PRINTEMPS 2014 9€
social-liberalisme
L’adieu au changement
AVOIR 20 ANS
EN PALESTINE
ALEXIS TSIPRAS
MEILLEUR ESPOIR EUROPÉEN LES NOUVEAUX BIDONVILLES L 11731 - 30 - F: 9,00 € - RD
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Pour sa mission de protection de l’enfance, le Conseil général du Val-de-Marne recherche des familles d’accueil, pourquoi pas vous ? « Dans mon métier d’assistante familiale, le contact avec les éducateurs et les psychologues est essentiel. Nous formons une équipe et nous travaillons ensemble au bien-être de l’enfant. » Fatia O., 36 ans
DANS CE NUMÉRO 54 PORTFOLIO
06 CE PRINTEMPS Agenda politique, culturel et intellectuel
10 l’Édito
Le goût des autres
62 Socialisme, Fin de Partie
12 BIDONVILLES
Quelles politiques pour en sortir?
24 Le mot Invisibles
Dans le ventre de l’albatros
28 l’objet politique Le ballon de manif
30 Sortir de L’EUROPE
Enquête dans les rangs de la gauche radicale intellectuelle et politique
38 alexis tsipras
Refusant d’être privés de dessert, des salariés créent leur SCOP et renouent avec l’art de la crème glacée
108 travail Une sociologue, un syndicaliste et un dirigeant de SCOP repensent l’émancipation au travail
116 PALESTINE
20 ans après les accords d’Oslo, les jeunes Palestiniens réinventent la résistance
Portrait d’un Grec moderne
46 Europe mauvaise voisine Dans un long entretien, le géographe Pierre Beckouche revient sur les politiques européennes de voisinage
AU TRAVAIL ?
Quand François Hollande tombe le masque et assume son social-libéralisme. Un dossier pour comprendre les origines, les fondements et les implications de la nouvelle doxa présidentielle
94 PILPA
26 L’IMAGE
HEUREUX
À la frontière Mexicaine, les Américains choisissent leur camp : soutenir ou chasser les migrants.
130 DANS L’ATELIER
Johnny Montreuil, chanteur nomade, nous reçoit dans sa carlo
TURQUIE, MÉDITERRANÉE, UKRAINE…
L’EUROPE EST À L’OUEST
EUROPE
EN SORTIR OU PAS ?
LES V.I.P.
LES CHRONIQUES DE…
PIERRE BECKOUCHE Géographe, Professeur à l’université Paris 1, Conseiller scientifique à l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed)
Gustave Massiah 22
RÉMI LEFEBVRE Professeur de sciences politiques à l’université de Lille-II, spécialiste du Parti socialiste
Stéphane Veyer Directeur général de la Coopérative d’activités et d’emploi Coopaname.
PORTFOLIO
Auteur, il est membre du groupe de rap La Rumeur
Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume
Jean-Luc Molins Cadre supérieur à France Télécom, secrétaire de l’Ugict-CGT
USA : LA TRAQUE DES MIGRANTS
Hamé 92
Arnaud Viviant 106
Antonella Corsani Sociologue et économiste
Johnny Montreuil Musicien-chanteur
Figure du mouvement altermondialiste, il a longtemps enseigné en école d’architecture
Rokhaya Diallo 128 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards
Bernard Hasquenoph 138 Fondateur de louvrepourtous.fr
Clémentine Autain 140 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
REPRISE DE L’USINE DANS L’ATELIER UNE SCOP DANS LE CORNET
avec johnny montreuil
Ce printemps,
Quel président de la commission européenne ? En France, c’est le 25 mai que les électeurs choisiront leurs députés européens. Le nouveau parlement issu de ce scrutin élira ensuite le président de la Commission, selon plusieurs paramètres : nationalité et famille politique du candidat, équilibre des têtes des différentes institutions. Sont en lice le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker pour le Parti populaire européen (PPE - droite), le Belge Guy Verhofstadt pour l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe (ADLE - droite), l’Allemand Martin Schulz pour le Parti socialiste européen (PSE), le tandem José Bové/Ska Keller pour les Verts et enfin le Grec Alexis Tsipras pour la Gauche Unie européenne (GUE). Ce dernier sera le seul représentant du combat antilibéral, de l’Europe du Sud, et des moins de 50 ans. On parie que ça ne va pas plaire à tout le monde…
Du 12 juin au 13 juillet Cure d’opium-foot au Brésil Impossible d’y échapper. Le Brésil accueille en juin la Coupe du monde de futebol pour une vingtième édition où vont s’affronter 32 nations. Durant quatre semaines et demie, les fibres nationalistes vont vibrer un peu partout autour de la planète. Dans un monde en crise, on prendra bien une petite dose d’opium collectif et de fiesta latina pour attaquer l’été. À consommer en restant lucide quand même : il y a un an, le pays hôte était secoué par un mouvement de contestation sociale remettant notamment en cause… Les dépenses liées à l’organisation de la compétition.
CE PRINTEMPS
Corruption Y’en aura pour tout le monde…
Selon Transparency International (chiffres de décembre 2013), la corruption demeure quasi endémique dans nombre d’États africains ; et l’Afghanistan, la Corée du Nord et la Somalie sont les plus mal classés – deux États en déliquescence et l’un des pires régimes de la planète : fastoche. Si l’on met de côté la Corée du Nord et que l’on ajoute l’Irak, également très mal classé, on notera qu’il s’agit de trois pays où les États-Unis ont
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millions d’électeurs (814 591 184 exactement) se rendront aux urnes entre le 7 avril et le 12 mai prochain lors des élections législatives en Inde. Le Premier ministre Manmohan Singh quittera le pouvoir à cette occasion. Mais sa formation, le Congrès National Indien, mené cette fois par Rahul Gandhi, tentera de conserver la majorité qu’elle détient depuis 2004.
tenté ces dernières décennies d’instaurer la « démocratie ». La question de la corruption des élites a joué un rôle important dans divers mouvements de contestation au cours des dernières années : en Bosnie et en Ukraine ; en Turquie et au Brésil, en Tunisie et en Égypte. Si l’on y ajoute les « affaires » touchant des hauts responsables politiques qui se multiplient dans certains pays comme… la France ou l’Italie, mais aussi la Chine et la Russie (Sotchi), il ne reste plus guère que les Scandinaves et la Nouvelle Zélande (pays les mieux classés selon Transparency) pour échapper au peloton très fourni des pays où la corruption fait désormais intégralement partie des éléments du débat politique.
Du 5 au 6 mai Tous à l’OCDE ! L’organisation de coopération et de développement économique (OCDE) organise à Paris son forum annuel. Des intervenants venus de la sphère politique, du monde de l’entreprise, du monde syndical et associatif vont se croiser et débattre durant deux jours. Ce forum aux faux airs de Davos qui, selon l’OCDE, « s’est imposé comme un sommet international d’importance majeure », est ouvert au public. L’occasion d’aller interpeller quelques décideurs et autres leaders d’opinions… (toutes les infos pratiques sur www.oecd.org/fr/forum/)
le 7 mai Les Sud-Af aux urnes Vingt ans et un mois après la fin du régime d’apartheid, les Sud-Africains se rendront aux urnes pour des élections générales, les cinquièmes depuis l’instauration de la nouvelle Afrique du Sud. Les scrutins précédents se sont déroulés au cours de processus transparents et pacifiés et cela devrait continuer, d’autant plus que 15 000 observateurs sont annoncés. À noter : ce sera la première fois que parmi les 25 millions d’électeurs, on comptera les citoyens « born-free », ceux nés après 1994.
10 Expos
André Fougeron (1913-1998). Jusqu’au 18 mai 2014, La Piscine, Roubaix. Rétrospective d’un artiste engagé auprès du PCF, qui a combattu pour l’affirmation d’une peinture d’histoire, à rebours de l’abstraction. Jaurès. Jusqu’au 2 juin 2014, Archives nationales, Paris. Hommage à l’homme politique assassiné deux jours avant la guerre 14-18. Fernand Léger - Reconstruire le réel. Jusqu’au 2 juin 2014, musée national Fernand Léger, Biot. Un regard inédit sur le travail du peintre de la vie moderne. Monumenta 2014 – Ilya et Emilia Kabakov : L’Étrange cité. Du 10 mai au 22 juin 2014, Nef du Grand Palais, Paris. Pour la sixième édition de cet événement d’art contemporain, le couple d’artistes d’origine russe propose de se perdre dans le dédale d’une ville utopique. Putain de guerre ! Jusqu’au 30 juin 2014, Espace Oscar Niemeyer, Paris. 350 planches originales de la BD de Jacques Tardi sur la guerre 14-18.
PARIS MONTREUIL NANTES METZ LILLE BREST TOURS du 4 au 13MARSEILLE avril CREIL LYON BRUXELLES DIJON ANGERS ROTTERDAM
Protester par le son Le Festival Sonic Protest fête ses 10 ans et prend le large. Avec une quarantaine de propositions allant de Brigitte Fontaine à Thurston Moore, de l’église Saint-Merry au Cirque électrique, le festival réunit des explorateurs sonores que tout semble pourtant opposer lors de soirées gratuites ou franchement abordables. Sonic Protest, Paris et alentours,
du 4 au 13 avril
Robert Mapplethorpe. Jusqu’au 13 juillet 2014, Grand Palais, Paris. 250 images d’un des plus grands maîtres de la photographie d’art mort du sida, connu pour ses images érotiques gay des plus crues. Femmes berbères du Maroc. Jusqu’au 20 juillet 2014, Fondation Pierre Bergé – Yves Saint Laurent, Paris. À travers bijoux et objets artisanaux, l’exposition explore la place centrale des femmes dans la culture berbère. Indiens des plaines. Du 8 avril au 20 juillet 2014, musée du quai Branly, Paris. Les traditions esthétiques des Indiens d’Amérique, du xvie au xxe siècle, à travers un ensemble de coiffes, parures de plumes, œuvres d’art et objets du quotidien. Great Black Music. Jusqu’au 24 août 2014, Cité de la Musique, Paris. Comment les artistes américains et africains ont marqué l’histoire des musiques populaires au xxe siècle. Le Monde à l’Envers – Carnavals et mascarades d’Europe et de Méditerranée. Jusqu’au 25 août 2014, MuCEM, Marseille. S’inspirant de rites très anciens basés sur la transgression, le Carnaval ne cesse de se réinventer.
du 7 mai au 5 juin Les espaces autres : le paysage L’artiste contemporain Ian Simms est un exilé sud-africain qui n’a de cesse d’entremêler les questionnements sur l’identité, l’histoire, les territoires, le militantisme. Pour lui, le paysage, un des espaces autres chers à Michel Foucault, serait le lieu d’une continuité devant laquelle plie toute rupture territoriale ou temporelle. 3bisf, lieu d’arts contemporains, du 7 mai au 5 juin, Aix-en-Provence
mardi 3 juin Cédric Andrieux de Jérôme BeL Pionnier de la non-danse, le chorégraphe Jérôme Bel excelle dans le passage d’un genre à l’autre. Lorsqu’il convie le danseur Cédric Andrieux à danser « Cédric Andrieux », Jérôme Bel conçoit le témoignage poignant d’un forçat de la danse. Un portrait ultra-contemporain d’une magnifique sobriété. Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper, mardi 3 juin.
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CE PRINTEMPS
Essais
Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, éd. Seuil, mars Alain Badiou, Le Séminaire. Images du temps présent, 2001-2004, éd. Fayard, avril Stéphane Beaud, Affreux, riches et méchants ? Les Bleus entre promotion sportive et stigmatisation sociale, éd. La Découverte, juin Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, éd. Payot, avril François Cusset (dir), Une histoire (critique) des années 90. De la fin de tout au début de quelque chose, éd. La Découverte, mai Pierre Dardot & Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au xxie siècle, éd. La Découverte, mars Angela Davis, La Prison est-elle obsolète ?, éd. Le Diable Vauvert, mars Annie Ernaux, Regarde les lumières, mon amour, éd. Seuil, mars Stéphane Foucart, La Fabrique du mensonge. Comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger, éd. Gallimard, avril Michel Foucault, Herculine Barbin dite Alexina B., éd. Gallimard, mars
Au mois d’avril Transition énergétique au Palais Bourbon L’Assemblée nationale ayant suspendu ses séances publiques du 28 février au 8 avril, pour cause d’élections municipales, les parlementaires devraient s’attaquer sans tarder au projet de loi sur la transition énergétique. Ce texte qui doit déterminer les modalités de la réduction de la part du nucléaire dans la production d’électricité française est très attendu.
Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille. Essai d’écologie politique, éd. Zones, mars Antoine Lefébure, L’Affaire Snowden. Comment les États-Unis espionnent le monde, éd. La Découverte, février Frédéric Lordon, La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, éd. Les Liens qui libèrent, mars Edwy Plenel, Dire non, éd. Don quichotte, mars Jacques Rancière, Le Fil perdu. Essai sur la fiction moderne, éd. La Fabrique, mars Hartmut Rosa, Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, éd. La Découverte (rééd.), mai Edward W. Said, Dans l’ombre de l’Occident, éd. Payot, mars Clément Sénéchal, Médias contre médias. La Société du spectacle face à la révolution numérique, éd. Les Prairies ordinaires, mars Arnaud Viviant, Gainsbourg ou l’art sans art, éd. François Bourin, mars Virginia Woolf, Essais, Romans, éd. Gallimard, avril Slavoj Žižek, Mes blagues, ma philosophie, éd. Puf, mai
du 8 au 13 avril Cinéma arabe à Marseille L’association marseillaise AFLAM organise les deuxièmes rencontres internationales des Cinémas arabes. L’occasion de découvrir le cinéma tel qu’il s’élabore en ce moment dans tout le Maghreb-machrek. Si cette édition égale en qualité la première (l’an dernier à la même époque), c’est à ne surtout pas rater. Infos et programme sur www.aflam.fr/
du 7 mars au 15 juin Le monde à géométrie variable « Bien plus que de débattre, nous devons échanger nos poèmes et nos œuvres », disait l’Antillais Édouard Glissant. Quel meilleur outil pour lutter contre une mondialisation lissante qu’une expo de 15 artistes contemporains internationaux qui, en entremêlant arts traditionnels et contemporains, révèlent un monde riche de ses particularités. Le monde à géométrie variable, exposition collective, Collège des Bernardins, Paris.
Le goût des autres Regards est bouclé alors que les élections municipales viennent de donner leur sanction : percée du Front national, sévère recul des socialistes, aubaine pour une droite décomplexée. Le dossier de ce numéro éclaire ce désastre. Sur trente pages, nous analysons comment le PS qui voulait changer la vie a changé d’avis. Le tournant social-libéral, désormais assumé, est au cœur des raisons de l’échec socialiste. Ses effets dans les politiques publiques engendrent des difficultés supplémentaires pour tous, pour les villes et les territoires, la culture, le monde du travail et celui des universités. Nous en rendons compte. Cette logique se loge jusque dans les détails : même la gratuité du Louvre, un dimanche par mois, est remise en cause, s’insurge notre chroniqueur Bernard Hasquenoph. Dans des analyses approfondies, Roger Martelli montre comment le social-libéralisme s’est imposé aux socialistes. Il a gagné par sa cohérence politique et idéologique. Une victoire rendue possible par la trop grande faiblesse de l’autre gauche. En France, ce recul de la politique comme lieu du choix, de la confrontation des projets et des visions, ne peut durablement s’imposer sans tout faire exploser. L’exigence de politique prend des voies parfois insupportables mais qu’il faut analyser. L’élection de listes FN doit aussi se comprendre comme une rage face à l’abandon fatal. Dans sa chronique, Clémentine Autain dit l’enjeu de la façon de regarder : des intellectuels, des écrivains, des journalistes et des artistes s’attachent à ne pas laisser au FN la prétention de dire notre monde contemporain. Laura Raim évoque aussi l’importance prise par la notion « d’invisibles ». En théorisant l’absence de choix, en s’alignant sur les théories de la bonne gouvernance et les exigences comptables, le Parti socialiste ne peut donner un sens partagé à gauche à son action. Pourtant le vent de la
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révolte ne souffle pas encore rue de Solférino : les cadres socialistes sont de moins en moins des militants au profit de professionnels de la politique comme l’analyse le politologue, spécialiste du PS, Rémi Lefebvre. Une recherche de voies de sortie et de reconnaissance se retrouve parfois dans les bons résultats des listes alternatives. Les électeurs se sont saisis des élections municipales pour se faire entendre. Que diront les élections européennes ? Le national n’est plus le seul lieu où se construit, se met en forme le sens politique. Le local et le supranational sont une autre façon de parler de cohérence et de finalité. Les territoires sont définitivement chargés de sens politique. Nous avons choisi d’éclairer le débat qui s’amorce sur l’Europe d’un portrait d’Alexis Tsipras. Il portera les couleurs de la gauche de gauche en Europe, pour la première fois candidate à la présidence de la commission européenne. Nous aimons ce pas franchi : la politique est affaire de propositions. Elle est surtout une façon de se situer dans le monde, d’agir sur lui. Sinon elle n’est que gestion. La politique est une affaire culturelle et idéologique, au sens plein. Elle doit donc se traduire dans les mots, les façons de faire, les individus qui la développent. Se placer sur ce terrain n’est pas céder à la starisation du système ; c’est une façon de rendre accessibles à tous les choix politiques ici singulièrement incarnés par un homme qui représente les espoirs d’une Grèce et d’une Europe émancipées de la férule des politiques d’austérité. Le débat qui agite depuis des années le monde intellectuel commence à s’inscrire dans l’espace politique : comme se positionner face à l’Europe. Désobéir ? En sortir ? Jouer l’intérieur ? C’est l’enquête de Marion Rousset pour ce numéro de printemps. En donnant la parole au géographe Pierre Beskouche, nous insistons, quant
Le rude choc politique n’est pourtant pas un coup de pistolet dans un ciel serein. Il repose sur un vacillement du projet d’alternative.
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L’ÉDITO
à nous, sur l’importance des relations de l’Europe avec ses voisins. Le reportage d’Emmanuel Riondé sur la jeunesse Palestinienne en donne une traduction vivante. Autant dire qu’à Regards, nous n’optons pas pour un repli sur le national. Assurément, les rapports de l’Occident avec le reste du monde hantent ce numéro. Notre portfolio montre au travers d’images violentes et fortes, un hideux visage de l’Amérique, celui de ces hommes et femmes qui chassent, tuent le Mexicain clandestin. Jeux de mirroirs, nous regardons aussi les Américains qui leur apportent soutien et solidarité. Notre reportage sur le retour des bidonvilles aux portes des grandes villes reflète cette même inquiétude : l’humanité qui est en nous va-telle sombrer ? La soirée avec Johnny de Montreuil, Manouche sans racine, nous ravit et nous redonne le goût des autres. Le rude choc politique n’est pourtant pas un coup de pistolet dans un ciel serein. Il repose sur un vacillement du projet d’alternative. Le social-libéralisme gagne par défaut à gauche. Le FN s’installe par abandon politique. Cette situation ne se surmontera pas par des artifices et des astuces. Une nouvelle période commence. Elle est difficile pour toute la gauche, sociale, politique, culturelle, intellectuelle. Il lui faut tout reconstruire : son ou ses projets, ses alliances, ses pratiques, ses relations entre les différentes sphères. Regards y prendra sa place. Dans ce numéro dominé par les couleurs sombres, une petite ouverture vers de nouveaux horizons : quelques pistes pour penser de nouvelles formes d’émancipation au travail, et notre reportage sur les anciens de Pilpa, usine de crèmes glacées fermée par la finance, qui dans des conditions difficiles relancent la fabrication en remettant en cause l’ancien modèle productiviste : une petite glace qui réchauffe. rcatherine tricot, rédactrice en chef
REPORTAGE
Au coeur de l’actu et en bordure des routes: 400 bidonvilles où survivent environ 17 000 personnes, la plupart venues d’Europe de l’Est. Le ministère du Logement veut s’inspirer de la politique menée dans les années 1960 pour résorber ces formes d’habitat. Il n’est toutefois pas certain qu’une telle approche soit adaptée. par laura raim, photos laurent hazgui/divergence pour regards
12 REGARDS PRINTEMPS 2014
Les nouveaux bidonvilles : éradiquer ou viabiliser ?
E En France, 17 000 personnes, la plupart venues d’Europe de l’Est, vivent dans 400 bidonvilles. La majorité se trouve en Ile-de-France, et plus particulièrement en SeineSaint-Denis. Les pouvoirs publics parlent de « campements ». Le choix des mots n’est jamais innocent. Ce serait donc lié à un mode de vie nomade et ces installations ne seraient qu’éphémères… Non. « Il s’agit de bidonvilles, tranche le militant Serge Guichard. Le mot change le regard : en inscrivant cette réalité dans une histoire politique de gauche, il invite à chercher des solutions politiques. »1 Ces habitations de fortune, que l’on voit proliférer aux abords des autoroutes, sont d’ailleurs assez similaires dans leur facture à celles qui florissaient dans les années 1950. Dans la forêt de Champs-surMarne, les baraquements faits de branches et de bâches en plastique sont regroupés par unité familiale. Quelque 800 Roumains originaires de Craiova, certains Roms, d’autres pas, vivent là. Les cheminées fument et le terrain est boueux en cette soirée humide et 1. Roms et riverains, de Aurélie Windels, Carine Fouteau, Éric Fassin, Serge guichard, éd. La Fabrique, 2014
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froide de mars. Un peu partout les déchets s’amassent en tas. Pas de ramassage des poubelles ici : la mairie refuse de mettre des bennes à ordures. Il est 18 heures. Les habitants commencent à rentrer « à la maison ». Les femmes ont fait la manche, le plus souvent à Paris, tandis que les hommes ont ramassé de la ferraille. Une famille gagne ainsi entre 3 et 15 euros par jour. Une adolescente tire un gros bidon d’eau qu’elle a rempli à la gare, à 4 kilomètres de là, la mairie ayant coupé tous les accès d’eau du bois. Une mesure d’« auto-expulsion » parmi d’autres. L’idée est simple : rendre la vie des habitants insupportable pour les inciter à partir « d’eux-mêmes ». Flora, une Rom de 48 ans habillée en survêtement, nous accueille à l’intérieur de son cabanon étonnamment propre et coquet au vu des conditions. La famille a quitté la Roumanie en 2001. D’abord installée à Nantes, elle a ensuite vécu à Lyon puis à Massy-Palaiseau avant de se poser à Champs-sur-Marne, il y a trois ans. Depuis, elle se déplace de parcelle en parcelle au gré des expulsions, ou « explosions » comme on les appelle ici. Elle
habite là depuis juin dernier avec son mari, sa fille et ses cinq petitsenfants. Des fleurs en plastique, des tentures, des tapis, quelques photos de famille et un poster du Christ égaient cette pièce unique d’une dizaine de mètres carrés, chauffée par un poêle artisanal. Ils ont même de la lumière grâce au groupe électrogène qui fait un boucan d’enfer à l’extérieur. La plupart de ses voisins n’ont pas cette chance, et s’éclairent à la bougie dès la nuit tombée. Chassés d’un bidonville… à l’autre
Ce soir, l’atmosphère est tendue. La police est passée le matin même pour prévenir qu’ils allaient bientôt « tout casser ». La menace planait depuis que le tribunal avait donné raison en novembre à Epamarne, l’établissement public d’aménagement du territoire et surtout propriétaire du terrain. Pour diminuer la présence des habitants au moment du « démantèlement », la préfecture a demandé au 115 de fournir un maximum de chambres d’hôtel. À la famille de Flora on a proposé quatre nuits à Meaux.
REPORTAGE
En 2013, on comptabilise 21 537 expulsions pour 165 bidonvilles, soit deux fois plus qu’en 2012. Tout ce qu’elle n’aura pas emmené sera rasé par des engins de chantier. Flora attrape tendrement son petitfils de cinq ans, qui vient de faire irruption dans un éclat de rire, le visage et les bras recouverts de feutre. Mais elle est soucieuse. « Meaux, c’est loin, les enfants vont perdre l’école », s’inquiète-t-elle. De plus, son mari Costel avait rendez-vous à l’hôpital local pour une artère bouchée. « On lutte des mois pour qu’ils aient accès aux soins, à l’école, parfois même à l’emploi, et à chaque expulsion, tous leurs efforts d’intégration sont anéantis », se désespère François Loret, du collectif de soutien du Val Maubuée L’arrivée de la gauche au pouvoir n’a pas amélioré la situation, au contraire. En 2013, on comptabilise 21 537 expulsions pour 165 bidonvilles, soit deux fois plus qu’en 2012. Les mairies ont de plus en plus recours à des arrêts mettant en demeure d’évacuer pour des raisons de santé ou de sécurité. Une arme privilégiée dans le contexte électoral, car elle ne nécessite pas l’audience d’un juge et peut être exécutée dans les 48 heures. Depuis le début de l’année, 2 000 personnes ont déjà été chassées d’une vingtaine de bidonvilles. Pour s’installer
où ? Pour faire quoi ? Cela dépasse complètement les autorités locales, dont le souci principal, a fortiori à la veille des municipales, est qu’elles aillent ailleurs, si besoin dans la commune d’à côté. La circulaire du 26 août 2012, censée accompagner toute évacuation de solutions de relogement adaptées, avait fait naître quelques espoirs. En pratique, elle n’a rien changé. Certaines municipalités, toutefois, essaient d’avoir une approche plus humaine et responsable. À Bobigny par exemple, la mairie tient tête au préfet et refuse d’expulser les habitants d’un terrain municipal longeant un dépôt de la RATP. Résultat, tous ceux qui sont évacués des alentours viennent s’entasser sur cette enclave. Ils sont 400 à présent, des Roms roumains et des Bulgares turcophones, à vivre dans des maisonnettes fabriquées en planches de contreplaqué. « La mairie est aussi exemplaire en matière d’éducation, et cette année, ils peuvent aller au centre de loisirs et à la piscine, où ils peuvent se doucher, explique Andrea Caizzi, membre d’un collectif de soutien. La mairie a même installé deux toilettes chimiques et des bennes à ordures. » En revanche, le Centre communal d’action sociale
(CCAS) leur refuse la domiciliation administrative. Avoir une adresse est pourtant indispensable pour l’inscription à Pôle emploi, l’Aide médicale d’État ou l’ouverture d’un compte en banque. Des tentatives de réponse
Pour Andrea Caizzi, une solution, du moins pour les bidonvilles situés en milieu urbain, serait non pas d’éradiquer mais plutôt d’améliorer ces lieux d’habitat. « Le terme “campement illicite” appelle une action de répression, alors que le terme “bidonville” appelle une action de réparation », abonde le géographe Olivier Legros. Mais pour qu’il puisse y avoir réparation, « il faut que les bidonvilles soient de plus petite taille, poursuit Andrea Caizzi. La municipalité a les moyens de fournir un service public et un accompagnement de qualité tant que la “demande” reste limitée, comme à Montreuil ». Après l’incendie d’un squat en 2008, la municipalité dirigée par Dominique Voynet a en effet signé en 2010 une convention Mous (maîtrise d’œuvre urbaine et sociale) avec l’État pour 80 familles réparties sur quatre sites. La ville a repris le principe des « villages
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Photo comedy_nose
REPORTAGE
Les Roms sont des migrants économiques européens comme les autres. d’insertion », lancés en SeineSaint-Denis à partir de 2007, tout en cherchant à éviter leurs écueils. Dans cette expérience, les autorités avaient sélectionné quelques familles et offert aux autres une aide au retour. Celles qui étaient retenues se sont vu proposer un hébergement ainsi qu’un accompagnement social, mais sur des terrains clôturés et surveillés en permanence. Outre le contexte juridique défavorable rendant difficile l’obtention des autorisations de travail et donc illusoire l’espoir d’une véritable « insertion », ces dispositifs ont été critiqués aussi bien pour leur aspect carcéral que pour l’opération préalable de tri de population. La Mous à Montreuil a par conséquent décidé d’accueillir chacune des 350 personnes présentes sur le terrain en 2010 et d’autoriser les visites. Près de quatre ans après, les résultats sont encourageants. Les associations ont aidé les résidents à accéder au « droit commun » en ce qui concerne la santé et la scolarité. C’est forcément plus difficile en matière de travail et de logement,
mais certains ont pu emménager dans du logement social classique. Le collectif Romeurope est pourtant réservé à l’égard de cette démarche. « On rassemble des gens sur une base ethnique, réelle ou supposée, cela relève d’une politique raciale », déplore son cofondateur Laurent El Ghozi. Selon lui, la « question rom », fabriquée de toutes pièces par les discours politique et médiatique depuis 2010, laisse entendre qu’on a affaire à des personnes qui, « culturellement », n’auraient pas « vocation » à s’intégrer. Or non seulement les bidonvilles n’abritent pas que des Roms, mais qu’ils le soient ou pas n’a pas d’importance : ce sont des migrants économiques européens comme les autres, dont les caravanes ne renvoient pas à une culture du nomadisme, mais à l’impossibilité d’accéder à des logements décents. « Ces “Roms” pourraient très bien être hébergés avec d’autres SDF ou travailleurs pauvres », poursuit Laurent El Ghozi, qui salue « l’approche non ethnicisée » du « plan bidonvilles », annoncé début février par le ministère du Logement.
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Le come-back douteux de la Sonacotra
« Nous nous inspirons de ce qui s’est fait dans les années 1960 », a expliqué la ministre Cécile Duflot. De fait, la mission a été confiée à Adoma, qui n’est autre que l’ex-Sonacotra, déjà sollicitée à l’époque pour construire des cités de transit en vue de résorber les bidonvilles. L’histoire de cet opérateur public est pourtant controversée, puisqu’il a été créé en 1956 « sous l’impulsion du ministère de l’Intérieur dans le contexte de la guerre d’Algérie, pour héberger – et surveiller – la main-d’œuvre algérienne », rappelle le sociologue Marc Bernardot2. Quant aux mal nommées « cités de transit », dans lesquelles certaines familles algériennes sont restées pendant 18 ans, elles n’ont pas exactement contribué à sortir leurs résidents du ghetto ethnique. Reste que la politique de l’époque avait fini par venir à bout des bidonvilles, le dernier à disparaître étant la Digue des Français à Nice en 1976. Et ce n’était pas 19 000 mais 100 000 personnes qu’il fallait reloger… Le contexte, cependant, était très différent. D’abord, il y avait beaucoup plus de terrains constructibles dans la région parisienne et le prix du foncier n’avait pas encore explosé. 2. Auteur de Loger les immigrés, la Sonacotra 19562006, Terra, 2008
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REPORTAGE
« Le bidonville est la solution que les Roms ont trouvée au problème du manque de ressources » Olivier Legros, géographe Les bidonvilles comme celui de Nanterre étaient eux-mêmes implantés sur de grands terrains vagues, alors que ceux d’aujourd’hui sont souvent obligés de se frayer une place sur des résidus fonciers, sous des ponts d’autoroutes, le long de voies ferrées, ou en contrebas du périphérique. Ensuite, dans un pays en pleine reconstruction, les Algériens et les Portugais des bidonvilles ne manquaient pas de travail : ils étaient seulement confrontés à une offre de logements insuffisante. Or même la fin, au 1er janvier 2014, des « mesures transitoires » barrant le marché du travail aux Roumains et aux Bulgares ne garantit pas, dans un contexte de chômage de masse, qu’ils trouveront un emploi et donc des ressources pour se loger. D’autant que les obstacles restent nombreux. « Les adultes parlent souvent très mal le français, la plupart ne savent pas ce qu’est un CV, ou une agence d’intérim, et les boîtes qui les employaient au noir sur les chantiers n’ont aucune envie de les déclarer », énumère Andrea Caizzi. Or ceux qui ne
sont pas en mesure de démontrer qu’ils subviennent à leurs besoins courent toujours le risque de se voir notifier une obligation de quitter le territoire français (OQTF). Là est l’impasse : « Le bidonville est la solution que ces gens ont trouvée au problème du manque de ressources. Ce n’est certes pas la solution rêvée mais en ciblant le bidonville, on cible leur solution, pas le véritable problème, qui est la pauvreté ! », explique Olivier Legros. Adoma a annoncé que les relogements seraient « rééquilibrés sur l’ensemble du territoire » en fonction notamment des « capacités vacantes existantes ». Or la vaste majorité de ses résidences ne sont pas conçues pour les familles, et les logements vides ne sont pas situés dans les grandes métropoles où se trouvent les ressources économiques. Pour le géographe, « en éparpillant les habitants des bidonvilles dans divers foyers plus ou moins adaptés à travers le pays, ce n’est pas le problème de la pauvreté que l’on vise, c’est celui du spectacle de la pauvreté. » r laura raim
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Retour à Bobigny Bobigny est-elle passée à droite pour avoir tendue la main aux Roms des bidonvilles? Fausse piste. Dans notre enquête sur les nouveaux bidonvilles nous avons croisé une ville communiste qui se tenait aux côtés des Roms, Bobigny. En mars, sa maire, Catherine Peyge, a perdu les élections municipales au profit de l’UDI. Cette défaite est un tremblement de terre : Bobigny compte parmi les très rares villes à voter communiste sans discontinuer depuis 1920. La défaite est d’autant plus rude qu’elle s’est jouée face à la droite. Comme souvent dans ces cas-là, il faut se méfier des lendemains qui déchantent et ne pas tirer de conclusions trop hâtives sur les raisons de cet échec : ce n’est pas parce qu’elle a mené une politique active en faveur des Roms, des Sanspapiers, des étrangers – c’est-à-dire des plus pauvres d’entre les pauvres – que la maire a perdu les élections. Une telle analyse pourrait avoir des conséquences tout à fait désastreuses sur les valeurs et les choix politiques du Front de gauche à l’avenir. Car évidemment, les causes réelles de cette débâcle sont bien plus complexes que cela. Reprenons. Dans les derniers mandats, la municipalité de Bobigny s’est illustrée par son action en faveur du droit de vote des étrangers, s’est opposée aux expulsions locatives – y compris dans le parc social municipal – a recherché des solutions
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de dignité pour les Roms. La municipalité a donc clairement voulu afficher une identité très ancrée à gauche, dans les valeurs humanistes. Des valeurs qui auraient dû séduire un électorat qui vota à 77 % pour François Hollande. Alors ? Non, les Balbyniens n’ont pas subi un lavage de cerveau les transformant subitement en supporters de droite. Mais une partie d’entre eux ne s’est pas reconnue dans les objectifs municipaux. Le problème n’est pas ici les politiques en tant que telles mais le fait qu’elles s’inscrivent mal dans une stratégie porteuse. Pour le dire autrement, la politique du Front de gauche ne peut pas être une politique caritative ; elle doit permettre à tout le monde de s’en sortir. Pour exemple, dans les années 2000, à travers le slogan « Bobigny, ville capitale » – qui se déclinait l’été en « Bobigny sur Ourq » – la politique de la ville s’incarnait dans un projet ambitieux, communiste et urbain. Que dire en revanche du slogan de ces dernières années, « Bobigny, belle et rebelle », si ce n’est qu’il parlait « des gens » et perdait le fil qui reliait cette politique solidaire à un futur commun. On ne saurait pour autant accabler les élus de Bobigny de n’avoir pas su construire seuls une vision stratégique de leur ville préfecture
qui se développe et organise son territoire. Car rappelons-nous qu’hier toutes les villes voisines de Bobigny et qui constituaient le cœur de la Seine-Saint-Denis (Drancy, Romainville, Bobigny, Blanc-Mesnil, Noisy-le-Sec) étaient des municipalités communistes. Force est de constater qu’ensemble leurs élus n’ont pas su promouvoir un projet porteur pour le département et leurs communes. Le soutien qui manqua à l’échelon départemental n’est pas venu de l’échelon national, qui n’a pas davantage compris que c’est le projet défini pour un territoire qui donne sa cohérence aux actions et aux discours. Résultat, aujourd’hui aucune de ces villes du centre du département n’est encore communiste. À la différence de Montreuil, Saint-Denis et Tremblay, trois villes aux confins de la Seine-Saint-Denis qui ont réussi à construire un projet identifiant de l’action municipale. Qu’on se le dise, un projet alternatif ne peut exister que dans le souci de la proximité et de la solidarité. Mais ces valeurs qui fondent le choix politique du Front de gauche ne peuvent avoir de sens partagé que dans un projet pour tous, ambitieux. À défaut, c’est l’incompréhension. Et si la droite ou l’extrême droite l’exploite, c’est la catastrophe politique. r catherine tricot
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invisibles 24 REGARDS PRINTEMPS 2014
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LE MOT
Invisibles. Depuis une vingtaine d’années, artistes et intellectuels se donnent pour tâche de rendre visibles les invisibles. Des livres comme La Misère du monde, sous la direction de Pierre Bourdieu, ou La France invisible dirigé notamment par Stéphane Beaud ont ainsi cherché à révéler les vies périphériques, absentes des instances politiques et ignorées des médias. Avec son projet Raconter la vie, Pierre Rosenvallon entend à son tour constituer un « parlement des invisibles pour remédier à la mal-représentation qui ronge le pays ». Mais pourquoi être visible à tout prix ? Cette exigence est symptomatique d’une société où la reconnaissance sociale passe par la présence médiatique. Ainsi, c’est par le biais de la quantification des « minorités visibles » dans les médias que la question des discriminations et de la non-représentation des Français issus des migrations coloniales a été abordée dans les années 1990. Dans son livre De la visibilité, Nathalie Heinich montre comment depuis l’invention de la photographie, l’asymétrie entre les célébrités qui sont reconnues et les autres qui reconnaissent est source d’une nouvelle forme d’inégalité devant la visibilité. Instrumentalisant cette inégalité, l’extrême droite a beau jeu de s’autoproclamer représentante des « invisibles ». « Agriculteurs, chômeurs, ouvriers, retraités, habitants des campagnes françaises, vous êtes les invisibles, broyés par un système financier fou », s’était enflammée Marine Le Pen en 2011, tandis que Nicolas Sarkozy courtisait de son côté « la majorité silencieuse »… Ne pas laisser à la droite le monopole de ce thème est impératif. Reste à s’interroger sur les modalités les plus pertinentes de « visibilisation ». L’artiste JR placarde sur les murs des villes de gigantesques portraits photo d’habitants anonymes. Grâce à son œuvre, on voit des visages qu’on ne verrait pas. Mieux, on regarde des bidonvilles qu’on ne regardait pas. En cela le geste est intéressant, mais limité. Visible, le bidonville n’est pas pour autant lisible. Et finalement, celui qui en retire le maximum de capital symbolique, c’est l’artiste. Mettre le projecteur sur des individus, des « héros » d’un jour, selon une logique très médiatique, est malgré tout moins percutant politiquement que révéler des espaces, des pratiques, des structures. Lorsque Jean-Baptiste Malet rend visible le fonctionnement d’un entrepôt Amazon à Montélimar, un lieu soigneusement tenu à distance des caméras, le lecteur découvre le processus brutal qu’il enclenche à chaque fois qu’il clique sur le site de vente en ligne. Que les invisibles puissent se raconter et faire advenir une « démocratie narrative » est un beau projet politique, à condition que soient également révélés les mécanismes qui les maintiennent dans l’invisibilité. rlaura raim
Qu’ils sont tragiques ces quelques restes de l’Albatros, l’estomac encombré par les débris de plastiques qui l’ont étouffé. Au-delà de la mort il nous renvoie plus qu’une photo, un plan coupé de notre civilisation ! Les déchets ne sont pas seulement un sous-produit de la consommation. Ils en sont un des signes. L’emballage l’emporte sur le contenu, le transcende. Il dure au-delà de l’usage. La marchandisation l’emporte sur le marché, l’accumulation de déchets l’emporte sur l’échange. Les plastiques ternes, jadis rutilants, ne sont pas biodégradables ! Ils rappellent les limites de ce que la nature peut faire, peut absorber. L’albatros étouffé par les déchets est mis à mort par la démesure d’une civilisation qui ne se soucie nullement de ce qu’elle laisse derrière elle, de ce qui se retrouve devant elle et qui préfigure son avenir. Ne peut-on lire dans les vers des Fleurs du mal de Baudelaire, une parodie de la consommation éperdue dans la marchandisation : « Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule ! Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid ! » Baudelaire comparait l’albatros au poète. Que reste-t-il du poète quand la culture est ramenée à la consommation ; quand la consommation prétend résumer la culture. “CF000774” from the series Midway : Message from the Gyre. Photo Chris Jordan
GUSTAVE MASSIAH
Figure du mouvement altermondialiste
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L’IMAGE
gustave massiah commente… une photo de chris jordan
Les anciennes photos en noir et blanc des manifestations frappent par leur sobriété. Peu de banderoles, de très rares pancartes, une foule compacte. Aujourd’hui, au contraire, une manifestation se doit d’être bruyante, colorée, festive. Paroxysme de la manif moderne, la Gay Pride où chaque année, dans de nombreuses grandes villes, des millions de personnes mêlent revendication et esprit de carnaval. Sur les chars, sponsorisés ou pas, déguisés ou pas, on danse au rythme des sonos qui déversent les beats de la techno. La fierté homosexuelle se veut une manifestation de vie et de joie. Plus de bruit ! Les rendez-vous syndicaux et politiques, eux, n’ont pas fusionné avec la fête de rue. Mais depuis que l’on sait que le vieux monde est derrière nous, la sagesse et l’ordre ont quitté la manif. Il faut sauter, courir, siffler, crier, chanter. Et on compte presqu’autant de slogans, de pancartes, de banderoles, que de manifestants. Mais au-dessus de ce joyeux brouhaha flottent désormais de gros ballons ventrus qui portent jusqu’au ciel les couleurs de leurs organisations. Leur simplicité naïve, leur charge de rêve et d’utopie voudraient les faire aimer des foules sentimentales attirées par les étoiles. Il flotte, il vole, il est libre… le ballon. Il est rouge aussi, le plus souvent, de la couleur du monde ouvrier, de la gauche. Retenu à quelques mètres au-dessus de la foule, il ne porte aucune autre mention que le nom de l’organisation à laquelle il appartient. Il est là pour affirmer une présence, un soutien, un engagement du syndicat ou du parti. Pour les militants, égarés dans la foule, il sert de point de ralliement. Léger… paradoxe, il reste l’apanage des organisations institutionnelles. L’avantage c’est qu’il ressert à chaque fois. r catherine tricot, illustration anaïs bergerat
L’OBJET
Le ballon de manif
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
Sortir de l’euro, quitter l’Europe, réinvestir l’espace national? La gauche radicale hésite à faire table rase du passé et à changer d’échelle pour peser sur les décisions. par marion rousset
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Europe La gauche radicale durcit le ton Photo blu-news.org
L L’altermondialisme est-il définitivement has been ? La volonté de sortir de l’euro, voire de rompre avec l’Union, gagne du terrain chez des intellectuels de gauche qui se font les porte-voix de scénarios jusqu’alors inaudibles. Parmi eux, des souverainistes, des déçus de l’autre Europe, voire des internationalistes… Leur credo : renouer avec la nation ne doit plus être synonyme d’anathème. Certes, leur parole peine encore à trouver des relais politiques – il n’y a de fait que le Front national pour s’autoriser aujourd’hui à faire de telles perspectives des slogans de campagne. Mais sous l’effet miroir de la tragédie grecque, le solide consensus pro-européen qui s’était imposé en France commence à se fissurer. L’impression d’être arrivé au bout d’une impasse se conjugue désormais à un sentiment d’urgence. L’heure n’est plus au long terme. Il faut agir, et vite. « À l’évidence, on ne peut plus rien essayer dans le carcan de l’euro », affirme l’économiste Frédéric Lordon dans La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique (éd. Les Liens qui libèrent) paru en mars. Un pavé dans la mare. Pour lui, comme pour le démographe Emmanuel Todd, il importe donc de sortir de l’euro. « Non pas de le transformer pour en
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faire un euro riant, car on soutiendra ici, n’en déplaise à la gauche européiste, que cette transformation-là n’est pas possible. Non pas donc continuer de rêver, l’arme au pied, d’une transformation qui n’arrivera jamais, mais en sortir. En sortir pour restaurer la souveraineté populaire, c’est-à-dire les conditions de possibilité de l’expérimentation, dans l’espace où les institutions, matérielles et symboliques, en sont déjà tout armées, immédiatement disponibles : l’espace national. » Le mot est lâché. Raillant les bêtes utopies des antilibéraux aux yeux desquels la nation serait devenue une « monstruosité », l’auteur se veut pragmatique. Et il n’est pas le seul. Faut-il faire sauter Bruxelles ?, Casser l’euro. Pour sauver l’Europe, La fin de l’illusion européenne, En finir avec l’Europe, Que faire de l’Europe ?, Le Parlement européen : pour faire quoi ? Désobéir pour reconstruire… Il suffit de jeter un œil aux publications récentes pour se convaincre qu’il y a comme un problème. Au sein du Front de gauche, l’économiste Cédric Durand arrive à la même conclusion que Frédéric Lordon. « La gauche ne peut pas faire le pari de peser directement sur les décisions au niveau européen, elle est donc cantonnée à un agenda national de rupture. C’est là que ses forces peuvent se mobiliser, elle doit assumer ça. Toute victoire politique implique d’en finir avec le supranationalisme du capital. L’inter-
ENQUÊTE INTELLECTUELLE
L’aggravation de la crise aidant, l’Europe apparaît soudain comme l’ennemi néolibéral à abattre. nationalisme passe ainsi par des batailles qui ont d’abord lieu dans le cadre de la nation. » Le seul remède crédible serait donc aujourd’hui ce détour par la nation. C’est du moins l’avis de cet altermondialiste qui, après avoir participé autrefois aux eurogrèves et aux Forums sociaux, est désormais revenu de ses illusions. D’où le titre affirmatif de l’ouvrage qu’il a dirigé l’an dernier : En finir avec l’Europe (éd. La Fabrique). « Avant qu’on le publie, il y avait peu d’espace dans la gauche radicale pour notre version. Le débat est vraiment possible depuis deux ans et demi. » À ses yeux, « le Parti de gauche est un peu plus ouvert à ces questions que la commission économique du Parti communiste qui est à ce sujet d’une pauvreté indigente ». Son discours peut heurter, n’empêche, il ne fait pas de lui un paria dans son camp politique. En août 2013, il fut invité à s’exprimer aux Universités d’été du Front de gauche et d’Attac. Mieux, le sujet essaime dans les médias. En juillet, le journal Marianne a lancé le mouvement, en organisant une rencontre entre « deux grands adversaires de l’euro », Lordon et Todd, avant de faire sa Une quelques mois plus tard sur ce « débat interdit ». Depuis, «Arrêt sur images» a invité Jean-Luc Mélenchon et Jacques Sapir sur ce thème, France Inter a donné la parole dans
sa matinale au banquier d’affaires Philippe Villin, eurosceptique de droite, L’Expansion a publié un article de l’économiste allemand Kai Conrad titré « Le projet européen doit être sauvé, pas forcément l’euro » et dans une veine plus provoc, Morandini a animé sur Europe 1 une émission intitulée « Hausse des prix, crise économique : et si on se débarrassait de l’euro pour revenir au franc ? ». Sortir de l’euro-pe
Autrefois, la gauche de gauche se croyait assez forte pour inventer une autre Europe. C’était avant le référendum de 2005 sur le traité de Maastricht. Avant la lente déception d’une génération qui a voté « non » et qui a vu ses espoirs douchés. Avant l’échec du mouvement altermondialiste qui n’a pas su infléchir la construction européenne. Dix ans plus tard, un sentiment d’impuissance domine face aux institutions, si bien que la nécessité d’une rupture pointe. L’aggravation de la crise aidant, l’Europe apparaît soudain comme l’ennemi néolibéral à abattre. Une machine de guerre à combattre pied à pied. Loin de rester cantonné à un cercle d’économistes, le débat a d’ailleurs pris une dimension très politique. Et la visibilité grandissante des argu-
ments scientifiques en faveur d’une sortie de l’euro vient aujourd’hui nourrir l’interrogation stratégique qui agite toute la galaxie de la gauche radicale. « C’est aussi le résultat d’un travail des idées. Désobéissons à l’Union européenne était un petit bouquin d’Aurélien Bernier édité en 2011 chez Mille et une Nuits, aujourd’hui on retrouve ce thème dans les programmes du Front de gauche », affirme le politologue Antoine Schwartz. Un petit mouvement comme le M’Pep, fondé par d’anciens membres d’Attac, a fait de l’anti-européisme son cheval de bataille. Jusqu’à prôner un boycott des élections de mai. Le but de cette campagne : « Délégitimer l’UE, l’euro, les traités, la Commission, la Banque centrale européenne et le Parlement européen par une abstention massive, une véritable grève du vote. » Le Front de gauche ne l’entend pas de cette oreille. Si Jean-Luc Mélenchon a suspendu sa participation au Parti de la gauche européenne (PGE) qui regroupe des communistes et des socialistes d’une vingtaine de pays membres, c’est en raison de bisbilles internes avec le PCF. L’intérêt de présenter un candidat à la présidence de la Commission, en l’occurrence le Grec Alexis Tsipras, leader de Syriza, n’est pas remis en cause. Pas question de s’auto-exclure du jeu
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Crise de l’euro en Europe , le classement des pays parodie celui des éléments de la table de Mendeleïev. Par Stéphane Massa-Bidal retrofuturs.com
électoral, ni de mettre la sortie de l’euro au centre de son projet politique. Avec un tel slogan, le leader de la gauche radicale courrait en effet le risque d’ouvrir la boîte de Pandore : « On dit sortir de l’euro pour ne pas dire sortir de l’Union européenne, estime Antoine Schwartz. Un gouvernement qui voudrait reprendre le contrôle de sa monnaie pourrait toujours arguer du fait que la zone euro ce n’est pas l’UE, cela provoquerait un tel bousculement qu’on ne peut pas faire comme si l’un n’impliquait pas l’autre ! » Pas sûr que tout le monde soit prêt à
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cette éventualité dans les rangs du Front de gauche… Reste que la stratégie de la rupture a le vent en poupe. Les listes « Bouge l’Europe » du temps de Robert Hue sont loin. Boostée par un résultat à deux chiffres lors de la présidentielle, tiraillée par d’incessantes dissensions, inquiète de la faiblesse de ses scores électoraux, la formation initialement baptisée « Front de gauche pour changer l’Europe » entend durcir le ton. Une manière de remobiliser un électorat abstentionniste et de prendre sa
revanche contre le Front national qui ne cesse de lui voler la vedette. Pour mémoire, Marine Le Pen obtient à la présidentielle près de 18% des voix tandis que Jean-Luc Mélenchon doit se contenter de 11%. En juin 2012, à Hénin-Beaumont, c’est encore elle qui rafle la mise. Et aux européennes ? Un sondage Ifop commandé par Le Journal du dimanche en janvier donne ses listes en tête avec 23% des voix contre 9% pour celles du Front de gauche. « Les sociaux-démocrates nous servent le même discours depuis les années 1990.
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« Si le Parti de gauche […] est prêt à envisager une politique de rupture nationale, le Parti communiste préfère défendre une réforme radicale de l’UE » Aurélien Bernier, M’Pep
Il faudrait absolument préserver le cadre européen pour aller vers la construction d’une Europe de la paix, garante du progrès social. Nous sommes maintenant l’espace mondial le plus en crise, du fait même des traités qui contournent toutes les souverainetés populaires. Nous voulons rompre avec cette Europe-là », tempête Éric Coquerel. « Bras de fer », « désobéissance », « coup de force » sont des concepts qui séduisent de plus en plus de monde au sein de son organisation. Pour l’emporter sur le terrain des idées et dans les urnes, une méthode : exiger le changement des règles monétaires au sein de l’UE, demander à la Banque centrale européenne de prêter directement aux États, si elle refuse aller jusqu’à prendre des mesures unilatérales, et après… Le mérite de ce discours musclé ? Donner l’impression d’être antisystème sans être obligé d’entrer dans le détail des scénarios qui fâchent. Car in fine, les conséquences potentielles d’une telle politique – sortie de la monnaie unique et du cadre européen – sont plus ou moins bien assumées. Les anciens trotskystes réunis au sein du cou-
rant de la Gauche anticapitaliste n’en ont pas peur. Ils ont publié un « Manifeste européen » dans lequel ils expliquent que « la bataille pour la défense de la démocratie et des acquis sociaux doit être élargie au niveau supranational », mais que si Bruxelles s’y oppose, « cette bataille devra finalement être menée à partir des cadres nationaux déjà existants ». D’autres sont moins à l’aise avec cette option. Quant à Pierre Khalfa, membre du pôle Ensemble, il veut croire qu’« au sein du Front de gauche, personne n’est pour la sortie de l’euro ». Vraiment ? Dans l’hebdomadaire Marianne, l’économiste Jacques Généreux égratigne méchamment les dirigeants communistes, accusés de ne pas avoir « voulu entendre parler de rupture avec l’euro. Ils ne voulaient pas fâcher les socialistes et perdre des postes en échange. C’est pourtant ce qu’on aurait dû mettre dans le programme du Front de gauche »… Pour lui, la sortie de l’euro n’est donc pas une solution de toute dernière extrémité. Le billet publié par l’ancien président de Die Linke, Oskar Lafontaine, en avril 2013 montre d’ailleurs que ce débat n’est pas que fran-
çais. « L’espoir selon lequel la création de l’euro pousserait tous les acteurs à un comportement économique rationnel s’est révélé vain. Aujourd’hui, le système a déjanté », écrit-il. la gauche en bataille
Continuer de croire en un mouvement populaire européen ou imposer des mesures unilatérales à l’échelle nationale ? Prendre le temps de la construction ou mettre un grand coup de pied dans la fourmilière ? Assumer le risque d’une sortie de l’UE ou se saisir de cette chance ? Dans cette affaire complexe, le PCF fait un peu figure de bouc émissaire. On lui reproche un européisme béat depuis la signature en 1997 d’une déclaration commune avec le PS évoquant le « dépassement du traité de Maastricht ». Ainsi l’essayiste Aurélien Bernier, proche du M’Pep, écrit-il dans Les Tabous de la gauche radicale (éd. Seuil) que « si le Parti de gauche créé par JeanLuc Mélenchon est prêt à envisager une politique de rupture nationale, le Parti communiste préfère toujours défendre une réforme radicale de l’Union européenne ». Deux camps : des révolutionnaires
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ENQUÊTE INTELLECTUELLE
pragmatiques d’un côté, des réformateurs utopistes de l’autre, lesquels se laisseraient bercer par le rêve inatteignable d’une transformation des institutions « de l’intérieur ». Un tel procès vient fragiliser le consensus affiché à l’approche du scrutin. Au Parti de gauche, pour ne pas jeter davantage d’huile sur le feu, on prend garde de ne pas caricaturer les positions de ces alliés, en rappelant qu’ils furent des opposants actifs aux traités de Maastricht et de Lisbonne. Leurs différences,
traité, il faut miser sur le débat démocratique. Chercher à nouer des alliances avec les syndicats, les associations et les forces progressistes en France, mais aussi dans les pays du Sud et en Allemagne, et forts d’un référendum ou d’un vote au parlement, refuser d’appliquer les décisions de Bruxelles. L’impuissance des acteurs au cœur de la machine, il n’y croit pas : « Nous pourrions d’ores et déjà faire bouger des choses ! Nous ne sommes pas sans possibilité de modifier certains aspects du
dépôts qui se chargerait ensuite de prêter aux pays. Mais il ne faut pas se mentir : les exploiter pour bouleverser les règles du jeu n’a aucune chance de passer comme une lettre à la poste… Et nul ne peut prédire les conséquences d’une telle ruse. « Les communistes ne sont pas le plus portés à défendre la désobéissance européenne, la sortie de l’euro, et de l’UE encore moins, résume Antoine Schwartz. Les mauvaises langues diront que c’est pour satisfaire leur allié socialiste, les bonnes langues diront que c’est parce que ce débat n’est pas
« Avancer le mot d’ordre de sortie de l’euro sans voir qu’il est aussi porté par le FN est un problème » Pierre Kalfa, Front de gauche Éric Coquerel les met sur le compte d’« éléments de langage » : « C’est vrai qu’en voulant rompre avec le stalinisme, le PC a aussi rompu avec la période des affiches “Produisons français”. Il ne fallait surtout pas apparaître comme étant pro-nationaliste. Mais aujourd’hui, même si on ne dit pas tout à fait la même chose, on est tous d’accord pour faire campagne sur le thème de la rupture. » Après, tout dépend de la définition donnée à ce mot. Passage en force rapide ou lente construction d’un rapport de force ? Pour Patrick Le Hyaric, député communiste au Parlement européen, pas de mystère. Pour créer les conditions d’un nouveau
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traité de Lisbonne qui a déjà été amendé deux fois depuis le début de la crise. En entrant dans les contradictions des textes, il n’est pas hors de portée d’obliger la Banque centrale européenne à changer d’attitude, d’inventer un fonds européen pour le développement social et écologique qui prête aux entreprises et aux États, de racheter de la dette et de sortir de l’austérité. C’est ce que j’ai défendu en séance à deux reprises au parlement européen. On est venu me voir après pour me demander des précisions. » Des failles, il en existe en effet. Pour contourner l’interdiction faite à la BCE de prêter aux États, on pourrait par exemple lui demander de financer la Caisse de
mature chez leurs militants, encore gênés de la confusion possible avec le FN. » s’aligner sur le FN
Un sujet d’autant plus sensible que l’extrême droite mâtine depuis peu son nationalisme xénophobe d’une rhétorique antilibérale. Pire, Marine Le Pen récolte aujourd’hui les dividendes d’une protestation qu’elle a su ramasser comme à son habitude en une formule simple. Sortie de l’euro. Si cette solution divise les économistes, peut-elle devenir pour autant une arme efficace dans la bataille des urnes ? C’est ce que défend Aurélien Bernier qui, dans
son dernier ouvrage, invite la gauche radicale à se réconcilier avec la nation héritée de 1789. Au regard du sondage Ipsos France Bleu de novembre 2013, ce choix électoraliste paraît toutefois hasardeux : 75% des Français interrogés jugent peu convaincantes les propositions du Front national sur l’arrêt de l’euro et le retour au Franc. Loin derrière les questions de sécurité et d’immigration sur l’échelle de l’adhésion ! Attention, terrain miné. « Avancer le mot d’ordre de sortie de l’euro sans
Illustration de couverture : DR
Attac est une association qui lutte pour que les citoyens puissent, par l’action démocratique, se réapproprier ensemble l’avenir de notre monde, aujourd’hui soumis à la loi de la spéculation et des marchés financiers. Présente dans une cinquantaine de pays, elle est active dans le mouvement altermondialiste et les forums sociaux. La fondation Copernic travaille à « remettre à l’endroit ce que le libéralisme fait fonctionner à l’envers ». Regroupant des chercheurs, des acteurs du mouvement social et des responsables politiques, elle vise à déconstruire le discours néolibéral et à permettre l’élaboration de propositions inédites.
ISBN 978-2-918597-71-1 DÉP. LÉG. : MAI 2012 e TTC France
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Que faire de l’Europe ? Désobéir pour renconstruire L’Europe n’a pas la cote. Pour beaucoup d’européens, l’Union est devenue un monstre hostile. Même dans la gauche critique, l’idéal européen recule, et l’idée se répand que seul reste le niveau national pour changer les choses. Pourtant, quel pays européen isolé, s’il refusait la loi de la finance, pourrait durablement résister au capital mondialisé ? Ou peser dans les négociations climatiques pour enrayer la catastrophe annoncée ? Les citoyens européens ont donc raison de demeurer attachés à l’idée d’un destin commun. Pourtant tout indique que l’Union européenne s’achemine vers la dislocation. Comment rompre avec cette Europe sans sacrifier l’idée européenne ? Comment s’appuyer sur des ruptures nationales sans renforcer les replis nationalistes ? À partir d’une analyse fine des mouvements sociaux et des rapports de force européens, cet ouvrage explore une stratégie de la ligne de crête, en équilibre entre luttes nationales et européennes, entre ruptures par en haut et changements par en bas. Il faudra désobéir à l’Union européenne pour redonner sa chance à l’Europe.
Que faire de l’Europe ? Désobéir pour reconstruire
Faut-il faire sauter Bruxelles ?, de François Ruffin, éd Fakir Éditions
voir qu’il est aussi porté par le FN est un problème. En légitimant une solution à la crise actuelle portée par l’extrême droite, nous risquons de légitimer toutes les autres », proteste Pierre Khalfa. Même son de cloche du côté de l’économiste Michel Husson : « Je n’ai pas de clé pour faire reculer le FN. Mais face à un parti qui reprend à son compte des thèmes de la gauche, on ne peut pas faire un surcroît d’alignement. Il vaut mieux mettre en avant les objectifs sociaux qu’on veut obtenir. » Sous peine de tomber dans le piège
tendu par le Front national des recettes toutes faites et de perdre de vue le but d’une telle manœuvre : non pas sortir d’une monnaie (pour éventuellement revenir au cadre national), mais des politiques d’austérité. « Si nous disons qu’il faut rompre avec cet euro et non en sortir, ce n’est pas pour éviter d’être comparés à madame Le Pen, affirme quant à lui Éric Coquerel, mais parce que nous estimons que c’est utile politiquement. » L’avenir dira s’il a eu raison. r marion rousset
Casser l’euro. Pour sauver l’Europe, de Benjamin Masse-Stamberger, Franck Dedieu, Béatrice Mathieu, Laura Raim, éd. Les Liens qui libèrent
En finir avec l’Europe, (dir) Cédric Durand, éd. La Fabrique
La Malfaçon. Monnaie européenne et souveraineté démocratique, de Frédéric Lordon, éd. Les Liens qui libèrent
Le Parlement européen : pour faire quoi ? de Bernard Cassen, Hélène Michel, éd. Du Croquant
Que faire de
l’europe ? désobéir pour reconstruire
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Les Liens qui Libèrent
attac
Que faire de l’Europe ? Désobéoir pour reconstruire, Fondation Copernic, éd.Actes Sud
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PORTRAIT DE POUVOIR
ALEXIS TSIPRAS MEILLEUR ESPOIR EUROPÉEN
Son visage va devenir familier. Jeune, souriant, Alexis Tsipras incarne déjà pour les Grecs l’alternative à la Troïka qui les étreint. Il portera les couleurs de la gauche européenne pour l’élection du président de la Commission européenne. Portrait d’un homme radical aux portes du pouvoir dans son pays. par rémi douat illustrations alexandra compain-tissier
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3 février. Siège du Parti communiste français. La coupole dessinée par Oscar Niemeyer est comble. Ce soir on joue à guichet fermé et un écran de retransmission a même été installé dans le hall pour que tous puissent voir la star. Alexis Tsipras, vient de terminer son discours de candidat à la présidence de la commission européenne. Parmi ceux qui se pressent pour l’applaudir, on croise Susan George, Étienne Balibar, Bernard Thibault… Et Jacqueline Tesson. Ivryenne, elle a eu envie de « mettre un visage et une voix sur celui qui a réussi à faire en Grèce ce que nous ne parvenons pas à faire en France ». « Vous imaginez ? poursuit Jacqueline les yeux brillants, un peu comme si le Front de gauche était devant le PS et l’UMP ! » Comment est-il parvenu à rassembler un camp tout aussi dispersé que la gauche française ? Comment a-t-il pu gagner la confiance de suffisamment de ses concitoyens pour qu’ils voient en lui une alternative crédible aux pressions de la Commission européenne ou du FMI venus mettre son pays en coupe réglée ? Ce soir, une fois encore, Alexis Tsipras argumente avec méthode. D’une éloquence sans emphase, il n’a pas la faconde d’un
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Jean-Luc Mélenchon. Exit les poncifs journalistiques qui appellent abusivement Tsipras le « Mélenchon grec ». Son style ? Celui d’un mec normal. D’ailleurs même son apparence est ordinaire. Il ressemble à beaucoup des jeunes hommes d’aujourd’hui, cheveux courts, allure sportive, sourire un peu timide. Il circule en moto et ne porte pas de cravate. Malgré l’affluence des grands jours, celle des militants et des journalistes, le leader de la gauche radicale est d’un calme olympien, un calme dont il a su faire une marque de fabrique. Ton neutre, maîtrise de soi et amabilité courtoise font désormais partie du personnage. Égal à lui-même en toutes circonstances, la forêt de micros et caméras qu’il ne manque pas de provoquer à chacun de ses déplacements en France ne semble pas vraiment l’impressionner. Il maintient d’ailleurs ses distances avec les médias, triant sur le volet et selon des critères mystérieux les deux ou trois journalistes qui pourront lui parler lors de son passage à Paris. En plus d’être normal Alexis Tsipras serait sympa. C’est en tout cas ainsi que le voit Philippe Marlière auteur de La Gauche radicale en Europe
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Alexis Tsipras était là au bon moment. Il lui fallait une qualité en plus : la ténacité. (éd. du Croquant) : « Il est authentiquement chaleureux et sympathique. » « Tsipras ? You get what you see, anglicise Stathis Kouvelakis, enseignant chercheur en philosophie politique et proche d’Alexis Tsipras. Il a l’air simple et gentil ? Il est simple et gentil. Il n’est pas pompeux comme bien d’autres dans la vie politique grecque et française où le moindre dirigeant, fût-il de la gauche radicale, se comporte parfois comme un petit marquis. Il possède des qualités humaines très inhabituelles pour un homme politique. Il est facile d’accès et il a une grande capacité d’écoute qui tranche avec nombre de représentants politiques. Certains lui en font même parfois le reproche arguant qu’il est trop souple ou trop influençable. » un grec moderne
Résumons. Sympa, normal, gentil. Le gendre idéal en quelque sorte. Mais comment est-il parvenu à se faire un nom qui claque comme une menace pour les argentiers européens ? Il ne porte pourtant pas un patronyme célèbre qui ouvre les portes. Il n’est pas issu d’une dynastie politique comme la Grèce aime à en assurer la pérennité. Il tranche même avec la vieille classe politique, bien loin des caciques dinosoresques du
Pasok, à côté desquels Hollande est un symbole de modernité. « Le Pasok apparaît aujourd’hui complètement hors-sol, confirme Philippe Marlière. C’est un parti de notables coupés des réalités. » Lui ne vient pas de ce milieu fermé. Son père est un entrepreneur du bâtiment et il mène une jeunesse athénienne ni cossue ni pauvre. Il fait des études d’ingénieur et commence sa vie professionnelle dans l’entreprise de papa. Mais il avait déjà bu le calice de la passion politique. Né quatre jours après la chute des colonels, en juillet 1974, il grandit dans le chaudron des débats politiques. Comme beaucoup de jeunes grecs c’est au lycée qu’il se pique de combat d’idées. Il adhère à la jeunesse communiste. « Il est à l’image de son parcours, analyse Philippe Marlière. La matrice est communiste, à laquelle il a ajouté des problématiques contemporaines telles que le féminisme et l’environnement. » Quand la crise a commencé à frapper durement son pays, il s’est investi dans le mouvement des Places. Avec toute une génération il a occupé Syntagma, la grande place centrale d’Athènes face au parlement grec pour s’opposer à la purge d’austérité et exiger une démocratie directe. « Aujourd’hui, c’est toute une
population qui se radicalise et se trouve séduite par Alexis Tsipras. En un mot, il est moderne. Ne serait-ce que par son très jeune âge. Accéder à de telles responsabilités si jeune est impensable », poursuite Philippe Marlière. Il prend la tête de Syriza à 37 ans et devient le plus jeune dirigeant de parti jamais désigné en Grèce. « Syriza a longtemps été un parti de jeunes, plutôt urbains, analyse Stathis Kouvelakis. La nouveauté, c’est que les actifs des villes ont déserté le Pasok pour se tourner vers Syriza. Hier encore dominant, le Pasok est aujourd’hui réduit à l’état de groupuscule. » Alexis Tsipras était là au bon moment. Il lui fallait une qualité en plus. Une qualité en or : la ténacité. « Elle est remarquable », assure Pierre Laurent, président du Parti de la gauche européenne, et hôte d’Alexis Tsipras au siège du Parti communiste. Il lui en fallait pour unir la grande diversité des forces en présence. Syriza est bâti sur une coalition de traditions politiques différentes, du trotskysme au centre-gauche. Entre la ligne dite réaliste, représentée principalement par les économistes de Syriza et la ligne la plus radicale, Alexis Tsipras marche sur un fil. Mais l’équilibre fonctionne. Encore marginal il y a cinq ans,
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il est aujourd’hui aux portes du pouvoir. En octobre 2009, Syriza ne réunit que 4,6 % des électeurs et 13 députés à la Vouli, le parlement grec. Le 6 mai 2012, lors des législatives anticipées, Syriza fait une percée et rafle 16,8 % des suffrages et 52 sièges à la Vouli jusqu’à atteindre en juin dernier 26,9 % et 71 députés. Une aura internationale
À un peuple à genoux, il promet un coup d’arrêt aux politiques d’austérité, un changement de statut de la Banque centrale européenne et une annulation partielle de la dette. En d’autres termes, on rebat les cartes et on propose un « New deal » à l’échelle européenne permettant de faire redémarrer la croissance. Son ennemi principal est aussi devenu celui d’une majorité de Grecs. Il porte le nom de Memorandum, cet accord passé entre le gouvernement grec et ses créanciers de l’Union européenne et du FMI. En échange d’un prêt de 130 milliards d’euros, la Grèce s’engage à réduire ses dépenses. À Bruxelles, on appelle ça un assainissement de la situation financière, dans la vie quotidienne grecque, une asphyxie organisée. Et si la Grèce se voyait refuser un allégement de la dette ? « Nous n’hésiterions pas à interrompre les remboursements du pays, si c’est nécessaire pour assurer les besoins de l’économie et de la société grecque », répond Tsipras. Mais je ne pense pas que cela arrivera. » Espoir et fermeté, telles semblent être les bases de son succès.
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« Les Grecs n’attendent pas d’Alexis Tsipras une révolution, expose Vangelis Goulas, responsable de Syriza France. Mais ils savent qu’il est le seul capable de changer la donne concrètement pour eux. Nous vivons en Grèce dans un climat terrible. En l’espace de trois ans, nous avons reculé de plusieurs décennies, en termes de droits sociaux, de libertés syndicales, de droits de l’Homme ou encore de liberté de la presse. » Alexis Tsipras donne confiance : « Il n’est pas là pour faire de la figuration et entend prendre le pouvoir », aime à répéter ce militant de Syriza. C’est donc Alexis Tsipras, 39 ans, à la tête d’un parti en pleine croissance, Syriza, que la gauche radicale européenne a choisi pour porter ses couleurs au printemps prochain. Il sera candidat au poste de président de la Commission européenne. Pour Pierre Laurent, « cette candidature marque une maturité de la gauche européenne et signe la prise de conscience que le combat pour la transformation se joue à l’échelon européen ». Pour Martine Billard, coprésidente du Parti de gauche, « cette candidature est un événement important. Elle peut produire un appel d’air. C’est un espoir pour la Grèce, mais aussi pour l’Europe entière. L’objectif est de créer une dynamique de résistance ». Cette fois encore le timing est bon. Alexis Tsipras a besoin d’entremêler le combat européen et le combat grec. La tenue en mai des élections européennes coïncidera en Grèce avec celles des municipales et des régionales. Elles auront valeur de test. Alexis Tsipras y voit « un véritable
« Les Grecs n’attendent pas d’Alexis Tsipras une révolution. Mais ils savent qu’il est le seul capable de changer la donne » Vangelis Goulas, responsable de Syriza France
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référendum contre le gouvernement du memorandum et de la subordination ». C’est pour lui une étape vers l’obtention d’élections législatives anticipées en mai 2015 où il compte bien que Syriza sorte en tête. Alors, son leader entrerait à la Villa Maximos, le Matignon Grec. Cette candidature à la Commission européenne lui permettra de gagner les galons internationaux qui lui font encore défaut pour gravir les marches de Maximos. Depuis sa tournée européenne, Alexis Tsipras lance aussi un message à ses compatriotes : l’échelle internationale ne l’impressionne pas. Il n’hésite pas à sortir du débat grec et à entrer dans l’arène européenne. Profitant de son séjour en France, il décoche quelques flèches à François Hollande : « Les socialistes rejettent leurs mandats progressistes et sont avec Madame Merkel les “comanagers” du consensus néolibéral. » François Hollande n’apprécie pas. Il n’a pas daigné le recevoir. « Pour les socialistes français voir le Pasok mourir et voir une gauche radicale prendre sa relève doit être très déstabilisant. Je crois qu’Alexis Tsipras gêne les socialistes français, commente Stathis Kouvelakis. Ce qui se passe en Grèce pourrait se passer en France. » La dialectique entre le niveaunational et européen, Alexis Tsipras commence à bien la manier.
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Européen convaincu, il écarte une possible sortie de l’euro et affirme que seul le refus de l’austérité permettrait à l’Europe de rester soudée. Angela Merkel est, dit-il en substance, dans le camp des anti-européens. Ce point de vue pro-européen, il l’articule avec la défense de son peuple à qui il propose de retrouver sa part de souveraineté, d’être à nouveau acteur du destin du pays et pas seulement de le subir. « Le pays est pris dans l’étau de la Troïka, décrit Stathis Kouvelakis. C’est maintenant un pays sous surveillance. » « Se dégager de la pression de la Troïka permettra d’aider vraiment la population qui doit aujourd’hui faire face à une crise humanitaire, affirme Vangelis Goulas. Dans l’approche de Syriza, la dette n’est pas simplement un problème grec. La solution ne peut qu’être solidaire et la renégociation l’objet d’une conférence pan-européenne. » Mais en faisant quel compromis ? La question agite la gauche radicale grecque. Philippe Marlière se souvient de son passage à Londres, il y a un an. Alexis Tsipras faisait alors un discours devant un parterre de décideurs à la London Shools of economics : « Selon moi, il a opéré un recentrage à ce moment-là, précise Philippe Marlière. J’ai trouvé qu’il avait lissé son discours et s’écartait du lexique traditionnel de la gauche radicale. » À l’an-
nulation pure et simple de la dette, il substitue la « renégociation de la dette ». Peu après, Alexis Tsipras s’envole pour Washington. Il fait un discours devant la Brooking Institution, un think tank libéral : « J’espère vous avoir convaincu que je ne suis pas aussi dangereux que certains ne le pensent », dit-il en conclusion. La phrase reste en travers de la gorge des plus à gauche de la coalition qui justement, entend bien être dangereuse pour le capitalisme. « La partie est tendue, estime Stathis Kouvelakis, car Alexis Tsipras doit montrer qu’il est prêt à prendre le pouvoir tout en n’abandonnant pas le créneau de la radicalité. Il ne doit pas oublier que c’est ce créneau-là qui a permis son succès. » Tout en sachant que, si les électeurs attendent un changement, souhaitent-ils pour autant une rupture ? Un récent sondage publié en Grèce révèle que 75 % des électeurs de la gauche radicale pensent que Tsipras ne reviendra pas sur le Memorandum. « On n’est pas aujourd’hui en Grèce dans le romantisme des lendemains qui chantent, explique Stathis Kouvelaki. C’est un peuple à genoux chez qui l’idée prévaut aujourd’hui qu’il faut essayer la gauche radicale de Syriza. » Si le succès politique est l’affaire d’une rencontre réussie entre un homme, un peuple et une époque, Alexis Tsipras a toutes les chances d’être au rendez-vous. rrémi douat
Européen convaincu, Tspipras écarte une possible sortie de l’euro et affirme que seul le refus de l’austérité permettrait à l’Europe de rester soudée.
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Contrôle des flux migratoires, politique énergétique, relation avec la Turquie ou crise ukrainienne : la politique conduite par L’Union européenne visà-vis de ses voisins est souvent sur la sellette. Le géographe Pierre Beckouche éclaire les enjeux de stratégies trop souvent méconnues. entretien réalisé par bernard marx et catherine tricot
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L’EUROPE FOIRE AUSSI AVEC SES VOISINS
« Mapping Wikipedia Europe - English - word count » by Tracemedia
V regards. Vous venez de publier un atlas de la grande Europe1. C’est quoi la grande Europe ?
Pierre beckouche
Géographe, Professeur à l’université Paris 1, Conseiller scientifique à l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed)
Atlas de la grande Europe. Économie, culture, politique, de Pierre Beckouche et Yann
Richard, éd. Autrement 2013
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ont réussi à construire un espace commun avec le Mexique. Le Mercosur progresse en Amérique latine. De même pour la Commupierre beckouche. Je ne suis pas un nauté économique des États de adepte de l’expression « La grande l’Afrique de l’Ouest (CDAO). Les Europe », car il y en a plusieurs banques régionales de développegéographies possibles. Nous vou- ment sont de nouveaux acteurs lions avec Yann Richard examiner de cette mutation du monde. La et mettre en lumière une des évo- gouvernance régionale progresse lutions les plus structurantes de partout. Il y a donc à la fois global’espace mondial contemporain : lisation et régionalisation. l’intégration de grandes régions. On sait encore trop peu que l’esBien que largement ignorée des sentiel de la révolution des mobidiscours publics et des représen- lités se produit à l’intérieur des tations, qui ne mettent l’accent grandes régions. Les Européens que sur la globalisation, la régio- commercent bien moins avec la nalisation de l’espace est à l’œuvre Chine ou le Brésil qu’entre eux et on en voit les conséquences au ou avec leurs voisins. Dans notre quotidien. Mon téléphone por- économie de la connaissance, où table, Samsung, vient d’une région les ressources sont de plus en plus du monde et non d’un pays. Il coproduites, le voisin n’est plus est produit pour partie en Corée, l’ennemi qui convoite les matières mais aussi au Japon, en Malaisie, premières, les ressources rares ; il en Chine… L’intégration asiatique quitte son statut d’adversaire milifait suite à la crise financière ré- taire et devient un possible partegionale de la fin des années 1990. naire. Cela n’efface pas les tensions Cette crise ne s’est pas soldée historiques. Le Japon et la Chine ne comme les États-Unis le pensaient. sont pas à l’abri d’un conflit armé Ils imaginaient faire baisser les mais les échanges entre eux n’ont protections afin de mieux écouler jamais été si intenses. Des millions leurs productions. Les pays d’Asie de Chinois apprennent le japonais ne l’ont pas entendu ainsi. Avec et inversement. parfois des relents nationalistes ou revanchards, les Asiatiques ont regards. Comment se met en néanmoins construit un espace place la politique européenne régional qui a su intégrer des éco- de voisinage ? nomies aux niveaux de développement très différents. pierre beckouche. Ses premiers Ce phénomène est d’ampleur iné- pas remontent à 1995 et au somgale selon les continents mais il est met euro-méditerranéen de Barprésent partout. Les États-Unis celone (lire encadré p.51). Elle a
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eu un artisan essentiel en la personne de Chris Patten : le dernier gouverneur de Hong Kong est chargé au début des années 2000 des relations extérieures au sein de la Commission européenne, présidée à l’époque par Romano Prodi. Il connaît le processus asiatique de constitution d’une grande région économiquement intégrée, et promeut une nouvelle politique européenne de voisinage. En 2003, celle-ci est officiellement lancée ; elle pose les bases d’une politique qui considère les pays limitrophes comme des partenaires particuliers. La nouvelle doctrine regarde dans deux directions, le Sud et l’Est (des pays arabes, de la Turquie, de l’ex-Yougoslavie et de l’ex-bloc soviétique). En 2007, cette politique de voisinage est dotée d’un budget propre. C’est le début d’une pensée à l’échelle de la grande région. Il s’agit de penser un cadre commun pour des situations disparates. Il s’agit d’un pas conceptuel important qui contredit le seul modèle en vigueur, celui de l’élargissement. Mais ces premiers pas sont encore ténus. Si vous allez sur des sites officiels d’organismes de l’UE comme EuropAid qui travaille à la coopération au sein de l’UE, vous ne trouverez pas de carte des voisinages, mais une bonne veille cartographie qui écartèle la Méditerranée entre Europe, Asie, et Afrique. On continue trop souvent de raisonner comme les marins de
l’Antiquité grecque, par continent. Ce sont les « inventeurs » de cette représentation puissante dont il est très difficile de se défaire après deux millénaires et demi. Quand on discute par exemple du caractère européen, ou non, de la Turquie, on se réfère toujours à cette division. Cette question des limites de l’Europe doit être repensée. regards. Comment cette régionalisation influe sur les politiques ?
Cette régionalisation est déterminante pour le commerce mais aussi pour des enjeux comme les migrations ou les politiques énergétiques. Il est évident que les bassins hydrologiques conditionnent l’approvisionnement en eau, question majeure du nouveau siècle. Les enjeux environnementaux sont souvent régis par la continuité des espaces : la protection des mers n’a de sens que si elle concerne toutes les rives d’une mer. C’est la même chose pour la prévention des risques qui doit être pensée à l’échelle régionale. Un tremblement de terre, un tsunami, ne suivent évidemment pas les frontières. La gestion des crises est un sujet d’urgence et est donc largement une affaire de continuité. Autant de sujets qui peuvent fonder une politique internationale régionale. Mais il est certain que les Européens sont obsédés par l’accès aux ressources énergétiques et par le contrôle des flux
La politique européenne de voisinage La politique européenne de voisinage mise en place à partir de 2002 affiche l’ambition « de développer un espace de prospérité et de stabilité aux frontières de l’UE élargie ». Elle est destinée aux nouveaux voisins de l’Est (Biélorussie, Ukraine, Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan) et aux pays du sud de la Méditerranée (Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Israël, Autorité palestinienne, Liban, Jordanie, Syrie qui a suspendu sa participation). Elle prend la forme d’accords bilatéraux, de plans d’actions, de programmes sectoriels (jeunesse, énergie, commerce), et dispose d’un instrument financier dédié (Instrument Européen de Voisinage). L’Union européenne a par ailleurs lancé deux initiatives visant à prolonger et renforcer l’impact de la politique de voisinage tout en prenant en compte les enjeux spécifiques auxquels sont confrontés les voisinages sud et est : - l’Union pour la Méditerranée (UpM) qui réunit les 28 États membres de l’Union européenne et la quasi-totalité des États riverains de la Méditerranée ; - le partenariat oriental, lancé en mai 2009, qui vise la conclusion d’accords d’association avec les voisins de l’Est avec l’Union européenne prévoyant notamment la création de zones de libre-échange complètes et approfondies.
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D’après © Atlas de la grande Europe. Économie, culture, politique, de Pierre Beckouche et Yann Richard, éd. Autrement, 2013
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migratoires. Cela limite quelque peu la portée de cette construction géostratégique de la grande région à laquelle l’Europe appartient. En 2008, Nicolas Sarkozy relance le processus de Barcelone enlisé [Lire encadré ci-contre]. L’Union pour la Méditerranée, l’UpM, introduit des changements importants et positifs. La question de l’Europe et de la Méditerranée est désormais considérée comme politique : elle doit être traitée par les chefs d’État et non par les seuls fonctionnaires de Bruxelles. Avec ses contradictions : on se souvient du 14 juillet 2008 quand 44 chefs d’États sont réunis en sommet puis assistent au défilé sur les Champs-Élysées. Parmi eux, il y a Bachar Al Assad, Moubarak, Ben Ali. Pouvait-on faire autrement ? En tout cas, la question méditerranéenne est devenue une politique de l’Union européenne dont on verra, espérons-le, les fruits dans les décennies à venir. Second changement : elle est orientée vers des projets, à géométrie variable (pas besoin d’avoir l’aval des 44 chefs d’État ou de gouvernement) et ne se réduit plus à un simple soutien budgétaire au Sud. C’est le moyen de toucher – enfin ! – les populations, jusque-là restées très à l’écart de la coopération « Euromed ». Enfin et surtout, l’UpM fait de la codécision Nord-Sud un principe de base : ce n’est plus l’UE qui décide, mais des représentants des pays des deux rives de la Méditerranée. Quelles
que soient les difficultés de l’UpM par ailleurs, ces trois principes devraient, selon moi, rester. Pour le moment, les moyens financiers viennent de l’Union européenne en très grande partie. Mais en théorie d’autres sources de financements peuvent venir abonder les projets de l’UpM. regards.
Pourquoi la politique européenne s’est-elle de nouveau enlisée en Méditerranée ? pierre beckouche. D’abord, très vite cet équilibre entre les politiques de voisinage s’est trouvé inversé et au profit de la politique orientale. Il y a plusieurs raisons à cela. La première est l’imaginaire européen. Les Européens de l’Est paraissent plus proches que le monde arabe, par leur mode de vie urbain, leur développement industriel, leurs références culturelles. Et par la religion, ou du moins la représentation simpliste qu’on s’en fait, dont on ne se défait pas, et qui semble remplir à bon compte la quête d’identité qui accompagne la désinstitutionalisation des individus. C’est une réponse massifiée, simplifiée qui présente le monde arabe comme un monde qui serait non seulement entièrement musulman mais aussi radicalement différent du nôtre. Une seconde cause tient à l’intervention des Allemands – qui, d’ailleurs, prennent une place économique croissante dans les pays
1995, les espoirs du sommet Euromed Deux ans après les espoirs levés par les accords israélo-palestiniens d’Oslo, un sommet des chefs d’État du pourtour méditerranéen se réunit à Barcelone et lance ce qu’on appellera le processus Euromed. Il s’agit non seulement de favoriser les échanges mais également de promouvoir la paix. Les ambitions affichées sont grandes. On parle autant d’échanges culturels que de libre-échange. Mais les espoirs de paix se fracassent sur l’absence de politique européenne commune dans le conflit israélo-palestinien. Il y a eu peu d’argent pour soutenir les projets : 1 milliard de subventions et 1 milliard de prêts bonifiés. Quant au « doux commerce » il a pu aussi se traduire par de tels déséquilibres qu’il anéantit des économies. Le processus de Barcelone s’enlise ; les espoirs s’évanouissent. La résolution du conflit israélo-palestinien reste un projet.
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méditerranéens. Ils ont fait avec leurs voisins orientaux ce que nous avons été incapables de faire en Méditerranée. regards.
Pourquoi cet échec des Français en Méditerranée ? pierre beckouche.
Contrairement aux Allemands, par exemple, nous ne pensons pas qu’une filiale tunisienne puisse être dirigée par un des Tunisiens. Au total, les Allemands prennent des parts de marché et des positions industrielles au Maghreb. Ils ont appris à parler français, sont performants sur le développement urbain, les transports, la coopération… Par ailleurs les Allemands ont une économie davantage tournée vers la production et vers une production moins élitiste que la nôtre. Les Français se concentrent sur quelques secteurs de pointe, et délocalisent les segments à faible valeur ajoutée. Les Allemands délocalisent des segments à plus haute valeur ajoutée, tout en conservant la maîtrise de la chaîne de valeur. Par comparaison, nous restons pris dans notre héritage colonial. Les Allemands évidemment n’ont pas ce passé. Mais le surplomb du Nord sur le Sud reste malgré tout très prégnant.
regards.
Cet échec n’est-il pas aussi pas un échec européen ?
pierre beckouche. Le blocage de l’UpM tient aussi à des facteurs
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« internes » : les dysfonctionnements sont devenus trop grands. Il n’y a plus d’argent. Et l’outil luimême ne peut fonctionner faute de budget pérenne – ce à quoi l’actuel secrétaire général de l’UpM essaie de remédier. Il y a enfin des raisons plus globales : la première est que l’UpM s’est trouvée réduite à la lutte antiterroriste, anti-immigration, anti-islamisme. Une autre partie de l’explication tient à la situation des partenaires du Sud. Depuis deux ans, les responsables tunisiens s’enlisent dans des débats avec Ennahda. Ils sont obsédés par la politique et les débats institutionnels, et oublie le développement socio-économique. L’Algérie continue de stagner du fait des carences graves de sa démocratie. Elle a même inventé la subvention… aux importations, avec les conséquences négatives, prévisibles, sur son système productif. Ne parlons pas de l’Égypte, de la Libye, de la Syrie… Plus globalement, je dirais que nous sommes devant une difficulté majeure, celle de devoir dépasser le modèle interétatique qui enlise. Mais le marché à lui seul ne peut être l’alternative. Je crois à la nécessité de faire entrer les acteurs économiques et sociaux dans le jeu, notamment ceux de l’économie sociale et solidaire qui sont porteurs de projets d’intérêt commun non étatique. Il reste un acquis : les Européens ont eu du mal à le comprendre mais
désormais ils savent qu’ils doivent codécider avec leurs voisins. Que les voisins plaisent ou non. La politique des Européens patine en Méditerranée, est illisible vis-à-vis de la Turquie, et en échec en Ukraine. Quelles sont selon vous les causes de ces difficultés ? pierre beckouche. Nous avons un déficit de modèle pour penser la stratégie de voisinage. Ou plutôt l’UE ne possède qu’un seul modèle, celui de l’intégration. Quand il s’agit d’intégrer à l’UE un nouveau pays, l’UE mobilise de l’argent en grande quantité. Nous demandons à nos voisins de se rapprocher de nos normes. La politique de voisinage, c’est le modèle d’intégration mais sans argent, sans contrepartie, sans projet commun. La difficulté est aussi au sein de l’UE. Nous ne savons pas penser autrement qu’en termes d’homogénéisation. Bruxelles n’a pas trouvé de statut intermédiaire. C’est 0 ou 1. Or tout le monde ne peut évidemment pas être intégré à l’UE. Il faut bien penser nos rapports avec nos voisins immédiats, dont la culture et le niveau de développement sont différents des nôtres. La Turquie a fini par renoncer pratiquement à l’adhésion et par développer sa propre stratégie de puissance. Mais elle tient malgré tout au processus d’adhésion comme moteur pour l’aider à construire un État de droit. Car
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Nous ne pourrons pas avoir une vision partagée avec nos voisins si ces derniers ne peuvent pas venir en Europe. dans nos normes, il y en a qui sont très attractives pour de très justes raisons. L’Europe ce n’est pas que la bureaucratie et le libre-échange. Il y a une modernité des rapports sociaux et politiques, une qualité institutionnelle qui continue d’être extrêmement attractive. On vient de le voir en Ukraine. Enfin, cette crise avec l’Ukraine met en évidence les effets d’une absence de politique vis-à-vis de la Russie. Quelles sont vos pistes de réflexion pour le cas de l’Ukraine mais aussi plus globalement ? pierre beckouche.
Je crois qu’une des entrées pour dialoguer avec la Russie est la politique énergétique. Or l’UE n’a pas de politique énergétique commune. L’Allemagne parle avec la Russie, en raison de sa position qui l’ouvre vers l’Est mais aussi parce qu’elle engage la discussion sur le gaz. Pour avancer, je vois trois pistes principales. La première, sans doute la plus importante, est de passer d’un contrôle administratif des migrations à une stratégie économique des mobilités. Nous ne pourrons pas avoir une vision partagée avec nos voisins si ces derniers ne peuvent pas venir en Europe ; or ce qu’ils veulent ce
n’est pas, dans l’immense majorité des cas, immigrer : c’est pouvoir aller et venir librement dans le cadre de leurs projets personnels, économiques ou familiaux. Il y a beaucoup à faire pour mieux associer les acteurs des voisinages dans les projets européens comportant une dimension de mobilité, comme les programmes de recherche ou les mobilités étudiantes, et les mobilités professionnelles en règle générale. Pourquoi ne pas imaginer que tous les membres de réseaux professionnels établis (et reconnus) entre l’Europe et un pays du voisinage, puissent disposer d’un visa de longue durée multi-entrée ? La deuxième piste concerne l’extension de certaines politiques européennes structurantes aux pays du voisinage. C’est particulièrement le cas des réseaux de transport et de télécommunication, évidemment le cas des réseaux énergétiques. C’est le cas de la politique agricole et de sécurité alimentaire : il y a tout ce qu’il faut pour définir une stratégie ambitieuse entre des pays exportateurs et des pays importateurs (et les pays arabes vont devenir de plus en plus dépendants sur le plan alimentaire, si rien n’est fait), et pour aider ces pays à développer leurs filières agroalimentaires.
Le développement rural doit y être associé ; du reste, l’an dernier et pour la première fois, une partie de la PAC est allée en Tunisie pour aider au développement rural (programme Enpard). C’est aussi le cas de la politique de l’eau et de l’assainissement : la directive-cadre sur l’eau fournit une référence, qu’il s’agit non pas de copier-coller mais à partir de laquelle les cadres réglementaires peuvent évoluer très favorablement dans les voisinages, surtout dans les pays sudméditerranéens. Accompagnée par des transferts de savoir-faire et des formations, cela pourrait tout à fait répondre au défi du changement climatique. Enfin, troisième piste, l’Europe devrait être capable d’une action stratégique d’urgence, en suivant de près l’évolution politique et géopolitique d’un pays du voisinage, en mobilisant des fonds d’urgence en cas de besoin, en prenant une position politique commune qui dépasse les discours et sache passer aux actes. C’est ce que l’Europe n’a pas su faire, que ce soit pour l’aide à la Tunisie – dont le succès serait déterminant pour l’avenir du Printemps arabe – ou vis-à-vis de l’Ukraine. r entretien réalisé par bernard marx et catherine tricot
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PORTFOLIO
USa, LA TRAQUE DES MIGRANTS Todd Bigelow
Le travail du photographe Todd Bigelow sur la chasse aux clandestins a débuté en 1994, en même temps que l’opération Gatekeeper, lourd dispositif de sécurisation des frontières entre les États-Unis et le Mexique. Installé à Los Angeles, mais publié dans le monde entier, Bigelow continue d’imprimer sur pellicule la traque de ces migrants sans papiers.
Des clandestins fuient la police américaine et refranchissent le mur de la frontière vers le Mexique. San Diego, Californie. 7 juin 2007.
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Les agents américains des douanes et de la protection des frontières patrouillent dans les airs. San Diego, Californie. 23 mars 2009.
Fuir en courant à travers le flux des pick-up en mode roulette russe, franchir un mur de béton et galoper comme un dératé, se retrouver le nez dans la poussière, menotté, avec en surplomb menaçant, un type armé en uniforme… C’est pas Ceuta ni Melilla, c’est pas non plus Calais, mais ça aurait pu : la violence de la répression des migrants a le même visage partout dans le monde. Et elle n’est pas moins pénible au soleil.
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L’opération Gatekeeper contraint les migrants à emprunter des voies toujours plus dangereuses pour entrer sur le territoire américain. Beaucoup passent par les montagnes à l’est, tandis que d’autres tentent une course kamikaze à travers le trafic dense de l’Interstate.5. Juin 1995.
L’opération Gatekeeper (gardien), initiée sous la présidence Clinton, a été mise en œuvre en octobre 1994 par le Service d’immigration et de naturalisation des États-Unis. Soit dix mois après le lancement de l’Alena (ou NAFTA pour North American Free Trade Agreement), le traité de libre-échange liant les États-Unis, le Mexique et le Canada.
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Une passeuse est arrêtée après que la police des frontières ait découvert quatre clandestins dans son coffre. En 1997, une étude de l’université de Houston attribue une augmentation de la mortalité des migrants à l’opération Gatekeeper. 25 septembre 2012.
Sans surprise, Gatekeeper, qui vise à endiguer le flux de migrants en provenance du Mexique voisin, combine des murs (béton et barbelés) et des patrouilles (terrestres et aériennes). Et peut aussi compter sur le patriotisme vigilant des habitants du coin. Toute personne impliquée dans ce schéma étant passablement armée, fusils d’assaut compris, on est quand même aux États-Unis et on ne va pas se laisser chier dans les bottes par des putains de moricauds sans papiers. Pan-pan boum-boum, un trou de plus dans le désert, c’est pas très grave. Face à la culture du colt, quelques belles âmes, vaillants militants humanitaires, placent dans le désert des containers remplis d’eau. Insuffisant : des dizaines de migrants meurent chaque année, notamment d’insolation et de déshydratation, en tentant d’entrer sur le sol du pays de la liberté, le fameux « land of the free ».
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John Hunter, qui se définit lui-même comme un humanitaire, consacre, avec d’autres bénévoles, beaucoup de week-ends pour organiser des points d’eau le long de la frontière. 15 mai 2003.
Mais Gatekeeper fait des heureux. Les autorités américaines se félicitent de la baisse importante du nombre d’arrestations de clandestins aux frontières, oubliant de mentionner que cette opération, qui concentre effectifs et moyens dans la région de San Diego, a eu pour effet de déplacer les flux vers d’autres zones frontalières. L’Arizona par exemple où, en quelques années, le nombre d’arrestations est passé de 250 000 à 530 000. Peu importe, Gatekeeper a aussi fait des petits. En ce début de xxie siècle, quelques capitales du monde « occidental » continuent de penser que les murs et la mitraille restent le plus sûr moyen de « relationner » avec le Sud, tout en s’en protégeant.
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Une milice de fermiers capture des migrants sur les terres d’un ranch situé à l’est de San Diego, avant de les livrer à la police. Juillet 1996.
Sauf cet agaçant Noam Chomsky, qui constate et regrette que l’opération Gatekeeper « militarise la frontière entre le Mexique et les États-Unis ». Militarisation, vraiment ? Guerre à l’horizon ? Les mots ont un sens et le ciment n’est pas neutre : le premier mur érigé dans le dispositif Gatekeeper l’a été avec des surplus de la guerre du Golfe de 1991.r emmanuel riondé
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Roger Barnett patrouille régulièrement sur sa propriété, proche de la frontière, armé d’un fusil d’assaut et d’un pistolet. 17 septembre 2003.
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LE DOSSIER
SOCIALISME FIN DE PARTIE
En se déclarant social-démocrate, François Hollande a fait son coming out et balayé d’un revers de veste toute une tradition du Parti socialiste français. Quels sont les effets concrets d’un tel glissement idéologique sur les politiques publiques ? Comment en est-on arrivé là ? Quels sont aujourd’hui les termes du débat interne au PS ? Gros dossier. illustrations fred sochard pour regards
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Q
Quand François Hollande se déclare socialdémocrate, il annonce son ralliement au sociallibéralisme et acte la victoire d’une nouvelle cohérence politique (p.65/70). Les salariés en paient le prix (p.71/72), la culture se recycle en barils et passe aux mains de la fondation Total (p.73), tandis que le concept d’égalité cède la place à l’équité… pour toujours plus d’inégalités (p.74); Si la socialdémocratie gagne du terrain à l’échelle mondiale (p.75), en France elle est le résultat d’un long processus de reniement. Roger Martelli nous fait le récit de cette métamorphose (p.76/82) sur fond de roses fânées retraçant l’évolution des déclarations de principes du PS (p.78/79). Dans un long entretien, le politologue Rémi Lefebvre nous parle du Parti socialiste d’aujourd’hui, ses idéaux, ses adhérents, son fonctionnement… Un dernier bouquet de roses, aux épines acérées, pour visualiser les racines du mal social-démocrate (p.87) avant de plonger plus profond dans la première moitié du xxe siècle pour comprendre comment les rouges – communistes, socialistes et sociaux-démocrates – ont peu à peu perdu leur couleur (p.88/90)… Pour terminer sur un camaïeu de rose de la social-démocratie (p.91).
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LUI, PRÉSIDENT DÉCLARE forfait Malgré la gifle électorale, François Hollande cède à la finance et fait voter son pacte de responsabilité. La cohérence social-libérale s’impose dans l’ensemble des politiques publiques.
« Mon véritable adversaire c’est le monde de la finance. » François Hollande disait vouloir lutter contre les marchés. Et le voilà qui renonce à l’impôt à 75 % sur les très gros revenus. À rétablir l’âge de la retraire. À amnistier les syndicalistes et les défenseurs des sans-papiers. À faire reculer le contrôle au faciès. Il déstructure le code du travail et permet aux employeurs de baisser les salaires. Il baisse les allocations familiales de 2 milliards. Il poursuit le partenariat public-privé dans la culture, notamment. Il ne remet pas en cause le pacte de stabilité de Sarkozy et Merkel. Il négocie le pacte transatlantique. Il baisse les indemnisations des chômeurs… Et pourtant aucune rebellion ne pointe à l’horizon de la rue de Solférino. Comment est-on arrivé là ? Après la défaite de 2007, le PS connaît des années de flottements. La préparation de l’élection présidentielle de 2012 relance la mécanique. Sera-t-elle le moment du choix ? En théorie, l’organisation de primaires, à l’automne 2011, doit permettre d’y voir clair. Mais les cartes ont été redistribuées par avance. Mélenchon a choisi d’autres horizons et ceux qui ont incarné le « non » au projet constitutionnel européen sont éparpillés. Laurent Fabius s’est une nouvelle fois recentré, Claude Bartolone s’est replié sur son fief de Seine-SaintDenis et Julien Dray s’est mis au service du « patron », François Hollande. La gauche socialiste est morcelée et incertaine, dans ses mots comme dans ses images. Martine Aubry, l’inamovible Henri Emmanuelli ou la
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La logique gouvernementale s’énonce et se fixe : résorber les déficits publics par la baisse de la dépense publique et aller vers la réduction du coût du travail.
nouvelle figure de Benoît Hamon ? Pas facile de dégager une ligne d’identification commune à ces trois personnalités. Dominique Strauss-Kahn, l’homme du « réalisme », est hors-course. Manuel Valls fait de la sécurité et de la rigueur contre les délinquants les pivots de son image politique. C’est lui qui incarne ouvertement le parti pris social-libéral à l’anglaise. Il ne manque ni d’ambition ni de talent ; il reste qu’il heurte les schèmes mentaux les plus répandus chez les militants. L’appareil se résout donc à la solution éprouvée : choisir sans choisir. C’est François Hollande, discrètement à l’œuvre depuis cinq ans, qui bénéficie de l’incertitude. Quand il émerge, à la charnière des années 1980 et 1990, il est proche de Jacques Delors et incarne une aile dite « moderniste », déjà bien loin de la doctrine fondatrice d’Épinay. Il est toutefois un homme politique habile, qui sait arrondir les angles et contourner de façon
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bonhomme les difficultés. Dans les primaires, il se place habilement en position médiane entre les candidatures réputées à gauche (Martine Aubry et Arnaud Montebourg) et la droite incarnée par Manuel Valls. Mais la petite musique qu’il laisse entendre est du côté de la grande mutation présumée réaliste du socialisme français. Dans un parti socialiste indécis, être à droite de la gauche pousse irrésistiblement à être… au centre-droit. Or François Hollande sait que gagner l’élection présidentielle suppose d’abord la mobilisation de son camp, plus encore que la capacité à « mordre » sur l’électorat adverse. Candidat de centre droit dans son propre parti, le nouvel intronisé décide de mener classiquement sa campagne présidentielle à gauche, face à un Sarkozy qui, pour être fragilisé, n’a perdu pour autant ni son mordant ni sa capacité de conviction à droite. la fin de l’état-providence
Bravache, François Hollande déclare que la finance est son ennemi. Il gagne à gauche. Mais quand il compose son gouvernement, il choisit un gestionnaire pragmatique à Matignon et un social-libéral affirmé à l’Intérieur. Arnaud Montebourg peut virevolter sur la gauche, la tonalité est donnée par le Premier ministre et par Manuel Valls. La plongée abyssale de la popularité du sommet de l’État, inattendue par sa précocité, oblige toutefois l’exécutif à faire ouvertement les choix jusqu’alors repoussés. Sans débat militant et sans vote. Manuel Valls – qui
pèse un peu plus de 5 % lors des primaires – fournit de facto l’armature du projet au sommet de l’État. Avec le « pacte de compétitivité » rebaptisé à la hâte « pacte de responsabilité », la logique gouvernementale s’énonce et se fixe. La responsabilité est de restaurer la compétitivité de l’entreprise France, ce qui, en phase de mondialisation brutale, suppose d’assurer la stabilité monétaire, de résorber les déficits publics par la baisse de la dépense publique et d’aller vers la réduction du coût du travail. Conséquence du postulat : il faut mettre la France au travail et assurer la sécurité dans une société aux repères déstabilisés. François Hollande présente cette nouvelle cohérence comme social-démocrate. À proprement parler, l’affirmation n’a pas de sens. La social-démocratie historique, celle qui culmine dans les années 1970, celle dont les figures sont l’Allemand Willy Brandt, le Suédois Olof Palme et l’Autrichien Bruno Kreisky, cette social-démocratie n’existe plus. Elle était une composante du mouvement ouvrier, dont elle présentait une forme singulière (intégration du parti, des syndicats et des associations), dans un dispositif d’État-providence, autour de l’image d’une société d’égalité. Or le mouvement ouvrier historique est moribond (ce qui ne signifie pas qu’aient disparues la lutte sociale et la radicalité), le parti est devenu avant tout une machine à gérer, l’État-providence est démantelé et la perspective d’une société autre que celle de la mondialisation capitaliste est abandonnée.
Trois polémiques
Que reste-t-il ? Pour l’instant un vide théorique et symbolique. Le socialisme français recentré n’a dans ses bagages ni un Giddens, ni un Beck, ni a fortiori un Habermas. Jacques Attali ou Alain Minc ? Voilà qui ne fait guère le poids. Pour remplir le vide, les socialistes doivent se confronter à trois grands enjeux : le rapport à une société mondialisée par la finance, le rapport aux catégories populaires et le rapport à la politisation contemporaine. Existe-t-il des marges de manœuvre qui permettent d’échapper à l’étau des marchés financiers, du consensus de Washington et de la règle d’or ? Peut-on imaginer une société dans laquelle les catégories populaires ne soient pas vouées aux statuts incertains, au partage inégal et au simulacre démocratique ? Peut-on penser un avenir de la
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« Le modèle de société porté par la social-démocratie – l’économie sociale de marché autour de l’État-providence – n’est plus compatible avec le nouveau monde globalisé » Terra Nova, mai 2011 démocratie qui ne concentre pas les procédures de décision entre les mains des experts de la « gouvernance », de la « diplomatie de club » et des stratèges de la communication ? Les réponses données à chacune de ces questions et la combinaison de ces réponses peuvent dessiner un visage différent du socialisme. Problème : ces questions centrales ne structurent guère les débats internes. Trois lignes de polémique organisent le PS. Les deux premières sont classiques et portent sur la gestion gouvernementale et sur les alliances politiques. Quoi qu’ils pensent de la politique conduite par Jean-Marc Ayrault, les socialistes sont englués dans le soutien au gouvernement. Les amis d’Emmanuel Maurel, représentant de l’aile gauche du PS, ont certes réclamé dès le printemps un « changement de cap » vers une « relance économique et sociale », mais la discipline parlementaire tempère leurs ardeurs. Le 17 septembre 2013, dans les colonnes du Figaro, le bouillant Laurent Baumel, leader du courant « Gauche populaire », récusait l’abstention sur le vote du budget au nom de la discipline majoritaire, la rupture étant « un acte extrêmement grave que nul n’envisage aujourd’hui ». Quant à la question des alliances, elle oppose, dans un continuum classique de la droite à la gauche, ceux qui souhaitent approfondir la logique du recentrage et ceux qui plaident pour une union de la gauche traditionnelle, sous leadership socialiste, à l’image de Marie-Noëlle Lienemann ou de Paul Quilès.
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le libéralisme culturel
Le troisième débat, n’est pas le moins décisif. Il porte sur l’arrière-plan sociologique du dispositif politique. Il a été mis sur le devant de la scène par le think tank socialiste Terra Nova. En mai 2011, à la veille de l’élection présidentielle, un rapport du très médiatique laboratoire d’idées a mis le feu aux poudres. Il partait d’un double constat : l’éclatement des catégories populaires entre intégration et précarisation ; le recul des « déterminants économiques » du vote ouvrier, au profit des « déterminants culturels », « hystérisés par l’extrême droite ». Le rapport préconise alors une stratégie électorale rassemblant, autour du « libéralisme culturel », les couches moyennes et certaines catégories populaires « libérales » comme les femmes, les jeunes, les immigrés. Le document a provoqué le malaise voire la réprobation dans les rangs socialistes. Le politiste Frédéric Sawicki s’est ainsi insurgé dans le quotidien Libération (10 juin 2011) contre ce qu’il considère comme un « mépris de classe ». Récusant la tendance à l’utilisation de « catégories fourre-tout » comme insiders-outsiders, minorités ou encore quartiers, il reproche à Terra Nova d’ignorer que le désarroi des catégories populaires « a d’abord des causes socio-économiques et politiques et non pas culturelles ». Pour Frédéric Sawicki, il faut mobiliser les politiques publiques davantage que les translations des mentalités. En novembre 2011, autour du député d’Indre-et-Loire Laurent Baumel, un Plaidoyer pour une gauche populaire propose aux socialistes de « renouer avec la vocation identitaire de la gauche », en retrouvant « la base sociale pour laquelle elle est censée agir ». Les animateurs de ce nouveau courant plaident ainsi, à rebours de Terra Nova, pour rétablir la prééminence du social sur le sociétal. La distance à l’égard du « libéralisme culturel » pousse même certains d’entre eux à revaloriser fortement la demande de sécurité. Le cofondateur de la Gauche populaire, François Kalfon, déclare au Figaro à l’été 2012 que si Manuel Valls est populaire, « c’est parce qu’il est clair sur la sécurité ». Pour le conseiller régional d’Ile-de-France, le pire pour la gauche serait de revenir à « l’angélisme » qui, à ses yeux, pénalisa la gauche jusqu’à Lionel Jospin.
C’est la jonction des trois débats qui délimite le champ des possibles à l’intérieur du Parti socialiste. Or, à ce jour, la seule cohérence véritablement développée est celle qu’exprime Terra Nova. Le point de départ est clairement énoncé dans le rapport de mai 2011 : « Le modèle de société porté par la social-démocratie – l’économie sociale de marché autour de l’État-providence – n’est plus compatible avec le nouveau monde globalisé. » Dès lors, il n’y a pas d’autre voie que celle qui consiste à intérioriser les normes financières et marchandes de ladite « mondialisation », en les régulant à la marge par la mise au travail – avec réduction de « l’assistanat » – et par un « ordre juste » garant de la sécurité publique. Dans une société politique toujours bipolarisée, il convient donc de cultiver une ligne de partage dépassant l’antique clivage du public et du privé, de l’égalité et de l’autorité. Autour d’un « libéralisme culturel » qui promeut le mariage pour tous et valorise l’ordre et la sécurité, il s’agit de définir les contours d’un nouveau bloc piloté par les groupes experts, garants de la « bonne gouvernance ». Un bloc, en tout cas, dans lequel les catégories populaires sont éparpillées en agrégats statistiques (quartiers, minorités, jeunes chômeurs, femmes sans emploi…) que nulle « classe » ne peut plus rassembler.
L’histoire, chez les socialistes, est-elle finie ? Le temps pousse-t-il irrémédiablement vers le social-libéralisme « pur » ou vers un démocratisme à l’américaine ? Rien n’est moins sûr. Manuel Valls peut donner le ton, il n’en reste pas moins qu’il a péniblement passé le seuil des 5 % à la dernière grande consultation des socialistes. La logique vers laquelle tend le recentrage en cours à la tête de l’État et au PS a, pour elle, d’être devenue un pivot des social-démocraties européennes. Elle a contre elle de heurter encore une part de la mouvance socialiste française. Mais, pour l’instant, son principal atout est dans la cohérence incertaine de son aile gauche. Entre la socialdémocratie classique d’un Henri Emmanuelli, le néo-volontarisme d’un Emmanuel Maurel et la tentation plus ou moins « populiste » des proches de Laurent Baumel, le lien n’est pas clairement discernable. Pourtant, sur le papier, une relance social-démocrate autour d’un projet plus ou moins imprégné de keynésianisme n’est pas impensable. En pratique, elle est pénalisée par un discret parfum de nostalgie pour le passé. Surtout, elle est évanescente sur ses bases sociales : à quel « peuple » entend-elle s’adresser ? Enfin, elle reste bien classique dans ses conceptions de l’union de la gauche, peu ouverte aux interrogations nécessaires que nourrit la crise profonde de la politique. Pour tout dire, elle n’échappe pas au flou de son projet et à l’incertitude de ses définitions proprement politiques. Une nouvelle synthèse peut-elle encore se construire au sein d’un PS si profondément engagé dans sa restructuration social-libérale ? C’est un pari très incertain. L’effondrement de la vieille social-démocratie a eu pour terreau le double épuisement du soviétisme et des grands modèles historiques, britannique ou allemand. S’il reste encore une marge de manœuvre, pour une option social-libérale, elle réside dans la fragilité intellectuelle et symbolique de l’alternative de société. Si cette alternative parvient de nouveau marquer l’espace politique, la mouvance du socialisme recentré sera contrainte de se déterminer par rapport à elle. Moins à gauche, moins à droite ? That is the question… p r.m.
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DES SALARIÉS QUI COÛTENT TROP CHER Le pacte de responsabilité annoncé en janvier prévoit la suppression totale des cotisations familiales employeurs (soit 35 milliards d’euros). Gêné aux entournures, le ministre délégué à l’Économie sociale, Benoît Hamon, figure de l’aile gauche du PS, regrette l’absence de contreparties : il devrait y avoir aussi « une baisse du coût du capital ». Ce pacte ne marque pourtant pas une rupture. Il y avait déjà un précédent : l’ANI. Votée en avril 2013, la loi sur la sécurisation de l’emploi permet pour la première fois aux entreprises de baisser les salaires nominaux et de modifier le contrat de travail sans avoir à recourir à des licenciements. Omniprésent pendant le mandat de Nicolas Sarkozy, le thème du coût du travail ne se porte donc pas moins bien sous François Hollande. Candidat, il n’avait cessé de dénoncer
l’injustice d’une TVA sociale visant à alléger le coût du travail. Il aura donc fallu quelques acrobaties pour justifier son revirement. Son ministre de l’Économie, Pierre Moscovici, s’en est chargé dans son dernier livre, Combats. Pour que la France s’en sorte, (éd. Flammarion, 2013) : « Dans l’opposition, nous avons rejeté toute idée que la France souffrait d’un problème de compétitivité liée au coût du travail. C’est l’honneur de ce gouvernement, suite au rapport Gallois, d’avoir laissé de côté une position partiellement idéologique et très datée, et d’avoir pris la mesure d’un enjeu national. » Quelle est donc cette position « idéologique et très datée » qu’un gouvernement moderne ne saurait défendre ? C’est l’idée keynésienne selon laquelle le salaire n’est pas seulement un coût. C’est aussi ce qui est susceptible d’améliorer la productivité du travail en motivant les salariés, et ce qui permet d’avoir une demande
qui soutienne la croissance par la consommation. Cet aspect vaut encore plus pour la partie cotisation du salaire, qui finance la sécurité sociale, le chômage et la vie des retraités, et maintient donc une demande solvable, même en temps de crise. Mais qu’importe. Balayant ces considérations macro-économiques et renouant avec la théorie néoclassique, Bercy réduit le salaire à une simple question de coût : d’une part, le salaire minimum – trop élevé – dissuaderait les employeurs d’embaucher une main-d’œuvre non qualifiée devenue trop chère, et d’autre part, les « charges » pèseraient sur la compétitivité des entreprises françaises. Le terme social contenu dans « social-libéralisme » est réduit à un simple jeu de mot. Avec cette conversion aux théories libérales, Hollande sera finalement allé plus loin que son prédécesseur. p laura raim
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L’éducation artistique sent l’essence Longtemps les socialistes ont porté la culture en étendard. Aujourd’hui, il lui appose le logo Total. On en viendrait presque à regretter Jack Lang !
« Nous ferons de l’éducation artistique et culturelle une priorité », ainsi parlait le candidat Hollande. Pourtant, en pleine réforme de l’Éducation nationale et au beau milieu des débats sur « le plan national pour l’éducation artistique et culturelle », un acteur bien singulier s’invite dans les débats : Total. Fin janvier, Christophe de Margerie, le PDG du grand groupe pétrolier français, signe une convention avec le ministère de la Culture et le ministère de la Jeunesse et des Sports : il s’engage à débourser 4 millions d’euros en faveur de l’éducation culturelle et artistique. Une aubaine pour un budget en berne ? Pas si sûr. Depuis l’arrivée
d’Aurélie Filippetti, le ministère de la Culture est régulièrement taxé de « ministère des entreprises culturelles ». Mais là, un nouveau cap est franchi et c’est une partie de l’indépendance de son ministère ainsi que celui de la Jeunesse et des sports qui sont vendues à Total via un partenariat public-privé. Que la Fondation Total débourse de l’argent pour redorer son image, c’est son problème ; que Total codécide avec deux ministères des orientations à prendre en matière de financement de l’éducation artistique en est un autre. Et c’est bien ce que prévoit cette convention, Total agit maintenant à égalité avec son partenaire public et donne son avis sur les projets qui seront financés. Il est donc permis à la multinationale d’être un arbitre de l’intérêt général sans être élu. Pour les ministères, il s’agit surtout d’« illustrer la volonté du Président de la République de mobiliser toutes les énergies en faveur de la jeunesse ». On appréciera l’ironie du communiqué de presse. La somme engagée par Total est défiscalisable, elle ne représente donc en réalité que 1,6 million d’euros. Une toute petite mais très utile opération marketing ! Régulièrement montrée du doigt parce qu’étant une société du CAC 40 aux bénéfices colossaux mais nets d’impôts en France, Total avait grand intérêt à investir dans « l’humanisme » et la « citoyenneté » pour redorer son blason. Ce qui n’empêche pas Christophe de Margerie de déclarer dans le même temps : « Mon rêve, ce serait de payer plus d’impôts en France. » Un refrain entendu régulièrement aux États-Unis et même en France, en 2011, quand les 16 Français dits de « très hauts revenus »
LE DOSSIER
lançaient l’appel : « Taxez-nous ! » Mais voilà, il faut comprendre les difficultés du PDG de Total : « Notre activité française est en perte. […] Nous ne pouvons pas payer d’impôts sur des pertes. » Ce qui ne l’empêchera pas d’annoncer quelques semaines plus tard un bénéfice net mondial de 8,4 milliards d’euros en 2013. Car force est de constater qu’il n’existe toujours pas de moyens de faire payer des impôts aux entreprises françaises qui font des bénéfices à l’étranger, même si Sarkozy en avait fait l’annonce. Ainsi que Hollande en octobre 2011 : « Nous aurons une fiscalité particulière à rétablir sur les groupes pétroliers. » Une fiscalité particulière qui, par exemple, aurait permis le financement du
développement de l’éducation artistique et culturelle pour tous et de la même manière sur tout le territoire et ce, sans avoir à brader son indépendance politique. Au lieu de quoi, les stages de photos, les sorties au théâtre ou les ateliers avec des artistes en résidence dans les centres d’art des villes sont désormais soumis au secteur privé. Finies les discussions profondes sur la part du sensible, sur l’importance du patrimoine dans la construction de la citoyenneté, sur le développement du sens critique, etc. La question maintenant est de savoir quelle sera la taille du logo Total sur le programme du spectacle de fin d’année. p aline pénitot
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équité, l’INégalité JUSTE Dans l’histoire de la gauche, il y a des valeurs et des mots talismans. Toujours, la revendication d’égalité différencie la droite d’une gauche. Que signifie ce glissement de l’égalité à l’équité, de plus en plus présent dans les discours et les politiques social-libérales ? Le mot équité est beaucoup plus récent. Central dans l’œuvre du philosophe américain John Rawls, il raisonne dans le monde anglo-saxon comme une proposition « libérale », c’est-à-dire progressiste, qui articule justice et individu. Quand le concept traverse les mers pour s’inscrire dans une autre tradition politique, il perd son sens progressiste et devient un pilier du tournant social-libéral. L’équité se substitue à l’égalité, mais en perdant son sens universel. L’égalité fonctionne entre tous ; l’équité introduit une différenciation entre
les citoyens. L’État différencie ses actions, les droits dépendent de la situation sociale de chacun. La doctrine prend tout son sel quand les finances publiques sont asséchées. Ainsi, le gouvernement socialiste autorise une université à accroître ses frais d’inscription au nom du principe de… justice sociale. Les ministères du Budget et du Redressement productif ont entériné en décembre dernier l’augmentation de 1 000 euros des droits d’inscription dans les neuf écoles d’ingénieurs publiques des Mines et des Télécom. Ils vont ainsi passer de 850 à 1 850 euros à la rentrée 2014. Les gouvernements précédents avaient déjà autorisé Sciences Po puis Paris-Dauphine à ventiler les tarifs en fonction des revenus des familles. Au premier abord, l’argument tient la route. Dès lors que seule la moitié d’une génération, a priori la plus aisée, accède à l’enseignement supérieur, il n’est pas « équitable » de le mettre à la charge de l’ensemble des contribuables. Comme le dit Jacques Julliard, « la gratuité, c’est une subvention aux riches qui envoient leurs enfants à l’université ». Dès 2011, un rapport de Terra Nova, le cercle de réflexion proche du PS, avait préconisé de tripler les droits d’inscription en licence et de les quadrupler en master et en doctorat, tout en mettant en place des exonérations pour les boursiers. Ces préconisations anticipent une
mutation dans le financement de l’enseignement supérieur. Pour le moment, l’État en assure encore l’essentiel. Pour combien de temps ? Au Royaume-Uni, la hausse de 3000 à 9000 livres du plafond des frais d’inscription décidée en 2010 s’est accompagnée d’une baisse de 40 % du budget de l’enseignement supérieur. L’argument de l’équité est mobilisé pour masquer la volonté de faire des économies, accompagner le désengagement de l’État dans des services publics essentiels, ou pour rogner sur des droits sociaux. Le Premier ministre Jean-Marc Ayrault a ainsi présenté la baisse du plafond du quotient familial comme une mesure « évidente de justice » qui ne toucherait que les familles les plus aisées. Il s’agissait surtout de diminuer de quelque 2 milliards d’euros les prestations familiales. Pas sûr que cela ne concerne que les familles « riches ». Plus au fond, le problème avec les politiques qui « ciblent » les plus « défavorisés », c’est qu’elles remettent en cause aussi bien le caractère universel des prestations sociales que le principe de solidarité nationale. Elles font courir le risque d’une « société à deux vitesses : ceux qui paient et ceux qui reçoivent », explique l’économiste Henri Sterdyniak, et d’ajouter : « Les prestations pour les pauvres sont de pauvres prestations. » L’horizon d’égalité entre tous s’éloigne. La gauche y perd sa boussole. p laura raim
un phénomène mondial
En Angleterre, Le « néotravaillisme » En 1983, Neil Kinnock prend le contrôle du Parti travailliste contre la « vieille garde » fidèle à la tradition ouvrière du Trade Union Congress. En 1994, Tony Blair est placé à la tête du Labour Party. En 1995, un Congrès extraordinaire modifie les statuts : le but socialiste est abandonné au profit d’une « économie dynamique », d’une « société juste » et d’une « démocratie ouverte ». La part des syndicats est rognée dans les instances officielles. À l’issue d’un combat homérique, la gauche travailliste est sur les flancs. Le New Labour voit le jour.
Les épigones européens de Blair Après la victoire des travaillistes de Tony Blair en 1997, de nombreux partis socialistes se sont engagés dans une politique orientée vers le centre. Massimo d’Alema en Italie et Gerhardt Schröder en Allemagne en ont été les premières figures marquantes. Les partis politiques ayant adopté une ligne « britannique » sont majoritairement les partis allemands (SPD), anglais (Labour Party), espagnols (PSOE), portugais (PS), italiens (L’Olivier), hongrois (MSzP) et polonais (SLD).
En Scandinavie : de la révolution au Welfare State Dès l’entre-deux-guerres, les socialismes scandinaves ont intégré les principes de l’économie de marché et de la démocratie parlementaires. En cela, ils apparaissent comme des précurseurs du Welfare State, formalisé dès 1942 par l’économiste britannique Beveridge.
En Allemagne, l’adieu à la révolution À son congrès de Bad Godesberg (novembre 1959), le SPD de la République fédérale allemande adopte un programme renonçant au marxisme et acceptant l’économie de marché. « Bad Godesberg » devient la grande référence, acceptée ou repoussée (par les socialistes français notamment)
La mondialisation du sociallibéralisme 1889 : création de L’Internationale ouvrière ou Seconde Internationale. 1923 : Internationale ouvrière socialiste, concurrente de l’Internationale communiste (1919). 1951 : création de L’Internationale socialiste. 2013 : le SPD allemand abandonne l’Internationale socialiste (170 partis) pour créer l’Alliance progressiste (70 partis à ce jour, dont le PS français).
L’ADIEU AU CHANGEMENT
En 1971, quand le Parti socialiste prend la suite de la vieille SFIO, il déclarait vouloir rompre avec la société capitaliste. 40 ans plus tard, François Hollande se convertit à « l’économie de l’offre » et Manuel Valls est l’enfant chéri du gouvernement. Récit d’une métamorphose.
Pour le socialisme français tout bascule au début des années 1970. Les années 1960 se sont terminées en effet dans un fiasco, pour un Parti socialiste ankylosé, continûment distancé par le PCF depuis 1945. Le candidat socialiste à l’élection présidentielle de 1969, Gaston Defferre, réunit 5 % des suffrages quand le communiste Jacques Duclos en rassemble plus de 20 %. La SFIO implose. Mais l’essentiel de la famille socialiste se relance sous la tutelle d’un vieux routier de la ive République, François Mitterrand, qui ne vient pas du socialisme historique. Un nouveau Parti socialiste naît au Congrès d’Épinay, en 1971. Il décide d’accepter ce qu’il a toujours refusé : il signe avec le Parti communiste et une partie des
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radicaux un programme commun de gouvernement, dont l’esprit est celui d’un keynésianisme radical, pour lequel les réformes de structure sont le premier pas vers une rupture sociale assumée. Tandis que le PCF reste englué dans la crise du modèle soviétique originel, le PS de Mitterrand adopte sans hésiter le langage « révolutionnaire » de l’après-68, prend langue avec les « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, écologie, autogestion…), intègre la « seconde gauche » de Michel Rocard, tout en cultivant sa différence avec le PCF autour de deux termes clés : réalisme et liberté. Dès 1973, les socialistes ont comblé l’essentiel de l’écart électoral qui les séparait des communistes. En 1978, ils passent en
tête ; en 1981, ils parviennent au pouvoir, assurés d’une majorité confortable. De 1945 à 1978, le communisme a donné le ton et coloré toute la gauche. Désormais il perd la main, sans qu’aucune force ne se substitue à lui. En conflit avec les socialistes ou en alliance avec eux (1981-1984, 1997-2002), le PCF recule.
L’hégémonie socialiste se noue dans une conjoncture internationale particulière. Quand la gauche française accède aux responsabilités, l’ensemble du monde occidental se tourne vers la droite. Au début des années 1980, se combinent la crise globale du monde soviétique et la percée de la « contre-révolution conservatrice ». Sous l’impulsion de Ronald Reagan aux USA et de Margaret Thatcher au RoyaumeUni, la solution néolibérale s’impose partout. C’est « le grand cauchemar des années 1980 » décrit par François Cusset1, qui balaie le travaillisme britannique, les démocrates américains et les social-démocraties d’Allemagne et des pays scandinaves. L’État-providence et les régulations keynésiennes sont désignées comme les racines de tous les maux.
En France, le doute s’installe dès les débuts du premier mandat présidentiel de François Mitterrand. En 1982, le ministre de l’Économie venu de la « seconde gauche », Jacques Delors, impose le retour à la « rigueur » budgétaire, ce qui marque l’arrêt des réformes de structure entreprises dans la foulée du Programme commun. Dans un premier temps, le numéro un du PS, Lionel Jospin, ne veut voir dans ces options qu’une « parenthèse ». Mais le Président a fait son choix : à l’été 1984, le remplacement de Pierre Mauroy par le jeune Laurent Fabius est le signe que la rigueur devient une politique de long terme. Le pouvoir se tourne ostensiblement vers les milieux patronaux et intériorise les nécessités de la flexibilité : l’esprit d’entreprise, l’enrichissement et le management deviennent des références et des vertus. Bernard Tapie, dont l’exemple est promu par Mitterrand luimême, est le héraut de ce nouvel esprit entrepreneurial. Cependant, le cadre politique n’a pas évolué au diapason de ce réajustement stratégique et l’union de la gauche entre le PCF et le PS reste la grande référence. Elle est vite écornée. Dès le début des années 1980, se répand l’idée que les dissensus s’atténuent dans la société française2. De fait, la radicalité de
1. La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, de François Cusset, éd. La Découverte, 2006
2. L’évolution des dissensus français, de Olivier Duhamel, in Sofres. Opinion publique 1984, éd. Gallimard, 1984
barre au centre
gauche est anémiée par les échecs du soviétisme, du maoïsme ou du tiers-mondisme. Le temps n’est-il pas venu d’un regroupement au centre, qui transcenderait les clivages anciens ? En 1988, François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon publient aux éditions du Seuil La République du centre. La fin de l’exception française. En 1988, François Mitterrand formalise le recentrage dans la « Lettre aux Français » qui annonce sa seconde candidature à la présidence de la République et énonce son projet. Les urnes délivrent une réponse ambivalente : le Président sortant surclasse l’ensemble de la gauche au premier tour du scrutin présidentiel ; mais les lecteurs boudent les candidatures de rassemblement au centre lors des législatives qui suivent. Au contraire, les communistes que le scrutin présidentiel avaient laminés (6,7 % pour André Lajoinie) améliorent leur score législatif par rapport à 1986 (11,4 % contre 9,6 %). Le temps n’est pas encore au
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EN FRANCE
De 1905 à aujourd’hui, les « déclarations de principes » du PS informent sur l’évolution de son rapport au capitalisme.
1905 : un parti de classe « Le Parti socialiste est un parti de classe qui a pour but de socialiser les moyens de production et d’échange, c’est-à-dire de transformer la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste, et pour moyen l’organisation économique et politique du prolétariat. »
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1969 : Substituer un système à un autre « La transformation socialiste ne peut pas être le produit naturel et la somme des réformes corrigeant les effets du capitalisme. Il ne s’agit pas d’aménager un système mais de lui en substituer un autre. »
1946 : UN PARTI ESSENTIELLEMENT RÉVOLUTIONNAIRE « Le Parti socialiste est un parti essentiellement révolutionnaire : il a pour but de réaliser la substitution au régime de la propriété capitaliste d’un régime où les richesses naturelles comme les moyens de production et d’échanges deviendront la propriété de la collectivité et où par conséquent les classes seront abolies. »
2008 : POUR UNE ÉCONOMIE DE MARCHÉ RÉGULÉE PAR LA PUISSANCE PUBLIQUE « Les socialistes portent une critique historique du capitalisme, créateur d’inégalités, porteur d’irrationalité, facteur de crises, qui demeure d’actualité à l’âge d’une mondialisation dominée par le capitalisme financier. Les socialistes sont partisans d’une économie sociale et écologique de marché, une économie de marché régulée par la puissance publique, ainsi que par les partenaires sociaux. […] Le Parti socialiste est un parti réformiste. Il porte un projet de transformation sociale radicale. Il sait que celle-ci ne se décrète pas, qu’elle résulte d’une volonté collective forte assumée dans le temps, prenant en compte l’idéal, les réalités et l’histoire. Le Parti socialiste veut contribuer à changer la vie avec la société et par la société, par la loi et le contrat [.]. »
1990 : SANS MÉCONNAÎTRE LES RÈGLES DU MARCHÉ Le parti socialiste se définit désormais comme « un parti de transformation sociale ». « Il met le réformisme au service des espérances révolutionnaires […] Le Parti socialiste ne se veut plus un parti de « lutte de classes » mais « l’expression privilégiée des “salariés” ».
2014 : François Hollande lance le pacte de responsabilité pour faire baisser le coût du travail et affirmer un socialisme de l’offre
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LE DOSSIER
le parti aux syndicats se défait. Le New Labour, le nouveau travaillisme, accouche dans la douleur, depuis le 10 Downing Street. À partir des travaux d’Ulrich Beck et d’Anthony Giddens, Tony Blair bricole un nouveau dispositif intellectuel, celui du « social-libéralisme ». Économie de marché et société de marché sont incontournables ; reste à les rendre vivables par les vertus de la mise au travail (plutôt les petits boulots que le chômage) et de « l’ordre juste » sécuritaire. C’en est fini de la régulation et de la redistribution des temps de l’État-providence. LE MODÈLE BLAIRISTE
basculement des alliances. Les socialistes en paient le prix. Les élections législatives de 1993 sont pour eux une débâcle. La Chambre des députés n’avait pas été si « bleue » depuis longtemps. No alternative
Les socialistes français ne font qu’enregistrer avec retard le grand reflux d’une social-démocratie européenne renvoyée partout dans l’opposition. Il faut trouver des boucs émissaires. Les grands modèles réformateurs des années 1970, allemand et suédois, sont cloués au pilori et le vieux travaillisme britannique est moribond. Il en sort une rupture avec toute la tradition social-démocrate. Il est vrai que le socle
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de cette tradition est bien branlant. Le groupe ouvrier s’éparpille et le mouvement ouvrier est en crise. La perspective socialiste s’éloigne avec l’essoufflement des radicalités. Quant à la réforme et à la régulation publique, elles paraissent inopérantes dans la mondialisation. « There Is No Alternative », lance Margaret Thatcher. Ce TINA s’impose comme le cadre indépassable de toute pensée politique, fût-elle socialiste. Ce n’est pas un hasard si les premières formalisations ambitieuses d’une nouvelle ère viennent d’Angleterre. Tony Blair arrive au pouvoir en 1997, après une lutte interne sauvage contre le travaillisme à l’ancienne. Le lien organique qui liait historiquement
Le modèle blairiste s’impose partout. La vague rose de 1997 et 1998 porte les socialistes au pouvoir dans 11 pays de l’Union européenne sur 15. L’Allemagne
de Gerhard Schröder (1998-2005) puis l’Espagne de José Luis Zapatero (2004-2011) se veulent les vitrines d’un socialisme plus proche des démocrates à l’américaine que de la social-démocratie historique. Il reste à entériner l’évolution sur
celui des enthousiasmes de l’union de la gauche et des tonalités radicales qui se réclamaient du « front de classe » dans les années 1970 ? Tant que François Mitterrand tient les rênes, les contradictions et les querelles de succession peuvent
Le recentrage socialiste ne dépasse jamais les limites du « ni-ni », ni libéralisme ni soviétisme. le plan international. Le 22 mai 2013, à l’occasion de ses 150 ans, le Parti social-démocrate allemand tourne le dos à la vieille Internationale socialiste et fonde à Leipzig une Alliance progressiste, débarrassée de ses composantes les plus radicales, notamment africaines et latino-américaines. L’internationale « démocrate » prend le pas sur la galaxie « social-démocrate ». Pendant les deux dernières décennies, le PS français n’est pas à l’écart des débats et des évolutions qui dominent la scène européenne. Mais il hésite à suivre le mouvement général du socialisme européen. Le monde militant a toutefois de quoi vaciller. Le second mandat de François Mitterrand a été chaotique et se clôt sur le désastre électoral de 1993. Envolé le grand rêve d’un PS « attrapetout » à 40 %, capable d’occuper à lui seul le champ politique de toute la gauche… Comment définir la place d’un parti qui n’est plus
jouer violemment, comme lors du mémorable congrès de Rennes de 1990, sans que l’unité du PS soit sérieusement menacée. Le recentrage socialiste ne dépasse jamais les limites du « ni-ni », ni libéralisme ni soviétisme. Il n’en est pas de même lorsque se
profile l’époque du post-mitterrandisme, entre 1993-1995. Au lendemain des législatives calamiteuses, l’éternel rival de Mitterrand, Michel Rocard tente d’imposer son option, autour de la formule aguichante mais floue du « big bang ». Une explosion créatrice, mais pour quel univers ? Malgré le brillant intellectuel qui le porte, la tentative échoue. Le « modernisme » de l’ancien rival de Mitterrand est décidément trop sulfureux. Il n’empêche que s’instaure ce qui va devenir une constante : toute option de réorientation à gauche est refusée. Au début de 1995, Henri Emmanuelli est écarté de la course à la présidentielle, au profit de Lionel Jospin. Celui qui fut le premier successeur de Mitterrand à la tête du PS incarne un certain
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équilibre entre la gauche et la droite du parti. Pas question de toucher aux savants dosages mitterrandiens… En apparence, la méthode n’est pas sans efficacité. La campagne présidentielle de 1995 fait oublier l’échec législatif et, en 1997, les législatives anticipées remettent les socialistes à la tête du gouvernement. Divine surprise. L’ORDRE JUSTE
Ni trop à gauche ni trop à droite… Lionel Jospin, qui bénéficie du soutien gouvernemental des communistes, marque ses distances avec le nouveau modèle britannique. Pas question de placer le convoi du socialisme français à la remorque du social-libéralisme. « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché » est la doxa française… Énoncé par Lionel Jospin, cet équilibre ne manque pas d’originalité dans l’espace européen. Il bute, comme cela était prévisible, sur la fragilité de la proposition : sans encadrement drastique des marchés financiers, comment l’économie de marché pourrait-elle déboucher sur autre chose que sur la société de marché ? Dans les faits, la mixité du public et du privé fonctionne sous une dominante qui est celle de marchés de plus en plus financiarisés. Le cataclysme de 2002 sanctionne cette ambiguïté. Jospin dessine certes la figure d’un socialisme plus moral, plus austère. Mais, pas plus que la quasi-totalité des responsables socialistes, il ne revient pas sur
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l’héritage mitterrandien : pas de rupture mentale avec le tournant de la rigueur pris en 1982-1983. Dès lors, la gauche du PS peut jeter ses forces dans la recherche d’une inflexion, Henri Emmanuelli et Jean-Luc Mélenchon peuvent regrouper leurs militants dans Nouveau Monde en 2002. En vain. La sensibilité de gauche connaît son heure de gloire en 2005, quand le Non qu’elle a soutenu l’emporte au référendum constitutionnel européen. Or ses tenants se divisent quelque temps après. En 2008, Mélenchon en tirera les conséquences, en quittant le PS pour créer le Parti de gauche. De fait, le combat de l’intérieur se trouve dans une impasse. Le parti dans ses profondeurs n’est pas prêt au « big-bang » social-libéral ; il ne croit pas non plus à la perspective d’un PS rompant avec le passé récent. Au mieux, il rêve d’une nouvelle inflexion de type keynésien, sans en dire clairement l’ampleur. L’aile gauche paralysée, la doctrine socialiste est laissée au vestiaire, comme par une sorte d’accord tacite entre les courants. Il faut passer le cap de la présidentielle de 2007 ; on verra après pour le reste. Hélas, la panne idéologique survient au moment même où la droite classique se relance autour de la cohérence « libérale-populiste » qu’incarne Nicolas Sarkozy. Gauche ou droite, Fabius ou Strauss-Kahn ? En fait, les militants choisissent de ne pas choisir et Ségolène Royal surclasse
ses rivaux à la candidature. Elle a été proche de Mitterrand, elle n’est pas réputée doctrinaire, elle a une image de gestionnaire et de battante. La candidate socialiste, qui se plaît à être appelée la « Zapatera », se garde pourtant d’évoquer les références qui fâchent. Mais parmi ses mots-clés préférés se trouvent les pivots du discours blairiste, l’équité et l’ordre juste. En se gardant bien d’évoquer ses références trop sulfureuses, Ségolène Royal promeut dans les faits et dans les thèmes le social-libéralisme… L’ancienne candidate ne réussit sans doute pas à capitaliser les acquis de sa campagne. Au bout du compte, elle a néanmoins accoutumé les socialistes à un style et à un discours qui préparent la grande distance mentale avec le socialisme historique. p roger martelli
« le PS renonce à être un parti militant » RÉMI LEFEBVREX Ces dernières années, le Parti socialiste a subi de profondes mutations à la fois idéologiques, sociologiques et organisationnelles. Entretien avec Rémi Lefebvre, politologue, spécialiste du parti socialiste. regards. Est-ce que la récente évolution du discours de François Hollande a heurté les militants socialistes ? rémi lefebvre.
La conférence de presse de François Hollande qui lance le pacte de responsabilité et au cours de laquelle il se déclare « social-démocrate » restera comme une bascule incontestable. Le discours social-libéral est désormais assumé. Jusqu’alors François Hollande jouait toujours de l’ambiguïté. Maintenant, il énonce un cap politique qui ne souffre plus d’ambivalence, comme en témoignent ses propos sur les abus de la Sécu par exemple. Les termes de la gauche, ceux de l’inégalité, de la solidarité…, sortent du discours et il fait du coût du travail le problème numéro un. Le pacte
de responsabilité se veut un donnant-donnant socialdémocrate, mais sans rapport de force avec le patronat, à la différence de ce qui pourrait se faire en Allemagne dans un contexte syndical très différent et une tradition du compromis tout autre. Il s’agit d’une évolution qui s’inscrit dans un processus progressif. La transformation de la société n’est plus aujourd’hui un objectif partagé par l’ensemble du PS. Néanmoins, il demeure un décalage entre ce discours présidentiel et la base militante. regards.
Est-ce à dire que François Hollande est prêt à mécontenter ces militants ?
rémi lefebvre.
La base socialiste est réservée mais souvent résignée. Elle peut être aussi indifférente à ces évolutions compte tenu de la désidéologisation du parti. Le calcul de François Hollande est que sa politique n’ouvre aucun espace politique pour les formations à la gauche du PS. Au fond, il pense que lors du second tour de l’élection présidentielle, faute de mieux et compte tenu
RÉMI LEFEBVRE
Professeur de sciences politiques à l’université de Lille-II
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regards. Pourquoi cette orientation n’est-elle pas davantage contestée au sein même du PS ? rémi lefebvre.
Le centre de gravité du Parti socialiste reste plus à gauche que le discours et la politique de François Hollande. Les militants, les parlementaires sont majoritairement réticents vis-à-vis de ses orientations. Mais tous sont dans le piège du régime présidentiel. Ils ne franchissent pas le pas de la contestation car ils se vivent comme les courroies de transmission du gouvernement et pensent que le succès ne peut venir que de la réussite du Président dont le leadership est par ailleurs très fort. Ils sont dans une cage de fer. « There is no alternative » est devenue aussi un substrat chez les militants. Le social-libéralisme est accepté avec résignation. On est face à une sorte de défaitisme social. Mais il est d’autres raisons pour expliquer cette atonie de la contestation. Une très grande part des cadres socialistes est centrée sur les enjeux de la vie locale. Ils se désintéressent des enjeux idéologiques. La désidéologisation du PS est stupéfiante et elle s’impose
des institutions de la Cinquième République, l’électorat de gauche se retrouvera derrière lui, surtout avec une droite de plus en plus droitisée. Le Front de gauche ne progresse pas, il n’y a pas de fort mouvement social, les écologistes restent au gouvernement. La gauche du PS existe, elle s’est même reconstruite sur de nouvelles bases mais elle peine à transformer le rapport de force. Il y a bien une déception à gauche, mais sans effet et débouché politiques. Dans ces conditions François Hollande peut tout oser. La situation peut avoir ce paradoxe d’être catastrophique en termes de légitimité, mais pas désespérée politiquement. Rien n’aiguille le Président pour aller plus à gauche. La défaite socialiste aux élections municipales pourrait conduire François Hollande à se décaler un peu vers la gauche mais en même il est fortement lié au choix du pacte de responsabilité et il sera difficile pour lui de se déjuger. Ma conviction est que François Hollande est prêt à sacrifier les élections intermédiaires.
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sur tous les terrains : il suffit de voir les thèmes de la campagne municipale. Le slogan du PS, « La ville qu’on aime pour vivre ensemble », était peu clivant. La « charte », à défaut d’un programme, déclinait des mots d’ordres consensuels : la ville socialiste doit être « créative », « douce à vivre », « écologique », « attractive », « engagée », « citoyenne », « solidaire », « sûre », « bien gérée »… regards. Vous avez étudié l’évolution de la composition du corps militant socialiste. Est-ce qu’elle participe à cette atonie ? rémi lefebvre.
Certainement. L’enquête du Cevipof de 2011 révélait un Parti socialiste vieillissant. La moyenne d’âge des militants était alors de 55 ans. L’attachement des militants à leur parti est affectif et il relève aussi d’un militantisme de conformisme familial notamment. Mais plus fondamentalement, disons que la culture de gauche radicale s’effiloche au PS. Le marxisme n’est plus une référence. Ce mouvement s’accentue à l’occasion d’une professionnalisation du corps militant. Un tiers des militants socialistes sont des élus locaux et les trois-quarts des cadres militants sont élus ; ce sont des semi-professionnels de la politique. Si on ajoute que les secrétaires de section sont souvent des collaborateurs d’élus issus des cabinets, on voit se dessiner un
nouveau Parti socialiste. Les cadres socialistes sont des professionnels de l’action publique, souvent très proches des milieux patronaux locaux. Ils ont peu de capital militant : ils sont engagés dans une filière politique et ils font carrière dans un parti devenu une machine à investir des candidats. L’examen du profil des candidats aux élections municipales confirme cette professionnalisation à l’œuvre au PS. Les nouveaux élus sont d’une génération issue des cabinets des collectivités territoriales ou de la fonction publique locale. Généralement formés à la science politique, ils s’apprêtent à prendre la relève d’élus formés par un engagement militant. Les nouveaux élus à Nantes, Rennes sont emblématiques de cette trajectoire. Ces nouvelles élites locales, converties au management public, participent de la technicisation croissante et de la dépolitisation du discours municipal que l’on observe au Parti socialiste. regards. Comment se passe la vie au PS ? Ressemble-t-elle à une vie de parti ? rémi lefebvre. La vie au PS est en rapport avec l’idéologie social-libérale qui domine et qui considère la politique comme un marché électoral. Cette vision a des implications immédiates sur le plan organisationnel. Le PS est en train de rompre avec la conception
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LE DOSSIER
Les cadres socialistes sont des professionnels de l’action publique, souvent très proches des milieux patronaux locaux. traditionnelle du parti politique comme outil de politisation au profit d’une conception managériale dans la continuité du modèle électoraliste. Les fonctions idéologiques, de politisation et d’éducation populaire, déclinent, voire disparaissent. Le militantisme est de faible intensité et les débats sont rares. Les bureaux nationaux sont expédiés en une heure tandis que le conseil national se concentre en une demi-journée. La culture militante est désormais confinée aux franges de la gauche du parti tandis que le reste du parti pense pouvoir faire l’économie du militantisme. Le PS n’a jamais été un parti de masse mais il renonce désormais à être un parti militant, les primaires ont marqué de ce point de vue une rupture. On a beaucoup parlé du retour du porte-à-porte, ce qui est louable si cela met l’accent sur l’importance de la reconquête des milieux populaires. Mais dans les faits, il s’est agi d’une opération marketing et non de débats au corps à corps avec les électeurs, on passe d’un porte-à-porte de conviction à un porte-à-porte de mobilisation et d’efficacité. La dévaluation du militantisme est patente dans la pratique des primaires. La valorisation symbolique du militant disparaît au profit des sympathisants. Au total, on a des sections moribondes, un parti souvent anémié. p propos recueillis par catherine tricot
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Les primaires socialistes. La fin du parti militant, de Rémi Lefebvre, éd. Raisons d’agir, 2011.
Les racines DU MAL
Le « socialisme libéral » Au début du xxe siècle, se déploie un courant de pensée aux contours incertains, à la frontière du libéralisme et du socialisme. C’est le « nouveau libéralisme » anglais de L.T. Hobhouse (1911) et le « socialisme libéral » italien de Carlo Rosselli (1930). Ils sont proches de certains républicains français comme Léon Walras (1896) ou Paul Gautier (1908). Tony Blair luimême se plaît à situer le New Labour dans la trace historique du « socialisme libéral ». Mais tout le monde ne reconnaît pas la pertinence de cette filiation.
Les pionniers Français Le premier « blairiste » officiel est le député-maire de Mulhouse, JeanMarie Bockel, qui rejoindra plus tard le gouvernement de Nicolas Sarkozy. En juillet 2013, l’éditorialiste du Washington Post comparera explicitement Manuel Valls et Tony Blair.
La troisième voie Dans le langage contemporain, le social-libéralisme s’identifie au blairisme et aux théories d’Anthony Giddens sur La Troisième voie (1998). Selon ce dernier, il faut « transcender à la fois la social-démocratie à l’ancienne et le néolibéralisme ». Le clivage droite-gauche ne correspond plus aux réalités de la mondialisation et l’État ne doit plus jouer qu’un rôle indirect. La redistribution par l’impôt doit laisser le pas à l’initiative individuelle. Pas de droits sans responsabilité : le Welfare doit laisser la place au Workfare.
LE ROUGE S’EST DÉLAVÉ
Ou comment les communistes, socialistes et autres sociaux-démocrates, issus au départ de la même matrice, se nuancèrent, se distinguèrent, voire s’opposèrent au cours de la première moitié du xxe siècle. Sur le plan des idées ou de la méthode, socialisme et social-démocratie ne se distinguent guère. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, le mouvement socialiste est structuré par l’Internationale ouvrière marxisante. Il se fixe l’objectif d’une transformation radicale de la société. La « révision » des positions révolutionnaires pour un pragmatisme gradualiste, prônée par Eduard Bernstein notamment, est officiellement repoussée. Les débats portent davantage sur le lien entre l’action légale et parlementaire et la voie insurrectionnelle plus classique. Les uns repoussent radicalement la méthode insurrectionnelle, les autres persistent à l’envisager, soit comme un pis-aller, soit comme une issue inéluctable. L’Internationale est donc déjà polarisée par une droite et une gauche. Mais la perspective d’une révolution sociale
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reste dominante, quelle que soit la méthode retenue pour y parvenir. « Socialistes » ou « sociaux-démocrates », tous ont pour perspective la rupture sociale et ils se donnent l’objectif de la préparer. Ce qui les différencie reste essentiellement une forme d’organisation globale du mouvement ouvrier : parti et syndicat sont intégrés dans l’univers des sociaux-démocrates de l’Europe du Nord et distincts dans l’aire socialiste de l’Europe méridionale. À la veille de la Première Guerre mondiale, la social-démocratie s’est imposée dans en Europe. Son modèle intégré permet l’éclosion des premiers partis politiques véritables et produit une dynamique électorale efficace. La guerre introduit une rupture. Incapable d’empêcher la guerre, ralliée à peu près partout à l’élan patriotique de « l’union
LE DOSSIER
La social-démocratie française n’a jamais existé
sacrée », l’Internationale ouvrière éclate. Les vertus de l’action parlementaire et du suffrage universel sont contestées dans des sociétés « brutalisées » par une guerre longue et « totale ». « Le fusil vient compléter l’urne », explique en 1920 Marcel Cachin, un socialiste rallié au tournant communiste de 1919-1920. Avec le succès de la révolution russe, le couple de la « réforme » et de la « révolution » débouche sur un divorce : « communistes » et « socialistes » se séparent pour constituer des organisations distinctes, âprement concurrentes quand elles ne sont pas en violent affrontement. En Allemagne, le sang coule entre les frères d’hier. Peu ou prou, l’idée révolutionnaire se confond désormais avec l’adhésion au modèle bolchevique, puis au modèle soviétique. L’esprit de la réforme se fixe quant
à lui sur le modèle du travaillisme britannique. Londres ou Moscou ? Chacun doit choisir… Socialisme et social-démocratie se définissent alors comme des versions modérées du mouvement ouvrier. La participation des socialistes aux gouvernements « d’union sacrée », en 1914, les a élevées au statut de forces potentiellement gouvernementales. Dans l’ensemble, une fois passée l’ondée révolutionnaire (1918-1923), les modérés dominent l’espace du mouvement ouvrier. Le communisme est minoritaire, presque partout. En France, s’installe une situation originale. D’abord marginalisé, le PCF amorce une progression au milieu des années 1930, jusqu’à devenir hégémonique en 1945. Il est alors à la tête d’une galaxie impressionnante. Il conquiert la majorité au sein de la CGT, contrôle des réseaux
Aussi loin que l’on remonte dans le temps, force est de constater que la France n’est pas une terre social-démocrate. Si la modernité bourgeoise, façonnée par la Révolution de 1789 et par la défaite du mouvement sansculotte, s’installe sur la base d’une marginalisation des couches plébéiennes, le mouvement populaire reste massif et continûment irrigué par la tradition démocratique et révolutionnaire. Après le triomphe du suffrage universel, le mouvement ouvrier est face à un dilemme : comment peser sur l’espace républicain « bourgeois » sans perdre l’identité du mouvement ouvrier ? Alors que le socialisme cherche à s’insérer dans la vie politique, par l’alliance-concurrence avec le républicanisme, le syndicalisme se constitue de façon séparée, autour des valeurs du « syndicalisme révolutionnaire », fortement teintées d’anarchisme. Jusqu’aux années 1890, socialisme et syndicalisme français sont concurrents. Presque tous les « socialistes » se retrouvent dans la même organisation internationale, l’Internationale ouvrière ou Deuxième Internationale. Mais dans l’Europe méditerranéenne le parti et le syndicat restent distincts : il n’y a pas de social-démocratie véritable. p r.m.
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associatifs et constitue un espace communal original. Le PCF réunit autour de lui l’équivalent des galaxies sociales-démocrates de l’Europe du Nord. La SFIO s’épuise à récupérer en vain le terrain perdu. La France et l’Italie font alors figure d’exception. Dans le reste de l’Europe, la social-démocratie sort confortée de la Seconde Guerre mondiale. Elle est portée par la poussée générale de la gauche en 1945, appuyée sur les mécanismes de « l’Étatprovidence » et de la régulation keynésienne. La mouvance socialiste
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devient une force politique décisive. Elle participe pleinement et de façon continue à « l’exercice du pouvoir », que Léon Blum jugeait encore exceptionnel en 19351936. Pour légitimer sa participation à l’État et pour opposer une cohérence doctrinale à un communisme alors massivement stalinisé, le socialisme européen cherche ses marques intellectuelles. En Europe du Nord, il prend ses distances avec la tradition intellectuelle du marxisme : William Beveridge (l’inventeur britannique de « l’État du bien-être ») et John M. Keynes se
substituent à Karl Marx et à Karl Kautsky. La social-démocratie allemande renonce à la référence au marxisme en 1959, à son congrès de Bad-Godesberg : « La concurrence dans toute la mesure du possible, la planification autant que nécessaire. » Confronté à un PCF dominant, à la tête d’une galaxie d’organisations, le PS français, lui, continue de se référer à la doctrine de 1905, à la révolution et au marxisme. En février 1946, la SFIO déclare : « Le parti a pour objectif la transformation de la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste. » p r.m.
50 NUANCES DE ROSE Avec la conférence de presse de François Hollande au mois de janvier, la presse a consacré le tournant « social-démocrate » du Président. Débarrassé de ses oripeaux socialistes, forcément à fort relent xixe siècle, voilà donc le Parti socialiste ancré dans la modernité. L’occasion de revisiter la trajectoire de ce terme dont la signification a beaucoup varié au gré des pays et du temps. Mais que veut donc dire social-démocrate ? Historiquement, il n’y a pas de distinction entre socialisme et socialdémocratie. En Allemagne, le nom définitif Sozialdemokratische Partei Deutschlands (SPD) est adopté en 1890, il est le parti de Karl Kautsky mais aussi de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Quant au Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), il est dirigé par Lénine. La coupure est en réalité géographique : au nord de l’Europe la dénomination Parti social-démocrate ou travailliste, au sud l’appellation Parti socialiste. La compréhension moderne de la distinction entre les deux appellations date de l’après Seconde Guerre
mondiale. Le fameux programme de Bad Godesberg adopté en 1959 par le SPD se traduit par l’abandon de toute référence au marxisme et à la lutte des classes. Quels que soient les éléments programmatiques, l’ensemble des partis européens de l’Internationale socialiste se caractérisent par les éléments suivants : une ligne réformiste n’ambitionnant pas de rompre avec le capitalisme, une politique keynésienne et une position clairement atlantiste dans le cadre de la Guerre froide. « Les communistes ne sont pas à gauche… Ils sont à l’Est », disait Guy Mollet. C’est en réalité l’intensité de la conflictualité sociale qui va geler certaines évolutions politiques. En France après mai 1968, mais aussi au Portugal après la Révolution des œillets, l’agitation sociale est d’une tout autre ampleur que celle qui traverse les pays d’Europe du Nord. À cela s’ajoute dans ces pays une forte tradition communiste et d’extrême gauche. La chute du Mur, l’affaiblissement des différents partis communistes, vont redistribuer les cartes. Pierre Mauroy, alors
premier secrétaire du PS, déclare en 1991 dans un cri du cœur : « Le Parti socialiste peut être pleinement lui-même, c’est-à-dire social-démocrate. […] Nous l’étions depuis toujours, mais sous la pression d’un fort Parti communiste, nous ne pouvions pas l’être complètement. » Au moins, c’est limpide. Au cours des vingt dernières années, les politiques menées par les différents partis de la gauche européenne ont structurellement changé. Tony Blair et Gerhard Schroeder hier, François Hollande aujourd’hui, sont les représentants du libéralisme économique et les artisans des contreréformes dans leur pays. Les esprits chagrins objecteront que la nature sociale de ces sociaux-démocrates reste à découvrir. Là n’est pas le problème. En France, la seule signification absolument certaine se définit en creux : social-démocrate cela veut dire qui n’est plus socialiste. La clef ultime de compréhension réside peut-être au Portugal où le Parti social-démocrate (PSD) dirige le pays depuis 2011, seul problème, dans ce pays, le PSD incarne la droite parlementaire. p guillaume liègard
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POUR UN AIR DE
MORRICONE
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Une ovation est montée des gradins pleins à ras-bord quand est apparu sur scène un petit homme en complet noir. La projection sur écrans géants d’un documentaire dédié à sa longue et prolifique carrière venait de se terminer. 17 000 spectateurs l’attendaient comme la promesse d’un éblouissant voyage. Il s’est hissé sur l’estrade, a très sobrement salué le public, s’est tourné vers les deux cents musiciens et chœurs du Budapest
hamé-la rumeur Auteur, il est membre du groupe de rap La Rumeur
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Modern Art Orchestra. Et l’Odyssée a commencé. C’était à Paris, au Palais omnisports de Bercy, le 4 février 2014. Deux heures et demie d’un concert grandiose, à la baguette du légendaire Ennio Morricone. À 85 ans, le maestro-pistolero aux cinq cents bandes originales a déroulé le grand imagier d’une œuvre baroque et épique dont la postérité déjà faite se confond à hauteur d’aigle avec celles des Leone, Corbucci, Sollima, Petri, Verneuil, Bertolucci, Tornatore, De Palma, Pontecorvo ou autres Dario Argento. Découpé en cinq grands chapitres aux intitulés arides plutôt peu inspirés (« Vie et Légende », « Feuillets épars », « Mythe et modernité dans le cinéma de Sergio Léone », « Cinéma social » et « Cinéma lyrique tragico-comique »), le tourbillon Morriconien a tout soufflé. Morricone n’a jamais filmé d’images, il les a peintes à coups de notes comme personne avant lui. Avec lui, le cinéma s’écoute. Entendre aujourd’hui sa musique c’est encore voir des gueules assoiffées, des calibres braqués à la face d’un gardien de coffre, ou des
panoramiques sur des paysages balayés par la poussière et les vents sableux, que le western et le film noir à l’italienne ont rendu universels. Son exceptionnel sens du pittoresque mêlé à son amour du lyrisme, son goût immodéré pour les gimmicks parodiques au service de grandes fresques, ont transfiguré les univers des maîtres du cinéma de genre italien des années 1960 à 1980. Il est de ceux qui ont écrit les pages de cet âge d’or du cinéma. À l’orée des années 1960, en un temps où de jeunes loups du cinéma Romain s’emparaient des formes hollywoodiennes en bout de cycle pour réinventer qui le western, qui le polar, qui la comédie ou la fresque sociale, qui le film de gangster ou d’horreur, le jeune Morricone a pris part à l’assaut. Il a profané l’art encore guindé de la composition. C’est lui, par exemple, qui a l’idée avant tout le monde d’utiliser la guitare électrique pour composer sur un western (le premier de Leone en l’occurrence), Pour une poignée de dollars : « Bien sûr, l’humour et la parodie étaient voulus, et on a continué sur cette
lancée, mais je n’étais pas conscient de réinventer le western », a-t-il confié1. C’est lui qui systématise l’usage des mélodies sifflées, celui des hautbois comme des ricanements de coyotes ou de chacals en rupture de ban. Qui base des thèmes entiers sur l’emploi d’instruments méprisés ou tombés en désuétude comme la guimbarde, les claquettes, le banjo, le cloche-tube, la trompette à un seul piston, le crotale ou les castagnettes : « Ma forme d’écriture est populaire. Je veux dire par là que j’utilise des accords simples. Je n’ai jamais recours à des choses compliquées pour paraître prétentieux. » Accords simples, et si singuliers dans leur puissance d’évocation. Le mois dernier, à Bercy, au terme d’une enfilade de thèmes plus illustres les uns que les autres (Le Bon, la Brute et le Truand, L’Extase de l’or, Le Clan des Siciliens, Il était une fois dans l’Ouest, Sacco et Vanzetti, Le Professionnel, La classe ouvrière va au paradis, Pour une poignée de dollars…) on se dit que le bonhomme juché 1. L’Express, 27 octobre 2011 ; interview Ennio Morricone : « Je n’étais pas conscient de réinventer le western »
sur son promontoire de chef d’orchestre, là, devant nous, est un des derniers monstres encore en vie à avoir placé son œuvre à la hauteur de son temps, si ce n’est à en avoir exprimé une certaine vérité. Combien de thèmes a-t-il consacré à la soif d’argent du déshérité ? Aux quêtes illusoires de ces pauvres hères en guenilles qui peuplent à foison le cinéma transalpin de cette époque ? À l’espérance d’un révolutionnaire isolé ? À la tragédie d’un marginal amoureux en cavale qui se fera percer le cuir par des assaillants à la solde d’un riche propriétaire ? À la folie d’un flic totalement corrompu poussant l’absurdité du système qu’il sert jusqu’à commettre un crime dont il n’aura jamais à répondre ? Au combat d’anarchistes sacrifiés sur l’autel de la « peur rouge » ou à celui d’un peuple sur le point de briser sa prison coloniale ? Morricone est de la race de ces immenses créateurs, curieux des hommes, inquiets des déchirures du monde et qui n’auront jamais oublié d’en rire. D’un rire édenté, lui.
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REPORTAGE
Pilpa les salariés ne seront pas privés de dessert Bien décidés à conserver leur usine de crème glacée, menacée de fermeture par les actionnaires du groupe R&R, les salariés de Pilpa ont réussi à créer leur SCOP. Située à Carcassonne, La Fabrique du Sud valorise les savoir-faire locaux. On en a l’eau à la bouche. par benoit borrits, photos laurent hazgui/divergence pour regards
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Z
Zone industrielle de la Bouriette, à Carcassonne. Un parking désert ou presque autour d’un grand bâtiment blanc à la peinture écaillée. Le losange bleu du logo « Pilpa » est toujours accroché sur la façade. L’usine de fabrication des crèmes glacées de Carcassonne semble aujourd’hui bien endormie. Mais ce calme n’est qu’apparent : la banderole « La Fabrique du Sud, coopérateurs glaciers » accrochée à l’entrée du site laisse entrevoir une autre histoire. De fait, il suffit de pousser la porte des locaux syndicaux pour s’en convaincre : réunions de travail avec paper-boards, salariés vissés à leur ordi… Ça sent le business-plan, la prise de contact commerciale. Les affiches syndicales et les coupures de presse accrochées aux murs rappellent tout de même la lutte qui s’est menée ici pour la sauvegarde des emplois. Au départ, l’histoire de Pilpa est plutôt banale. Créée à l’initiative de la coopérative agricole 3A pour assurer des débouchés à ses producteurs de lait, cette entreprise se spécialise dans la crème glacée et tout particulièrement dans les marques de distributeurs. C’est-à-dire vendue sous des noms d’enseignes telles que Carrefour, Système U, Leclerc, Auchan, etc. Un positionnement qui explique que Pilpa n’est pas connue du grand public en tant que marque. Le 1er septembre 2011, 3A cède son joyau Pilpa pour 27 millions d’euros
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au groupe R&R, lui-même issu d’une fusion en 2007 entre Richmonds Food et Roncadin opérée par son actionnaire principal Oaktree Capital Management. Un fonds américain pour qui la maximisation de la valeur pour l’actionnaire prend tout son sens. On achète, on fusionne, on prend des positions hégémoniques sur un marché, on rationalise la production, on revend et on encaisse une plus-value. L’humain ne compte plus, n’est plus qu’une contrainte qui parfois grippe cette merveilleuse mécanique financière. Le vilain petit canard Ce que les salariés de Pilpa redoutent alors va vite advenir. Dès novembre, la section recherche et développement de Carcassonne est fermée car jugée obsolète, au profit de Plouédern en Bretagne. Les délégués syndicaux font immédiatement usage de leur droit d’alerte. En février 2012, les 17 commerciaux basés à Toulouse sont licenciés : Pilpa devra désormais vendre ses crèmes glacées au groupe R&R et non plus à ses clients traditionnels. Rachid Aït Ouakli, l’ancien délégué CGT de Pilpa, se souvient bien de l’atmosphère de cette période : « Ils mettaient en concurrence toutes les usines, on travaillait 24 heures sur 24, sept jours sur sept. » Le 5 juillet 2012, soit dix mois seulement après l’acquisition, la nouvelle tombe : l’usine de Carcassonne sera fermée car non rentable. D’une certaine façon « on était le vilain petit canard du groupe », explique-t-il. En fusionnant des entreprises avec des historiques différents, la direction du groupe se retrouve avec des salaires pas forcément homogènes et cherche à se débarrasser prioritairement des plus élevés, à savoir ceux de Pilpa. Pourtant, l’entreprise a un savoir-faire que l’on ne retrouve pas dans toutes les unités du groupe : « Ça, on le faisait. À l’usine de Plouédern, ils ont essayé et ça n’a pas marché », indique malicieusement un ancien salarié de l’entreprise en montrant sur papier glacé une glace Disney aux motifs complexes et aux couleurs criardes. Bien que les salaires aient été plus élevés qu’en Bretagne, l’accusation de non-rentabilité de l’entreprise a du mal à passer chez les salariés. « On nous dit que R&R
Les équipements de l’ancienne usine Pilpa sont en cours de démontage conformément à l’accord signé entre l’ancien propriétaire et les salariés.
6 février 2014 manifestation nationale pour la défense de l’emploi organisée par la CGT. La manif locale (Carcassonne) se passe en face de l’usine.
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REPORTAGE
perd 25 millions d’euros par an alors que les frais financiers payés à Oaktree Capital Management s’élèvent à 56 millions », indique Rachid. Une politique agressive d’acquisitions sans doute financée par endettement auprès du fonds propriétaire : côté pile, je prends une position majoritaire sur un marché, côté face, je rapatrie des intérêts nets d’impôt. Le comité d’entreprise mandate le cabinet Progexa pour réaliser un rapport d’expertise et fait appel au même avocat que les Fralib1, Maître Amin Ghenim. Dès la première rencontre avec celui-ci, le ton est donné. « C’est pour la valise ou pour l’emploi que vous vous battez ? Si c’est pour la valise, je prends des honoraires. Si c’est pour l’emploi, alors je suis avec vous », aurait-il déclaré aux salariés. La stratégie est la même qu’avec les Fralib : plutôt qu’une contestation tardive des licenciements aux Prud’hommes, qui n’ouvrira la voie qu’à de meilleures indemnisations, les salariés attaquent le fondement du Plan de sauvegarde des emplois (PSE) au tribunal d’instance. Cette stratégie paye. Le 11 décembre 2012, un jugement en référé leur donne raison, jugeant le plan « insuffisant » sur les mesures de reclassement. La direction présente alors un autre plan comportant 80 postes dont un seul comme agent de maîtrise alors que la majeure partie des salariés appartient à cette catégorie : des déménagements accompagnés de baisses de salaires en perspective. Ni crédible ni acceptable. Face à ce plan de sauvegarde, et comme chez les Fralib, les salariés développent un projet de SCOP qui permettrait de conserver les emplois. Michel Mas, ancien responsable de l’Union départementale CGT de l’Aude ayant suivi les différentes étapes de ce conflit rappelle qu’au départ, pour des raisons de concurrence, « la direction ne voulait pas que la SCOP fasse de la crème glacée ». La situation semble alors enlisée. Mais un élément va changer la donne : le 29 avril 2013, l’ensemble R&R est revendu à PAI Patners, un autre fonds d’investissement, français cette fois-ci. La négociation s’engage avec la nouvelle direction. Un 1. Les salariés de Fralib, usine de thé et d’infusion située à Gemenos (Bouches-du-Rhône), en lutte depuis plus de trois ans contre le groupe Unilever. Ils souhaitent eux aussi reprendre leur activité sous forme de SCOP.
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REPORTAGE
terrain d’entente semble possible, cette dernière ne faisant plus du maintien d’une activité de fabrication de crèmes glacées un casus belli. Le 8 juillet 2013, un accord est signé. « Il y a eu une accélération du processus de négociation », indique Michel. La direction accepte des indemnités supra-légales allant de 14 mois à 34,5 mois du salaire brut en fonction de l’âge, des formations de reconversion et une aide au démarrage de la SCOP pouvant aller jusqu’à 815 000 euros d’investissement et 30 000 euros d’études de marché. Privilégier la qualité au rendement À ce jour, vingt-et-un anciens salariés se sont portés candidats pour participer à cette SCOP. C’est peu par rapport à la centaine de salariés qui restaient encore à Pilpa au moment de l’annonce de la fermeture. « S’il y avait eu un suivi politique au départ, nous ne serions pas vingt-et-un aujourd’hui », déplore Rachid. Effectivement, le temps a passé et le travail a été délocalisé. Un vrai pillage de savoir-faire. Un ancien salarié montre le calendrier 2013 de R&R : « Regardez, ce sont tous les produits Pilpa qui sont présentés. Auparavant, c’est nous qui les faisions ! », dit-il, une certaine amertume dans la voix. Après cette dépossession, tout est à reconstruire et
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le pari n’est pas sans risque. Chaque sociétaire-salarié devra investir 5 000 euros en parts sociales, lesquelles seront bonifiées par une mobilisation des indemnités chômage sous forme d’ACCRE (Aide au chômeur créant ou reprenant une entreprise) de l’ordre de 15 000 euros. Le marché lui-même ne sera plus le même. Avant, Pilpa commercialisait des glaces à des distributeurs qui les transportaient aux quatre coins de l’Europe. Désormais, les mots « naturel », « proximité » ou encore « équitable » reviennent régulièrement dans la bouche des coopérateurs. Il ne s’agit plus de faire des volumes à faibles prix mais des produits de qualité à des prix rémunérateurs pour tous les intervenants de la chaîne. Le packaging proposé – « petites glaces de chez nous, chez nous c’est là » avec une flèche indiquant le positionnement de Carcassonne sur une carte de France stylisée – est une rupture en soi avec les marques distributeurs. Dans un souci d’écologie, ces petits pots ne seront plus en plastique mais en carton. Renouant avec les origines de la coopération agricole, ils prévoient de se fournir en lait cru bio chez des producteurs locaux et de pasteuriser celui-ci dans l’usine : il s’agit de privilégier la qualité au rendement. Bien entendu, le prix d’achat aux paysans sera plus cher. « En 2015, le prix du lait sera libéralisé, rappelle Rachid, notre démarche intéresse de nombreux producteurs directement menacés. » Dans la même veine, à l’exception de produits exotiques tels que la vanille, le chocolat ou le café, il est prévu de se fournir en fruits dans les Pyrénées orientales voisines et en châtaignes dans les Cévennes toutes proches. Bref, ce n’est plus seulement le modèle économique de l’entreprise qui change, c’est la finalité de la production. Sous les ordres de Oaktree Capital Management, l’objectif était de constituer une position dominante sur un marché pour valoriser la société. Depuis qu’ils sont aux commandes, les salariés ont pour simple objectif de pouvoir vivre de leur travail, ce qui signifie aussi lui donner un sens, échanger, être utile. Ici, le savoir et la qualification deviennent une raison d’être. Michel, qui a suivi récemment des
La R&D de La Fabrique du Sud prépare les recettes de demain. Pistache, chocolat, châtaigne, vanille. Que du plaisir, mais c’est sérieux.
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Seules quelques machines, étiquetées SCOP et adaptées au nouveau projet La Fabrique du Sud seront conservées.
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REPORTAGE
études d’ergologie – démarche universitaire consistant à analyser les situations de travail et à mettre en valeur les savoirs, notamment populaires – est ravi lorsqu’il voit les ex-Pilpa redémarrer la production : « L’important est de conserver et de développer tous ces savoirs sur place. Le maintien d’une production de crème glacée y participe. » Pour l’instant, cependant, tout est à reconstruire. Dans le bâtiment principal, des ouvriers s’affairent à démonter les machines que R&R réinstallera ailleurs. Sur certaines, un papier indiquant « SCOP » est scotché : celles-ci font désormais partie du patrimoine de La Fabrique du Sud. La recherche et développement se situe dans une petite pièce attenante, une sorte de cuisine de collectivité où trois personnes travaillent. Stéphane explique : « C’est ici que se préparent les recettes des glaces de la prochaine saison. » Il ouvre son bac réfrigéré un peu comme le glacier au coin de la rue et sort une collection de quatre parfums. Vanille, café, pistache, chocolat. Surprenant. Le café a un vrai goût d’expresso italien, et non celui d’un café au lait instantané. Adieu au vert prononcé de la glace à la pistache. Elle a désormais le goût des pistaches que l’on décortique à l’apéro. Bref, on est dans l’authentique. Et les exPilpa n’en sont pas à leur coup d’essai. En décembre, juste avant les fêtes de Noël, ils ont offert leurs glaces en dégustation à la population carcassonnaise, manière de se faire connaître tout en écoutant activement les futurs consommateurs. Produits locaux, logique régionale Un peu plus loin, dans les anciens locaux de la direction, Maïté et Bernard, rivés à leur ordi portable, travaillent d’arrache-pied pour obtenir l’agrément sanitaire auprès de la direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP). Car si la SCOP prétend faire des glaces artisanales en terme de qualité, l’échelle de production reste industrielle. Il lui faut donc obtenir ce sésame pour commercialiser ses produits, et ce
n’est pas une mince affaire. « Il y a quelques mois, nous étions beaucoup plus nombreux au service qualité. Nous devons mettre les bouchées doubles pour être prêts dès que possible », confie Bernard. Alors combien vont-ils vendre la première année ? Rachid Aït-Ouakli a l’honnêteté de ne pas balancer de chiffres en l’air. « Notre marché correspond à ce que nous appelons le Grand Sud, disons jusqu’à Nice. Nous avons des contacts commerciaux avec des supermarchés de
« Notre objectif premier est de démarrer cette année car cela contredira ceux qui nous disaient qu’on allait rater » réseaux coopératifs qui peuvent et souhaitent s’approvisionner localement. Cela peut représenter deux cents points de vente. Par ailleurs, nos réseaux syndicaux nous permettront d’accéder à des structures de restauration collective. » Déjà un chef étoilé semble intéressé et participera peutêtre à la promotion des produits. Le hic, c’est que les commerciaux de Pilpa ont été licenciés il y a plus de deux ans. Il faut donc retrousser ses manches et arborer son plus beau sourire. « Les meilleurs d’entre nous s’y mettent et se forment. On ne vend bien que ce que l’on aime et lorsqu’on est du métier », rétorque Rachid. Une approche qui n’est pas sans dérouter le cabinet conseil ABSO chargé de les épauler ainsi que l’Union régionale des SCOP habitués aux business-plan bien léchés… « Notre objectif premier est de démarrer cette année car cela contredira ceux qui nous disaient qu’on allait rater. » Les ex-Pilpa sont loin d’avoir grillé toutes leurs cartouches. Actuellement en congé de reconversion, ils seront salariés de la SCOP au cours du printemps 2014 et le capital de départ de la coopérative devrait leur permettre de passer la saison en toute sérénité. Quant au montant des salaires de demain, Stéphane reste prudent : « Si notre objectif est le SMIC, tel que
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REPORTAGE
le revendique la CGT, nous savons que cela sera difficile au début. » Rachid se veut rassurant : « à l’issue de l’été, nous évoluerons vers de nouveaux produits laitiers, du yaourt par exemple. Ce type de produit a l’avantage de se vendre toute l’année. » Intuitivement, La Fabrique du Sud remet à l’endroit ce qui allait auparavant contre toute logique écologique. Plutôt que de se spécialiser sur un seul produit saisonnier diffusé aux quatre coins de l’Europe, en faisant appel à un fort volant d’intérimaires, elle choisit de diversifier la gamme et de diffuser ses produits dans la région. Du travail toute l’année tout en réduisant l’impact CO2 de la distribution. Le terrain et les bâtiments ont été rachetés par la communauté d’agglomération de Carcassonne afin de « remunicipaliser l’endroit pour conserver les savoir-faire », comme l’explique Michel. De cette grande usine vidée de ses machines, la Fabrique du Sud n’occupera qu’une partie. Inspirés par l’idéal coopératif qui les anime, les ex-Pilpa envisagent de créer une Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), coopérative qui réunirait la communauté d’agglo et différentes entreprises qui pourraient s’inscrire dans le lieu. La Confédération paysanne et la chambre d’agriculture auraient montré un intérêt pour cette démarche qui permet de valoriser les productions locales. Déjà un ancien Pilpa a créé une entreprise de pâtisseries orientales « en kit ». On parle d’un atelier protégé qui pourrait faire de la découpe, du lavage et de la mise en sachets de fruits en provenance du Lauragais… Après la décision des actionnaires de liquider un site industriel et de briser la vie d’une centaine de salariés, l’imagination reprend progressivement le pouvoir. Le chemin emprunté par les coopérateurs de la Fabrique du Sud est tout sauf une promenade de santé. Mais il nous conduit vers un avenir largement plus désirable que celui où nous mène l’économie dominante. rbenoît borrits
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Si le temps du repas reste un instant de convivialité, la lutte est toujours présente dans les esprits et le projet représente tous les espoirs.
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Illustration Alexandra Compain-Tissier
arnaud viviant
Romancier et critique littéraire
Communisme et littérature Où en est le communisme ? Non pas l’idée, ou encore l’hypothèse comme disait Badiou il y a quelques années, mais plus simplement le mot. Eh bien, à en juger par la récente actualité littéraire, il se porte plutôt bien. Depuis janvier, un roman caracole au sommet des ventes, où il scintille bien doucement : La Petite communiste qui ne souriait jamais (éd. Actes sud) de Lola Lafon, une fiction biographique sur la gymnaste roumaine, Nadia Comaneci. Évidemment, on ne sait pas si le livre aurait connu un tel succès si la petite communiste avait toujours souri… Et si le lectorat n’aime pas qu’on associe implicitement le communisme à une certaine grisaille, à la tristesse… Toujours est-il que c’est un bon livre, et que la romancière, qui a grandi en Roumanie jusqu’à l’âge de 12 ans, évite l’écueil de l’anticommunisme primaire contre lequel la littérature française sombre souvent.
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Même empathie dans un gros roman sorti lui aussi, beaucoup plus confidentiellement hélas, en janvier : Le Cocommuniste de Jacques Jouet (ed. POL). Empathie nécessaire puisqu’il s’agit ici, par un très grand écrivain, du sauvetage de ce qui est, ou aura été, la culture communiste. Il s’agit d’un roman total, si l’on veut, mais certainement pas totalitaire – la littérature étant le lieu par excellence où le total, avec ses creux et ses bosses, s’oppose au totalitaire, – dont Jacques Jouet reconnaît à un moment qu’il en a longtemps retardé la rédaction « comme une tâche excessive, sinon effrayante ». Roman : pour bien rendre compte de ce qu’il en est, il faudrait pouvoir mettre ce singulier au pluriel, ou alors parler de roman pluriel (exactement comme on parle, mais de moins en moins fréquemment et avec plaisir, me semble-til, de la gauche plurielle). Il s’agit de sept romans (dont l’un n’en est
même pas un : il s’agit de poèmes, puis d’une pièce de théâtre, à propos de syndicalistes cégétistes) tournant tous autour de ce pot de terre qui fut parfois en fer : le communisme. Cela commence par un texte autobiographique, « Les Chiens pavillonnaires », où Jacques Jouet nous apprend qu’il a adhéré au PCF « pendant une huitaine d’années, au grand scandale de (s)on père qui s’en sentit poignardé dans le dos, trahi par l’un des siens, déçu à tout jamais – inquiet aussi, ce qui était du lot l’émotion la moins inestimable ». On voit tout de suite le niveau : d’écriture, de réflexion. Et s’il adhère, c’est pour une raison qu’il indique en une longue phrase qu’on aimerait néanmoins citer toute entière : « Ce qu’il advint à ce moment par le mot communisme était une réaction rationnelle, rationnelle et rationaliste, ou du moins qui se voulait telle, et devait, dans notre naïveté, s’imposer comme une évidence, pour faire que les parties communes, les
CHRONIQUE
La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafond, éd. Actes Sud
Le Cocommuniste, Jacques Jouet, éd. P.O.L
Calcutta, Shumona Shina, éd. L’Olivier
Les Rouges, Pascale Fautrier, éd Le Seuil
choses partagées qu’on dit aussi parties (la route, les bancs publics, les trottoirs, les cimetières, les feux rouges, les autobus, les bornes de taxi, les MJC, les centres sociaux, les marchés, les centres aérés, les gymnases et les piscines, les boîtes à lettres, les cabines téléphoniques, la bibliothèque publique, la crèche, la halte-garderie, l’eau et le gaz à tous les étages, liste non close) n’aient pas moins d’importance aux yeux du privé que le midi personnel qu’on voit à sa porte et qu’on appelle ses biens. » Très belle définition de la Chose. Dans Le Cocommuniste, on lira aussi un hilarant roman sur un type chargé d’imiter la voix de Staline au téléphone, un essai sur Saint-Simon et les Saint-Simoniens, l’histoire peu ou prou imaginaire d’une révolution marxiste de nos jours en Amérique du Sud, avant un ultime retour à l’autobiographie. Laquelle commence sur une anecdote. En 2010, Jacques Jouet découvre que l’avenue où se situe la gare de Clermont-Ferrand s’appelle Avenue de l’Union soviétique. « J’en suis surpris et content », écrit-il. « Cette avenue fort passante, on n’a donc pas estimé urgent de la rebaptiser (je ne sais pas, moi, rue des Dr oits-de-l’Homme-garantis-par-
l’ONU, boulevard de la Démocratie-parla-CIA, oui, je sais, c’est un peu facile.) » Lisez Jacques Jouet. Il me reste un peu de place pour évoquer deux autres livres. Tout d’abord Calcutta (éd. L’Olivier) où la romancière d’origine indienne Shumona Shina, qui s’est fait connaître il y a trois ans avec Assommons les pauvres ! un roman où elle racontait de façon cruelle et poétique son expérience de traductrice à l’Ofpra. Ici, elle évoque la mémoire de son père, qui fut l’un des dirigeants du Parti communiste indien. En dépit de la terrible répression organisée par Indira Gandhi (arrestations, exécutions), celui-ci pensait que « l’idéalisme rouge les protégeait du fanatisme religieux et du fondamentalisme ». Enfin, il vient juste d’arriver, et nous n’avons eu que le temps de le survoler, disons juste un mot du premier roman de Pascale Fautrier, Les Rouges (éd. Le Seuil). Sous la forme d’une fresque populaire, il s’agit pour l’auteur de brosser deux siècles de « désir révolutionnaire » en France, des communards jusqu’aux lambertistes, pour aller vite. Nous en reparlerons.
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RENCONTRE
Le travail sans les chaînes L’autonomie du salarié, leitmotiv des discours managériaux sur l’entreprise, est devenue une source de souffrance au travail. Faut-il pour autant abandonner toute ambition d’émancipation ? Rencontre entre une économiste, un syndicaliste et un entrepreneur solidaire. par marion rousset photo célia pernot pour regards
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De gauche à droite, Jean-Luc Molins, Stéphane Veyer et Antonella Corsani
Quelle grande transformation connaît aujourd’hui le monde du travail ? antonella corsani. Nous vivons une période de mutation majeure, comparable à la révolution sociale qu’a constituée au xxe siècle la généralisation du salariat. C’est l’hypothèse qui fonde mes recherches. Mais aujourd’hui comme hier, nous n’arrivons pas à saisir ces transformations, car nous continuons à lire le nouveau en train d’émerger avec les lunettes fordistes du passé. À l’époque, la figure du travailleur indépendant avait été supplantée par celle du salarié. Se posait la question de savoir comment contraindre ce dernier à consentir à son aliénation. La grande innovation introduite par Henry Ford a consisté à élaborer des techniques de management permettant que les travailleurs consentent volontairement à leur aliénation, grâce à des contreparties salariales – les fameux 5 dollars par jour – et à une réduction du temps de travail. À la fin des années 1950, un autre théoricien du management, Peter Drucker, estime qu’on ne peut plus tirer grand-chose du salarié fordiste.
Antonella Corsani
De son engagement personnel dans l’acte productif dépendent désormais selon lui les gisements de productivité. Alors que la subjectivité du travailleur fordiste devait rester dans le vestiaire, le management postfordiste renverse complètement cette logique. L’autonomie est dès lors exigée, voire prescrite. Dans l’entreprise, comme dans la société, les techniques de gouvernement visent à ce que chacun devienne entrepreneur de soi-même. C’est une stratégie qui se développe par exemple chez Orange ? jean-luc molins. La direction d’Orange a clairement annoncé sa stratégie de développer le nomadisme et le télétravail. Avec les nouvelles technologies, on est joignable n’importe quand et on peut travailler n’importe où pour son entreprise. Il n’y a plus de frontière entre la vie privée et la vie au travail. Un cocktail mortel pour la santé des salariés ! De plus en plus, les cadres sont dits autonomes, mais c’est une fausse autonomie qui s’accompagne de dispositifs tels que les « forfaits jour » mis en place en France,
est sociologue et économiste, coauteure de Intermittents et précaires (éd. Amsterdam), elle a codirigé Un salariat au-delà du salariat ? (éd. Presses universitaires de Nancy).
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c’est-à-dire l’absence de référence horaire. Du coup, les cadres travaillent sans limite… En Allemagne, BMW a instauré un système qui permet de décompter le temps de travail du salarié lorsque celui-ci est à son domicile. En laissant tourner les serveurs de l’entreprise, on peut voir quand les cadres communiquent, quand ils sont en activité, y compris le week-end, le soir, pendant les vacances. L’argument avancé, c’est que les salariés puissent s’organiser comme ils l’entendent. antonella corsani. Le fordisme ne demandait pas au travailleur d’être intelligent, ni de prendre des initiatives, de résoudre des problèmes, de produire des connaissances. Aujourd’hui, les grilles d’évaluation des entreprises pensées par les cabinets américains s’appuient sur des critères comportementaux. Le salarié a-t-il été coopératif ? At-il fait preuve de capacité d’initiative face à un problème ? Travailler pendant 8 heures sous les ordres de quelqu’un sans engager sa personne est une chose. Mais consentir à aliéner son âme pour l’autre est une opération extraordinaire !
Jean-Luc Molins
est cadre supérieur à France Télécom, secrétaire de l’Ugict-CGT.
Stéphane Veyer
Est directeur général de la Coopérative d’activités et d’emploi Coopaname.
RENCONTRE
« Les jeunes générations supportent moins d’être confrontées à un lien de subordination débile et à une éthique bafouée » Une opération qui provoque aussi des conflits éthiques. Des directeurs de ressources humaines ou des salariés de Pôle emploi entrent ainsi en souffrance car on leur demande d’assumer, comme s’ils étaient autonomes, des décisions auxquelles ils ne s’identifient pas. Les uns doivent mettre en œuvre des licenciements abusifs, les autres radier des chômeurs… jean-luc molins.
On laisse croire que parce que les gens consentent, ils sont d’accord. Il faut lire Je consens, donc je suis et Extension du domaine de la manipulation, deux livres écrits par la philosophe Michela Marzano. Elle fait le lien entre l’idéologie véhiculée dans l’entreprise et son impact sur la personne elle-même : réussir sa vie professionnelle, ça devient réussir sa vie tout court. La stratégie est définie sans les cadres, mais c’est leur boulot de la porter. Ils sont davantage jugés sur leur comportement que sur la qualité de leur travail. À la CGT, on avance sur un droit de proposition alternative pour promouvoir le rôle contributif des cadres, leur permettre un droit d’expression sans sanction, afin qu’ils puissent être cadres à part entière. Exercer
un rôle contributif pour influencer la stratégie de l’entreprise fait partie de leurs prérogatives. Pour bien travailler, il faut pouvoir s’exprimer professionnellement. Aujourd’hui, c’est l’inverse, les salariés sont censés appliquer des décisions prises au-dessus d’eux. stéphane veyer.
Il y a sans doute encore des droits collectifs à conquérir dans les cadres anciens, mais il faut aussi comprendre le nouveau rapport au travail, à la propriété et au pouvoir qui s’exprime chez les jeunes générations. Davantage diplômées, formées intellectuellement, il leur est de plus en plus insupportable d’être confrontées à un lien de subordination débile et à une éthique bafouée, de faire un travail dénué de sens. J’ai le sentiment qu’elles commencent à prendre du recul vis-à-vis des techniques de management, de la manipulation qui s’exerce sur elles. Les DRH des boîtes mettent le doigt là-dessus lorsqu’ils se réunissent en conclave pour discuter de la génération Y, née à la fin des années 1980 et censée être rétive à l’autorité. Ces jeunes ne sont plus dupes, ils sont même extrêmement cyniques
concernant ce que peuvent leur offrir les entreprises. On voit émerger aujourd’hui de nouveaux indépendants… antonella corsani. Des formes de travail indépendant réapparaissent en effet depuis les années 1970, notamment en Allemagne, en Italie ou en Angleterre. En France, ce phénomène est beaucoup plus récent : le travail dit non-salarié n’a commencé à augmenter qu’à partir du milieu des années 2000. Il représente grosso-modo un tiers de la force de travail aux États Unis et presque 15 % en moyenne dans l’Union européenne. Autrefois, il regroupait les professions libérales : architectes, notaires, avocats – lesquels sont en majorité salariés d’un cabinet de nos jours. Et les petits commerçants dont le nombre a fortement baissé du fait du développement de la grande distribution. Les nouveaux indépendants ne correspondent pas à la figure d’antan. Chercheurs, consultants, graphistes, experts en marketing en réseau, informaticiens… Ils constituent une population très hétérogène qui travaille le plus souvent dans le secteur
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RENCONTRE
des services aux entreprises, mais aussi dans les services à la personne. stéphane veyer.
Le salariat n’était pas aimable au milieu du xixe siècle, quand sont nés les mouvements mutualistes, coopératifs et associatifs. S’il a fini par le devenir, c’est grâce à la protection sociale qui s’est développée autour de lui. Mais aujourd’hui, il est de nouveau moins appréciable en raison du détricotage de cette même protection sociale. Depuis quelques années, certaines personnes cherchent à renouer avec d’autres formes de relation au travail plus intéressantes et épanouissantes… D’où le développement de l’auto-entreprenariat. Relayé par la puissance publique qui valorise la création d’entreprise, il comporte une part contrainte : autant se mettre à son compte quand on est au chômage et qu’on ne voit pas comment en sortir ! Mais aussi une dimension incroyablement voulue : à un moment donné de leur carrière, des gens décident qu’ils ne veulent plus travailler comme avant. Ils recourent alors à l’Assedic pour faire une pause, réfléchir à l’avenir, puis ils s’engagent dans un travail plus ou moins indépendant pour essayer d’échapper à la subordination. Il n’empêche que cette aspiration croissante à être plus autonome est un vrai miroir aux alouettes. Pour le Medef, le salariat est dépassé et l’indépendance, une solution d’avenir. Les statuts créés ces dernières années visent à démocratiser la création d’entreprise en allégeant les « charges »…
Pour tirer son épingle du jeu, il faudrait sacrifier sa protection sociale et vendre sa force de travail deux euros de l’heure ! Dans cette quête de liberté, les Coopératives d’activités et d’emploi constituent une alternative à l’auto-entreprenariat… stéphane veyer.
L’erreur serait de s’arquebouter sur le salariat ancien. Je continue de considérer ce lien de subordination comme une sorte d’anachronisme absolu. Si on ne prend pas ça en compte, on passe à côté des nouveaux rapports au pouvoir et au travail. Mais comment inventer une voie à l’écart du salariat et de l’indépendance purs ? Comment se donne-t-on la possibilité de bien travailler, librement, sans la précarité de l’indépendant ? Le collectif est le garant d’une vraie liberté, nous en sommes convaincus. Le mouvement des Coopératives d’activités et d’emploi qui date d’une vingtaine d’années rassemble un peu tout et n’importe quoi. Beaucoup ont été inventées pour protéger l’entreprenariat individuel, mais un certain nombre d’organisations comme Coopaname1 essaient d’articuler autonomie des individus et solidarité collective. Nous intégrons des personnes qui ont envie de se mettre à leur compte, de faire entreprise commune entre gens autonomes, sans opérer
1. Coopaname accueille près de 700 membres pour environ 600 activités économiques différentes.
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« J’ai rencontré un ingénieur à très haut niveau aujourd’hui pompier et heureux de l’être. La pluriactivité est un horizon d’émancipation » de sélection à l’entrée. Chacun a le droit d’avoir sa petite utopie. Mutualiser les moyens et le risque permet de faire en sorte que les salariés, tous en CDI, puissent faire ce qu’ils veulent, quand ils veulent, avec qui ils veulent, au rythme désiré. Chacun doit trouver sa propre rémunération ? veyer. Oui, un petit chiffre d’affaires équivaut à un petit salaire. Et inversement. La personne qui se lance dans du toilettage pour chien à Sedan et qui n’en toilette qu’un seul au début gagne très peu d’argent. Mais elle est intégrée dans des systèmes de solidarité et d’accompagnement, via des formations et des ateliers, qui permettent d’aider les membres à mener à bien leur activité. Chacun reçoit un salaire stable dont le versement est garanti collectivement, dimensionné en fonction d’un volume de travail.
stéphane
Le régime des intermittents du spectacle, comme les Coopératives d’activités et d’emploi, vise à sécuriser la liberté. Il
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est aujourd’hui attaqué par le président du Medef, Pierre Gattaz. antonella corsani.
De 1979 à 2003, les annexes 8 et 10 de la loi ont permis de relâcher la tension entre liberté et précarité, en réduisant cette dernière. Justifiée au titre d’un déficit, la réforme de 2003 a en réalité généré le déficit ! Elle a accentué la dimension d’assurance individuelle au détriment de la logique mutualiste qui caractérisait jusqu’alors ce régime. Le « Nouveau modèle » élaboré par la Coordination des intermittents et précaires a un double intérêt : il réintroduit le principe mutualiste et se présente comme une base de réflexion pour toutes les nouvelles formes de mise au travail. Que signifie autonome ?
être
vraiment
antonella corsani. Historiquement, on a associé indépendance et autonomie. Cette identité ne fonctionne plus aujourd’hui. En effet, il y a de l’autonomie – bien que prescrite – dans le salariat, et de l’hétéronomie2 par rapport au
2. Fait d’obéir à des lois extérieures
marché dans le travail indépendant. La réponse des Coopératives d’activités et d’emploi est économiquement et politiquement très intéressante car celles-ci associent indépendance et coopération pour garantir à tout entrepreneur-salarié une autonomie dans le travail. Il ne s’agit pas de pas créer sa propre petite entreprise, mais de participer d’une entreprise partagée. Être autonome, ce n’est pas seulement pouvoir déterminer quand et comment on produit, mais aussi les finalités de son activité. jean-luc molins. Dans des grands groupes comme France Télécom, les managers qui arrivent ne sont plus du métier, ce sont des gestionnaires. Ils s’intéressent aux ratios de rentabilité financière, tandis que les équipes s’attachent à la qualité du travail, mise à mal aujourd’hui. Le dialogue entre eux est devenu impossible. C’est une source de souffrance énorme pour les salariés. Le modèle tayloriste et fordiste a organisé cette destruction des métiers en décomposant des savoir-faire professionnels en une somme de tâches pouvant être accomplies par n’importe qui. En
RENCONTRE
bout de course, les corporations se retrouvent fragilisées par cette déprofessionnalisation, ce qui affaiblit de facto les résistances collectives aux stratégies mises en place par les entreprises. Pour accéder à l’émancipation, faut-il réinvestir la notion de métier ? stéphane veyer. La valorisation de compétences personnelles participe de la destruction de la notion de métier. On recrute quelqu’un pour sa capacité d’adaptation, son dynamisme, et ensuite on l’évalue là-dessus. La défense du métier et de l’éthique qui va avec est donc une des lignes de résistance à la logique de marché de l’emploi. De fait, quand des travailleurs rentrent dans un processus émancipateur, c’est une des premières questions qui se pose. Les « Fralib » qui ont récupéré leur usine de thé en créant une Scop se sont interrogés sur leur manière de travailler. Plutôt que de continuer à vendre de la merde comme du temps d’Unilever, ils se sont servis de leur coopérative pour retrouver la fierté d’un savoir-faire et la qualité des produits, dans la tradition de l’usine Eléphant, habituée à travailler à partir de plantes locales. antonella corsani.
On retrouve dans nos travaux des parcours qui ne se laissent pas enfermer dans un
métier. Ils sortent du cadre dans lequel ceux qui naissaient forgerons mouraient forgerons. J’ai rencontré un ingénieur à très haut niveau aujourd’hui pompier et heureux de l’être. La pluriactivité est un horizon d’émancipation. Le mutualisme permet de résister à la logique du marché de l’emploi ? stéphane veyer. À Coopaname, on refuse l’idée que chacun s’approprie individuellement une partie de la richesse. Mieux vaut se servir de celle-ci pour se protéger collectivement du risque. Si la protection sociale est considérée au niveau national comme un coût qui pèse sur les belles entreprises françaises et les empêche d’être concurrentielles, à petite échelle, le monde de la coopération, de la mutualité, de l’économie sociale peut réinventer le sens de ce principe battu en brèche. jean-luc
molins.
Nous vivons dans un système capitaliste au sein duquel les grandes entreprises font de l’optimisation fiscale, en planquant le pognon dans des paradis fiscaux où les frontières n’existent pas pour les capitaux. Ce modèle dominant rend incontournable la question de la viabilité économique. Sans la solidarité, le système des intermittents du spectacle ne tient pas. Quant à l’alternative que
représentent les Coopératives d’activité et d’emploi, elles subissent aussi la contrainte du capitalisme planétaire. Leurs prestations dépendent d’un tissu économique, elles ne sont pas coupées du reste du monde. Il est donc indispensable de construire de nouveaux droits, d’augmenter les normes sociales imposées aux donneurs d’ordre qui passent des contrats avec les sous-traitants. stéphane veyer. Évidemment, on ne peut pas s’extraire complètement des systèmes de contrainte, mais les formes de régulation doivent être pensées à l’échelle internationale. Je ne suis pas sûr que la conquête nécessaire de nouveaux droits sociaux soit vraiment efficace à l’échelle nationale. antonella corsani. Les Coopératives d’activités et d’emploi s’inscrivent dans un mouvement associatif et mutualiste qui voit également se développer des lieux comme les Fablab3 ou les espaces de coworking4. Bien sûr que ces formes d’organisation qui montent en puissance sont liées au système capitaliste dans lequel nous vivons ! Mais elles déplacent l’ordre dominant. rpropos recueillis par marion rousset
3. Lieux ouverts au public dotés d’imprimantes 3D censées permettre à des personnes lambda de fabriquer les objets dont elles ont besoin. 4. Espaces de travail partagés par des indépendants
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GRAND REPORTAGE
Palestine, la jeunesse si loin d’oslo
Vingt ans après le démarrage du « processus de paix », la jeunesse de Palestine attend toujours la libération du pays. Confrontés aux impasses de la lutte armée et des négociations, ils n’ont pourtant pas renoncé à lutter, malgré la situation politique défavorable. S’engager dans la société civile, étudier, partir à l’étranger pour mieux revenir au pays : en Cisjordanie, la « génération Oslo » réinvente une forme de résistance non violente. texte et photos par emmanuel riondé
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L
Le processus d’Oslo ? Une fraction de seconde, le rouge monte au front d’Abderahim. Les yeux implorant un peu d’aide, le gamin de 17 ans se tourne vers Nancy, sa pétillante voisine de 20 ans. D’un regard moqueur, elle le renvoie à ses chères études. Pas le choix. Il se jette à l’eau : « Je ne sais pas exactement ce que c’est… Mais j’ai entendu dire que ce n’est pas bon pour les Palestiniens… » Pour Nancy, c’est beaucoup plus clair : « De la merde. » À quelques centaines de mètres du théâtre Al Rowwad, situé dans le camp de réfugiés d’Aida à Bethlehem, passe le mur de séparation. Hauts de 8 mètres, les blocs de béton collés les uns aux autres filent à travers les vallons. Tagués ou graffés quasiment partout, rageusement écornés par endroits, le mur et son massif checkpoint-mirador filtrant les passages vers Jérusalem font partie intégrante du paysage de la ville. Plus haut, gravitant autour de Manger square, des centaines de touristes venus du monde entier se pressent devant l’Église de la nativité. Dans les boutiques de souvenirs, entre croix de fer et crèches en bois, ils peuvent aussi acheter des cartes postales où sont reproduites les œuvres que Banksy, icône planétaire du street-art, est venu peindre sur le mur. En ce jour d’automne, à la périphérie de la ville, un camion arborant des drapeaux du Fatah et diffusant des chants patriotiques tourne dans les ruelles du camp d’Aida : ce soir, un militant originaire du camp va retrouver la liberté. Il était emprisonné en Israël depuis plus de quinze ans. Quand Bill Clinton, Ytzhak Rabin et Yasser Arafat se sont serré la main un jour de septembre 1993 sur une pelouse de la Maison Blanche, Nancy venait au monde, Abderahim pas encore. Les gazettes du monde entier ont entonné cet Alléluia à longueur de colonnes et d’éditoriaux : bientôt un État palestinien sur la Terre sainte ! Trois mois avant Noël, un vrai conte de fées. Mais Nancy et Abderahim attendent toujours le début de l’histoire. Ces deux réfugiés (de la troisième génération) sont de la tranche d’âge des 15-24 ans qui compte aujourd’hui environ
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1 million d’individus dans les Territoires palestiniens de Cisjordanie et de Gaza1. Soit presque 25 % de la population. Certes un peu moins que les 0-14 ans qui représentent à eux seuls plus de 40 % de la société. Mais tout de même : les lycéens, étudiants ou travailleurs de la génération Oslo, l’avenir immédiat de la société palestinienne, sont bien là. Nombreux. Pour combien de temps et avec quelles perspectives ? De l’envie de partir voir la « real life » « Ici, il n’y a pas de travail pour tout le monde », explique Mahmoud, 22 ans. Installé à Naplouse, la grande ville du Nord de la Cisjordanie, où il poursuit des études d’ingénieur à l’Université An Najah, il s’apprête à faire comme son père : « En 1981, il est parti à Oman pour travailler et gagner de l’argent. Ses trois premiers enfants, dont moi, sont nés là-bas mais les quatre autres ici. Quand il a eu mis assez d’argent de côté, en 1998, il est revenu installer sa famille en Palestine. Depuis, il continue de travailler dans les pays du Golfe, et revient plusieurs fois par an. L’une de mes sœurs est mariée en Arabie Saoudite. Et moi, bien que mon environnement soit ici, je me prépare à partir. C’est l’histoire de beaucoup de gens en Palestine. » Soixante-cinq ans après la Nakba – l’expulsion – de 1948, la plupart des Palestiniens ont de la famille à l’étranger. Beaucoup sont partis, par vagues, tenter de faire leur vie ailleurs, au moins pour un temps. D’abord en Jordanie toute proche où, peu ou prou, la moitié de la population est palestinienne – dont Rania, l’épouse du roi Abdallah II. Mais ce n’est pas ce voisin qui fait rêver les jeunes de Cisjordanie. « Dubaï ! Dubaï ! Dubaï ! » Quand Nancy parle du Golfe, ses yeux s’illuminent. « C’est dans ces pays-là que l’on trouve la real life ! », assure la jeune femme avec gourmandise. Et qu’importent les objections 1. Selon les données les plus récentes, environ 4,4 millions de Palestiniens vivent aujourd’hui dans les Territoires palestiniens – dont 2,7 millions en Cisjordanie et 1,7 million dans la bande de Gaza. Il faut y ajouter les 1,4 million qui vivent en Israël et ont la citoyenneté israélienne, les 4,8 millions de réfugiés dans les pays arabes et les 650 000 réfugiés dans d’autres pays du monde. Selon un document du bureau central palestinien des statistiques, la population globale des Palestiniens était estimée à 11 millions de personnes en 2010.
GRAND REPORTAGE
Abderahim et Nancy, 17 et 20 ans, du camp de réfugiés d’Aïda à Bethlehem, participent aux activités artistiques et culturelles du théâtre Al Rowwad où l’on défend le concept de « Belle résistance ». Tous deux tiennent à poser devant le mur…
… toujours en construction, malgré l’interdiction de la Cour internationale de justice du 9 juillet 2004. À Bethlehem, il ceinture le nord de la ville, immense tableau gris où s’expriment le désarroi et les espoirs de la jeunesse.
pisse-froids d’Amira, salariée du théâtre, qui raconte que les amis qu’elle a sur place « ne font que travailler ». « Pas grave, avec l’argent qu’ils gagnent, ils peuvent vivre comme ils veulent ! Il y a tout là-bas… », insiste Nancy, qui a poussé dans les ruelles étroites et le décor minimaliste du camp d’Aïda. Ce besoin d’oxygène revient en boucle dans la bouche des jeunes palestiniens de Cisjordanie. À Jalboun, 2 500 habitants, petit village du gouvernorat de Jénine à l’extrême nord de la Cisjordanie, Majd, Saamar, Jawad, Bahaa, Mothasen, Saamar et Mohamed, sept copains âgés de 16 à 22 ans, assurent vouloir vivre en Palestine. Mais avant d’y « fonder une famille » tous – sauf un – aimeraient s’offrir une expérience à l’étranger. Partir pour finir ses études, commencer à travailler, gagner de l’argent. Pour changer d’air aussi. « Pour un nombre croissant, la solution réside dans l’exil, temporaire espèrent-ils, un exil souvent culpabilisant car vécu comme désolidarisant du peuple palestinien des Territoires. Mais le départ est perçu comme la seule porte de sortie pour faire des projets et planifier sa vie […] », écrivait déjà en 2004 la sociologue Pénélope Larzillière2. Ce désir d’ailleurs répondant bien souvent à une nécessité découlant de l’occupation n’est donc pas nouveau. Il a juste perduré, bien que le contexte, lui, ait changé. En 2004, la deuxième Intifada était en cours3. La Cisjordanie était complètement réoccupée et la violence de la répression pesait de tout son poids sur le quotidien de la population. Cette séquence est achevée et la présence militaire israélienne est bien moins visible en Cisjordanie qu’elle ne l’était encore à la fin des années 2000. De Jéricho, on peut se rendre en taxi collectif à Jénine sans devoir s’arrêter à un seul checkpoint. Les barrières métalliques et autres roadblocks sont bien là, disposés aux jonctions routières, 2. Être jeune en Palestine, de Pénélope Larzillière, éd. Balland, 2004. 3. La deuxième Intifada ou Intifada Al Aqsa s’est déclenchée le 29 septembre 2000 au lendemain de la visite d’Ariel Sharon sur l’Esplanade des mosquées à Jérusalem. Il n’existe pas de date de fin « officielle » de la deuxième Intifada. Mais elle a fait autour de 4 500 morts palestiniens entre septembre 2000 et novembre 2006.
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avec une tourelle, une jeep et quelques militaires à proximité. Tout peut être bloqué en 5 minutes au gré des exigences « sécuritaires » israéliennes. Mais parcourir plus de 20 kilomètres consécutifs ne prend plus systématiquement plusieurs heures. Ce « retour à la normale » a beau être très relatif – les soldats israéliens interviennent quand bon leur semble dans les villes et villages pour y arrêter, interroger, voire tuer, des habitants – il est apprécié au quotidien par les Palestiniens. Ces derniers ne s’y trompent pas : cela ne témoigne pas d’un quelconque « assouplissement » de l’occupation. Juste du fait que l’armée israélienne, après une décennie de violente répression, a « gagné la guerre psychologique », grince Ahmed, 23 ans, jeune diplômé en économie fraîchement débarqué sur le marché du travail à Naplouse4. Pas seulement psychologique : « Entre 2000 et 2004, beaucoup de ceux qui étaient recherchés ont été arrêtés ou tués. Il n’y a plus d’activité de résistance armée en Cisjordanie. » De la lassitude politique « Prendre les armes ? Si je me bats, je finirai en prison ou au cimetière. Et moi je veux vivre. La première Intifada était non-violente, la seconde était armée et on n’a obtenu aucun résultat dans les deux cas. Alors c’est vrai qu’on est un peu fatigué… Je ne le dirai pas à mon père qui me considérerait comme un traître, mais pour l’instant, les Israéliens ont gagné », assure Ahmed. Proche du FPLP, il aborde avec prudence la question de l’engagement politique, objet de répression de l’occupant. En 2011, il a fait six mois de prison à la suite d’une rafle dans son village. « J’ai été frappé, interrogé ; je suis resté quelque temps dans une cellule, avec de la lumière sans savoir si c’était le jour ou la nuit… » Nancy, elle, avait 11 ans quand des soldats israéliens sont venus arrêter son oncle, un combattant, chez elle, sous ses yeux. Depuis, il est en prison. « La politique c’est toute notre vie ! s’exclame-t-elle. Mais nous sommes las de parler de politique. Pour dire quoi ? Être contre la perspective de deux États, c’est faire preuve d’irréalisme. Les Israéliens sont là, ils ne vont pas repartir. Mais l’accepter, 4. À la demande de l’interviewé, le prénom a été changé.
GRAND REPORTAGE
Dans l’extrême-nord de la Cisjordanie, le village de Jalboun est surplombé de trois colonies israéliennes. À une heure de route environ, à Naplouse, Mahmoud, 22 ans, est en 5e année d’études d’ingénieur.
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Bahaa, 18 ans, Majd, 17 ans, Samaar, 21 ans, Samaar, 17 ans et Mothasen, 17 ans, espèrent tous avoir l’occasion de quitter Jalboun pour vivre une expérience à l’étranger. Certains d’entre eux se sont déjà rendus dans la région de Sète, sur la commune de Bages, avec qui leur village est jumelé.
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La jeunesse palestinienne a beaucoup enterré les siens au cours de la deuxième Intifada. Ici un portrait hommage, sur un mur du camp d’Aïda.
GRAND REPORTAGE
c’est valider la situation actuelle qui est une occupation. Et ça, il n’en est pas question. » Un ou deux États ? Pour cette génération, ce débat est assez théorique et ne passionne guère. Et l’échec d’Oslo a laissé la place au retour d’une certaine radicalité dans le discours : « Il ne peut pas y avoir deux États, tranche Saamar. La solution s’imposera d’ellemême quand on aura retrouvé l’égalité du rapport de force. On dit que ce qui a été pris par la force doit toujours être repris par la force. » Approbation générale. Mais à Jalboun aussi, malgré le jeune âge, on se dit déjà « fatigué » de parler politique alors qu’aucune issue ne se fait jour. Cette lassitude n’est pas pour déplaire à l’Autorité nationale palestinienne (ANP) qui surveille avec un soupçon d’angoisse les trajectoires politiques de la jeunesse. À Jalboun, la rencontre organisée avec les jeunes dans un centre social se déroulera sous l’œil goguenard mais attentif d’un représentant local de l’ANP. On nous fera comprendre à plusieurs reprises qu’il n’est pas très bienvenu d’évoquer la possibilité d’une troisième Intifada. Et quelques jours après notre départ, certains de ces jeunes seront invités à se livrer à un petit compte rendu… « On évite de parler de politique, de trop se mouiller sur ce sujet parce qu’il n’y a pas de libertés, tout simplement, explique Ahmed à Naplouse. On est contrôlés des deux côtés, par Israël et par l’ANP. » Cette génération avait entre 10 et 15 ans lorsque, en 2007, le mouvement national s’est scindé en deux fractions distinctes territorialement et politiquement (le Fatah en Cisjordanie, le Hamas à Gaza). De fait, pour elle, la politique nationale s’apparente plus à une impasse qu’elle n’ouvre des perspectives d’émancipation. En mars 2011, alors que s’enchaînaient les soulèvements populaires dans la région, des jeunes ont manifesté à plusieurs reprises dans les rues de Ramallah et de Gaza. Mot d’ordre principal : le retour à l’unité. La police de l’Autorité est venue jouer de la matraque et le « printemps palestinien » a été prié de mettre ses bourgeons en veilleuse. Mais la jeunesse n’en démord pas : « L’urgence c’est que les Palestiniens s’unissent à nouveau pour être capables de libérer le pays », résume Nancy. Autre impasse sévèrement jugée, celle de la diplomatie internationale. « Je suis absolument contre les négociations
avec les Israéliens, assène Aida, 26 ans, étudiante en France, en vacances dans son village de Jalboun. Cela ne sert qu’à une chose : réparer l’image d’Israël aux yeux du monde et continuer à faire croire qu’ils sont pour la paix. Mais chaque fois qu’on annonce une reprise du dialogue, le jour même, on apprend que de nouveaux logements vont être construits dans les colonies… » « On doit discuter quoi ? s’insurge Mothasen. On est en train de négocier quelque chose qui nous appartient avec des gens à qui ça n’appartient pas. On a presque lâché 90 % de notre terre aux Israéliens et ils n’ont toujours pas reconnu notre État. On négocie quoi au juste ? » Entre 1993 et 2013, le nombre de colons en Cisjordanie est passé de 250 000 à 600 000 environ. Le village de Jalboun, surplombé par trois colonies a, depuis 1948, perdu près de 90 % de ses terres. Dans le bar du village, le soir, autour d’un thé fumant et d’un narguilé, on raconte des histoires de sangliers lâchés dans les champs d’oliviers par les colons. Puis, grâce à Internet et aux réseaux sociaux, on franchit les frontières. Les jeunes suivent de près l’actualité régionale. Le terme de « révolution » fait plutôt sourire et le consensus occidental contre le Syrien Assad, ce vieil ennemi de Tel Aviv, provoque la suspicion, même si rares sont ceux qui disent le soutenir. Sans rancœur mais avec un peu d’amertume, on constate que les révoltes arabes ont décentré l’attention et que plus grand monde ne se préoccupe du sort des Palestiniens. « On a envie de vivre en paix mais Israël ne nous le permet pas et la communauté internationale n’est plus là », dit Aida. Du soumoud et de la « belle résistance » Pourtant, la jeune femme « garde l’espoir ». Comme tous ceux de sa génération, elle n’a pas renoncé à faire valoir les « droits inaliénables de [s]on peuple ». Mais comment lutter quand le contexte est si défavorable et le rapport de forces si déséquilibré ? Tous le disent : lutter c’est déjà demeurer. Alors que la majorité des jeunes rencontrés aspirent à débuter leur vie professionnelle à l’étranger et à y passer quelques années, le paradoxe n’est pas mince… Il s’explique
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Ghadir, 23 ans, étudiante à Naplouse, et sa sœur Aïda, 26 ans, en France depuis un an, ont un frère détenu depuis 2006. Condamné à plus de 150 ans de prison, il se trouve dans la prison d’Hadarim avec Marwan Barghouti. 124 REGARDS PRINTEMPS 2014
Dans une rue de Bethlehem. Presque 10 ans après sa mort, et malgré le discrédit de l’Autorité nationale qu’il a longtemps incarné, Yasser Arafat demeure une icône en Palestine.
GRAND REPORTAGE
pourtant : partir d’abord, cela permettra de mieux rester ensuite. Rester sur cette terre à laquelle les lie un puissant sentiment de légitimité face à un occupant qui les y voudrait absents ou invisibles. « Nous sommes chez nous ici. Mais à n’importe quel moment, on peut être arrêté, tabassé, tué…, s’emporte Jawad. Le simple fait de continuer à exister relève déjà de la résistance ! » « Soumoud. » Ce terme que les anglais traduisent séchement par « ténacité » représente en Palestine un peu plus que cela : « La résistance et le fait de se tenir debout face à la violence physique et surtout institutionnelle : c’est la phrase fondamentale de la grammaire intérieure de la vie palestinienne dans ce pays », écrit la journaliste israélienne Amira Hass5. « Un mode de résistance non violent fondé sur la ténacité et la persévérance », résume la politologue Aude Signoles qui souligne que « continuer jour après jour à aller travailler, à se marier, à recevoir des amis ou à rendre visite à de la famille relève en effet d’actes de résistance ordinaire »6. Soixante-cinq ans après la Nakba, la génération Oslo ne fait finalement que perpétuer cette « résistance de la ténacité », ce soumoud. Très concrètement pour les jeunes, il prend d’abord la forme des études. Ce n’est pas nouveau en Palestine où l’éducation a toujours été privilégiée. On compte onze universités – sept en Cisjordanie et quatre dans la bande de Gaza – dont l’université publique ouverte d’Al Quds « seule institution académique pour l’enseignement ouvert et à distance », accessible dans plus de vingt centres pédagogiques répartis sur les deux territoires. En 2013-2014, 61 000 étudiants y sont inscrits. Entre 60 000 et 70 000 étudiants sont répartis dans les six autres universités de Ramallah, Jérusalem, Bethléem, Naplouse, Jénine et Hébron. En moyenne, environ 60 % sont des filles. Et la relève ne tardera pas : en 2012-2013, plus de 1,1 million d’enfants étaient scolarisés en Palestine. Une promesse mais aussi un défi à relever pour les autorités. Maire de la communauté de Marj Ibn Amer, dix villages et 5. « La grammaire intérieure du jet de pierre », article paru le 3 avril 2013 dans Haaretz. 6. Les Palestiniens, de Aude Signoles, éd. Le cavalier Bleu, 2005.
environ 25 000 habitants dont ceux de Jalboun, Adnan Abu Al Rob mise sur le soutien financier étranger : « Notre agglomération a besoin de bourses pour les étudiants. Il s’agit de maintenir le haut niveau d’étude, de savoir et de compétences qui est celui de la Palestine depuis toujours. » Il faut compter environ 1 200 euros par an pendant quatre ans pour aller au bout d’un cursus de français langue étrangère à l’Université An Najah de Naplouse. Un coût non négligeable pour bien des familles. Mais malgré l’occupation et les difficultés qu’elle engendre, les études continuent de représenter l’une des plus sûre voie de sortie par le haut, individuelle et collective, en Palestine. Et personne n’entend les négliger. Le milieu associatif offre, lui, des possibilités de se forger une expérience tout en s’engageant dans la société. À Naplouse, Mahmoud s’est engagé au sein de Project Hope, une ONG locale qui envoie des jeunes volontaires palestiniens et internationaux intervenir auprès d’enfants de la ville, en particulier dans les camps de réfugiés. « C’est une forme de résistance non-violente, résume-t-il. Travailler avec les enfants, c’est utile pour eux et ça permet de préparer ces générations à continuer la lutte. » Dans un autre registre, Ahmed fait partie d’un groupe de Dabkeh, une danse traditionnelle de cette partie du monde dont il montre quelques vidéos sur son smartphone. Au-delà de la dimension clairement défoulatoire, la valorisation de cette pièce du patrimoine national qu’est le Dabkeh constitue également pour lui une forme de résistance. Un écho au travail que mène Abdelfattah Abusrur dans son théâtre d’Al Rowwad au sein du camp Aida à Bethléem. Il y défend un concept de « belle résistance » (beautiful no-violent resistance) forgé pour la jeunesse au plus fort de la deuxième Intifada : « Dans un camp comme Aida où il n’y a plus d’espace, où le héros est celui qui porte le fusil et où le grand rêve est de mourir pour la Palestine, il fallait inventer un lieu où rester vivant. En résistant sans aucun compromis, mais en offrant d’autres possibilités aux enfants que celles d’aller se faire sauter dans un bus. On veut les voir grandir. Et nous n’avons pas le luxe du désespoir et de l’attente. J’explique aux jeunes qu’il ne faut
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compter sur personne. Il faut faire ce que nous avons à faire. Avec ou sans argent, on travaille. » Le centre Al Rowwad propose des activités à partir de 6 ans : éducation périscolaire, création artistique, formation aux médias ; et des programmes destinés spécifiquement aux femmes. En quinze ans, plusieurs tournées à l’étranger ont été organisées. Entre 6 000 et 8 000 jeunes passent chaque année par le centre implanté au cœur du camp d’Aida. Succès de la Belle résistance7. À Jalboun, il existe aussi quelques lieux de socialisation. Ils ne sont pas tous accessibles aux filles mais ces dernières partagent cependant avec les garçons une préoccupation et une activité essentielle : la connexion au monde. Toutes et tous ont une tablette ou un smartphone, un compte facebook et s’étonnent qu’on puisse envisager le contraire. Plus anecdotique, la plupart ont choisi leur camp : Barça ou Real. Les soirs de Clasico, le café du village tend un grand écran et la dalle se remplit d’hommes, jeunes et moins jeunes. Le temps d’une soirée, la politique, le mur, les colons, la division, la diplomatie passent aux oubliettes. Pendant deux heures, on vibre à l’unisson de la planète en commentant les dribbles affolants d’un Argentin et d’un Portugais surpayés. Un peu d’évasion. La jeunesse n’en a guère en Cisjordanie. Vingt ans après la signature tonitruante des accords de paix, elle est toujours privée d’accès aux plages de sable de la Méditerranée toute proche et aux ruelles agitées de la vieille ville de Jérusalem. De la mer et d’Al Quds, les jeunes ne connaissent finalement que ce qu’en montrent les écrans, ce qu’en disent les journaux. Et aimeraient bien savoir ce que ça donne, ce que ça sent, à quoi ça ressemble, comment ça fait, en vrai. Un peu comme le processus d’Oslo. remmanuel riondé 7. Lire sur regards.fr, « À Bethlehem, la “belle résistance” persistante d’Al Rowwad », publié le 30 octobre 2013.
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Selon le bureau central des statistiques palestinien, en 2013, plus de 40 % de la population des Territoires de Cisjordanie et de Gaza a moins de 15 ans.
Boite noire Reportage réalisé en Cisjordanie entre le 22 octobre et le 1er novembre 2013. L’auteur s’est rendu dans les villes de Naplouse, Jalboun et Bethlehem pour y rencontrer une quinzaine de jeunes palestiniens nés dans les années 1990. Les entretiens se sont faits directement en anglais ou en français/arabe à l’aide d’un traducteur palestinien.
GRAND REPORTAGE
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Les Césars font pâles figures
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Cette année, je n’ai pas regardé les Césars. Une intuition m’a permis d’éviter d’assister à un spectacle désespérant tant il ignore les évolutions de la société française. Alors qu’en 2013 Aïssa Maïga, Jamel Debbouze et Omar Sy, avaient été conviés sur scène pour remettre des prix, cette 39e cérémonie a ostensiblement ignoré les acteurs un peu trop basanés. Sur la scène du Théâtre du Chatelet où
rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles
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se sont succédé diverses grandes figures du cinéma, devant un parterre quasi monocolore, pas une seule personne non-Blanche. Pas de César pour Abdellatif Kechiche et Marguerite Abouet, les seuls nommés français arabes et noirs. Tout comme l’an dernier j’avais été déçue de ne pas voir l’audace virtuose du réalisateur Rachid Djaïdani couronnée par un prix, j’ai regretté de ne même pas lire parmi les nommés le nom du jeune Tewfik Jallab véritable révélation du film Né quelque part, vu également dans La Marche. Depuis 2012, date où Omar Sy devint le premier Noir de l’histoire de la cérémonie lauréat du titre de meilleur acteur, l’audace qui s’était manifestée en cette veille d’alternance électorale semble avoir disparu aussi vite que les promesses de transformations alors annoncées par le futur président de la République. Aux Césars la diversité c’est pas maintenant. Aussi, deux jours plus tard la cérémonie américaine des Oscars allait administrer une véritable leçon au nombrilisme monotone célébré de notre côté de l’Atlantique.
Pour commencer, la soirée était animée par Ellen DeGeneres, star du petit écran ouvertement lesbienne. Impossible en France : il n’y a pas à ma connaissance de femme jouissant d’une telle popularité tout en assumant si fièrement son homosexualité. Une fois en place, la maîtresse de cérémonie annonçait, non sans malice et face à une salle hilare, les probables résultats de la soirée : « Possibilité numéro 1 : 12 Years a Slave gagne le prix du meilleur film. Possibilité numéro deux : vous êtes tous racistes ! » Et effectivement la prédiction de la maîtresse de cérémonie s’est réalisée : tandis que le scénariste du film – noir – était récompensé, la kenyane Lupita Nyong’o était sacrée meilleur rôle féminin concluant son discours avec émotion : « Quel que soit l’endroit d’où l’on vient, nos rêves sont valables. » Mais à Hollywood la présence des Noirs n’est pas cantonnée à un type de film – en l’occurrence qui porterait sur l’esclavage. Outre l’allocution de la présidente de l’Académie des Oscars – une femme Afro-Américaine – la présence du
CHRONIQUE
légendaire Sidney Poitiers oscarisé en 1963 (près de 50 ans avant Omar Sy…) et faisant désormais figure de patriarche nous rappelait combien le cinéma français était au stade préhistorique quant à la représentation des minorités. Avant Omar Sy un seul acteur noir avait été césarisé en 1987. C’est notamment pour cette raison qu’en 1999 le Collectif Égalité mené notamment par le comédien Luc Saint-Éloy et l’écrivaine Calixthe Belaya avait fait irruption sur la scène des Césars pour dénoncer l’invisibilité des minorités. Lourd malaise à l’époque. Pourtant quinze ans plus tard une telle intervention ne serait pas hors de propos. La dernière décennie a certes récompensé une nouvelle génération d’acteurs originaire du Maghreb ou d’Asie tels que Sami Bouajila, Linh Dan Pham, Rachida Brakni ou Leila Bekhti, mais ceux-ci n’ont été reconnus que comme des meilleurs espoirs ou seconds rôles. Comme si l’espoir qu’ils incarnaient à leurs débuts ne trouvait jamais de concrétisation.
JOHNNY MONTREUIL roulotte’n roll
DANS L’ATELIER
La tête dans les étoiles, les tiagues bien sur terre et le cœur en contrebasse… Johnny Montreuil, chanteur nomade, nous ouvre les portes de sa carlo. par stephane borsellino photos célia pernot pour regards
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B
« Bon, si tu viens de la mairie de Montreuil, tu montes jusqu’au cimetière, après tout droit parallèlement à la cité ; et tu verras le chapiteau juste avant le grand camp de roms… Si tu passes par l’autoroute, au bout il y a la déchetterie, ensuite le camp de roms et hop, le chapiteau ! Facile, hein ? » Merci Johnny pour cet itinéraire riant qui donnerait presque envie de se faire les Victoires de la musique en replay, plutôt que d’assister à la première édition du festival « Viens dans ma carlo »… qu’en vérité on ne raterait pour rien au monde. On irait même en tongues si ça ne jurait pas autant avec notre vieux perfecto. Car « Viens dans ma carlo » c’est la belle histoire d’un mec, Johnny Montreuil, et de sa bande de potes qui, faisant fi des sponsors et des autorisations, réussissent à monter deux jours de spectacle vivant devant 700 personnes. Au début de l’aventure, il y a l’envie de Johnny de partager la scène avec ses copains musiciens. Et comme on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même – un proverbe n’est pas coutume – il pense aussitôt au chapiteau de Pierre et Denis. Ces derniers, fondateurs et propriétaires du cirque Aliboro, installé dans le haut de la ville depuis l’an Voynet 01, fournissent le lieu, convaincus autant que ragaillardis par toute cette énergie déployée pour les associer au projet. Des amis bricoleurs fabriquent la scène, parfaite, et le bar. Le Mange-Disc, un petit bistro resto musical récemment ouvert près de la mairie fournit la logistique boisson et restauration. Quant à Tom, tatoueur et graphiste surdoué de Croix de Chavaux, il conçoit l’affiche. Les six groupes prévus sur le week-end, qui se connaissent tous plus ou moins, ne sont pas en reste et mettent leur matériel en commun afin de faciliter le boulot des régisseurs, réduire les changements de plateau et ainsi limiter au maximum les temps morts. Du pur D.I.Y. (do it yourself ; que l’on peut s’amuser à traduire par « démerde-toi », mais avec dans ce cas précis un engagement politique et social certain), un concept vieux comme le monde, remis sous cette forme et au sens propre sur le devant de la scène à la fin des années 1970 par la frange punk qui refusait toute ingérence du système capitalo-commercial dans leur
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Johnny Montreuil Musicien généreux
DANS L’ATELIER
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Ça cause de grève, de flics, de patrons, de « on lâchera rien, on tiendra bon ! »
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DANS L’ATELIER
façon de voir le monde et surtout dans leur musique. Désormais très tendance à en croire de nombreux médias qui n’hésitent pas à présenter le D.I.Y. comme une solution à la « crise », ces deux jours en représentent la version la plus honnête et la plus sincère. En effet, au-delà de l’événement lui-même, c’est un véritable choix de vie, souvent méprisé par les repus comme par les résignés, qui est revendiqué fièrement, avec toutes les résistances et les difficultés que cela implique. FOLKLORE SUBURBAIN Hop, un petit coup de covoiturage plus loin, histoire d’aider un tant soit peu la couche d’ozone, et nous voilà devant le chapiteau Aliboro dont les couleurs… de cirque flamboient sous l’éclaircie passagère du jour. À peine passée la grille, le parfum des copeaux de bois répartis sur le sol – afin d’endiguer la boue – enivrent les visiteurs avant même leur première bière. Sous le regard indifférent des ânes, les spectateurs arrivent en couple, en bande, en solitaire, toujours plus nombreux. Beaucoup d’entre eux se connaissent, mais pas tous, une légende locale dira plus tard qu’il y avait même des Parisiens ! L’accueil est des plus sympathique, le prix est libre, comme souvent à Montreuil, du moins dans les endroits non-officiels et, bon signe, les gros bras indispensables de la sécurité ont le sourire, ferme mais sincère, aux lèvres. Le public se serre sous le chapiteau et tandis que la nuit tombe, la lune éclaire humains et animaux d’une lueur magique. Il fait désormais chaud sous la toile, très chaud ; la salle est archi-comble, presque à la surprise et à la plus grande joie des organisateurs. Gigi Pantin et le Dr Schultz Experience ont terminé leur prestation. Un denier disque passe dans la sono pendant que les cinq de Johnny Montreuil branchent leurs instruments. En un clin d’œil, ils prennent la scène d’assaut et attaquent avec une envie non dissimulée leur premier morceau. « Devant l’usine » est sans aucun doute le texte le plus puissant de leur
dernier album – avec « L’amour au balcon » en duo avec Rachid Taha, rencontré comme il se doit au comptoir d’un bistrot et dont les paroles causeront forcément de vives polémiques. Ça cause de grève, de flics, de patrons, de « on lâchera rien, on tiendra bon ! », bref, une chanson faite pour les gens d’ici et d’à côté, pour la ville et pour la planète, pour le 93, département considéré depuis quelques lustres comme le plus déshérité de France métropolitaine ! En quelques notes d’harmonica jouées par Kik et à peine plus, sorties de la contrebasse du chanteur, on comprend immédiatement que le moment est important, que l’auto-défini rabouin country de ces gars-là est un petit caillou – ou une miette de pain – sur le déjà long chemin sans retour du rock’n roll. Les morceaux s’enchaînent naturellement, bruts comme des pavés à peine arrachés du sol même quand l’envoûtant et balkanisant violon de Géronimo chante l’amour. Ça bave, ça déborde. Rön, le guitariste taille dans le lard mais avec une délicatesse presque déconcertante, le tout est bourré de générosité, y compris dans les soupirs et les silences que ne comble surtout pas Tatou le batteur. Devenus montreuillois pur souche, ils ont acquis ce côté borderline, à savoir une facilité naturelle de jeu parsemé de ces quelques imperfections, assumées, qui vous rassurent et rendent la chose tellement humaine, et de ces petites interventions sonores subtilement aliénantes. Musicalement, le voyage est sans limite : Clash, Brassens, Johnny Cash, Renaud d’avant le trop-plein, Kusturica, Bérurier Noir… Chacun y croquera ses madeleines, sans surtout aucune nostalgie, conscient d’écouter enfin, un vrai folklore suburbain de ce début de siècle. Des animaux sauvages, pas près d’être domestiqués, complètement électriques et violents mais aussi indispensablement acoustiques et beaux. Les repères standardisés explosent sous les coups de triolets et de slaps. On retrouve ce qui nous manquait depuis un bon bout de temps, de la musique jouée par des potes pour s’amuser, juste comme des gamins qui
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DANS L’ATELIER
ne se projetteraient nulle part le temps d’un concert. Johnny Montreuil redonne au rock son côté populaire en toute innocence. La suite du concert est tatouée dans la mémoire des 400 présents. Comme dans celle des 20 personnes qui ont rempli ce minuscule café de Nantes quelques jours auparavant ou celle des milliers de spectateurs des Francofolies de 2012 alors que le groupe n’avait que quelques mois. SUR LA ROUTE Par un matin aussi frais que clair, bien au chaud devant un café fumant dans sa petite carlo (ne prononcez pas caravane, à moins d’être touriste néerlandais !) posée à quelques pas du chapiteau, Johnny raconte, il dit qu’il est né en 2011. Une jeunesse tranquille de petit Français à l’aube des années 1980 dans une ville de la banlieue parisienne et l’ennui qui vous tombe dessus à seize ans. Il apprend alors à jouer de la guitare, sans doute pour vaincre sa timidité et certainement avec déjà l’envie de bouger. Il se met à écrire parce que cela lui fait du bien et parce que c’est le temps du hip-hop, mais le rappeur est finalement trop casanier et s’éloigne rarement de son quartier. Lui veut aller voir plus loin. Il continue la guitare mais avec des raccourcis afin de pouvoir jouer le plus rapidement possible ; découvre la fin du mouvement rock alternatif avec Parabellum ; il chante alors Brassens et Marley seul dans les bars ; passe son bac vite fait pour être éducateur, quitte à bosser pour bosser, autant aider les autres. Il essaye Paris, mais il n’y voit qu’une grosse galerie marchande. Il comprend que pour écrire, il faut voir ; alors il bourlingue, par amour, par envie, par ennui : la France, l’Europe, les Amériques où il découvre Johnny Cash. De retour, il fonde Les Princes Chameaux et laisse tout tomber pour s’obliger à ne se consacrer qu’à la musique. Cinq ans d’apprentissage intense, des tas de concerts, trois albums et l’histoire s’arrête. Il découvre Montreuil au
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En 2011, Johnny revient parquer sa carlo à Montreuil, toujours dans le sens du départ. hasard d’une coloc. Rebouge, mais en caravane cette fois, pour être libre et indépendant. En 2011, il revient parquer sa carlo à Montreuil, toujours dans le sens du départ et se met à adapter des textes de Johnny Cash en français. Il prend le nom de Johnny Montreuil, délaisse la guitare pour apprendre la contrebasse et pense ainsi remettre les compteurs à zéro. Il rencontre un violoniste de talent, qui deviendra presque immédiatement son double, son frangin ; leurs cultures musicales respectives se complètent à merveille. Et l’histoire reprend son cours, les concerts reprennent, à deux, parfois à trois. Toujours avec cette énergie si communicative, le chanteur Sanseverino les repère et leur offre une première partie, la chaîne France ô les choisit pour représenter la région Ile-de-France au France ô Folies. Il voulait aller vite, il ira loin. Quand Montreuil a accueilli Johnny et lui a offert son patronyme, elle ne se doutait pas que quelques années plus tard, un samedi soir de mars pour être précis, il allait récupérer les clefs de la ville avec la bénédiction de ses habitants. Juste avec de simples mots posés sur quelques accords, ce qui est sans doute une bien belle solution. Il est tard, très tard, le chanteur est fatigué et demain, il remet ça avec Äalma Dili, le groupe power tzigan de Géronimo, son indispensable. Il reste juste le temps pour une dernière question. Au fait, Johnny, c’est quoi ton vrai prénom? …r stephane borsellino
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Louvre, sombre dimanche
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Le Louvre, premier musée de France, vient de supprimer la gratuité accordée aux visiteurs les premiers dimanches des mois de la belle saison. Un événement qui n’est pas sans rappeler celui de 1922, lorsque le Louvre devint payant après 130 ans de totale gratuité, soit depuis sa création sous la Révolution. Faire payer les étrangers de plus en plus nombreux, chasser les miséreux qui y trouvaient refuge… Tous les
bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr
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arguments étaient bons pour renflouer les caisses. Mais personne n’aurait songé alors à demander la suppression du dimanche gratuit, véritable institution populaire louée par Georges Clemenceau, ardent défenseur d’un musée « libre » : « Le Louvre est encombré le dimanche : on ne peut s’y mouvoir. Toutes les classes de la société sont représentées là […] Les enfants ouvrent des yeux stupéfaits. Ils reviendront. Qui sait ce qui peut germer dans ces jeunes cervelles avides d’impressions, qui, recevant beaucoup, voudront peut-être un jour donner quelque chose à leur tour ? » La gratuité des dimanches prit fin en 1990, coulée dans le béton du chantier du Grand Louvre souhaité par François Mitterand. Six ans plus tard, elle fut de nouveau inscrite à l’agenda du musée par Philippe Douste-Blazy, alors ministre de la Culture de Jacques Chirac. Mais si la volonté affichée était de faire de l’art un outil dans la lutte contre la fracture sociale, la mesure fut cependant limitée au premier dimanche du mois et expérimentée deux ans avant d’être pérennisée. Néanmoins, de nombreuses études sur le dispositif démontrèrent
l’impact très positif de la gratuité pour attirer tous les publics, quelle que soit leur origine sociale, avec notamment une forte mobilisation des Franciliens, des jeunes et des familles… Et même des chômeurs. Ces derniers, pourtant bénéficiaires de la gratuité permanente, échappaient peut-être ainsi à la stigmatisation de devoir justifier leur situation. La gratuité attirait également beaucoup de nouveaux visiteurs, peu habitués des musées, parmi lesquels une forte proportion d’employés et d’ouvriers. Au-delà d’une sociologie des publics, ces études révélèrent un changement général dans la manière de visiter : « La gratuité libère, écrivait Claude Fourteau, la superviseure de ces enquêtes. Car l’argent dépensé à l’entrée agit d’ordinaire comme un poids, impose la contrainte de “rentabiliser” sa visite, de s’astreindre à la rendre “profitable” en tentant de tout voir. La détente que procure la gratuité introduit à des dispositions nouvelles, qui incluent l’émotion et le plaisir. » Devant ces bons résultats, la mesure fut étendue à tous les musées et monuments nationaux par Catherine Trautmann, ministre de la Culture du gouvernement
Jospin, pour abaisser la « barrière tarifaire ». Cependant, pour des raisons financières, certains monuments obtinrent l’autorisation de déroger à la mesure de gratuité en haute saison, tel le Louvre aujourd’hui avec la complicité du ministère de la Culture. Officiellement, les raisons invoquées par le premier musée de France sont touchantes. Prenant soudainement conscience de l’hyper-fréquentation du musée pendant l’été – asphyxie pénalisant autant les visiteurs que les personnels d’accueil et de surveillance qui vivent un enfer ces jours-là –, ses responsables décident de faire payer le droit d’entrée, instaurant de fait une sélection par l’argent. Une bien étrange manière de régler ces problèmes logistiques. Autre argument pour en finir avec la gratuité : le nombre de visiteurs venant pour la première fois aurait diminué. Mais, si les dimanches ne remplissent plus leur mission démocratique en étant gratuits, on ne voit pas bien comment ils y parviendront avec un billet d’entrée à 12 euros. Enfin, les Français, à qui la mesure était destinée en priorité, seraient désormais minoritaires, supplantés
par les touristes étrangers de plus en plus nombreux. Selon le Louvre, les agences de voyage profiteraient des dimanches gratuits pour organiser des visites – sauf que ce jour-là, les groupes, à la réservation obligatoire, sont justement interdits. Comme en 1922, la figure de l’étranger-profiteur réapparaît. Bilan des courses, tout le monde est prié de passer à la caisse, riches comme pauvres, habitués comme néophytes, touristes comme locaux. Reste que tous ces arguments contre la gratuité sonnent faux, et qu’il est bien difficile de croire que la vraie raison n’est pas d’ordre financier, notamment quand l’on connaît le contexte économique : baisses des subventions d’État, injonction du gouvernement aux établissements culturels à développer leurs ressources propres par tous les moyens… Il y a de quoi être déçu du Président qui avait promis de sanctuariser le budget de la Culture ainsi que de la ministre qui pourtant ne cesse de proclamer sa volonté de démocratisation. Paroles, paroles, paroles… Signez la pétition sur Internet : « Maintien de la gratuité le 1er dimanche du mois au Louvre ! »
Dire le réel
Illustration Alexandra Compain-Tissier
Depuis six mois, j’ai passé l’essentiel de mes jours et de mes soirées à échanger avec des Sevranaises et Sevranais, dans la ville de SeineSaint-Denis où je me présentais comme tête d’une liste initiée par le Front de gauche pour l’élection municipale. Sevran a acquis une certaine célébrité par l’action de son maire : nul n’est censé ignorer qu’elle est une ville pauvre parmi les pauvres et une plaque tournante de la drogue. Je me suis opposée au maire de Sevran, Stéphane Gatignon, car je crois que ses
clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards
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actions tonitruantes enferment notre ville dans une image péjorative et fausse. Quelle est la réalité de cette ville ? Cela fut le cœur de notre affrontement. J’ai voulu opposer à une vision statique et désastreuse, qui se retourne contre les Sevranais, une vision dynamique d’une population pleine d’allant pour surmonter les difficultés. Je retiens de ces mois passés sur le terrain que nous avons absolument besoin de laver notre regard de nos schémas et stéréotypes. C’est même certainement un préalable pour repenser un projet de gauche – ce que je crois incontournable – mais aussi pour retrouver les mots du dialogue. Sevran est une ville de gens souvent pauvres, pas toujours. Mais pas une ville de pauvres gens. C’est à sa manière une ville pleine de richesses. Que dit le réel et qui dit le réel ? Au-delà de Sevran, ces questions sont de celles qu’ouvrent les résultats du Front national. Le parti de Marine Le Pen semble exprimer une réalité qu’il serait seul à voir, à représenter donc à rendre visible. Se faisant, l’extrême droite recueille les suffrages de ceux qui ne se reconnaissent plus dans les
partis, les institutions. Ils ne parlent plus de leur vie. Même les maires, jusqu’alors protégés de la défiance généralisée, sont à leur tour soumis à rude épreuve. Ils sont de moins en moins reconnus comme des élus proches et honnêtes et de plus en plus le reproche leur est fait de vivre séparément, dans l’autre monde des « politiciens » et de l’élite. Marine Le Pen a fait de cette prétention, dire la vraie vie, parler des vraies difficultés des gens, un axe d’identification de son parti. On sait maintenant qu’on ne combattra pas le FN par la diabolisation. On doit lui contester ce terrain du réel. Évidemment, raconter le réel n’a rien de neutre. J’ai assez dit tous ces derniers mois mon désaccord avec le réel que racontait urbi et orbi le maire de Sevran. Mais surtout, regarder, voir, comprendre le réel n’a rien de naturel, d’évident, d’immédiat. Les artistes modernes depuis le milieu du xixe siècle en ont fait leur étendard : voir ce qui n’a encore jamais été vu. Non pas ce qui n’est pas encore là, mais ce qui est là et que personne n’a regardé. Pour qu’une réalité existe à la conscience, donc à la politique,
il ne suffit pas que cela soit. Il faut que quelqu’un le voit, le dise, le représente. Il me revient l’histoire de Roosevelt qui, alors qu’il met en place le New Deal pour combattre la grande crise des années 1930, lance une très grande campagne à travers les États-Unis pour photographier les gens et la réalité de la crise. Une manière de nourir de réel une invention politique. Des artistes, des sociologues, des journalistes, des intellectuels, des gens eux-mêmes, entreprennent de représenter à nouveau ce réel nouveau. J’ai relevé quelques livres récents qui me semblent pouvoir nous aider à voir. La plus forte tentative en ce sens est celle initiée par le sociologue Pierre Rosanvallon. Penseur de la démocratie, il a depuis longtemps diagnostiqué la mal-représentation qui ronge le pays et met désormais en danger la démocratie elle-même. N’écoutant que son courage et sa grande notoriété, le professeur au collège de France se lance un défi fou : constituer « le parlement des invisibles » autour de livres et d’un site Internet. Se référant explicitement au travail de Florence Aubenas Le Quai de Ouistreham
dans lequel la journaliste relatait par le menu le quotidien d’une femme de ménage embarquée sur les navires transmanche, Pierre Rosanvallon initie une collection au Seuil, « Raconter la vie ». Elle réunit de petits livres courts d’une grande densité mais qui, contrairement à l’autre collection qu’il dirige « la République des idées », n’a pas vocation à élaborer une théorie ou des propositions sur un sujet crucial mais simplement de « raconter la vie ». La vie de tous, sous tous ses aspects. Pas seulement la vie des plus pauvres. Ni la vie d’une classe. Ce dont il s’agit ici, c’est toujours des histoires singulières. Le pari est d’atteindre à une connaissance « plus réelle » et plus universelle à travers ces histoires singulières. On le suit. C’est souvent par leur schématisme, leur simplisme sociologisant que les discours politiques manquent le réel. Chacun de ces ouvrages invente sa forme. Il peut s’agir d’un travail journalistique comme celui de Eva Charrin qui accompagne trois coursiers-livreurs dans La Course ou la ville. On apprendra la liberté dans son camion du chauffeur au long cours ; les ruses
des livreurs pour se garder un peu de marge de manœuvre et se jouer du chronomètre. On verra surtout des hommes heureux d’un travail pénible mais qui leur octroie une certaine autonomie, leur fait parcourir un espace élargi. Dans Chercheur au quotidien, Sébastien Balibar tient un journal de bord. Il nous fait partager la matérialité très concrète de son travail et de son environnement – le frigo est l’objet de tous les soins, les abstractions de la paperasserie, les subtilités de ses réflexions de physicien, les formes de sociabilité singulière de son milieu professionnel. Raconter la vie peut prendre la forme de croquis subtil sous la plume d’ Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour. Enfin, un livre sur les supermarchés au cœur de ce lieu an-urbain, où tous se rencontrent et où chacun joue une partie de son rapport au monde. On refera le parcours d’Anthony, jeune prolo d’aujourd’hui, qui aurait pu ne pas être, a failli ne pas être, un ouvrier moderne, travaillant dans l’univers de la logistique… Cette collection pourrait être sans fin. Et d’ailleurs on a envie de lire ces textes vivants sans s’arrêter.
Étrange : il se dégage à leur lecture un sentiment de simplicité, de limpidité malgré la multitude d’informations que chaque histoire recèle. C’est comme si on lisait enfin quelque chose pour de vrai. Fascinant. Mais pour ce qui nous occupe, cela n’est qu’une partie de la route. Il faut faire l’autre bout : imaginer, écrire le projet politique qui va avec. Je suis sûre que c’est en se replongeant sans préjugé dans le grand bain de la vie que la politique se retrouvera. Dans ce bain bouillonnant, il y a d’autres perles que j’aime pour leur densité de réel. En finir avec Eddy Bellegueule fait écho au très vibrant Retour à Reims de Didier Eribon. Édouard Louis raconte, romancée ou pas, sa jeunesse picarde, lui le jeune garçon homosexuel qui aime le théâtre. Une plongée dans une France où l’on s’ennuie passablement et où le machisme ne fait pas souffrir que les filles. C’est très poignant. J’ai aimé encore Le Salaire de la vie, récit d’une femme, ouvrière chez Peugeot-Aulnay devenue une lutteuse contre la fermeture de son usine. Enfin, je vous recommande vivement Fensch, les hauts-fourneaux ne repoussent pas, autobiographie d’un sidérurgiste de la vallée du même nom, graphiste, devenu journaliste. Le livre vaut par son histoire, son écriture, ses dessins. Après tout ça, impossible de vouloir tout faire rentrer dans quelques cases. La profusion de chaque vie ouvre tous les possibles. Tant mieux.
142 REGARDS PRINTEMPS 2014
Le Parlement des invisibles, de Pierre Rosanvallon, éd. Raconter la vie
En finir avec Eddy Bellegueule, d’Edouard Louis, éd. Seuil
Le Quai de Ouistreham, de Florence Aubenas, éd. de l’Olivier
Retour à Reims, de Didier Eribon, éd. Flammarion
La Course ou la ville, d’Ève Charrin, éd. Raconter la vie
Le Salaire de la vie. Notre travail coûte trop cher, disent-ils, de Ghislaine Tormos avec Francine Raymond, éd. Don Quichotte
Chercheur au quotidien, de Sébastien Balibar, éd. Raconter la vie
Fensch : Les hauts-fourneaux ne repoussent pas, d’André Faber, préface de Gérad Mordillat, éd. Don Quichotte
Regarde les lumières, mon amour, d’Annie Ernaux, éd. Raconter la vie
Disponible aussi pour Andro誰d
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2014
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SO LE 2 RTIE 1 JU IN
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Le football vecteur du libéralisme
Cinq ans après sa création le Front de gauche n’a pas atteint l’âge de raison. Est-il déjà dans celui de la sénilité ? Gros dossier.
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Qu’est-ce que faire la guerre en 2014 ?
Comment les drones redessinent le visage des conflits armés.
pour ne pas le rater tournez la page 145 REGARDS PRINTEMPS 2014
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