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6. Quel doit être le prix de la monnaie ?
124 LA MONNAIE MÉTALLIQUE
ne l'acquiert pas pour sa substance, mais pour sa propriété de moyen d'échange, c'est qu'on ne la consomme pas, mais qu'on l'utilise comme instrument d'échange. La monnaie parcourt un circuit, qu'elle boucle continuellement ; elle retourne à son point de départ. Pour pouvoir se comparer à une monnaie, le paquet de thé venu de Chine aurait dû, après des pérégrinations de plusieurs années à travers les colonies de l'Amérique du Nord, retourner en Chine, à l'instar du dollar d'argent qui, parti du Colorado pour un long voyage en Chine et rapatrié par le hasard des échanges, peut redescendre, un jour de paye, dans les mines d'argent du Colorado, et retourner dans les mains de l'ouvrier qui l'a produit. Le paquet de thé coûterait d'ailleurs toujours davantage à mesure qu'il s'éloigne du port; le fret, les bénéfices et les intérêts grèveraient son prix, alors que le dollar pourrait faire vingt fois le tour du monde sans coûter plus cher à l'ouvrier mineur. On rencontre dans presque tous les pays des pièces vieilles de plus de cent ans et qui ont peut-être changé de propriétaires plus de cent mille fois, sans qu'il soit venu à l'idée d'aucun de ces multiples propriétaires, de les consommer, c'est-à-dire de les fondre pour en utiliser l'or ou l'argent. Durant cent ans elles ont servi de moyen d'échange. Pour cent mille propriétaires, elles furent, non de l'or, mais de la monnaie, et aucun d'entre eux n'eut besoin du métal. On reconnaît toujours la monnaie au fait que sa composition n'a pour le propriétaire aucune importance. C'est cette complète indifférence qui seule explique que des pièces de cuivre couvertes d'un dangereux vert-de-gris, des monnaies d'argent élimées, de belles pièces d'or et des feuilles de papier multicolore circulent ensemble, et au pair.
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Le cas des coquillages diffère de celui du thé. Ce moyen d'échange utilisé en Afrique centrale offre plus de ressemblance avec la monnaie. On ne consomme pas les cauris ; l'acquéreur leur accorde moins d'intérêt que dans le cas du thé ou de la poudre. Ils circulent ; il n'est pas nécessaire de les remplacer continuellement ; il arrive même qu'ils repassent par leur lieu d'origine : la côte. Il peut se produire que quelque négresse les ravisse à la circulation pour s'en faire une parure, mais cet emploi ne leur confère pas d'importance du point de vue économique. À moins d'être détrônés par quelque autre moyen de paiement, les cauris resteraient moyens d'échange s'ils venaient à passer de mode pour la parure. Ils constitueraient alors un pur moyen d'échange, une véritable monnaie, comme nos pièces de cuivre, de nickel et d'or, et comme nos billets, qui, eux aussi, n'offrent d'autre utilité que celle de moyen d'échange. Et nous pourrions les qualifier, comme notre numéraire, de monnaie nationale, en accordant à ces mots le sens qu'ils prennent dans des conditions aussi primitives. Le monopole d'État de la production des monnaies serait ici, exactement comme sous l'étalon-or, protégé par l'impossibilité de produire des cauris à volonté, ceux-ci ne pouvant se récolter que sur les côtes, à des milliers de kilomètres de là. (Le coquillage ne peut s'obtenir,
FAIRE LA MONNAIE AVEC DU PAPIER 125
tout comme l'or pour l'Européen, que par la voie du commerce, par les échanges.)
Mais si, dans la division du travail, un moyen d'échange est indispensable, et si cet instrument ne se conçoit que sous la forme d'une monnaie d'État, c'est-à-dire d'une monnaie contrôlée par l'État et réglée par des décrets spéciaux, on se demande ce que le producteur fera de sa marchandise, s'il ne rencontre pas sur le marché d'autre monnaie que celle de papier, si l'État décide de ne plus produire d'autre monnaie que de la monnaie en papier. Si le producteur refuse cette monnaie (ne fût-ce que parce qu'elle est en contradiction avec la doctrine orthodoxe et socialiste de la valeur), il devra renoncer à la vente de ses produits, et ramener chez lui ses pommes de terre, ses journaux, ses balais. Le métier, la division du travail, il devra y renoncer. Car comment acheter quoi que ce soit, s'il ne vend plus rien luimême, s'il refuse la monnaie mise en circulation par l'État ? Généralement, il ne fera pas grève plus de vingt-quatre heures. Il ne persévérera pas plus d'un jour dans ses opinions sur la valeur et dans ses fulminations contre la duperie de la monnaie de papier. La faim, la soif et le froid le désarmeront, et le forceront à offrir ses produits en échange de la monnaie de papier, que l'État aura dotée, par exemple, de l'inscription que voici : « Quiconque présentera ce billet à la banque d'émission recevra 100 coups de bâton. Cependant, sur le marché, il obtiendra autant de marchandises que lui en attribueront l'offre et la demande. »
La faim, la soif, le froid — ainsi que le receveur des contributions — persuaderont tous ceux qui ne pourront pas retourner à l'économie primitive : dans un État moderne, c'est le cas de tous sans exception. Tous ceux qui voudront maintenir la division du travail, qui entendront continuer à exercer leur profession, devront offrir leurs produits en échange de la monnaie de papier émise par l'État. C'est-à-dire qu'ils créeront, avec leurs marchandises, une demande continuelle de monnaie de papier. Cette même demande incitera tous ceux à qui cette monnaie de papier échoit, à ne pas la lâcher pour rien, et à exiger, en échange, le maximum que les circonstances économiques leur permettront d'obtenir.
Le « papier de monnaie » est devenu « monnaie de papier » : 1.Parce que la division du travail offre de grands avantages ; 2.Parce que la division du travail crée des marchandises, autrement dit, des biens qui ne sont, pour leur producteur, que des objets destinés à être échangés; 3.Parce que, à partir d'un certain développement de la division du travail, l'échange des marchandises devient impossible sans moyen d'échange ;