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Geoffroy de lagasnerie PHILOSOPHE, SOCIOLOGUE, AUTEUR DE « La conscience politique » éditions fayard ENTRETIEN RÉALISÉ PAR PIERRE JACQUEMAIN ET PABLO PILLAUD VIVIEN À RETROUVER SUR YOUTUBE ET EN PODCAST


Geoffroy de Lagasnerie, philosophe, sociologue, vient de publier La conscience politique aux Editions Fayard. Un ouvrage qui offre une réflexion très affinée de ce qu’est « la politique ». Ou plutôt de ce qu’on en perçoit de manière erronée. Donc de ce qu’elle n’est pas. L’auteur interroge les formes mythologiques qui structurent le champ de la pensée politique et revient sur des concepts vides de sens : démocratie, peuple, souveraineté populaire, citoyen. Un livre passionnant qui tente de décrire la réalité de nos expériences tout en construisant un nouveau langage. Entretien.

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regards. Vous dites que « la politique est un monologue ». Ça n’est pas par hasard que vous reprenez le champ lexical du théâtre parce que la politique, c’est à la fois une scène mais c’est aussi un langage. Le même langage. Et justement, ce qui vous frappe, c’est l’homogénéité du langage politique... geoffroy de lagasnerie.

Très souvent la politique est pensée sous la figure du dialogue : on discute et on se met d’accord, à plusieurs, pour des règles. En disant que la politique est un monologue, j’ai voulu dire qu’en fait, si on discute et qu’on est d’accord, il n’y a pas besoin de faire de politique. Précisément, la politique commence au moment où l’on doit affronter la position qu’on occupe ou les choix que l’on fait par rapport à quelqu’un qui ne le veut pas. Dans ce moment crucial, la politique est une réflexion de soi à soi : on se pose la question de savoir quels droits on se donne d’exercer de la violence ou de contraindre à vivre quelqu’un d’autre dans un monde qu’il ne veut pas, qu’il a parfois raison de ne pas le vouloir. De fait, on se trouve pris, comme moi, comme vous, dans le même Etat malgré nous. La politique, c’est le moment où il y a quelque chose de l’ordre de l’irréconciliable, de l’ordre de l’antagonisme radical qui se met en place. Or, ce qui me frappe, c’est que le langage politique qu’on utilise tout

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Quand les gens utilisent des mots identiques pour prendre des positions différentes, c’est la preuve qu’on a affaire à un inconscient. le temps est un langage qui veut évacuer cette question. On utilise des mots qui sont des mots totalisant et homogénéisant : le peuple qui décide, la souveraineté populaire, les citoyens éclairés… On fait en sorte que la politique soit un endroit où l’on est tous d’accord en voulant gommer l’angoisse fondamentale de la politique qui consiste à s’approprier des instruments coercitifs, et notamment l’Etat, pour imposer à d’autres qui n’en veulent pas, une volonté qu’ils ne reconnaissent pas comme légitime. De ce point de vue-là, la politique est un monologue. C’est aussi un monologue si on regarde la question de l’homogénéité du langage politique : normalement, la politique, et notamment ce qu’on appelle la démocratie – qui est un mot que je n’utilise plus – devrait être le champ de l’expérience, où l’on essaie de penser, d’expérimenter des différends. Or, paradoxalement, ce que l’on observe, c’est une homogénéité et une petitesse du vocabulaire disponible. Dès que l’on veut penser la politique, on a le mot citoyen que l’on peut aussi bien utiliser à droite comme à gauche, on a les mots peuple, souveraineté, légitimité.

Emmanuel Macron va pouvoir dire par exemple : « J’ai été élu par le peuple français ». Mais ça n’est pas vrai parce que, concrètement, les gens qui l’ont élu, ne sont qu’une petite partie des individus présents sur notre territoire, qui ont le droit de vote et qui sont allés voter. Il s’agit là d’une petite partie d’une petite partie donc ça n’est certainement pas les Français. Et puis il y a celles et ceux qui vont s’opposer à lui, le mouvement social notamment, comme on l’a vu au moment des gilets jaunes. Eux aussi disent parfois : « c’est nous le peuple, c’est nous qui représentons la souveraineté populaire contre vous qui êtes un oligarque ». De fait, on utilise le même dispositif de pensée : on croit avoir le peuple avec soi contre quelqu’un qui ne l’a pas et l’usurpe mais en fait on ne fait que renverser les termes. Quand les gens utilisent des mots identiques pour prendre des positions différentes, c’est la preuve qu’on a affaire à un inconscient. C’est ce que Michel Foucault appelle une épistémè politique. Quand il pensait le structuralisme et le champ social dans Les mots et les choses, il disait : « Il ne faut pas regarder ce sur quoi les gens sont en désaccord ; il ne faut pas regarder ce

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voulons nous protéger, ditesvous. Nous protéger de quoi ?

Ça n’est pas agréable de se dire que nos vies sont vécues sur le mode de l’imposition ou de la contrainte

sur quoi les gens se disputent. » Quand on fait de l’ethnographie d’un champ, il faut se demander quelles sont les positions, les différences et quels sont les antagonismes. Il faut regarder ce sur quoi les gens ne débattent pas, ce sur quoi les gens sont d’accord pour ne pas débattre et notamment les mots qui vont faire consensus pour être le lieu de l’expression des dissidences. Aujourd’hui, l’inconscient politique que j’essaie de mettre en place est avant tout dans ce qui nous produit comme sujet politique, comme sujet parlant de l’extrême gauche à la droite – voire à l’extrême droite –, et il faut essayer de le comprendre et de le déconstruire pour un construire un autre. regards.

Vous dites que la fonction du langage politique n’est pas de nommer mais de masquer. Peut-être parce que nous

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geoffroy de lagasnerie.

Je pense qu’il y a une très grande brutalité du fait politique. Être un être politique, c’est d’abord être jeté au monde dans un endroit qu’on ne veut pas et qu’on n’a jamais choisi. On est dans un Etat qui a été structuré par la volonté de l’autre : il y a des abattoirs, des prisons, un système pénal, un système économique, de l’impérialisme, du racisme, de la police et on se trouve pris dans un monde qu’on n’a jamais voulu, qu’on n’a jamais décidé et que d’autres ont créé pour soi. Il y a donc une expérience de l’extranéité, de l’étrangeté qui est fondamentale à l’expérience politique - une tristesse en somme. Dans ce livre, je fais souvent référence à l’opéra rock Starmania avec la chanson de La serveuse automate qui dit : « J’ai pas demandé à venir au monde. Et j’’aimerais seulement qu’on me fiche la paix ». Il y a une dureté du fait politique. Une dureté de devoir vivre des vies que l’on n’a jamais choisies, que l’on n’a jamais voulues et que l’on sera sans doute, pour beaucoup d’entre nous, jamais capable d’influencer suffisamment pour en infléchir les cadres. Cette espèce d’angoisse de la tristesse, de l’antagonisme, de la violence qui est le fondement de nos vies, rend les choses peu agréables : ça n’est pas agréable de se dire que nos vies sont vécues sur le mode de l’imposition ou de

la contrainte. On cherche donc des mots pour ne pas le désigner. De ce point de vue-là, le langage, qui est normalement un instrument de clarification, de transmission, de médiation, va avoir une fonction très particulière : celle de la mystification. Il y a une très belle analyse de Sigmund Freud qui dit que les sociétés passent leur temps à mettre des esprits à la place de la réalité : elles ne veulent pas se confronter à la brutalité mécanique du monde et donc elle peuple le monde d’esprits. Ça va être les esprits qui expliquent qu’il y a des malheurs et des malédictions, les esprits qui expliquent la pluie ou les catastrophes. Les sociétés inventent les esprits parce qu’elles veulent donner du sens aux catastrophes plutôt que de regarder objectivement comment fonctionnent un climat, une société ou un inconscient. Freud dit que la science c’est ce qui substitue du mécanisme à l’esprit. Je pense que la théorie politique, notre univers politique, n’est pas sorti de la religion et de la production d’esprit. regards. Vous faite du Leviathan de Thomas Hobbes le point de départ de votre réflexion. Lui, fait du choix l’origine du sujet politique alors qu’en réalité, c’est l’Etat qui structure et conditionne les choix. Ils s’imposent à lui dans une sorte d’appartenance obligatoire. « L’Etat me fait entrer en lui de force », comme l’écrit Thomas Bern-


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hard. En quoi ces deux lectures impactent-elles notre regard sur la politique ? geoffroy de lagasnerie.

J’ai fait, comme tout le monde, de la philosophie au lycée et, comme tout le monde, j’ai eu des cours sur le contrat social. Les hommes politiques le disent : « Une société, ce sont des individus qui contractent pour donner des droits au souverain et, en échange, ils ont la protection et la sécurité. » Thomas Hobbes dans le Leviathan affirme qu’il y a deux manières par lesquelles vous entrez dans un sujet politique : soit vous faites une République – qu’il appelle institutions – c’est-à-dire que vous vous mettez d’accord avec des gens et vous créez votre souverain, soit il vient vous voir dans le cadre d’une conquête coloniale et il vous dit : « ou tu m’obéis, ou tu meurs ». Dans les deux cas, la République d’institutions et la République coloniale, il y a un choix qui est au principe de l’appartenance politique. En quelques sortes, vous vous constituez comme sujet par un acte volontaire. Tous les théoriciens qui utilisent le concept de contrat social utilisent une narration du sujet politique qui est en rupture totale avec la vérité de l’expérience de 99% des gens présents sur Terre, à savoir que, lorsque nous sommes nés, nous avons été jetés au monde sur un territoire : ce jour-là, nous recevons des papiers alors que l’on ne peut même pas parler. On reçoit une

identité et c’est l’ordre juridique ou l’Etat qui nous le dit : « Voilà ta loi, si tu n’obéis pas, tu iras en prison ». La définition objective et réaliste de l’expérience politique, c’est la captation. Paradoxalement, l’Etat est peut-être une des seules formes que l’on ne peut pas fuir. On peut changer de partenaires, de métier, de région, on peut quitter sa femme ou son mari, on peut toujours partir quand on a un problème. Mais peut-être que l’une des seules formes institutionnelles qui nous dépossède de la capacité de partir, c’est l’Etat – puisqu’on ne peut pas récuser sa nationalité. On ne peut pas créer son propre Etat avec ses propres lois. Et si on devait définir l’Etat, c’est ce qu’on ne peut fuir, ce dont on ne peut partir. Il y a quelque chose d’étrange à ce que la réalité de l’expérience politique, ce soit la captation originaire, la prise d’otage, l’impossibilité de partir alors même que la théorie politique passe son temps à dire le contraire, c’est-à-dire que c’est le contrat, l’adhésion, le choix, la reconnaissance mutuelle. On a donc affaire à la fabrique un mythe qui est en déconnexion totale avec la réalité de notre expérience. La théorie, de ce point de vue-là, n’a pas une fonction d’élucidation de la vérité et n’a qu’une fonction purement mythologique. C’est étonnant de voir que les théoriciens de la politique, et même les hommes politiques, disent des choses qui ne veulent rien dire. Quand on dit ça, on vous dit que vous êtes naïf.

Il y a une forme d’auto-immunité du champ de la théorie politique. Je pense qu’il y a un droit à la naïveté dans la théorie : se dire « Est-ce que c’est vrai ? », « Est-ce que ça résiste à l’analyse ? » et il ne faut pas avoir peur de dire de Thomas Hobbes, Jean-Jacques Rousseau ou John Locke sont des mystificateurs.

On peut changer de partenaires, de métier, de région, on peut quitter sa femme ou son mari, on peut toujours partir quand on a un problème. Mais peut-être que l’une des seules formes institutionnelles qui nous dépossède de la capacité de partir, c’est l’Etat – puisqu’on ne peut pas récuser sa nationalité.

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Le populisme de gauche est une réponse au marxisme. C’est une critique interne à la gauche pour la rendre plus ouverte De fait, l’individu est privé de sa capacité à sortir du champ. Ça veut dire que la politique doit être pensée du point de vue de la position et non du point de l’adhésion – on va donc se situer du point de vue de la violence. Ça ouvre donc une question qui est théoriquement importante : est-ce que les Etats seraient plus justes si on avait le droit de sortie ? Voilà une grande réflexion dans les traditions qu’on associe à tort à la droite parce qu’elles sont plutôt d’origines libertariennes, ou libérales même, comme chez Friedrich Hayek, qui nous disent que la condition pour faire un Etat juste, c’est qu’ils autorisent le droit de sortie. Ils disent même que ça serait une façon d’inventer une sorte de marché des Etats. Mais tant qu’on n’a pas le droit de sortie, on ne pourra jamais présupposer qu’il y a une adhésion des individus. Cette idée-là est importante pour penser la migration par exemple : pour ces théoriciens-là, la migration, avant d’être un geste économique, est un geste politique : c’est le droit de vivre là où l’on veut et de sélectionner le droit avec lequel on veut vivre. Il n’y a aucune raison, parce que je suis né au Cameroun, au Kenya, en Egypte ou en France, d’y subir les lois. On ne doit rien à ces pays-là, nous sommes des indi-

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vidus libres. C’est pour cela que la migration inconditionnelle est un principe politique essentiel. regards.

Dans le livre, vous parlez de la fuite de Julian Assange : il a fui son Etat. Donc, dans une certaine mesure, il reste possible de sortir de l’imposition qui nous est faites à rester, non ? geoffroy de lagasnerie.

Dans une certaine mesure, c’est possible. Mais c’est intéressant parce que la théorie de la fuite présupposerait malgré tout une inclusion préalable alors que, de mon point de vue, l’idée qu’on appartient à l’Etat, n’est pas tout à fait vraie. On a une tendance dans notre réflexion à croire que, parce que l’Etat dit quelque chose, c’est vrai. Mais… est-ce que nous sommes Français ? Est-ce que nous avons quelque chose de nous qui fait que nous avons une appartenance politique à un corps qui s’appellerait la France ? Pour moi, c’est une mystification parce que nous sommes des individus confrontés à des contraintes extérieures. Parmi ces contraintes, il y a la nationalité et nous l’utilisons plus ou moins pour en faire quelque chose. Mais c’est vrai que dans les appétits des Etats à pourchasser les individus qui les ont mis en question,

il y a des individus qui essaient de s’en extraire : c’est le cas de Julian Assange ou d’Edward Snowden. Mais le geste de la récusation de nationalité n’est pas le cas pour Edward Snowden puisqu’il est encore Américain. Il n’a pas pu être déchu de sa nationalité. Et il est encore soumis à la possibilité, si la Russie le lâche comme l’Equateur a lâché Julian Assange, qu’il se retrouve à la prison à vie. Donc même là, ils n’ont pas véritablement réussi à sortir de l’Etat. La question, c’est : aujourd’hui, est-ce qu’un anarchiste peut vivre ? Où est-ce qu’un anarchiste peut parler ? Il n’y a pas aujourd’hui de protection supranationale par rapport à l’Etat. Même Hannah Arendt en parlait : est-ce qu’on ne pourrait pas parler de forme de protection par rapport à l’ONU ? Une apatridie positive qui protégerait des personnes comme Julian Assange c’est-à-dire rendre possible d’être un citoyen d’autre chose qu’un Etat. regards. Il y a un autre mot que vous interrogez dans le livre, très utilisé dans le langage politique, c’est le mot peuple. Vous rappelez que, pour Ernesto Laclau, la politique serait cette activité qui totaliserait ce qui existe en l’état qui serait dispersé dans le champ


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social. D’où le recours au peuple. À la théorie du peuple. Pourquoi le « peuple » fait-il partie de ce langage tronqué ? geoffroy de lagasnerie. Pour moi, c’est un mystère. Ce qui est vrai, c’est que si la mystification est inscrite dans la pensée politique, c’est parce que l’idée politique en tant que telle est une mystification. L’idée selon laquelle il existe quelque chose qui est en excès par rapport à nos identités sociales, sexuelles, raciales, par rapport au combat objectif qui se mène dans le monde social et l’idée selon laquelle les luttes sectorielles, spécifiques, locales, devraient être rassemblées par quelque chose de plus grand qu’on appellerait la politique, tout ceci est une mystification. La théorie politique est mystique et ça se voit quand elle emploie des mots qui ne valent que pour elle : de mots comme peuple, citoyen, démocratie, volonté générale, etc. Il s’agit là de mots spécifiques, comme si nous étions scindés, comme si nous n’étions que parfois des gays, des femmes voilées, des musulmans, des noirs, des prisonniers. Et tout d’un coup, quand il s’agit de politique, nous étions des citoyens, ensemble dans un corps politique. C’est un pur mythe. La société se réduit à ce qu’elle est, c’est-à-dire un ensemble des processus de domination et d’exploitation. Ernesto Laclau le dit d’ailleurs de manière très belle – et Chantal Mouffe aussi –quand il

veut, malgré tout, sauver la théorie politique : en fait : pour articuler l’ensemble des luttes qui se déploient dans le champ social, et pour créer un peuple, il faut arriver à trouver un dénominateur qui permet d’articuler des demandes singulières. Mais ce qu’il appelle le peuple, est un signifiant vide. Donc il n’y a que le vide qui peut articuler le peuple. Moi, je dis que si on constate, comme théoricien, que la condition pour faire une théorie politique, c’est du vide, alors disons que c’est du vide, du néant, du mystique plutôt que de vouloir sauver à tout prix une idée dont on sait qu’elle est mystificatrice. Je consacre pas mal de temps au populisme de gauche, les théories d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, parce qu’il y a des critiques injustes qui leur sont faites. C’est un courant qui est né d’une idée très belle et très puissante : comment reconstruit-on quelque chose de l’ordre de la gauche et de la gauche radicale à l’heure de l’explosion des demandes sociales ? Dès la début, il s’agissait de dire : il y a le féminisme, l’antiracisme, les jeunes, l’écologie ou même les étudiants, ceux qu’Herbert Marcuse appelle les « marginaux improductifs ». La gauche doit prendre en charge toutes ces luttes. C’est ce qu’on appelle les chaines d’équivalence : c’est beau l’idée de se dire qu’il y a une équivalence entre le travail, l’antiracisme, le féminisme et le mouvement gay. Et Chantal Mouffe et Ernesto Laclau pensent

qu’il faut absolument articuler toutes ces luttes car il y a une angoisse devant la prolifération des mouvements. C’est cette articulation qu’on appelle le populisme de gauche. Le populisme de gauche n’est pas une réaction au populisme de droite. Le populisme de gauche est né dans les années 1970 avant les mouvements populistes de droite contemporains. Le populisme de gauche est une réponse au marxisme. C’est une critique interne à la gauche pour la rendre plus ouverte à toutes les luttes qui apparaissaient. Il s’agit de dire qu’il y a une équivalence entre toutes ces luttes qui doivent s’articuler dans quelque chose qui doit s’appeler le peuple. Ce que je pense c’est qu’on n’a pas besoin d’une théorie du peuple. On n’a pas besoin que la politique soit autre chose que ce que c’est, c’est-à-dire des luttes singulières qui se produisent. Beaucoup de gens critiquent le populisme de gauche en maintenant l’idée qu’il faudrait un programme commun, qu’il faudrait donner un horizon au-delà des luttes, qu’il faudrait unir les luttes : mais dès que l’on fait ça, on est dans le même cadre épistémologique que le populisme de gauche, c’est-à-dire que vous croyez à la politique. Et dès que vous croyez à la politique, pour moi, vous sombrez dans le mythe. regards. Vous dites que le peuple

est une construction politique. Quelle lecture faut-il avoir : eux/ nous, dominants/dominés ou

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Pourquoi dans la politique faudraitil être autre chose que ce que l’on est ? Pourquoi faudrait-il se mutiler dans nos identités spécifiques pour être un sujet politique ? Quelle étrange conception de la politique quand elle se fonde sur une dépolitisation du réel.

bien faut-il revenir à une classification plus classique, comme l’ont été les classes sociales ? Vous rappelez que Pierre Bourdieu justement hésitait lui-même sur l’invocation de catégories collectives à la fabrication du réelle… geoffroy de lagasnerie. Il faut déjà se demander s’il faut une lecture préalable aux luttes telles qu’elles émergent. Quand les agriculteurs déferlent à Paris sur leurs tracteurs

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pour se mobiliser, vous n’avez pas besoin d’un langage politique pour les comprendre. Une catégorie est pertinente pour lire le réel, pour moi, si elle est relationnelle, c’est-àdire si elle met en place un rapport de domination et si jamais elle est fondée sur des processus socioéconomiques ou culturels. Il y a des luttes singulières, spécifiques, éclatées, hétérogènes quand la politique, c’est seulement l’émergence discontinue, hétérogène, chaotique de toutes ces demandes. Il n’y a rien au-delà qui permet de leur donner une forme d’unité, de cohérence. Toute la gauche est toujours hantée par cette espèce de mutilation permanente qu’on fait subir au sujet politique. Pourquoi dans la politique faudrait-il être autre chose que ce que l’on est ? Pourquoi faudrait-il se mutiler dans nos identités spécifiques pour être un sujet politique ? Quelle étrange conception de la politique quand elle se fonde sur une dépolitisation du réel. Ce que je dis, c’est que le réel est politique en tant que tel, dans son émergence spontanée et que l’on n’a pas besoin d’une lecture supérieure à une lecture sociologique du réel. regards. Une partie de la gauche continue de dire que le peuple, c’est les 99%... geoffroy de lagasnerie.

La question, ce n’est pas le groupe, mais les rapports de domination. Je ne suis pas sûr que le clivage qui oppose-

rait les 99% aux 1%, soit un clivage politiquement très intéressant. Et même si on était 99 contre 1, on ne serait pas le peuple. Il y a toujours les voix absentes. Et peut-être que parmi les employés ou les ouvriers, il y aura des gens qui ne seront pas d’accord avec ce découpage ou les politiques qui seront menées. Quand on invoque ces catégories globales, ce n’est pas les 99% des gens qui utilisent ce vocabulaire. Je ne pense pas qu’un banquier d’affaires de la Défense, un paysan ou un ouvrier au chômage, vont se reconnaitre comme faisant partie d’un collectif spolié par l’oligarchie des 1%. En revanche, ceux qui utilisent ce vocabulaire, le font en utilisant une fiction qui leur permet d’avoir des privilèges mais qui n’est pas en accord avec la réalité de la manière dont les gens vont articuler leur expérience. J’ai beaucoup de mal avec les perceptions trop homogénéisantes du corps social. Je pense que la théorie de Pierre Bourdieu, dans La Distinction, fait voler en éclat l’idée de peuple ou des 99%. Une société, ce sont des classes et des processus multiples de domination. Ce qu’on appelle les 99%, c’est un fantasme. Je n’arrive pas à fonder une politique sur cette hypothèse-là. Après, si jamais on disait que dans le fonctionnement contemporain du capitalisme ou du néolibéralisme, il existait la preuve qu’un certain type de richesses seraient accaparés par un certain type de populations et que tous les autres en souffraient,


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il faudrait effectivement trouver un mot. Mais encore une fois, le langage des classes sociales suffit. On n’a pas besoin de dire peuple. regards. Vous vous interrogez sur les « voix absentes ». Vous vous posez la question des majorités silencieuses. Vous préférez toujours vous interroger sur qui n’est pas là dans une mobilisation. Pourquoi ? geoffroy de lagasnerie.

Le qui n’est pas là permet de dire la vérité du qui est là et qui se donne le privilège de dire nous sommes le peuple. J’avais écrit un texte sur Nuit Debout dans Le Monde qui disait qu’au fond, les gens qui se permettent de dire nous sommes le peuple, ce sont des gens qui peuvent se permettre de se penser comme universels. Et de penser que, lorsque c’est eux qui agissent,

tout le monde qui agit. C’est typique des dominants et de la petite bourgeoisie blanche et parisienne qui pense que quand elle agit, elle n’est pas une catégorie singulière – qu’elle est le peuple. Si vous vous intéressez à qui n’est pas là, vous vous intéressez aussi à qui est indifférent, qui ne sait même pas que ça se passe. Il y a une espèce d’inconscient bizarre qui consiste à vouloir mentir sur notre poids social pour avoir le droit de revendiquer le droit de se manifester publiquement. La base, c’est que même dans les processus révolutionnaires, il y plein de gens qui ne la font pas. Il y a plein de gens qui ne sont pas d’accord. Il y a des gens qui ne sont même pas au courant. Et on oublie toujours que la politique, c’est très souvent une minorité qui agit – et pas une majorité. Il y a un biais fondamental dans la théorie politique, qui est probablement lié au fait

qu’elle a été écrite par des hommes blancs, hétérosexuels, depuis cent ans. C’est ce qu’on appelle un biais actif : toujours mettre la politique du côté de l’activité. Si l’on regarde nos vies et celles de ceux qui vivent la politique, en réalité, on s’aperçoit que nos vies sont passives voire spectatrices. Une théorie politique réaliste, c’est une théorie du fait d’être spectateur des processus politiques. On ne peut pas fonder une réflexion politique sur la mythologie de la lutte comme lieu où tout le monde serait là. Il y a un côté usurpation dans la politique qu’il faut assumer. Je me suis rendu compte que la gauche était obsédée par la figure de la lutte. Et on est un peu obsédé par l’image de la politique comme lutte. Je me suis rendu compte que la droite et l’extrême droite arrivent à être puissantes sans lutter. On ne sait même pas comment les gens arrivent à voter pour eux alors qu’ils ne sont pas mobilisés et qu’il n’y a pas de travail de politisation. Et cela alors même que nous, à gauche, il faut qu’on soit dans la lutte. En s’intéressant à la figure du spectateur, de l’être passif, la gauche devrait s’interroger sur ce que serait un spectateur de gauche. Il y a une forme de conquête du quotidien du point de vue de la gauche. La mythologie de la gauche et de la lutte n’est donc pas une manière de nous empêcher d’avoir d’autres stratégies politiques de conquête du quotidien comme lieu d’investissement des passions de gauche.

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Le vote c’est un instrument par lequel on organise la façon dont un groupe va s’accaparer l’appareil d’Etat pour imposer sa volonté aux autres

regards. Vous rappelez aussi que quand un sujet est pris dans une relation de pouvoir, c’est toujours avec sa complexité objective… geoffroy de lagasnerie.

Il y a une très belle idée de Pierre Bourdieu qui est qu’au fond, quand on subit un pouvoir dans sa vie, c’est toujours un peu avec sa complicité parce que, si jamais on veut, on peut toujours partir. Il prend l’exemple du champ littéraire : si un écrivain est malheureux, il suffit qu’il s’en aille cultiver ses tomates et il se foutra complètement de ce qu’il se passe dans le monde des livres. Il sortira du champ et il ne subira plus le pouvoir. Au fond, il y a toujours une forme de complicité objective des dominés à leur domination.

regards. Il y a un autre concept que vous auscultez : la démocratie. C’est un concept aussi abstrait

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que celui de peuple. Pourtant, ça parait simple, étymologiquement du moins : le pouvoir du peuple. Sauf que vous dites que ça n’est pas vraiment la réalité. Du coup, la démocratie, on la met à la poubelle ? geoffroy de lagasnerie.

Oui. C’est un mot vide que je n’utilise plus. C’est un mot que j’ai beaucoup utilisé dans mes précédents livres notamment. Le mot démocratie est un mot simple qui est beaucoup utilisé et que tout le monde comprend. Tout le monde est vaguement pour la démocratie en général. Quand vous ne savez pas trop comment conlcure un raisonnement et que vous voulez vous faire bien voir, vous dites qu’il fait plus de démocratie. C’est pourtant un mot derrière lequel les gens mettent des choses très différentes : ça peut être l’égalité des droits ou l’égalité tout court d’ailleurs. Ça peut être la justice sociale, le vote, le pluralisme politique, l’absence d’autorité. C’est un mot qui est polysémique dans son utilisation sociale et qui, par cette polysémie, participe de obscurcissement du champ de la discussion qui permet de savoir pourquoi on lutte concrètement. Le combat pour Adama Traoré par exemple n’est pas une lutte démocratique. C’est une lutte pour que des jeunes noirs et arabes dans les quartiers ne meurent pas et ne soient pas brutalisés. C’est une lutte pour la justice sociale et contre la mise à mort. Le mot démocratie

n’est pas assez précis pour définir ce pour quoi on lutte. De plus, quand on réfléchit sur le mot d’un point de vue de la théorie politique, il renvoie toujours à l’idée d’autogouvernement, c’est-à-dire l’idée de peuple qui se gouverne lui-même. C’est pour cela que la démocratie est toujours opposée soit à l’aristocratie, soit à la colonie – une société qui vient imposer à une autre sa volonté. Or, si l’on regarde l’objectivité des phénomènes politiques, permettez moi de paraphraser Emile Durkheim dans un texte puissant de 1900 : si l’on regarde objectivement une opération électorale, force est de constater qu’il n’y a jamais le peuple tout entier qui vote. Il n’y a qu’une petite partie de la population qui a le droit de voter : celle qui est inscrite sur les listes électorales, qui va voter et qui va prendre la pouvoir. À la fin, c’est une minorité de la minorité qui conquiert l’appareil d’Etat et qui impose sa volonté aux autres. De ce point de vue-là, en termes de structures formelles, la démocratie est indistincte de l’aristocratie : c’est toujours une petite partie de la population qui arrive à conquérir l’appareil d’Etat et qui va imposer sa volonté aux autres. La seule différence, c’est que cette petite partie peut bouger, qu’elle n’est pas héréditairement fondée. Il ne faut pas opposer à la captation oligarchique ou minoritaire de l’appareil d’Etat contemporain, le mythe populiste selon lequel il faudrait que le peuple prenne le


pouvoir ou selon lequel il faudrait imposer le référendum d’initiative citoyenne : c’est un fantasme politique. Une opération électorale ou une opération politique aboutirait au fait qu’une minorité s’appropriera les instruments de l’appareil d’Etat et imposera sa volonté aux autres. À partir du moment où vous cassez l’idée de peuple comme unité, où vous comprenez qu’un peuple n’est pas un espace qui se gouverne mais un espace à l’intérieur duquel vous avez des fractions, des classes et des intérêts différents, bref des individus en désaccord avec les uns et les autres, vous comprenez que le concept de souveraineté populaire, de peuple, ne résistent pas au regard sociologique. De ce point de vuelà, le concept d’autodétermination d’un peuple par lui-même ne résiste pas à l’analyse sociologique… idem pour le ceoncept de démocratie. Ils n’ont aucune pertinence politique. Ce sont des mots dont il faut se débarrasser. Nous ne vivons pas en démocratie. regards. Comment comprendre votre engagement, dans ce semblant de démocratie, en faveur, notamment de l’échéance européenne, pour la France insoumise ? Quel sens vous donnez à ce message politique qui appelle à voter dans le cadre d’une élection soi-disant démocratique ? geoffroy de lagasnerie. Il ne faut pas employer le mot démocratique : c’est une élection un peu pluraliste

mais c’est tout. Il faut d’abord commencer par définir le vote pour ce que c’est : c’est un instrument par lequel on organise la façon dont un groupe va s’accaparer l’appareil d’Etat pour imposer sa volonté aux autres. C’est un moment de grande violence : ce n’est pas du tout un moment de liberté ou à célébrer. Aller voter, ça veut dire : je vais me doter de la police pour t’imposer ma volonté. Au fond, moi, je préférerais l’anarchisme… Si on pouvait briser la capacité à imposer à l’autre quelque chose qu’il ne veut pas – et dans une société antagoniste, ça paraît difficile -, ça reste le fantasme. Il y a un très beau texte de Maurice Merleau-Ponty qui dit que, si jamais on croyait à l’idée démocratique que les gens défendent, on ne perdrait jamais une élection : si l’élection est le lieu où la souveraineté populaire et la volonté générale se mettent en place (je me demande comment les gens peuvent penser des choses comme ça), on serait tous gagnants parce que ce serait notre volonté qui arriverait au pouvoir ! Et Emmanuel Macron, finalement, ce serait notre volonté ! Or, les soirs d’élection, que fait Jean-Luc Mélenchon ? Il est triste, il dit que c’est une cinglante défaite ! Mais si vous croyez à l’idée démocratique mythologique, on devrait toujours être content, quel que soit le résultat puisque c’est le peuple tout entier qui s’est doté de sa propre loi. Si vous considérez que vous pouvez perdre une élection, c’est-à-dire que l’élection est le lieu où l’on s’affronte, où l’on

se bat contre les autres en violent, comme le dit Maurice MerleauPonty, en voulant imposer votre volonté à d’autres, alors, déjà, vous devez aussi admettre qu’il existe une revanche. Le vote, c’est seulement un instrument de la guerre sociale. Quand j’entends dire qu’il peut y avoir un putsch des gilets jaunes parce qu’ils peuvent prendre l’Elysée, je me dis que c’est une manière comme une autre de prendre le pouvoir et d’imposer sa volonté aux autres ; il n’y a aucune raison que le vote soit plus légitime que d’autres modes d’accaparement de l’appareil d’Etat. En tant que tels, le vote ou la prise de pouvoir un peu violente importe peu : ce qui compte, c’est si le monde va ensuite être plus juste. regards. Du coup, dénoncer la gouvernance anti-démocratique d’Emmanuel Macron, ça n’a pas de sens ? geoffroy de lagasnerie. Bien sûr ! Quand les gilets jaunes parlent du référendum d’initiative citoyenne, ils comprennent bien que, même s’ils mettent en place de telles procédures, à la fin, ce sera quand même une minorité qui imposera sa volonté aux autres. Ils auront beau ne pas être d’accord ou débattre sur les migrants, sur le mariage gay… A la fin, la minorité imposera sa volonté ! La question sur Emmanuel Macron, ce n’est pas s’il est ou non anti-démocratique, c’est qu’il démantèle toutes les protections

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Le sujet politique, c’est le moment où vous vous faites taper par un policier

sociales, qu’il favorise un monde plus inégalitaire avec une brutalité politique et économique extrêmement puissante. La différence est substantielle et pas démocratique. Je le rappelle souvent : une des choses qui protège aujourd’hui les Américains contre Donald Trump, c’est le droit et notamment la Cour suprême américaine (ou la Cour européenne des Droits de l’Homme lorsqu’il s’agit des Italiens contre Matteo Salvini). Ce sont des gens non-élus, un gouvernement des juges, qui disent qu’on ne peut pas déporter comme ça, mettre en prison comme ça ou empêcher ça parce qu’il existe une protection des minorités, etc. On pourrait se dire que ces individus sont anti-démocratiques : ils ne sont pas élus, ils ne sont que quatre et ils imposent à un gouvernement élu ce qu’il peut ou ne peut pas faire. Mais en fait, c’est protecteur ! Prenons l’exemple de la Californie : il y a quelques années, il

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y a eu la fameuse proposition 8 de référendum contre le mariage gay (qui avait été auparavant légalisé par le Parlement), initiative financée par la droite républicaine qui a réussi à remporter le référendum à 54%. Mais la Cour suprême de Californie s’est saisie de l’affaire et a cassé le référendum au nom de l’impossibilité de supprimer un droit à une minorité. Ce sont ainsi quatre personnes qui ont imposé leur volonté à 54% des Californiens. Ainsi, dans notre idée de la démocratie, le référendum d’initiative citoyenne aurait supprimé un droit au mariage gay alors même la rationalité juridique qu’on peut dire autoritaire l’a préservé. Du point de vue d’une théorie de la justice, je me mets du côté de la Cour suprême et pas du côté des individus. La question n’est donc pas « est-ce qu’il y a de l’imposition ? » : la politique sera toujours de l’imposition. La démocratie, ce sera toujours de l’antagonisme : il faut donc évaluer les procédures substantiellement en termes de justice, de liberté et d’égalité. Et c’est pour cela que je vote tout le temps, à toutes les élections même si je comprends très bien que les gens s’abstiennent parce qu’ils ont été maltraités, parce qu’ils se sentent en dehors du jeu politique, parce qu’ils ne peuvent plus supporter le personnel politique. Mais pour ceux qui le font comme un acte de refus, parce qu’ils ne sont pas d’accord avec une élection ou avec un candidat, je dis toujours que l’on n’est pas ontolo-

giquement investi dans son vote : ça me prend deux minutes, je vote et je repars, ce n’est guère plus qu’une stratégie – et à partir du moment où je ne suis pas candidat, je suis nécessairement en désaccord avec les personnes pour qui je vote. La seule raison, pour moi, de voter, c’est d’essayer de faire en sorte que le monde soit un petit peu moins mauvais et que l’appareil d’Etat soit aux mains de personnes un peu moins autoritaires. Quand il y a eu la campagne de JeanLuc Mélenchon en 2017, toutes les associations de défenses des droits ont affirmé que le candidat de la France insoumise avait le programme le plus protecteur quant aux droits des minorités, aux droits des journalistes, aux droits des prisonniers : il voulait désarmer la police, il voulait dissoudre la BAC et la BST. Il n’y aurait pas eu d’éborgnés gilets jaunes avec Jean-Luc Mélenchon parce qu’il était pour l’interdiction des armes comme le LBD. On décrit souvent Jean-Luc Mélenchon comme autoritaire alors que c’était le programme le plus protecteur des droits : même le Barreau de Paris (alors qu’avocat est une profession plutôt classée à droite) avait dit que le programme le meilleur pour les droits de la défense, c’était celui de Jean-Luc Mélenchon. Si le programme l’Avenir en Commun est un jour mis en place, on vivra dans un monde moins autoritaire et moins injuste que sous Emmanuel Macron ou Marine Le Pen. Ce sont les raisons pour lesquelles j’appelle


à voter pour Jean-Luc Mélenchon et la France insoumise à chaque fois. regards. Vous consacrez une large partie de votre ouvrage au droit et au rapport à la loi. Vous dites que le sujet politique par excellence, c’est le député et le Président de la République alors qu’il faudrait plutôt tourner le regard du côté « du délinquant, du terroriste, du clandestin et de l’anarchiste ». Qu’est-ce que ça veut dire ? geoffroy de lagasnerie.

Paradoxalement, la théorie politique se met toujours du côté de la personne qui fait la loi, de celui qui va produire l’acte juridique. Il y a une forme de légitimisme symbolique qui pense que les lieux de la politique, ce sont les lieux hauts : c’est le Palais présidentiel, c’est le Parlement, la Cour suprême… des lieux bourgeois en somme. En vérité, comme le dit James Baldwin, « si vous voulez vous intéresser à la justice dans une société, il faut pas aller voir les juges ou le Ministère de la Défense, il faut demander aux Portoricains, aux gens en prison, aux clochards. » C’est à eux qu’il faut demander si le concept de justice existe dans la société, s’ils ont l’impression que le système judiciaire fonctionne bien : c’est à ceux qui subissent la justice qui sont les seuls à même de comprendre la vérité de l’institution judiciaire. De la même manière, je pense que la scène politique par excellence, c’est la scène

de la confrontation, c’est-à-dire que c’est le moment où nous sommes confrontés à une volonté que nous ne voulons pas, le moment où, malgré nous, un policier nous dit « tu ne peux pas faire ça ou je te tape ». Nous devenons un sujet politique à partir du moment où nous devenons un sujet entravé, pris dans un rapport de pouvoir qu’il n’a jamais voulu. C’est pourquoi c’est le délinquant ou l’anarchiste qui doivent être les points de départ de la théorie politique et c’est à partir d’eux qu’il faut construire une théorie de la loi et de la violence. C’est intéressant parce que la réflexion sur la politique qui n’emploie pas les mots de police ou de prison n’est pas une théorie politique : c’est de la dissertation. Si vous n’abordez pas concrètement la question de qui souffre de la loi de l’autre, vous n’avez pas fait une réflexion légitime sur l’Etat et la loi. J’essaie donc de renverser la perspective en situant la théorie politique du point de vue de la personne qui subit la loi. Maurice Merleau-Ponty disait que le rapport du sujet à lui-même pour prendre conscience de lui-même, c’était le touché touchant : c’est lorsque l’on se touche soi-même qu’on s’éprouve comme sujet sensible, comme sujet qui peut à la fois toucher et sentir, être le passif et l’actif. Et c’est là que l’on a une sorte d’expérience de soi comme sujet sensible. De la même manière, je dis que le sujet politique, c’est le moment où vous vous faites taper par un policier. Quand un po-

licier rentre chez vous à 6 heures du matin pour vous perquisitionner, vous comprenez ce qu’est d’être un sujet, être pris dans un système de lois qu’il ne reconnaît pas. regards. A plusieurs moments dans l’ouvrage, vous semblez dénier à la loi sa capacité à être une règle générale. Il y a un passage qui nous a fait sourire : « les rapports politiques sont des rapports entre colonisateurs et colonisés. Quand Nicolas Sarkozy ou Emmanuel Macron se battent pour faire voter une loi alors que je n’ai rien demandé, alors que je suis malgré moi contraint de subir leur volonté, je suis occupé par une volonté étrangère à la mienne et Nicolas Sarkozy et Emmanuel Macron sont autant pour moi des colonisateurs que pourrait l’être un gouvernement allemand, chinois ou russe. » Du coup, que reste-t-il, si l’on enlève la loi ? geoffroy de lagasnerie.

Dès que l’on veut sauver la loi, on est obligé de penser que quelque chose de la loi échapperait à l’individualité, à la particularité, à la décision. Or, dans toute une partie de mon livre, j’essaie de montrer que rien ne résiste à l’idée qu’il y a une rationalité juridique générale qui échappe à des moments décisionistes, c’est-à-dire qu’il y a des individus qui ont pris des décisions et qui les ont imposées aux autres. Même dans les cours suprêmes, il y a la pratique des avis dissidents, c’est-à-dire que,

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Une loi, c’est une volonté particulière avec une police – et ça se réduit à ça. même lorsque cinq juges prennent une décision sur le mariage gay, la peine de mort, l’avortement ou que sais-je, certains juges peuvent publier un avis minoritaire qui est tout autant fondé juridiquement mais qui est perdant puisqu’il n’a pas assez de soutien. Ce n’est donc pas le droit qui a gagné mais cinq individus : le droit ne représente donc pas la volonté générale mais la volonté de cinq individus qui ont eu le pouvoir dans l’institution d’imposer leur volonté aux quatre autres et donc à tous. La loi, c’est donc de l’individualité et les rapports politiques sont des rapports inter-individuels. Je cite ainsi le livre d’Edouard Louis « Qui a tué mon père » qui donnait les noms de ceux qui ont maltraité et tué son père : il y a là l’idée selon laquelle la théorie politique, quand on veut sauver la loi de sa brutalité ontologique c’est-à-dire d’avoir un individu qui nous gouverne à travers la police, on va prendre des fictions abstraites comme la volonté générale, comme le législateur… alors que les rapports politiques sont des rapports interindividuels.

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Quand Nicolas Sarkozy fait voter une loi et qu’ensuite un flic veut me l’imposer ou qu’un magistrat me punit pour ne pas l’avoir respectée, ce qu’il fait respecter, c’est la volonté de Nicolas Sarkozy qui s’est habillée de la loi pour pouvoir me contraindre. Le linguiste Max Weinreich dit qu’une langue, c’est un dialecte avec une armée. Moi, je dis qu’une loi, c’est une volonté particulière avec une police – et ça se réduit à ça. Evidemment, et l’on revient à la question du monologue : on est embêté parce que l’on doit assumer le fait que, si on se saisit de l’Etat, de la police et de l’appareil coercitif, on va devoir fonder un ordre que l’on peut appeler juridique ou pas - le mot de droit ou de loi n’est pas pour moi très important. Je cite par exemple la question du droit nazi, notamment dans les travaux d’Olivier Jouanjan et Johann Chapoutot : le nazisme a souvent été opposé à l’Etat de droit alors qu’en fait, ça a été une production de juristes – production monstrueuse par rapport à ce que l’on connaît aujourd’hui mais il y a avait des juges, des décrets, un ordre, une hiérarchie, des magistrats qui l’ont appliqué… Il y avait donc un Etat de droit nazi, alors même que la quasi totalité des gens qui l’ont subi n’était vraiment pas d’accord – on ne peut donc pas dire que ça représentait la volonté générale ! Et surtout, ça montre bien que ce n’est pas parce que quelque chose est légal qu’il est juste. Aujourd’hui,

on dit parfois « ce n’est pas l’Etat de droit », mais on s’en fout que ça ne soit pas l’Etat de droit : si l’Etat de droit, c’est le nazisme, je suis très content que ça ne soit pas l’Etat de droit. L’Etat de droit, ça n’a pas d’intérêt – c’est comme la démocratie, c’est un pur vide. Cela amène une question importante : est-ce que l’on doit abandonner l’Etat ? En ce moment, je suis en train de lire le livre de Lénine sur la question de l’Etat : est-ce qu’on doit briser l’appareil d’Etat ou estce que l’on doit le conquérir pour le transformer ? Il y a eu pas mal de textes sur le sujet, notamment ceux de Karl Marx après la Commune. Mais ceux de Lénine sont particulièrement intéressants parce qu’il était à la fois pratiquant de la Révolution et théoricien de la Révolution. Moi, je pense que l’on ne peut pas abandonner, dans un monde d’antagonismes, le recours à la contrainte. Il faut même l’assumer : si jamais on veut mettre en place des hôpitaux publics, l’école gratuite… il va falloir mettre en place un système de recueil d’impôts qui suppose une administration fiscale qui suppose une police pour pouvoir contraindre les gens à la fiscalité. C’est la raison pour laquelle, je dis beaucoup à ceux qui disent « Tout le monde déteste la police », que les actions redistributives de l’Etat présupposeront toujours la menace de la contrainte pour pouvoir se mettre en place. On ne peut donc pas faire l’économie d’une réflexion sur la police,


même lorsqu’on est de gauche radicale. La question éthique devient donc : jusqu’où j’utilise la contrainte pour créer l’ordre que je veux et que d’autres ne voudront pas et jusqu’où je lâche la contrainte en perdant peut-être certains objectifs sociaux, économiques ou de justice ? C’est une question éthique à laquelle on est tous un peu malà-l’aise de répondre. On a envie de pouvoir répondre : je suis pour séquestrer quelqu’un, le mettre en prison, lui arracher sa maison… Mais, dans un monde d’antagonismes, à partir du moment où les rapports de domination et de pouvoir sont en place, l’idée d’y intervenir pour les mettre en question, présuppose quelque chose d’un extérieur contraignant et cela prendra toujours la forme de quelque chose de l’ordre la police et du rapport de force sachant que ce n’est pas

nécessairement la police que l’on connaît avec les individualités que l’on connaît (je rappelle que 50% des flics votent pour le Rassemblement national). On peut fonder une pratique politique non mythologique. Et il y a deux critères pour le faire : comme je ne crois pas du tout au mythe démocratique du peuple qui s’autogouverne et au principe électoral, je pense qu’il faut dépolitiser beaucoup de sujets, les dégouvertementaliser, les arracher au processus politique. La question du droit et de la responsabilité juridique sont très importantes car ce sont des formes de pouvoir protectrices non élues mais qui, au nom de la rationalité juridique peuvent produire des protections des libertés individuelles. Aux Etats-Unis par exemple, toutes les grandes conquêtes ont été faites par les cours suprêmes contre les

volontés des parlements : la peine de mort, la discrimination raciale, le mariage gay ont été faits par la Cour suprême américaine, pas par des votes ou une majorité. Mais il faut aussi redonner du pouvoir à la vérité dans la politique. On constate trop, lorsque l’on travaille sur la drogue, sur le travail, sur la prison, sur le climat, qu’il y a un écart énorme entre les acquis de la recherche et les décisions prises qui sont parfois fondées sur des absurdités dont les chercheurs même les plus conservateurs disent que c’est faux. Je me demande si l’on ne pourrait pas imaginer que de la même manière que les juges peuvent censurer une loi au nom de la rationalité juridique, des scientifiques pourraient censurer une loi au nom de la vérité. Par exemple : la droite fait une loi qui dispose que, comme il y a de la récidive, on met plus en prison. Et bien moi qui sais que la prison ne diminue pas la récidive mais l’aggrave, je censure votre loi au nom de la vérité scientifique. Je sais que ça fait bizarre : on dira que c’est un gouvernement des experts… mais comme on a Jair Bolsonaro ou Donald Trump, on ne peut pas dire non plus qu’en face, c’était un gouvernement particulièrement éclairé et non autoritaire. Et je préfère l’autorité de la science que celle de Jair Bolsonaro. regards. « Pour moi, le rapport que j’entretiens avec la loi française est identique au rapport que j’entretiens avec mon voisin. C’est

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La loi ne nous concerne pas : c’est une volonté étrangère qui s’impose à nous malgré nous

par hasard que nous nous retrouvons face à l’autre. Et quand nous sommes en désaccord, je l’affronte et je ne lui reconnais pas une prétention à me gouverner et même à me concerner. » Plus loin, dans l’ouvrage, vous parlez aussi des illégalismes mais vous ne parlez que de menus exemples liés à vos impôts, à la drogue, à vos recherches sur internet ou aux injures : à titre personnel, est-ce que vous enfreignez la loi pour des choses un peu plus importantes que juste frauder aux impôts ou fumer un joint ? geoffroy de lagasnerie. Dans la citation que vous avez faites, je convoque le concept de désobéissance, c’est-à-dire que c’est un concept légitimiste qui croit rendre hommage aux pratiques dissidentes mais qui crée en fait le sujet comme sujet qui devrait quelque chose à la loi et qui, ensuite seulement, se met dans un acte de désobéissance – comme si on aurait dû obéir. Moi,

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au contraire, je prétends que la loi ne nous concerne pas : c’est une volonté étrangère qui s’impose à nous malgré nous. Nous ne lui devons rien donc nous ne désobéissons pas, nous affirmons notre volonté comme l’Etat, de son côté, affirme la sienne. Et souvent, la défaite est de notre côté parce que nous n’avons pas une police de notre côté. Les conflits politiques sont des conflits de souveraineté, des guerres, et pas du tout des conflits démocratiques ou politiques. De ce point de vuelà, la loi n’a pas de valeur. Ce que j’essaie de faire comprendre dans le livre, c’est que la loi est un concept vide de la pensée. Il faut arrêter d’essayer de savoir si, quand la police a fait telle chose, c’est légal : la légalité, c’est vide du point de vue d’une théorie de la justice et de la vie. Les vraies questions, c’est : estce que les choses sont justes ? Sont saines ? Sont pures ? Ou bien estce qu’elles sont malsaines ? Est-ce qu’elles renforcent le pouvoir ? Est-ce qu’elles sont dégueulasses ? Il faut substituer dans nos vies, la question éthique de la justice et la question de la conformité légale. Le seul problème par rapport à ça, c’est que si vous vous mettez en écart par rapport à ce que la loi vous prescrit, vous vous livrez à la possibilité de la répression. C’est la seule bonne objection au non-conformisme. Et de fait moi, pour vous répondre, je mène toute ma vie sur l’envie de ne pas me livrer à l’appareil répressif d’Etat. Je ne crois pas du tout à l’action sacrificielle de la vie poli-

tique. Je comprends que des gens le fassent mais moi, je n’ai aucune envie d’aller en prison. regards. La violence est intrinsèque à la politique ? geoffroy de lagasnerie. La nonviolence est dénuée de sens du point de vue de la réflexion politique. Aucune politique ne sera jamais non-violente. Le moment politique sera toujours celui où il y aura l’exercice de la contrainte donc le moment soit de la violence concrète, soit de la menace de la violence. Après, c’est vrai que, pour critiquer quelque chose, on dit que c’est violent : le capitalisme, c’est violent, la précarité, c’est violent, la police d’Emmanuel Macron, c’est violent… L’une des stratégies rhétoriques pour dire de quelque chose qu’il est mal, c’est de dire qu’il est violent – ce qui veut dire, implicitement, que moi, si j’étais au pouvoir, ce serait non-violent. Il y a une espèce d’opposition éthique entre ceux qui seraient pour un monde non-violent, pacifié, d’harmonie et, de l’autre, ceux qui seraient du côté de la violence, de la barbarie, de l’exercice de la contrainte. Sauf que cette opposition est dénuée de sens : à partir du moment où l’on est favorable à un autre ordre politique que celui qui existe aujourd’hui, nous sommes favorables à l’imposer à ceux qui veulent le monde politique d’aujourd’hui. Il faudra donc exercer de la violence sur eux. D’un point de vue plus concret, si jamais nous nous battons pour des


lois que d’autres ne veulent pas, c’est que nous voulons leur imposer – et elles le seront parce qu’il y aura la menace de la prison et de la police pour que ces gens-la respectent. Et d’autre part, si nous n’opérons pas une dissolution de la police et de la prison, dès que nous aurons accès à l’Etat, nous allons avoir accès à la production de la violence. C’est très difficile de ne pas reconnaître qu’un certain nombre de mesures recourront à la violence quoiqu’il arrive. Pour dire la vérité de la politique, qu’une action soit violente n’est pas suffisante pour la critiquer. La question, c’est : est-ce que c’est une violence juste ? Par exemple, interrompre une conférence dans une université, déchirer les livres de François Hollande, empêcher quelqu’un d’aller parler à Bordeaux… c’est effectivement un peu violent mais du point de vue d’une réflexion substantielle sur le droit d’expression dans une société, ce sont des choses qui sont pures et que je soutiens. C’est une violence qui est au service d’un autre type de réception de la parole, d’une autre capacité, d’une dénonciation de la violence du camp d’en face. Si on veut être honnête politiquement, la gauche doit accepter frontalement la question de son rapport à la violence. La droite est forte parce qu’elle est honnête et qu’elle assume être pour la police, pour la prison, pour la mutilation, pour la peine, contre les récidivistes, pour la rétention de sûreté. Quand on est de gauche un peu radicale, on va

dire qu’on est contre tout cela mais comment on gère le tueur en série ? Comment on gère le terroriste qui vient de faire un attentat ? On va bien être content que quelqu’un les arrête ! Je l’avais dit dans une conférence à Frankfort : je critique radicalement la police mais le jour où Salah Abdeslam a été arrêté, j’ai été content et je pense que 99% des gens en France était favorable à cette arrestation. Donc ça ne veut rien dire de dire ACAB [All Cops Are Bastards] si ce jour-là, on a été favorable à l’action de la police. regards.

On a un peu l’impression, dans votre ouvrage et dans votre discours depuis une heure, que vous construisez plus une théorie du strict contre-pouvoir et de l’opposition plutôt qu’une théorie du pouvoir. Est-ce que vous n’avez pas peur de laisser le champ de la théorie du pouvoir à d’autres, à nos adversaires politiques ? geoffroy de lagasnerie. J’ai d’abord conçu ce livre comme un livre de description. Ce n’est pas un livre programmatique ou un programme politique. Ce n’est pas un livre sur la gauche et son rapport à l’Etat, à la police et à la justice. C’est un livre épistémologique de destruction des mythologies politiques pour savoir ce qu’il reste quand on veut juste construire un langage politique. Le moment de reconstruction, les conséquences pratiques du point de vue de l’exer-

cice du pouvoir n’est pas faite ; c’est seulement un point de départ. Pour moi, si on ne fonde pas une théorie du pouvoir sur les acquis d’un livre comme le mien, on sera dans la mystification et on pourra produire trop de violence parce qu’on fera croire que c’est au nom du peuple et pas au nom d’un certain nombre de gens qui imposent leur volonté et qu’on ne sera pas clair par rapport au vote. Mais là où la question est juste, c’est que les intellectuels ne comprennent pas que leur rôle doit être global : il y a la phase de désarticulation et de critique radicale du monde mais très souvent ils

Si on veut être honnête politiquement, la gauche doit accepter frontalement la question de son rapport à la violence

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s’en tiennent là. Michel Foucault l’a beaucoup fait : il a écrit Surveiller et punir mais s’est abstenu de dire ce qu’il fallait faire des prisons, s’il fallait en faire d’autres… Je trouve ça inconséquent. Je pense que la phase intellectuelle doit être globale et doit à la fois avoir un moment de désarticulation et un moment de réarticulation du monde : c’est un sujet que j’envisage pour le futur. regards. Vous y croyez quand même dans la politique ? On vous sait engagé auprès des gilets jaunes, du collectif Vérité pour Adama… Quelle doit être la place des intellectuels aujourd’hui dans la société ? A quel moment il prend la place dans l’institution ? A quel moment Geoffroy de Lagasnerie devient maire, député ou même président de la République ? geoffroy de lagasnerie.

Comme intellectuel, et mon livre en est l’une des manifestations, mon rôle, c’est de mettre en question les catégories qui nous freinent quand elles croient nous faire progresser. Quand je m’investis dans un mouvement, que ce soit le carcéral, Adama, les lanceurs d’alerte ou la désobéissance, j’essaie de prendre les catégories en les interrogeant : j’essaie de mettre en question la catégorie de violences policières, de désobéissance, de lanceur d’alerte et de pousser une forme de radicalité par mon analyse en donnant des instruments à des gens qui s’en servent ou qui s’en

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servent différemment pour radicaliser leur propre combat. Le rôle de l’intellectuel, c’est d’être dans une relation dynamique avec les mouvements – et surtout pas d’être un porte-parole. Il ne faut surtout pas se limiter à reprendre ce que les gens disent sinon on fait stagner le mouvement social. Le mouvement social a ses propres mots ! Et si on ne fait que répéter, on devient une sorte de parasite ectoplasmique. L’intellectuel doit prendre ce qu’il y a de mieux dans le mouvement et le repousser le plus loin possible pour le radicaliser. Ensuite, moi, j’envisage tout à fait de m’engager dans la politique institutionnelle. J’y réfléchi déjà beaucoup pour les municipales et peut-être plus pour les législatives, pour l’instant auprès de la France insoumise. Moi, mon fantasme, ce serait d’être ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Jean-Luc Mélenchon pour réformer radicalement la théorie de la justice et du maintien de l’ordre. J’aurais beaucoup de choses fortes et très concrètes à faire et qui sauveraient des vies. Cette tradition d’intellectuels a existé : Victor Hugo a été député, Aimé Césaire aussi et Raoul Peck a été ministre de la culture en Haïti… Il y a donc une tradition d’intellectuels, de cinéaste, d’artistes qui ont fait ce choix-là, de devenir ministre ou député. C’est très noble, c’est très beau et c’est tout à fait quelque chose que j’envisage. ■ entretien réalisé par pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien


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DÉBAT

Déconstruisons les préjugés… PRÉJUGÉ NUMÉRO 1 « LA LOI EST L’EXPRESSION DE LA VOLONTÉ GÉNÉRALE » (ARTICLE 6 DE LA CONSTITUTION FRANÇAISE)

Ce qu’on appelle la loi, c’est le résultat de tout un ensemble de processus électoraux et législatifs qui, lorsqu’on les analyse concrètement, sont toujours des parties de la population qui ont réussi à imposer leur volonté à d’autres. La loi, c’est donc seulement des volontés particulières qui, dans leurs champs spécifiques, arrivent à s’imposer étant dotées d’un poids numérique plus fort et qui utilisent la police et la prison pour s’imposer à nous. La loi, c’est l’expression de volontés particulières et dominantes. La loi, c’est toujours la loi du plus fort.

PRÉJUGÉ NUMÉRO 2 « UN INTELLECTUEL, ÇA NE SERT À RIEN DANS LA LUTTE »

Je ne connais pas de luttes qui aient réussi sans intellectuels. Je ne connais pas de luttes qui ne soient pas intellectuelles : il y a toujours de catégories de pensée. Une lutte est toujours liée à une catégorie d’analyse. Les gens viennent au monde avec des catégories. Ainsi, ils peuvent dire : je suis gilet jaune, je suis pour le référendum d’initiative citoyenne, je suis lanceur d’alerte. En tant que tels, ils sont des intellectuels. L’intellectuel, c’est aussi celui qui va essayer d’ôter les automatismes de pensée qui freinent l’action au moment même où il pourra se déployer, être critique et se radicaliser. De ce point de vue-là, je ne connais aucun mouvement social puissant qui ne se soit pas appuyé sur un dialogue avec les intellectuels.

PRÉJUGÉ NUMÉRO 3 « LA DÉMOCRATIE, C’EST LE MOINS PIRE DES SYSTÈMES » La démocratie, ça n’existe pas.

PRÉJUGÉ NUMÉRO 4 « LA VIOLENCE LÉGITIME DU POUVOIR SERA TOUJOURS PLUS FORTE QUE LA VIOLENCE INSURRECTIONNELLE DES OPPOSITIONS »

J’y crois assez. On n’a pas forcément perdu mais il faut prendre le pouvoir de manière non-insurrectionnelle. Je ne vois pas comment, dans notre société, avec un appareil répressif constitué d’une armée et d’une police, on pourrait prendre le pouvoir par les armes – surtout quand il est interdit de posséder des armes. Donc il n’y a pas d’autre solution que les urnes et l’appel au vote, dans nos sociétés contemporaines, pour prendre le pouvoir.

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