conflits, des enjeux de pouvoir, des alliances, des retournements d’alliances... Faire partie de Moriarty m’a presque davantage appris en termes de vie en collectivité que de musique. » Conflit : le mot est lâché en moins de deux minutes. L’art de Moriarty serait-il le parfait exemple du caractère productif de l’engueulade ? Arthur déroule ainsi tous les sujets de désaccords du groupe : la conception du droit d’auteur, la diffusion de leurs chansons, la présence sur les réseaux sociaux, et bien sûr la musique. « On s’inscrit beaucoup dans la contradiction quand on parle des chansons. Finalement, cela se passe beaucoup mieux quand on joue. »

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Moriarty

Groupe de musique franco-américain fondé en 1995.

Chaque morceau met ainsi plusieurs années à être finalisé. « Est-ce que cela irait plus vite si le groupe avait un dictateur ? », se demande Rosemary plus tard dans la soirée. « Ça irait plus vite. Mais ça serait moins bien », tranche Stephan. S’il ne pense pas non plus que le collectif soit une aventure facile, il reste persuadé que la dynamique de Moriarty serait brisée par la prise de pouvoir de l’un sur les autres. « Évidemment, c’est difficile de nous réconcilier lorsque je ressens une émotion et que les autres, non. Tout comme je peux trouver brutal qu’Arthur se mette à jouer une mélodie burlesque sur ma ligne de guitare sombre et mélancolique. La contradiction est violente sur le moment, mais, au final, je me rends compte que ce n’est pas si mal : si j’avais tout écrit seul, le morceau aurait été plus plat. Alors on s’y fait. »


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« Faire partie de Moriarty m’a presque davantage appris en termes de vie en collectivité que de musique. » Arthur

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LA VIE ENSEMBLE La discussion avec Rosemary s’oriente rapidement sur le même sujet : « Nous sommes six personnalités différentes. Mais il est possible de faire en sorte que nos visions différentes amènent plus de richesses que de contradictions. Je ne sais pas ce qui nous lie, mais ce qui est sûr, c’est que nous avons un plaisir fou à faire de la musique ensemble : il y a quelque chose d’organique entre nous. C’est difficile à expliquer. » C’est peut-être difficile à expliquer, mais cela se voit : alors que chacun accordait ses instruments dans son coin, il a suffi que Rosemary revienne de la piscine, traverse la scène et se poste au micro pour que le groupe se forme instantanément. En quelques secondes, le brouhaha s’évanouit, les individualités s’effacent, la musique commence, et Moriarty apparaît. Pendant la répétition qui précède le concert, les disputes sur le rythme d’une chanson ou l’harmonie d’une autre arrivent vite. Vus de l’extérieur, les conflits semblent modérés, voire carrément anecdotiques. En fait, leur insistance à souligner ce qui les différencie est amusante tant leurs confidences se révèlent concordantes. Et lorsqu’on les interroge ensemble, leurs déclarations se rejoignent et s’entremêlent tellement qu’il est impossible, en relisant les notes, de distinguer qui a dit quoi : plus ils détaillent leurs divergences, et plus les Moriarty ne font qu’un. Rosemary, Stephan et Vincent en rigolent: « Nous passons notre vie ensemble. Cela serait comme travailler avec ses frères et sœurs ou partir en vacances avec ses collègues de bureau. Nous partageons une intimité qui est essentielle sur la longueur : il est important de se soutenir les uns les autres. Mais il y a aussi des jours où les gens s’insupportent, comme dans une famille. Quand deux frères se prennent la tête, il n’y a rien à faire pour les réconcilier et ça passe : il faut accepter cela. » HORS DES SENTIERS BATTUS Plutôt qu’un collectif, Moriarty serait une famille d’un drôle de genre, cinq frères et une sœur qui partagent une intimité et un socle fondamental sans pour autant abandonner leur singularité. C’est d’ailleurs aussi le vocabulaire familial qui revient lorsque l’on évoque

leur décision de quitter la maison de disques Naïve pour fonder leur propre label. « Comme nous avions peu d’expérience à l’enregistrement du premier album, il était sans doute bénéfique d’être épaulés. Mais nous avions besoin de nous émanciper et de continuer seuls sans la présence d’un papa validant chacun de nos choix : tout est géré et critiqué au sein du groupe, sans figure paternelle extérieure. » Se séparer de Naïve n’a pourtant rien d’une crise d’adolescence : Moriarty conquiert sa liberté, mais trace aussi sa route de manière durable. Le groupe s’aventure hors des sentiers battus, et ça marche : Moriarty a aujourd’hui quatre albums à son actif, auxquels il faut ajouter quatre bandes originales de films, des tournées internationales, une pièce de théâtre radiophonique, des ateliers pour les enfants et des participations à des spectacles. L’autoproduction n’est pour autant pas synonyme d’économie de moyens : à rebours de la plupart des maisons de disques qui contribuent à creuser leur propre tombe en investissant de moins en moins dans les supports physiques de la musique, Moriarty édite des objets qui nous font regretter d’avoir écouté leur dernier album sur Deezer. Non seulement Epitaph est également sorti en vinyle, mais le CD est séduisant : la couverture est en tissu, le format atypique, le livret, dessiné par Stephan, splendide. Rosemary explique : « Nous avons fait le choix d’éditer un objet qui coûte cher à fabriquer, et qui aurait sans doute été refusé par un producteur. Je ne suis pas sûre qu’une maison de disques comprenne ce qui est bien pour nous, à beaucoup de niveaux. » L’INDÉPENDANCE ET LES RESPONSABILITÉS L’indépendance permet surtout à Moriarty de suivre son propre rythme, comme l’indiquent Rosemary et Stephan : « Nous avons beaucoup retravaillé Epitaph. L’album est sorti plus tard que prévu et nous a fait rater beaucoup de festivals. C’est toujours un problème, car les producteurs, tourneurs, programmateurs... ont besoin d’un planning. Mais est-ce qu’on sort les disques pour coller à un planning ou pour être content de son travail ? Les questions commerciales et artistiques ne collent pas toujours. Nous avons

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besoin de cette flexibilité, car nous ne savons jamais si une chanson sera terminée dans trois semaines ou dans six mois. En tant qu’indépendants, nous assumons cette responsabilité. » Financièrement, les membres du groupe ne sont pas complètement dépendants de l’économie de Moriarty, et tous conduisent des projets de leur côté. Ils se partagent les droits d’auteurs de la musique en six parts, et ceux des textes en trois : Rosemary, Arthur et Stephan. À l’exception notable de Jimmy, dont le succès a conduit à répartir les droits des textes et de la musique à égalité entre tous les membres du groupe. Sans doute parce qu’ils sont auteurs des paroles, Rosemary, Stephan et Arthur sont aussi ceux qui répondent le plus souvent aux sollicitations des journalistes. Si Rosemary estime que tout le monde dans le groupe devrait pouvoir donner des interviews, elle reste particulièrement demandée par les médias du fait de son double statut d’autrice et de chanteuse. « Nous fonctionnons peut-être davantage sur le partage des tâches que celui du pouvoir », conclut-elle. Arthur remarque qu’il répond beaucoup aux journalistes, mais note : « Ce ne sont pas nécessairement ceux qui ont le plus d’aisance qui ont les choses les plus intéressantes à dire. Il y a peut-être une forme de timidité chez certains, mais je suis surtout persuadé qu’ils ne se sentent pas légitimes. » Vincent, lui, répondra après hésitation : « Je ne sais pas trop pourquoi je réponds moins aux interviews. On est peut-être déjà assez nombreux pour ne pas avoir à en rajouter... » CARNET DE VOYAGE S’il prend moins la parole dans les médias, Éric est prolixe lorsqu’on le branche sur les instruments qu’il est en train d’installer. Sa batterie n’a rien de classique : la grosse caisse est rafistolée de scotch (« On l’a trouvée dans un club à Londres, et on a pensé qu’elle sonnait super bien ! »), le tambourin provient de la batucada, musique traditionnelle brésilienne, la vieille valise en

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« Nous avons un plaisir fou à faire de la musique ensemble : il y a quelque chose d’organique entre nous. C’est difficile à expliquer. » Rosemary cuir à la doublure fleurie qui lui sert à transporter ses baguettes devient percussion une fois une pédale installée devant, la petite cloche est tibétaine... Arthur montre son harmonium indien, curieux mélange entre un harmonium d’église et un accordéon, acheté en Inde. Les instruments de Moriarty sont en effet à l’image de leur musique, qu’ils influencent aussi : une sorte de carnet de voyage fabriqué à partir d’influences, de trouvailles et de souvenirs. Stephan tient d’ailleurs un journal: parce que la route efface les souvenirs de tournée, il dessine et photographie les lieux et les gens pour constituer une mémoire collective. Il profite d’une pause autour d’une bière au bar du théâtre pour nous montrer ses images, dignes d’un photographe professionnel. Il espère un jour pouvoir les diffuser plus largement, peut-être à l’occasion de la sortie d’un coffret avec enregistrement live et livre photo. Éric vient nous redemander pour quel journal nous travaillons, et s’anime en entendant la réponse : « Je connais très bien Regards, mon grand-père était abonné ! Mais mon père a un peu lâché cet engagement-là. » Lui-même botte en touche quand on lui pose la question du militantisme : sans doute parce que Moriarty, loin de la chanson à thèse et des prises de position tonitruantes, pratique surtout l’engagement politique au quotidien. r clémence hérout


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PRÉAVIS DE RÊVE*

Illustration Alexandra Compain-Tissier

« Mais qui dit que la guerre est finie ? Parce que vous ne voyez pas ceux qui sont morts, car on ne vous a appris à les reconnaître que par leurs tenues militaires souillées de sang ? Or, ne sont-ils pas victimes de guerre ces chômeurs en rang dans les tranchées au petit matin à la recherche d’un emploi qu’ils ne trouvent pas ? Ne sont-elles pas en tenue militaire ces loques humaines qui errent dans la rue à la recherche d’un

clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

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morceau de pain ? N’est-elle pas de sang la lettre de licenciement ? Les bombardiers ne volent plus dans le ciel, ils ne jettent plus de bombes avec fracas et explosions. Les nouvelles armes sont les bourses financières, les lois qui apportent la misère, l’armée de réserve des chômeurs. » Ce n’est pas commun, ces vers sont écrits par un ministre. Professeur associé à l’École de médecine de l’université Aristote à Thessalonique, Tassos Kourakis a publié cinq recueils de poésie. Ce syndicaliste au verbe haut est aujourd’hui ministre délégué au ministère de l’Éducation, de la Culture et des Cultes du gouvernement Syriza en Grèce. L’homme est porté, emporté par l’élan populaire qui transforme la routine institutionnelle en actes de subversion, les mots qui sonnent creux en signifiants tranchants, la pose monarchique de bien des ministres en figure de la dignité populaire. Ce sont tous ces décalages que portent les Grecs aujourd’hui. Une leçon de mots et de choses. Le printemps est reporté jusqu’à nouvel ordre : le titre du livre poétique de Kourakis, qui vient de paraître en

français chez L’Harmattan, pourrait être inscrit sur une grande banderole un jour d’occupation de place. « Rejoignez ceux qui refusent les rôles assignés car ils préparent la riposte pour défendre la vie », nous assène le ministre-poète. Comment ne pas le suivre ? « Nous ne sommes pas ce que nous refusons Nous sommes ce que nous ne refusons pas. » À Madrid, à Barcelone, avec Podemos en Espagne, s’invente aussi une appropriation nouvelle des mots pour énoncer le réel, dénoncer l’ordre existant. Conquérir l’hégémonie culturelle qui précède les victoires politiques, nous dit Gramsci, suppose un langage capable d’imposer un imaginaire de transformation sociale tout en collant aux réalités, aux aspirations, aux formes de l’époque. Ce qui frappe dans Podemos, sûr que nous pouvons, l’ouvrage collectif qui vient de paraître en France aux éditions Indigènes, c’est l’assurance d’un verbe débarrassé des formules toutes faites de la gauche radicale classique. Le propos est simple et


Carolina Bescansa, Inigo Errejon, Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero, Podemos, sûr que nous pouvons !, Indigènes éditions

Tassos Kourakis, Le printemps est reporté jusqu’à nouvel ordre, L’Harmattan

aiguisé, il ne tombe pas des mains. La bande des quatre – Carolina Bescansa, Inigo Errejon, Pablo Iglesias et Juan Carlos Monedero – qui a bousculé la vie politique espagnole y raconte une aventure, des colères, une ambition. En un mot : comment ils ont réussi à percer et pour quoi faire. Certains de leurs partis pris sont discutés et discutables, mais ils s’intéressent à la forme à même de rendre contagieux le cœur de notre message politique. L’expérience réussie de La Tuerka, leur propre émission de débat télévisé, est née d’une conviction, ainsi résumée par Pablo Iglesias : « La gauche dit que la télévision abrutit ; que dans un débat informel on ne peut pas discuter ; qu’on ne peut pas bien présenter les arguments ; qu’il faut faire des exposés d’au moins une demiheure ; que ce format de discussion à la télévision est un cirque… Nous pensons tout le contraire. » Il est question de la transmission du discours, de la qualité des mots agencés, de la modernité de l’expression. Adressé aux Européens, le prologue du livre commence par cette

phrase qui résume l’état d’esprit de Podemos : « Nous étions fatigués d’être fatigués. Alors, nous nous sommes mis en marche. » Elles et ils ont décidé de faire de la politique, « mais pas comme eux ». Pour sortir de ce qu’ils considèrent comme le piège de l’idéologie, les leaders de Podemos ont proposé un pacte : « Nous allons parler de ce que nous partageons, nous allons mettre un visage sur ceux qui paient le prix d’une crise qui en vérité est une escroquerie. Nous allons aussi regarder dans les yeux les 1 % de personnes qui accumulent les biens de 99 %. » La Grèce et l’Espagne soufflent sur les braises de l’espoir. Laissonsnous porter par le flot du récit, il annonce l’ouverture des possibles : « Dans les eaux stagnantes, les ondes d’une pierre jetée au centre atteignent les rives avec la puissance de l’effet de surprise. Là où sont les gens. Nous avons jeté une pierre dans l’étang. Et les vagues ont rencontré un peuple éveillé. »  * Slogan du collectif Utopiste debout arboré dans les manifestations récentes en France, sur la modèle des fameux “Je lutte des classes” ou “Rêve générale”.


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