The Beat Generation : de Kerouac à James Dean

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conception artistique Maurice Renoma

présente

on the road

…une vie programmée


Après Gainsbourg, les Rolling Stones et Jimi Hendrix, Maurice Renoma se lance dans une nouvelle histoire de style en exposant un personnage qui a fortement influencé la mode : James Dean. Le 8 février 2011 sera la date de célébration des 80 ans de sa naissance. Acteur incontournable des années 50, éternel adolescent devenu icône plurigénérationnelle, James Dean est pourtant méconnu pour ses nombreux talents artistiques : danseur, dessinateur, peintre, sculpteur, photographe, musicien et metteur en scène.


Le styliste et scénographe Maurice Renoma braque ses projecteurs sur le génie artistique de James Dean, avec l’aide d’un spécialiste, Jean-Noël Coghe, auteur de « Jimmy the Kid » aux éditions HugoDoc. Du 09 février au 09 mai 2011, Maurice Renoma et Jean-Noël Coghe présentent une exposition inédite de James Dean qui regroupe des photographes incontournables et amis de Jimmy : Sanford Roth, Roy Schatt, Dennis Stock et Phil Stern ainsi qu’une sélection de fonds d’archives de Getty Images. Des peintures, sculptures et objets personnels de James Dean sont également présentés. Exposition à la boutique Renoma, 129 bis rue de la Pompe, Paris XVIe.


conception artistique Maurice Renoma


Maurice Renoma,

si vous étiez James Dean…

Entretien avec Maurice Renoma par Anne-Sophie Rivière Maurice Renoma, si vous étiez James Dean… On a tous en nous quelque chose de James Dean. Il est unique et le restera ; quant à moi… Mon côté Dean, c’est ma volonté de me surpasser dans ma vie, dans mon métier, la mode et ma passion, l’image. Si j’avais eu la chance de devenir proche de Jimmy Dean, j’aurais passé mon temps à le défier au ping-pong ou aux échecs, et à tout faire pour gagner. Il avait la rage de réussir et c’est très motivant d’avoir Dean comme idole quand on est gosse. Comment définiriez-vous James Dean ? Je le définirais comme deux de ses films qui l’ont sorti de l’anonymat : Jimmy était un Géant qui portait en lui la Fureur de Vivre. Dean est indéfinissable par essence. Insaisissable. Intemporel. Animal. Si j’avais intégré Jimmy dans mon bestiaire fabuleux Mythologies, je l’aurais transformé en chat. Pas un chat d’appartement, mais un chat des villes, et des champs aussi. Jimmy n’a pas eu le temps d’être jeune et il n’a pas eu le temps de mourir. C’est pour ça qu’il est devenu une légende. Son credo était : “ Vivre vite, mourir jeune et faire un beau cadavre.” Il avait tout bon en ce qui le concerne. Le catalogue se présente comme un patchwork très dynamique de photographies de James Dean, et met en exergue des devises qui accrochent la rétine… Pourquoi avoir choisi un tel rythme pour ce catalogue ? Jimmy Dean est bien plus que l’acteur de La Fureur de Vivre, A l’Est d’Eden et Géant. Il est un artiste pluriel, doué pour le sport et adepte de la vitesse. Avec toutes ces qualités, on ne peut pas se permettre de faire un catalogue “plan-plan” sur Jimmy, qui était d’ailleurs tout le contraire de calme et posé. Il était fougueux, impétueux, intransigeant, toujours en mouvement et à la recherche d’actions inédites, et il faut le dire parfois un peu idiotes, parce que c’était aussi un gamin. J’ai eu envie de concevoir le catalogue

de l’exposition comme un livre de Burroughs : fragmenté, découpé, où les phrases se chevauchent et où deux phrases différentes s’imbriquent pour n’en former qu’une... La vie de Jimmy est comme un livre de Burroughs : rythmée, inattendue. Elle finit par ressembler à un cadavre exquis. La carrière de James Dean est brève et fulgurante. En 18 mois, il s’est imposé aux yeux d’un public plurigénérationnel comme une icône du cinéma et de la “rebel attitude”. Plus que cette attitude de rebelle, Jimmy a une vraie philosophie de vie qui consiste à pointer du doigt les travers de la société en adoptant des tenues vestimentaires qui choquent, des attitudes qui interpellent. Ce pied de nez permanent à la société n’est pas sans rappeler le fameux mouvement de contre-culture né dans les années 50 : la Beat Generation. A l’instar des grandes figures de la Beat Generation comme Jack Kerouac, Allen Ginsberg et William Burroughs, James Dean a lui aussi contribué à ébranler les certitudes de la société américaine puritaine et raciste de l’époque. Mais Jimmy va au-delà de ce rôle d’adolescent rebelle et beau gosse : il adopte le style bohémien, il déambule dans New-York comme dans un théâtre ou un musée et il crée intensément… Cette ambiguïté qui le compose attire les femmes et les hommes. Il le sait, il en joue : le monde est un spectacle pour Jimmy, et pour le monde, c’est Dean qui l’est. Jimmy aurait pu être le petit frère spirituel de Jack Kerouac, avec ses 10 ans de moins. Ils se sont peut-être rencontrés d’ailleurs. Moi, en tout cas, je crois à leur rencontre. A New-York. Dans un bar ou pieds nus sous la pluie… Vous imaginez cette rencontre entre Jack Kerouac et James Dean comme si elle avait réellement eu lieu. Il apparaît clairement que Dean est pour vous une source d’imagination foisonnante… C’est vrai que j’ai beaucoup d’imagination et heureusement, car c’est essentiel pour créer de la mode

ou des images. J’ai envisagé cette exposition sur James Dean comme un travail de conception graphique inspiré par le travail des photographes qui ont connu Jimmy. Comme pour un livre, un roman où l’on s’inspire de la réalité pour inventer son propre univers, sa propre histoire. C’est tout un art de savoir raconter des histoires. Dans mon histoire de Jimmy, il est très proche de Jack Kerouac et de Marilyn Monroe. Pourquoi pas ? Marilyn Monroe sur les genoux de James Dean, c’est quand même un sacré fantasme ! Plein de gens auraient aimé voir ça, moi compris, mais ça n’existait pas. J’ai alors conçu cette photo. Nombreux sont ceux qui réduisent James Dean à un acteur. Vous, au contraire, avez mis la lumière sur Jimmy l’artiste, sur cette grande part cachée de Dean. Il faut bien que quelqu’un le fasse. C’est un beau cadeau pour ses 80 ans, non ? Sérieusement, j’ai toujours aimé photographier les inconnus, les anonymes afin de les mettre en lumière. Je ne crois pas que parce qu’on est inconnu on est ordinaire, ni que les célébrités sont extraordinaires, encore moins maintenant. J’aime l’artiste méconnu qu’est Jimmy Dean, alors je me lance et je monte l’exposition qui parlera de ses talents artistiques. Une certaine nostalgie ? Encore un mot auquel je ne crois pas car il ne fait pas avancer. Je n’organise pas une expos­­­ition pour pleurer sur le passé. Mes expos précédentes sur Gainsbourg, les Rolling Stones et Hendrix, n’ont pas pour vocation de rendre nostalgique. Ils sont des icônes : ils m’ont inspiré comme Jimmy qui m’a donné envie de créer mon premier modèle quand j’avais 15 ans : le fameux blouson en daim rouge ; ils ont porté mes vêtements comme Gainsbourg, et ils incarnent cette intemporalité qui me tient à cœur.


Dream as if you’ll live forever Live as if you’ll die today James Dean


conception artistique Maurice Renoma



Sur le plateau de Giant, Jimmy et Nick Adams, Š The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions



Jimmy au lancer du fer à cheval, un jeu texan, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions


La maison de Marion où est né Jimmy, © The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions

Mildred et Winton Dean avec Jimmy bébé, © The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions

Ortense et Marcus Winslow avec leurs petits-fils et Jean-Noêl Coghe, © Jean-Noël Coghe/ Courtesy Hugo Doc Editions


Mildred Dean, la mère de Jimmy, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions

Jimmy enfant, © The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions


Retour à Fairmount : Jimmy avec Marcus Jr, © Dennis Stock/Magnum photos/ Courtesy Hugo Doc Editions

Giant, DR/Courtesy Hugo Doc Editions


Enfance à Fairmount, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions


Sur le tournage de Giant © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions

Giant : Leslie Benedict (Liz Taylor) invitée à prendre le thé dans la cambuse de Jett Rink, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions


On m’a dit que je jouais comme Brando avant même que je sache qui il était. La comparaison ne me gêne pas - je ne suis pas flatté non plus. James Dean

Une scène de East, DR/ Courtesy Hugo Doc Editions



James Dean, Š Phil Stern/ Courtesy Hugo Doc Editions


Petit cousin de Jimmy, août 1975, © Jean-Noël Coghe/Courtesy Hugo Doc Editions


Basket, Š The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions


Being a good actor isn’t easy. Being a man is even harder. I want to be both before I’m done. James Dean


illustrations Dorothée Pichot d’après les photos de Dennis Stock



Jimmy fait le plein avant de prendre la route pour Salinas, Š 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


Elizabeth Taylor et James Dean, Š 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc. ; Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


Dessin de James Dean, DR /Courtesy Hugo Doc Editions


Jimmy dans East of Eden, Š The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions


Dessin de James Dean, DR /Courtesy Hugo Doc Editions


Après l’accident, les ambulanciers vont emmener Rolf Wurtherich. De dos, Donald Turnupseed, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions

Départ du garage, Jimmy pose avec Rolf dans la Spyder, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions


La route à l’approche de Cholame, © Yazuo Mizui/ Courtesy Hugo Doc Editions

La Spyder accidentée, © The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions


Jimmy lors des essais costume pour son r么le dans Giant, DR/Courtesy Hugo Doc Editions


Jimmy est emmené dans l’ambulance de Paul Moreno, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions


La seule grandeur pour un homme, c’est l’immortalité. James Dean


James Dean et Beulah Roth, Š1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


Extrait du manuscrit de Jack Kerouac, On the Road, DR / Courtesy Hugo Doc Editions


Marfa, extérieurs Giant, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions


on the road

…une vie programmée

JAMES DEAN ET LA MODE Entretien avec Maurice Renoma par Jean-Noël Coghe

Jean-Noël Coghe – Pourquoi une expo James Dean ? Maurice Renoma – J’ai découvert James Dean quand j’avais 14 ans et cela a été un choc. C’était la première fois, dans La Fureur de vivre, que je voyais quelqu’un porter la main sur son père ! Pour nous, la famille était quelque chose de sacré. Le père était le grand “boss”… Quand on rentrait de l’école, on retrouvait le milieu familial, un univers quelque peu carcéral. Et tout d’un coup, on voit quelqu’un qui ose ce que de nombreux adolescents rêvent de faire un jour ou l’autre. Je pense que cela a été un déclic qui a mis à mal les protocoles. James Dean n’était pas conventionnel, c’était un révolté, un rebelle. Il a bouleversé ma vie d’adolescent, et simultanément, ma vie de styliste. Pour moi, Jimmy Dean est le personnage qui a le plus influencé le style et la mode. Le premier modèle que j’ai créé quand j’avais 14 ou 15 ans, a été son blouson rouge. Je l’avais façonné en daim à l’époque, non doublé, pour donner ce côté libre qu’inspire Jimmy. Tout le monde voulait ce blouson très étriqué, en daim rouge que j’avais adapté et qui n’était pas tout à fait le même que celui porté dans le film. Il symbolisait James Dean, la liberté. Jnc – Est-il encore d’actualité ? Est-ce une raison pour en faire une exposition ? MR – Jimmy Dean a en quelque sorte recréé l’homme. Bien entendu, il a été influencé par Marlon Brando, son aîné, mais il l’a surpassé. Brando a été l’élément déclencheur de la carrière de Dean mais ce dernier est parvenu à être lui-même. Son style est immuable. Tous les acteurs

contemporains, de Paul Newman à Johnny Depp, ont une attitude “à la James Dean”, mais aussi les chanteurs : Bob Dylan, David Bowie qui le reconnaît lui-même… Dans cinquante ou cent, voire deux cents ans, ce sera toujours une référence dans la mode et la photo. Jnc – James Dean, c’est la mode jeans, blouson de cuir, T. Shirt, mais aussi costumes… MR – Il pouvait se mettre n’importe quoi sur le dos. Tout est dans son attitude. Il pouvait porter des jeans, des pantalons larges… L’attitude de Jimmy est ce qui l’a rendu unique à Hollywood comme partout ailleurs ; c’est ce qui a fait de lui une icône. Il a rendu la mode intemporelle : c’est ça le style. Moi, c’est pareil, quand je fais des photos, elles sont intemporelles, idem pour mes vêtements. On pourra les porter dans des dizaines d’années, ils seront toujours d’actualité. Et pourtant ce sont des modèles que j’ai créés à mes débuts… Jnc – James Dean, ce n’est pas uniquement l’acteur aux trois films qui l’ont rendu célèbre… C’est également le théâtre, une soif incroyable de connaissance, de curiosité pour la photographie, la peinture, la sculpture… Cela vous intéresse, vous interpelle… MR – On s’aperçoit que l’on connaît Jimmy Dean uniquement en tant qu’acteur, alors qu’il semble avoir été “programmé”, comme Marilyn Monroe, pour devenir ce personnage rebelle, atypique, beau et talentueux. Au départ, sa mère lui fait faire du théâtre. Il était acteur, réalisateur, peintre, dessinateur, danseur,

musicien, sportif, coureur automobile, et partout il était champion. Je crois que c’est ça qui est important : il se surpassait et on sentait qu’il allait réussir mais on ne savait pas dans quoi. En tant que basketteur, il a été le meilleur de son école, malgré sa taille -1,72m - qu’il jugeait petite, et sa myopie. En tant que peintre, il avait un talent extraordinaire et prémonitoire. Et c’est ainsi pour tout ce qu’il entreprenait. Jimmy est un type assez exceptionnel, méconnu par rapport à l’image que l’on a de lui. Certes, beaucoup de gens ne le trouvent pas très bon acteur, ne le trouvent pas ci ou ça… mais il faut dire qu’autour de 1955, en tout cas, il nous a tous fait réfléchir, iI a ouvert beaucoup de portes. C’est ça qui est important. Moi, dans la mode, il m’a vraiment éclairé. Jnc – Sa carrière est fulgurante. Les trois films cultes, A l’Est d’Eden, La Fureur de vivre et Géant, il les tourne entre les mois d’avril 1954 et septembre 1955 ! MR – Dix-huit mois de tournage pour cinquante ans de carrière, c’est quand même incroyable ! Jimmy était un interprète remarquable à la mémoire extraordinaire et avec un sens certain de la mise en scène. Je pense qu’il était maître du jeu. J’ai découvert que le personnage était plus impressionnant que ses films. Jnc – Comment rendre compte, dans une expo photo, des multiples facettes de James Dean ? MR – Je viens du milieu de la mode, et suis entré dans celui de la photo parce que j’aime l’image. Je me suis développé dans la scénographie et dans pas mal de domaines. Je n’ai


pas envie de faire une exposition banale, avec des photos de James Dean convenues, qu’on voit partout. Au contraire, je suis en train de tout mettre en oeuvre pour réaliser une scénographie qui corresponde à cet artiste et qui apportera son lot de surprises. Jnc – James Dean était lui aussi un passionné de photos. Ami de Dennis Stock, Roy Schatt, Sanford Roth, il croise Gjon Mili, Phil Stern, et d’autres… MR – Quand on regarde ses photos, on pourrait penser qu’il a été influencé par Man Ray. Il a toujours pris exemple sur les plus grands. C’est vrai que, quand je regarde ses photos, sa peinture, je le trouve très talentueux. Je vais essayer, de mon côté, d’être performant pour cette exposition. Jimmy Dean est mon idole… J’espère être à la hauteur. En tout cas, c’est excitant ! Jnc – S’il n’avait pas été tué ce 30 septembre 1955, James Dean serait venu à Paris, un mois plus tard, avec le photographe Sanford Roth qui connaît la ville et Picasso, Braque, Cocteau, Colette… des personnalités que James Dean voulait rencontrer. MR – C’est tout de même un parcours peu commun : quelqu’un

qui vient d’une petite ville de l’Indiana et qui devient l’acteur le plus emblématique du monde… En venant à Paris, il aurait encore découvert et appris des choses, surtout en présence de Picasso ou de Cocteau ... Il avait soif de savoir et donc de rencontrer des personnes au niveau intellectuel intéressant. Cette face cachée de Dean va en étonner plus d’un. Quand j’ai vu ses films, j’ai pris conscience de sa manière de­­­­vivre, de sa façon d’être et de l’impact qu’il a eu sur les gens. Quoiqu’il arrive je suis heureux de faire cette exposition, et je pense que si Jimmy était à Paris, il viendrait la voir ! Jnc – On a tous quelque chose de James Dean… MR – Absolument. J’ai l’impression que je l’ai toujours connu, comme un grand frère. Et puisqu’on en est à créer des liens familiaux, je pense que l’on peut établir un parallèle entre Jimmy Dean et Jack Kerouac : des cousins germains en quelque sorte. Il y a une similitude dans leur façon d’appréhender la vie et la manière dont ils se baladent dans leur époque. Ce sont les prémices de la Beat Generation. L’itinéraire de Jimmy se calque sur ce phénomène qui est naissant. Dean, le Quaker venu de l’Indiana, débarque

à New-York et s’immerge de façon naturelle dans ce mouvement qui s’annonce. Tout comme Jean-Louis “ Jack” Kerouac, le catholique aux origines québécoises et bretonnes, il évolue dans un milieu alors marginal où se côtoient des musiciens, des acteurs, des artistes noirs ou issus des populations immigrées des Pays de l’Est. Ne parler que de James Dean acteur est réducteur : avec Dean les codes masculins ont été modifiés et c’est ce changement que décrit Kerouac dans son livre.

Livre de Jean-Noël Coghe, Jimmy The Kid, Hugo Doc Editions

Jean-Noël Coghe pendant la promotion de son livre Jimmy The Kid, © Jo Clauwaert/Courtesy Hugo Doc Editions


Jours tranquilles à Fairmount

A

deline Nall remarque James Dean dès son entrée à l’école de Fairmount. Il n’est pas encore au lycée, mais les élèves des cours élémentaires, tel Jimmy, sont associés aux cours d’art dramatique. Elle repère cet étrange garçon, boudeur, insolent, mal dans sa peau, solitaire. Adeline sait que ce gamin frondeur a « le don ». Elle discerne le potentiel qu’il recèle : « James Dean a été l’un de mes élèves durant six années. C’était un garçon très intelligent, réservé, déterminé et réfléchi. En classe, il était plein de fougue. Il aimait surtout « mener ». C’était un leader ! Et il avait de l’autorité. » Adeline admet bien volontiers que le gamin à l’humeur changeante peut être vindicatif, exclusif et provocateur. Adeline Nall est réellement décontenancée, voire furieuse, lorsqu’il lui offre une cigarette en plein cours. Il peut devenir grossier, jurer, proférer des insanités pour juger de l’effet produit ou attirer sur lui l’attention. Puis, il devient adorable. À l’occasion d’un événement, les élèves offrent à Adeline des orchidées. Le lendemain, Jimmy, timide, lui apporte un dessin. Une orchidée. Il l’a peinte parce que les fleurs se fanent, se perdent. Le dessin, lui, restera. Jimmy avait raison. Adeline le possède toujours. Elle en est fière : « Jimmy était un artiste. Il dessinait. Il sculptait également. Il a peint pour moi cette orchidée. » Jimmy évolue à son aise dans les coulisses de l’auditorium qui a l’allure d’un vieux théâtre off de Broadway. Il hume l’odeur des coulisses, il longe les murs recouverts de graffitis, d’inscriptions, ces traces laissées par des générations d’élèves. Il s’imprègne de la poussière de cette scène foulée

par tant de comédiens en herbe. Émotions, vibrations, joies, déceptions emplissent ces lieux magiques d’une rare énergie. Jimmy n’y est pas insensible. Il la perçoit. Elle l’envahit. Il s’investit pleinement dans les cours de théâtre. Il s’applique au travail inhérent à une troupe de théâtre. Régie oblige, il installe les projecteurs, coud des costumes, peint les décors, fouine pour dénicher des accessoires, aide à l’écriture du scénario, s’implique dans la mise en scène. Son jeu d’acteur se révèle très naturel dans les petits rôles qui lui sont dévolus. Adeline Nall, à l’affût de nouveaux talents, ne s’y trompe pas. Ce gamin a l’étoffe d’un professionnel. « Je l’ai aidé à mémoriser les textes qu’il lisait. Il apprenait en lisant. Je lui ai aussi appris à écrire des saynètes qu’il jouait ensuite à l’école. À plusieurs reprises, nous avons monté des dramatiques. Il tenait ses rôles de façon étonnante et il forçait l’admiration de tous les autres élèves, qui le trouvaient très drôle et très bon, comme dans cette pièce où il campait un personnage qui n’avait qu’un bras. Il interprétait également avec beaucoup de plaisir des vaudevilles, tel You Can’t Take It With You, dans la tradition de la comédie américaine. » En 1946, Jimmy intègre la Fairmount High Thespian Society, la société d’art dramatique du lycée. Dans le cadre des travaux pratiques, les étudiants doivent écrire une saynète originale. Celle de Jimmy fait partie des trois retenues et jouées. Adeline Nall en assure la mise en scène. Convaincue par sa prestation, elle décide que Jimmy tiendra l’un des rôles principaux de sa prochaine production. James Dean, à seize ans, campe son personnage de façon magistrale. Il joue un homme

âgé comme il le fera huit ans plus tard dans Giant avec le personnage de Jett Rink. Son interprétation est crédible, parfaitement réaliste. Tics, manies. Sans doute une fois encore a-t-il trouvé son personnage en épiant son grand-père Charlie. Jimmy, dans ses compositions, utilise à son profit ce qu’il observe chez les autres. Il investit le personnage, il le devient. Pris par son jeu, il saisit sa partenaire à la gorge – Ella, une étudiante qui joue son épouse –, il la secoue comme s’il allait réellement l’étrangler. « Elle en était toute retournée » se remémore Adeline Nall. Cette année-là, en 1947, Marlon Brando débute au théâtre dans Un tramway nommé désir, Jack Kerouac prend la route, Chet Baker découvre le be-bop. James Dean, lui, fait dans le théâtre. Ses camarades le reconnaissent : « Jimmy est vraiment bon. » Adeline Nall jauge le talent de James Dean : « Jimmy a les capacités d’un vrai professionnel. » Jimmy prend les répétitions très au sérieux. En 1949, il est sur scène et travaille The Madman de Charles Dickens. Il déclame son texte avec force. Quelques étudiants passent dans le couloir, se glissent dans l’auditorium, lâchent quelques réflexions désagréables, critiquent, chahutent. Jimmy est hors de lui. Il bondit, course les trublions. En bas de l’escalier, il coince l’un des perturbateurs. Jimmy a un bon gauche, il frappe. Le scandale éclate, la sanction est immédiate. Pour le coup de poing asséné à David Fox, (il s’excusera plus tard en public et dans le journal interne du lycée), il est renvoyé des cours. Une mise à pied de quelques jours. Jimmy rentre à la ferme, pas très fier. Marcus, à la surprise d’Ortense, prend cela avec circonspection et philosophie : « Pourquoi n’irais-tu pas à


la chasse demain ? » lui demande-t-il alors qu’il se retire dans sa chambre. Jimmy possède une carabine 22Lr. Souvent, Whitney et Jimmy tirent les tortues aux abords des étangs, certains en sont friands. Jimmy ne vise pas les grenouilles. Du reste, personne n’en consomme… Mais comme il a une mauvaise vue, Whitney en profite : « Là, Jimmy, une tortue, elle est à toi ! » Jimmy épaule, ajuste et abat… une grenouille. Il est furieux, Whitney rit et lui conseille de changer de lunettes. Ce que Jimmy fait régulièrement ! Le 7 avril 1949, Jimmy, accompagné d’Ortense Winslow et d’Adeline Nall, se rend à Peru (Indiana) pour la finale régionale du concours de la National Forensic League avec The Madman. Jimmy entre en scène en poussant un cri déchirant, tombe, arrache sa chemise, bondit. Il ne ménage pas ses effets. Il débite son texte avec force. Un silence, la voix se fait douce, un sourire passe sur un visage lisse. Un murmure. Soudain, l’expression se durcit, le visage se ferme, les mâchoires se crispent, les yeux se révulsent. La violence explose. La démence éclate. Il déclame avec virulence, fougue, tel un fou… Les membres du jury sont impressionnés, interloqués. Mais James Dean remporte la palme. (Plus tard, Adeline Nall relativisera les excès scéniques de Jimmy). Une nouvelle fois, il a les honneurs de The Fairmount News, le journal de Fairmount : le 14 avril, sa photo s’affiche à la une du quotidien avec celle de David Nall, le fils d’Adeline, qui, lui aussi, remporte une distinction. Jimmy sait tirer profit de ses handicaps. Il est myope ? Ses yeux bleus lui donnent un regard troublant qui séduit les filles. Il est de taille moyenne ? Il le regrette, se traite de « nabot » mais, à force de volonté, il devient un champion. Il excelle dans de nombreuses disciplines. Il pratique assidûment la course à pied. Il détient le record universitaire de saut à la perche des années 1947-1948. Le base-ball : l’équipe des Quakers termine la saison en battant St Paul sur le score de 7-0. En basket, les Quakers battent la saison suivante Jefferson Township Yoeman 44-39. Jimmy s’impose comme le meilleur défenseur de l’équipe. La compétition, le besoin de se mesurer sont en lui. Mais Jimmy reste très individualiste. Paul Weawer, professeur de sport au lycée de Fairmount, le confirme. Lors des entraînements par exemple, les joueurs viennent ensemble, par petits groupes. Jimmy arrive toujours seul. Sur sa moto. Il porte des jeans, un T-shirt blanc et cette fameuse coupe de cheveux courts, à la brosse.

Pour l’époque, il détonne. Il est différent des autres. On le sent mal à l’aise, distant, peu enclin à s’intégrer dans un groupe. En athlétisme, Jimmy n’en fait évidemment qu’à sa tête. Les conseils lui sont superflus. Pourtant, en basket, jeu d’équipe par excellence, il est plus malléable. Il a besoin de ses équipiers. Le journal de Fairmount, dans ses pages sportives, relate ses exploits et il est mis à l’honneur dans le livre de classe de l’année : « Jim Dean, brillant défenseur de dernière année, a été l’un des principaux maillons de l’équipe des Quakers cette saison. » « La deuxième année des seniors, poursuit Adeline Nall, un de ses camarades de classe, James Fergusson, a dit : « On ne peut pas faire ce que Jimmy fait… Dans East of Eden, on sent cette force physique dans la séquence du champ de foire, quand il s’interpose pour éviter la bagarre qui va éclater. Jimmy était fier de son corps. Il pouvait en faire ce qu’il voulait. Il s’en servait avec intelligence. » Pour devenir un sportif accompli, Jimmy s’entraîne seul, de manière intensive, à la ferme. Marcus installe un « panier », et il dispose d’une barre pour le saut à la perche. Il n’en délaisse pas pour autant le théâtre. Un ouvrier agricole des Winslow se souvient. Jimmy, planté au milieu d’une pâture, récite, déclame, vocifère des poèmes d’une voix forte et tonitruante. « C’est pour me faire la voix » explique-t-il à l’homme surpris. « Le meilleur épouvantail que l’on ait jamais eu » dit le journalier. En 1948, Jimmy est élu président de la Société des acteurs du lycée. Fin octobre, à l’occasion d’Halloween, la troupe monte Goon With The Wind (L’idiot dans le vent), une parodie du célèbre roman de Margaret Mitchell Autant en emporte le vent (Gone With The Wind). Lorsque le rideau tombe, un Frankenstein, plus vrai que nature, apparaît, titube, grogne. Une veste trop étroite, la tête barrée d’une cicatrice, les yeux révulsés. Le monstre jette le trouble, provoque l’effroi, crée le malaise dans l’assistance. Il plonge dans le public affolé, effraie les filles qui hurlent, court dans les allées, pousse des grognements, sort et se fond dans la nuit… Tous le devinent, c’est James Dean. L’effet est saisissant. Jimmy a réussi une étonnante composition. Une boîte en carton découpée et peinte façonne le haut de son crâne. Grimé, déguisé, transformé, il insuffle à la créature une surprenante vérité. Avec une facilité déconcertante, il improvise, ajoute sa touche personnelle, expérimente un jeu et décontenance ses partenaires, comme il le fera en-

suite au cinéma. Dans East of Eden, Raymond Massey, le père, refuse le cadeau d’anniversaire de son fils Cal (Jimmy). Il lui reproche cet argent gagné en spéculant sur les cours des haricots qui flambent à cause de la guerre. Jimmy, fou de douleur, agrippe son père et déverse sur lui les billets d’une manière totalement improvisée. Il provoque la surprise de son partenaire, intensifie, dramatise le rejet, voire la répulsion que le père éprouve à cet instant pour son fils. Massey est décontenancé : « On ne sait jamais ce qu’il va faire et il ne joue jamais la même scène de la même façon. » Jimmy le reconnaîtra plus tard, son jeu d’acteur s’est réellement formé à Fairmount. Il y découvre ses capacités, le pouvoir que donne la scène, le plaisir qu’elle procure. Il cristallise ce don qui le libère de ses angoisses. Quand il joue la comédie, Jimmy endosse une autre personnalité. Elle lui permet d’échapper à la sienne. Elle le protège de sa fragilité émotionnelle. « Jimmy avait une parfaite élocution. Il s’exprimait distinctement et il était un bon orateur, précise Adeline Nall. Par la suite, il s’est mis à chuchoter, à baragouiner, à hésiter, à avaler ses mots. Des effets pour les besoins de son jeu à l’écran. » À Fairmount, les gens ne comprennent pas cet être étrange et solitaire qui ne se confie pas. Il a une réelle affection pour la nature, les animaux, et pour la mécanique. Il est sportif, possède un « gauche » réputé, aime Shakespeare et l’art en général. Il lui arrive d’être triste, mélancolique. On dit que sa mère lui manque. « Oui, parfois. Mais j’étais un professeur de l’enseignement public. J’avais quarante ou cinquante élèves, et je ne pouvais pas me soucier exclusivement d’un seul. Mais Jimmy avait toujours une occupation et il semblait heureux. Les Winslow, Ortense et Marcus, ont été extraordinaires. Ils lui ont apporté et donné tout ce dont il avait besoin. Il est impossible de se substituer à une maman. Ortense n’a jamais tenté de le faire. Jimmy l’appelait « Mom ». Il l’aimait profondément. Il adorait aussi Marcus, un homme de la terre, très réaliste. Jimmy a connu une vie merveilleuse chez eux. D’ailleurs, il faisait tout ce qu’il voulait. Marcus lui avait offert une moto avec laquelle il venait à l’école. Il la conduisait à la Marlon Brando ! Il avait eu également le blouson de cuir et les bottes. Mais il portait les cheveux courts ! À cause du basket ! » En 1946, la petite communauté de Fairmount accueille un nouveau venu, James DeWeerd. Ce pasteur


de l’Église baptiste revient en fait chez lui puisqu’il est né et a grandi à Fairmount. Il débarque auréolé de prestigieux faits d’armes. Aumônier militaire, il a participé à la bataille de Cassino où il a été sérieusement blessé. Sa bravoure et son héroïsme lui ont valu plusieurs distinctions. Rapidement James DeWeerd devient une célébrité à Fairmount. Mais il détonne. Homme de grande culture, il a une vaste connaissance de la littérature et de la musique classique. Les adultes le respectent mais son goût pour la poésie les surprend. Le pasteur pratique le yoga pour soulager ses douleurs dues à ses blessures de guerre : cela intrigue les habitants de Fairmount et les rend méfiants. Il conduit vite une puissante voiture. Et ses sermons décoiffent. Le mariage, selon lui, permet à l’homme de prendre une épouse pour se procurer un peu de chaleur. Lui, clame-t-il, a une couverture électrique chauffante. Sans doute tombe-t-elle en panne puisqu’il succombe à son tour. Il se marie à l’âge de quarante-sept ans. Les adolescents le vénèrent. Sa porte leur est toujours ouverte. Il les reçoit à dîner à la lueur des chandelles. Ils écoutent de la musique classique, découvrent des auteurs. Il leur parle

d’égal à égal. Il devient incontournable. James Dean n’échappe pas à l’attraction. Il se découvre un maître, un initiateur, un complice qui se substitue à ce père absent, complémentaire d’Adeline Nall. Encouragé par Ortense, semble-t-il, qui s’inquiète parfois des sautes d’humeur de son neveu. James DeWeerd a de longues discussions avec Jimmy qui se confie à lui, toujours dévoré par ce sentiment de culpabilité depuis la disparition de sa mère. « Croyez-vous que ce soit de ma faute si elle est morte si jeune ? » DeWeerd répond qu’il ne le pense pas. Le pasteur lui inculque ses propres préceptes : « J’ai appris à Jimmy à croire en l’immortalité. Il ne craignait pas la mort. Il savait qu’elle signifie la suprématie de l’esprit sur la matière. » Il lui prête des livres, lui fait connaître des philosophes, et surtout, à lui comme aux autres, il projette les films tournés lors de ses nombreux voyages. Notamment à Mexico. Jimmy découvre ainsi la corrida. Une révélation. Une passion qui l’habitera à jamais. « L’acteur est tel un matador » disait Gérard Philipe. Le révérend DeWeerd fait partager à James Dean une autre de ses toquades, la compétition automobile. Il emmène

les jeunes à Indianapolis pour la célèbre course des 500, créée en 1911. Le pasteur est connu de tous. Jimmy se glisse dans les stands, côtoie les pilotes, les officiels. Il vit la course autrement, de l’intérieur. Le révérend James DeWeerd déculpabilise les adolescents de Fairmount. Il desserre le carcan quaker qui diabolise la musique, la danse, le cinéma. Il incite Jimmy à se consacrer aux arts : peinture, littérature, sculpture, théâtre. Il l’encourage à tenter de vivre le plus d’expériences possibles. « Je n’ignore rien de ce qu’un garçon de mon âge doit savoir, dit Jimmy. Vous savez ce genre de choses que l’on apprend derrière les granges. » Un jour, Jimmy déboule chez James DeWeerd. Il apporte une statuette en argile. Un personnage assis en tailleur, la tête enfouie dans les bras. Un être sans visage. « C’est moi » exulte Jimmy. Un adolescent qui cherche désespérément à se façonner une image, à se forger une personnalité, dans une quête incessante d’un bonheur qui file, se défile, roule, se déroule tel ce ruban de bitume fatal du côté de Cholame. Le sport, le théâtre, la scène, la vitesse ne sont que des exutoires.

Hollywood Boulevard

L

e campus est en effervescence. Une annonce placardée demande des figurants pour un tournage télé payé dix dollars. Isabelle Draesemer dirige une agence artistique sur Hollywood Boulevard. Elle a été sollicitée par une société publicitaire qui réalise un spot télévisé pour Pepsi Cola. Ils recherchent de jeunes Américains bien typés. Elle contacte l’UCLA, et une centaine d’adolescents se présente au casting. Jimmy est retenu. Sans difficulté. Elle l’avait remarqué lors de la représentation de Macbeth où il tenait le rôle de Malcom. Jeune Californien blond et bronzé, Jimmy figure, avec Jim Bellah, parmi les dix sélectionnés. Le 13 décembre 1950, ils sont amenés au Griffith Park. Ben Alcok, de la société Pepsi, est venu spécialement de New York à Los

Angeles avec son épouse Susan pour superviser le choix des figurants. Il repère ce gamin au sourire avenant mais quelque peu mystérieux. Il demande à Jerry Fairbanks d’en faire l’acteur principal. Le tournage se déroule sur un manège de chevaux de bois. Jimmy monte un cheval, attrape le pompon, mène la sarabande et distribue aux autres les bouteilles qu’ils dégustent et savourent sur leurs montures qui montent et descendent. Curieusement, c’est là que Nicholas Ray réalisera les scènes du planétarium de Rebel. Parmi les jeunes acteurs qui s’agitent sur le manège, il y a Nick Adams et Beverly Long, tous deux au générique de Rebel quatre ans plus tard. Jerry Fairbanks, le producteur, serre les plans sur ces jeunes typiquement américains. James Dean, avec quelques autres, est convoqué pour la séquence du lende-

main tournée en intérieur. Les jeunes sont devant un juke-box. En blazer et pull blanc, Jimmy met une pièce, choisit un disque. Il colle l’oreille au haut-parleur de la machine. Il ne se passe rien. Il donne un grand coup et le jingle retentit : « Go go, get Pepsi for the Pepsi bounce » Jimmy affiche un sourire radieux. Il tape des mains, claque des doigts et tout le monde se met à danser. Jimmy se démène, gesticule et bouscule Jim Bellah pour être seul dans le champ de la caméra. Le charme de Jimmy opère sur Isabelle Draesemer. Elle lui propose de devenir son agent. Début 1951, Jimmy est dans une situation précaire. Il perçoit avant Noël un premier et modeste cachet mais il doit trouver un logement et un job pour compenser la perte de son travail de projectionniste à l’université.


Par hasard, il rencontre Bill Bast dans un bus. L’étudiant n’éprouve aucune sympathie particulière pour Dean. Ils se connaissent à peine. Mais Jeannetta, la petite amie de Jimmy, est très liée avec Joanne, celle de Bill. Ils discutent, se découvrent des points communs. Bill, originaire du Midwest, est un transplanté en Californie. Après deux années passées à l’université du Wisconsin, il est venu à l’UCLA pour devenir acteur. Tous les deux détestent la vie en résidence universitaire, ont les mêmes aspirations, expriment les mêmes espoirs. Bast tombe sous le charme. Jimmy argumente, le persuade. Ils doivent unir leurs efforts et leurs moyens. Trouver et partager un logement. Bill Bast, d’abord réticent, se laisse gagner par l’enthousiasme de Jimmy. Il accepte : « J’étais content de quitter le foyer mais j’étais terrifié à l’idée de vivre avec ce garçon un peu étrange et si imprévisible » dit Bast. Les deux compères sont désormais complices. Une solide camaraderie se noue. Bill Bast ne deviendra pas acteur mais scénariste, auteur et producteur de séries TV telles que Cosby, Dynasty, Hawaï. Il décrit de manière touchante cette amitié dans la biographie parue en 1956, restée inédite en France : une première version quelque peu expurgée par les rigueurs de l’époque. Cinquante ans plus tard, William Bast, coming out oblige, se fera plus précis sur les sentiments ambigus qui le lient à Dean. Surviving James Dean est devenue pour l’édition française Ma vie avec James Dean. Le sensationnel est plus vendeur… Jimmy, assis au milieu de la pièce, a trouvé l’endroit idéal. C’est là qu’ils doivent s’installer. Après avoir prospecté tous les logements vacants de Santa Monica, ils découvrent en janvier 1951 ce trois-pièces meublé au dernier étage d’une bâtisse de type espagnol. Sous les toits, avec poutres apparentes et vue sur l’océan, il combine les styles mexicain et indien avec une cuisine aux mosaïques italiennes. La propriétaire de l’immeuble loue des appartements mais pas celui-là. Jimmy insiste, amadoue la dame qui cède à la condition expresse qu’ils s’engagent à bien entretenir les lieux. Bast n’est pas aussi enthousiaste. Le prix du loyer n’est pas excessif, mais il est au-dessus de leurs moyens. Jimmy balaie ses réticences. Rapidement, ils emménagent Comstock Avenue située à une distance raisonnable de l’UCLA. Le matin, ils parcourent les journaux à la recherche d’auditions, se renseignent sur la scène théâtrale à New York, épluchent toutes les informations relatives à leur art. Bill

suggère à Jimmy de lire pièces et critiques. Ils débattent, discutent des heures durant. Jimmy tente d’expliquer à Bill ses sensations les plus profondes : « As-tu déjà ressenti cette impression d’impuissance ? Tu sais que tu dois faire quelque chose mais tu n’exerces aucun contrôle dessus. Je sais que j’ai un truc à accomplir, mais je ne sais pas encore quoi. Mais je le découvrirai le moment venu. Je dois persévérer jusqu’au moment où je trouverai. Tu vois ce que je veux dire ? Je veux devenir acteur mais ce n’est pas cela le bon truc. Ce n’est pas tout. Être juste un acteur ou un réalisateur, même un bon, ce n’est pas assez. Il doit y avoir plus que ça. J’imagine que rien n’est impossible quand tu t’en donnes les moyens. Si tu acceptes le monde en laissant les choses arriver d’elles-mêmes autour de toi, elles se produisent mais pas comme tu aurais pu les rêver. C’est pourquoi je vais me raccrocher à ça. Je ne veux pas simplement devenir un bon acteur. Je veux être le meilleur. Je veux progresser, être si grand que personne ne pourra m’égaler. Pour moi, le seul succès, la seule vraie grandeur pour un homme, c’est l’immortalité. Qu’on se souvienne de ton œuvre dans l’histoire. Laisser quelque chose dans le monde qui durera des siècles. C’est ça la grandeur. Je veux m’élever au-dessus de cette merde, de ce monde insignifiant dans lequel nous vivons. Quelque part il y a un état où tout est solide et important. Je vais essayer de l’atteindre et tenter d’approcher la perfection. »

Fantasmes

Jimmy appelle William Bast « Willie ». Cela l’exaspère. Alors il surnomme Jimmy « Deaner ». Bill Bast est un garçon distingué, pondéré, cultivé. En 1946, il a fait la connaissance du couple Benedict et Bayard Colgate qui deviendra pour lui une famille de substitution. En butte à une homosexualité latente qu’il s’efforce alors de masquer, Bill fait découvrir à Jimmy divers écrivains dont Henry Miller. Les œuvres sulfureuses de l’auteur, pour la plupart interdites, circulent sous le manteau. Sexus, publié en France en 1949, est interdit à la vente aux États-Unis, tout comme en Grande-Bretagne. Jimmy, qui fête ses vingt ans dans la solitude, est le jeune Américain type de l’époque. Il n’a guère d’expérience en la matière. Baisers volés, attouchements furtifs et de grosses plaisanteries dignes des bizutages de la Sigma Nu. Au fil du temps ou des pages, les dessins, peintures, sculptures qu’ils réalisent pour décorer l’appartement s’attachent de plus en plus au sexe. Les matadors ré-

vèlent sur ses croquis des formes généreuses. Elles choquent, interpellent ou enflamment les demoiselles qui viennent régulièrement partager leurs repas. Quand les fonds sont bas, Jim et Bill invitent les filles du cours sous le prétexte de travailler tel ou tel texte. Elles se doivent d’amener quelques bricoles pour improviser une dînette Ils mangent ainsi à bon compte. Ils s’éclairent à la bougie. Le romantisme des dîners aux chandelles est aussi source d’économies. Parfois Jimmy improvise en fin de repas une lecture des pages de Sexus. Initiative diversement appréciée. Mais cela lui plaît. Il cause de la gêne, provoque le malaise, jette le trouble. Quelquefois, les repas s’achèvent par une balade le long de l’océan dans la voiture de Jimmy. Une Chevrolet 1939 surnommée Lena. Une voiture d’occasion offerte par son père. Un matin, Bill se réveille. Avec une drôle de sensation. Il écarquille les yeux. Sur sa table de chevet trône, en lieu et place de son réveil, un étrange objet. Il symbolise le bassin renversé d’une femme. Le vagin sert de support à une bougie. La cire coule le long des cuisses. Un rire sonore éclate. Jimmy se délecte de la mine ébahie de Bill. Il a passé une partie de la nuit à sculpter cet objet à partir d’un chandelier. Il peint aussi une huile : un squelette couvert d’une peau d’un vert cadavérique, debout dans la gadoue suintante d’une bouche d’égout, sorte de tunnel sans fin. Il a le bras levé comme s’il demandait de l’aide. Il baptise son œuvre Homme dans le ventre d’une femme. Il réalise également une étrange peinture appelée Le cendrier humain. Une caricature d’un homme cendrier. Deux longs bras brandissent des cigarettes qui se consument. La tête n’est autre qu’une bouche immense, un trou transpercé par un cigare. Ces œuvres tourmentées provoqueront plus tard des allégations nullement prouvées. Certains le surnomment « le cendrier humain », car elles laissent supposer une tendance sado-maso, assurent-ils. Une façon pour eux de projeter sur autrui leurs propres rites afin de les cautionner… Bill Bast reconnaît que « Jimmy est doté d’une curiosité provocante. C’était un agitateur qui voulait se retrouver à l’origine des choses. Il voulait voir le côté noir et sombre de la vie, il s’intéressait au point faible de tout. Il était très actif, dit Bill, très intense, très artistique. Il ne pouvait pas rester en place. Il devait toujours créer quelque chose quelque part, toute la journée, tous les jours, toutes les nuits. Il faisait constamment quelque chose. Vous rentriez à la maison et il y avait des trucs qui pendaient ou une nou-


velle sculpture. Il était très doué en dessin, en caricatures. Mais c’était des œuvres très dérangeantes, très macabres, teintées d’humour noir. À cette époque où il découvrait Henry Miller, il idéalisait toutes les représentations de la sexualité et nous trouvions que l’appartement recélait des quantités insoupçonnables de formes suggestives. » L’assiduité aux cours faiblit. À l’exception de la classe de théâtre, Jimmy fréquente de moins en moins l’université. Il met rapidement un terme aux études dites généralistes. Son professeur d’anthropologie ne se souvient pas qu’il ait assisté à un seul de ses exposés ! Il se consacre aux cours particuliers que l’acteur James Whitmore dispense, quelques soirs par semaine, à une dizaine d’étudiants, à la demande de Bill Bast. James Whitmore, la trentaine, ancien élève de l’American Theatre Wing et de l’Actor’s Studio, s’est fait remarquer à Broadway en 1947 dans la pièce Command Decision avant d’apparaître dans une dizaine de films dont Battleground pour lequel il est nominé aux oscars et qui lui vaudra le Golden Globe. Marié, père de trois enfants, il s’est installé sur la côte Ouest au climat bénéfique pour sa famille. Acteur de talent, charismatique et d’une grande force morale, il tourne entre autres en 1950 Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston. Dans ses cours, James Whitmore applique les principes de la « méthode » de Stanislavski apprise auprès de Lee Strasberg et d’Elia Kazan à l’Actor’s Studio. Il met en garde ses étudiants : « Le métier d’acteur est un métier d’artisan, un métier sérieux qui demande de l’application. Cela ne vient pas tout seul. Il faut du temps. De la peine. Si c’est la gloire que vous recherchez, ce n’est pas de cette façon que vous l’obtiendrez. » Travail de mémorisation, exercices d’improvisation sur certaines scènes, le tout professé de manière informelle et suivi de débats critiques. Les premiers exercices se basent sur le travail du mime. Les mouvements du corps doivent communiquer les sentiments intérieurs qui animent l’acteur. Ensuite, placés dans une situation indéterminée, deux acteurs doivent donner libre cours à l’improvisation d’une scène. James Dean, l’air timide, ne se manifeste guère et n’impressionne pas Whitmore. Il décide de le faire jouer une scène avec Bill Bast. Bast est un bijoutier qui tente de retenir jusqu’à l’arrivée de la police Dean venu rechercher une montré volée, laissée en réparation. Dean doit réussir à filer avec la montre. Les premiers échanges s’avèrent peu probants : Jimmy entre dans le magasin et dit : « Je veux la

montre. » Bill réplique : « Tu ne peux pas l’avoir. » Jimmy dit : « OK ». Whitmore intervient : « Trouvez une chose qui ait une réelle signification pour vous. Imaginez une personne qui vous est chère, un objet auquel vous tenez. Votre femme, votre enfant, n’importe quoi. Mais dès que vous avez trouvé, vous obtenez la scène parce que c’est important pour vous et ça, le public le ressent. » Il prend Jimmy à part. Il lui dit de s’asseoir à l’écart pour s’imprégner des sentiments du voleur. Sa volonté de reprendre la montre, sa peur, ses hésitations, sa fureur… Jimmy reprend la scène, transformé. Il habite son rôle. Il devient le voleur. Il laisse éclater sa brutalité nourrie par sa peur. Il invective son partenaire avec une telle véhémence que Bill se met en colère. Pour de bon. Ils s’empoignent. Ils ne jouent plus. Ils s’apostrophent, s’injurient, se frappent. Ils écument de rage. Ils sont les personnages. Jimmy reste dans un réel état d’excitation pendant un long moment avant de sombrer dans une sorte de léthargie. Le changement dans le jeu de Jimmy était effrayant, dira Bast. « L’expérience réussie se révélait physiquement et mentalement épuisante » dit James Whitmore. Cette approche de la « méthode » est capitale dans l’évolution de James Dean. Loin du jeu purement déclamatoire, il appréhende avec Whitmore la concentration qui permet à l’acteur d’intérioriser son rôle. Ce processus psychologique contraint l’acteur à absorber son rôle, qu’il joue du plus profond de lui-même. Cette conviction intérieure procure l’intensité du jeu qu’il admire dans la prestation de Marlon Brando ou qu’il ressent chez Montgomery Clift. D’emblée, il a compris l’importance de ce phénomène. Maintenant il est en mesure de l’appliquer. James Dean ne cache pas ce qu’il doit à James Whitmore : « Il m’a sauvé quand je n’y voyais plus clair. Il m’a dit que je ne savais pas la différence entre “jouer comme un boulot facile” et “jouer comme un art difficile”. J’avais besoin d’apprendre ces différences. »

Bar à thèmes

Jimmy cachetonne mais n’apprend rien. Par l’intermédiaire du producteur Roger Brackett qui l’a pris sous son aile, - « Nous avons des lits séparés » dit-il – Jimmy, en 1951, tourne quelques séries télévisées (La Colline, où il incarne Saint Jean), fait des apparitions dans Baïonnette au canon, de Samuel Fuller ou La Polka des marins avec Jerry Lewis et Dean Martin. Tous ces petits rôles ne le satisfont pas. L’éclat superficiel de la vie qu’il mène ne l’éblouit pas.

Lors d’un dîner avec Bast, Jimmy se livre : « Réussir à Hollywood, dit-il, c’est comme vivre à Rome sous Caligula. Des gens détiennent le pouvoir. Ils vous attribuent des tâches dégradantes et humiliantes. Ils vous punissent et prétendent que vous êtes indigne parce que vous acceptez de vous salir ! Mais si vous refusez de vous soumettre, ils vous condamnent. Vous êtes décapité pour désobéissance. C’est horrible. De pauvres gamins leur font la cour. Ils se font culbuter. Ils s’avilissent, s’entretuent pour être dans les bonnes grâces ou obtenir les faveurs des ces pontes. En récompense de leurs compromissions, ils les jettent, leur bottent les fesses. Ils ne reçoivent que leur mépris. » Jimmy dénonce un système pervers qui le révolte. Il refuse de se laisser étourdir, estourbir. Il s’emporte, hausse le ton. Il affirme : « Si je ne peux pas réussir grâce à mon seul talent, alors je ne veux pas réussir du tout. Je n’aurai peut-être jamais la chance de travailler à Hollywood, mais au moins ces salauds me respecteront ! » James Dean fréquente moins les cours de James Whitmore mais il a pour lui un grand respect. Il va le voir. Ils ont une longue discussion. Jimmy veut devenir un vrai acteur. Il a le sentiment de perdre, de gâcher son temps à Los Angeles. Whitmore lui martèle : « Va à New York. Ne gaspille pas ton talent. C’est là que tu apprendras véritablement ton métier comme l’ont fait tous les acteurs dignes de ce nom. » Le théâtre est à New York. L’Actor’s Studio, les écoles sont à New York. La télévision est à New York. De nombreuses comédies dramatiques ou séries se jouent en direct sur les plateaux. La télévision s’impose de plus en plus. Elle remet en question les productions cinématographiques d’Hollywood. Jimmy décide d’aller à New York. Plus tard, James Dean confiera : « Tout le monde rencontre dans sa vie une personne qui lui ouvre les yeux. Pour moi, c’est James Whitmore. Il m’a encouragé à partir à New York, et c’est alors que les choses se sont déclenchées. » Jimmy demande à son père de vendre Lena, sa voiture. Il téléphone chez Bill Bast. Il est absent. Il laisse un message : « Parti pour New York. »


Beat Generation Macadam

Jimmy découvre la ville. « New York m’écrasait » dira-t-il. Les premières semaines, totalement perdu, il erre à proximité de son hôtel, s’aventure aux abords de Times Square. Il s’enferme dans les cinémas et visionne trois films par jour. Il tente d’échapper à la solitude, à la déprime. Il dépense ainsi 150 dollars en peu de temps et écorne son maigre pécule. Un investissement. Il découvre Une place au soleil de George Stevens avec Montgomery Clift, Elizabeth Taylor, Shelley Winters, et Un tramway nommé Désir d’Elia Kazan avec Marlon Brando dans le rôle qui l’a révélé au théâtre. Le jeu de Clift l’emballe, l’interprétation de Brando le stupéfie. En quelques jours, il voit les deux films à cinq reprises. Les deux acteurs sont issus de la « méthode ». A plusieurs reprises il tente de les approcher, mais en vain. Les deux metteurs en scène sont ses futurs réalisateurs. Ses vagabondages l’entraînent dans de nouveaux quartiers. Il prend le métro pour la première fois. Il hante musées, bibliothèques, librairies. La nuit, il sillonne Broadway. Ses économies fondent comme neige au soleil. Pour subsister, il fait la plonge dans un petit restaurant et quitte l’Iroquois pour une chambre moins coûteuse à la YMCA, à proximité de Central Park qu’il affectionne. Comme à Fairmount, les écureuils pullulent. James Dean brise son isolement. Il a toute une série de noms et de numéros de téléphone glanés à Los Angeles. Il tourne quelques scènes de figuration. Son sérieux est apprécié, mais ses méthodes de travail étonnent. Fin décembre 1951, Jimmy obtient un job d’homme à tout faire dans une émission de télévision hebdomadaire sur CBS, un jeu intitulé Beat the clock (Contre la montre) enregistré en public. Les candidats sont soumis à toutes sortes de défis insensés ou de gags burlesques. Ils doivent les accomplir dans la limite du temps convenu. Ja-

mes Dean teste les différentes épreuves soumises au candidat : siphonner un verre d’eau dans un autre à l’aide d’une paille, jongler avec des assiettes et autres acrobaties. Il fait également un peu de régie plateau. Il perçoit 5 dollars l’heure pour ce travail. Mais cela ne dure qu’un temps. Jimmy a une trop bonne forme physique. Il est imbattable. Il exécute sans problème les exploits les plus difficiles auxquels échouent tous les candidats. La règle est faussée, il est remercié.

Martin

James Dean entame la longue marche des castings. La télévision est en plein essor, les petits rôles sont légion. Mais les candidats sont nombreux. Lors d’une audition pour CBS, James Dean fait la connaissance de Martin Landau. Parmi d’autres, ils sont assis côte à côte et attendent leur tour. Aucun des deux n’est retenu. À leur sortie de scène, Landau lance une répartie sur le temps qui est à la pluie. Jimmy rigole. Ils se retrouvent dans la rue et marchent ensemble dans la même direction. Ils arrivent à la hauteur d’un chantier, un panneau indique : « Trottoir réservé ». Ils hurlent et interpellent les ouvriers : « Virez ça ! » Des types, le casque vissé sur la tête, les observent, sidérés. Durant près de vingt minutes, ils vont donner le change : ils sont les entrepreneurs et donnent des instructions aux ouvriers. Ils improvisent un véritable sketch qui vire au burlesque au milieu de la rue. Des passants s’arrêtent, applaudissent. Ravis de leur démonstration, ils reprennent leur marche. Ils débouchent à hauteur de la patinoire du Rockefeller Plazza. Une jeune fille glisse sur la glace, exécute quelques figures. Ils acclament la fille qui leur fait une révérence. Ils applaudissent une nouvelle fois et repartent. « Je ne t’ai jamais vu auparavant » dit Martin Landau. Jimmy explique. Il arrive de Californie, il a pris des cours avec James. Martin propose d’aller prendre

un café au Cromwell’s Pharmacy. Martin Landau et James Dean ne se classent pas dans la même catégorie d’acteurs. Landau, de grande taille, a le profil « new yorkais » et fraye avec Ben Gazzara ou Sydney Pollack. Dean, du type « jeune Américain moyen » croise des Paul Newman ou Steve McQueen. Landau et Dean ont le même âge. Mais Martin fait déjà « adulte » quand Jimmy fait encore « gamin ». Une amitié se noue. « On s’est déjà rencontrés, dira plus tard Steve McQueen à Martin Landau, surpris. Tu étais en moto avec James Dean. Il est venu faire régler sa machine dans un garage. Le mécanicien qui a accompli le boulot, c’était moi ! » Martin Landau a été et reste l’un des vrais amis de James Dean. Marty et Jimmy se retrouvent régulièrement dans la résidence de la YMCA. Ils discutent du métier d’acteur, des mérites de Brando et de Clift. Ils parlent aussi littérature, musique, Bartok, Schoenberg. Leur complicité est telle qu’ils créent un personnage fictif qui devient pour leurs proches une réalité. Lors d’une conversation entre amis, Jimmy donne son avis et précise que Merv Payne pense comme lui. Martin opine. Régulièrement, ils font allusion à ce Merv Payne : il a dit ceci, il a fait cela… Merv Payne devient une référence, prend une consistance. Personne ne doute de son existence. Tant et si bien que certains viennent leur rapporter les avis de Merv Payne sur tel film, tel livre ou tel concert… Si Merv Payne le dit !

­­­Bad boys

Le visage ruisselant de pluie, Jimmy entre dans un drugstore de la 47e, célèbre pour ses muffins. Situé aux abords de Times Square, à proximité d’une école d’acteurs et d’un cours de danse, il est fréquenté par de nombreux artistes. Jimmy croise Ray Curry, un acteur de ses connaissances. Il est avec un jeune type. Ray les présente. Jimmy,


sur la défensive, de façon évasive, salue Jonathan Gilmore. « Il m’a fait penser à un clown, dit Gilmore – depuis prénommé John. Surtout à cause de son regard. » Jimmy s’attable et voit le bouquin Matador de Barnaby Conrad. « Pourquoi lis-tu cela ? demande Jimmy. – Parce que j’aime les courses de taureaux ! » répond Gilmore du haut de ses dix-huit ans. Ils évoquent Death In The Afternoon d’Hemingway. Jimmy le juge dépassé. Ils parlent de Rimbaud, de Garcia Lorca. Jimmy lit quelques pages du livre de Conrad qu’il connaît parfaitement. Toujours à la recherche d’un logement, il demande où Gilmore habite. 48e ! Une chambre ou plusieurs pièces ? Une salle de bains ! Sur le palier ? Non dans le flat… Combien ? Gilmore a une moto. Une Norton. Leur amitié est rapidement scellée. « Une amitié sporadique » dit Gilmore. Ils écoutent Édith Piaf qui, en 1952, fait un succès à New York (son pianiste est Gilbert Bécaud). Gilmore la rencontre au Château Marmont à Los Angeles. Piaf fascine James Dean. Ils dévorent aussi Cocteau. Une référence. Jimmy prend avec son Rolleiflex une photo de Gilmore. Son image se reflète dans un miroir. Gilmore écrit : « Dites à Cocteau que j’arrive ! » Gilmore peint un portait de Jimmy qu’il achèvera après sa mort. Morbide. Un lien sulfureux se tisse. « Jimmy m’avait surnommé Rimbaud » dit Gilmore. James Dean libère le côté « noir » de sa personnalité. Gilmore est originaire d’Hollywood, le fils d’un officier de police et d’une actrice qui fut l’un des nombreux flirts d’Howard Hugues. Lors d’une réception, Tyrone Power embrasse l’adolescent sur les lèvres, il le trouve beau et charmant. Gilmore veut être acteur. Il est donc à New York. Durant les mois qui suivent, Dean et Gilmore provoquent. Ils partagent les mêmes filles et, diton, veulent assumer ensemble une bisexualité, latente ou réelle ? C’est un échec, de l’avis même de Gilmore. Dean ne l’a jamais évoqué. Une expérience de plus sans doute. « J’ai lu le Marquis de Sade… » dit plus tard Jimmy à la journaliste Hedda Hopper. Ils hantent les boîtes de Greenwich Village, se mêlent à la faune beatnik, boivent, fument de l’herbe qui, jusqu’aux années cinquante, était en vente libre. Balbutiements du phénomène underground. Gilmore croise aussi Jack Kerouac. En errance à New York entre 1952 et 1953. Il le conseille, le guide. Dans The real James Dean (Pyramid Book, 1975), John Gilmore livre un récit de leurs aventures de bad boys, qui focalise délires érotiques, fantasmes multiples, expériences diverses.

Il récuse toutefois l’homosexualité de Dean. « Je ne vais pas me balader toute ma vie la main derrière. Un acteur doit tout essayer… » clame Jimmy. Forfanterie ? « S’il avait vécu toutes les aventures qu’on lui prête, il aurait eu plus de cent ans quand il est mort » rapporte Bill Bast qui dit avoir connu, lui, avec Dean des moments d’intimité. Des assertions répandues ici ou là qui ne sont en fait que du ressort de la vie privée. Ses amis de Fairmount, les Martin Landau, Nicholas Ray, Dennis Hopper et bien d’autres le contestent. Le vrai James Dean est un épisode de On the road qui narre les déambulations de Jack Kerouac et de son pote Neal Cassady, qui dans le livre, se nomme Dean Moriarty… Mais ce n’est qu’un hasard. Pour Jim Bellah, Jimmy avait un ego. Il savait ce qu’il voulait et comment l’obtenir. Quand il le croise à New York ,Jimmy lui confie, sournoisement, qu’il a passé l’été comme « invité professionnel » à Fire Island. Dean n’était pas homosexuel selon Bellah, mais s’il voulait obtenir quelque chose il aurait pu passer à l’acte... comme le héros de Kerouac. Il était « dingue »... Kerouac traîne à New York entre 1952-53. James Dean fait de même. Se croisent-ils dans un bar, dans un club de jazz ? Ecrit en 1951 On the road ne sera publié chez Vicking Press qu’en 1957, mais James Dean a pu en lire des extraits. Un chapitre, Jazz of the Beat Generation, est en effet paru en avril 1955 dans The New American sous le pseudo de Jean Louis, son vrai prénom. Il écrit On the road d’une traite, en trois semaines, sur un rouleau de 120 pieds, dans un style syncopé, rythmé par le be-bop. Jack Kerouac, « le James Dean de la machine à écrire » comme on l’a appelé, se nomme JeanLouis le Bris de Kerouac. « Ti-Jean, n’oublie jamais que tu es Breton » lui répétait son père. Quand James Dean meurt en septembre 1955, Kerouac est lui aussi en Californie. « Les seules personnes qui existent pour moi, écrit Jack Kerouac, sont les fous, ceux qui sont fous de vivre, fous de parler, fous d’être sauvés, désireux de toutes choses au même moment, ceux qui ne bâillent jamais, mais brûlent, brûlent, brûlent comme ces fabuleuses torches jaunes romaines, explosant comme des feux d’artifice dans les constellations, et au milieu vous voyez le bleu du pétard central et chacun de s’exclamer : “Aaaaah… » James Dean ne rencontre peut-être pas Jack Kerouac. Sans doute croiset-il sans le savoir Frank O’Hara, le

chef de file de la New York School (l’un des quatre courants de The New American Poetry avec la Beat Generation, San Francisco Renaissance et Black Mountain). Le poète a débarqué à New York en 1951. Pour subsister, il travaille au Musée d’Art Moderne où il vend derrière un guichet billets, timbres, cartes. Dean fréquente régulièrement l’endroit. O’Hara découvre James Dean lors de la sortie d’East of Eden. Subjugué, il fait une fixation sur Dean et s’identifie à lui. Thinking of James Dean paraît en mars 1956 dans Poetry, une revue très réputée. Son élégie n’est guère appréciée. Le nom de l’acteur accolé sur la couverture de la publication à ceux de poètes reconnus – dont René Char – provoque la controverse. Au même moment, Andy Warhol, à New York, à l’annonce de la mort de James Dean, exécute un dessin : un mur, une voiture retournée et, au premier plan, une tête penchée à l’arrière, étrangement stylisée à la Jean Cocteau… Bob Dylan est choqué et Elvis Presley, qui connaît par chœur les dialogues de Rebel, se lie d’amitié avec Nick Adams et Natalie Wood. Pour se rapprocher de James Dean ?

Actor’s

Après des mois de répétitions studieuses, Jimmy et Chris White passent l’audition tant redoutée, pour accéder à l’Actor’s Studio. Ils sont plus de cent cinquante candidats à concourir. Pour les jauger, les juger, côte à côte, Elia Kazan, Molly son épouse, Lee Strasberg, etc. Jimmy est le premier à entrer en scène. Comme il refuse de jouer avec ses lunettes, il avance, tâtonne, titube, sans trop savoir où il est ! « Sans ses lunettes, dit Chris White, Jimmy­­­­ne voit pas plus qu’une taupe. Dans cette scène, il est censé se placer au centre du plateau et, quand je fais mon entrée, je le bouscule. Mais comme il ne se repère pas, il se positionne au fond de l’estrade. Si j’avais suivi le scénario, j’aurais été hors champ, alors il a fallu improviser ! » Les candidats ont cinq minutes. Passé ce délai, une sonnerie retentit. « Merci, au suivant… » Leur audition dépasse le temps imparti. Ils jouent leur scène jusqu’au bout. Kazan apprécie, Strasberg est satisfait. Leur jeu est naturel et crédible. Jimmy reste figé sur place. Chris doit le pousser pour le faire bouger. Parmi la douzaine de finalistes, seuls Chris et Jimmy sont admis dans le saint des saints. James Dean, à vingt et un ans, est le plus jeune acteur de l’Actor’s Studio. Bien plus tard, Lee Strasberg déclarera : « Dean fit une excellente impression à l’audition. Il ne joua jamais


aussi bien chez nous par la suite. » James Dean baigne dans l’euphorie. En juillet 1952, il écrit aux Winslow : « Je fais de grands progrès dans mon métier. Après des mois d’audition, je suis très fier de vous annoncer que je suis membre de l’Actor’s Studio. La plus grande école de théâtre. Elle a formé de grands noms comme Marlon Brando, Julie Harris, Arthur Kennedy, Mildred Dunnock, Kevin McCarthy, Monty Clift, June Havoc, etc. Très peu de gens sont admis et les cours sont gratuits. C’est ce qu’il peut arriver de mieux à un acteur. Je suis l’un des plus jeunes élèves du studio. Si j’arrive à être à la hauteur je serai peut-être capable d’apporter quelque chose au monde… » Il leur demande aussi, et s’en excuse, de l’aider financièrement et de lui envoyer 10 dollars. Il précise qu’il n’oubliera jamais tout ce qu’ils ont fait pour lui. « Je veux vous rembourser. J’essaierai de ne pas être trop long. » Marcus et Ortense lui répondent immédiatement. Ils lui transmettent leurs félicitations, leur amour, la somme demandée, et quelques boîtes de conserves. L’autre soir, à la télévision, ils l’ont trouvé amaigri… En décembre 1952, James Dean est à l’affiche de See The Jaguar, qu’il joue à Broadway aux côtés d’Arthur Kennedy. La pièce ne tient que quelques jours, mais Jimmy obtient de bonnes critiques. Il apparaît de plus en plus régulièrement dans les séries télévisées, participent à diverses pièces montées par l’Actor’s Studio. Il prend des cours de danse avec Katherine Dunham et se lie avec Earta Kitt. Il emménage dans la 68e Rue, s’achète des bongos, prend des cours de percussions avec Cyril Jackson. En décembre 1953, il commence les répétitions de The Immoralist, d’après André Gide. Il campe le personnage pervers de Bachir, aux côtés de son amie Géraldine Page. Il se lie avec Bill Gunn, qui joue avec lui et avec le compositeur Léonard Rosenman. Jimmy a une nouvelle petite amie, Barbara Glenn qu’il partage avec Arlene Sachs, 17 ans. Elle lui présente, à sa demande, le photographe Roy Schatt, alors très réputé. Schatt, qu’il surnomme « Prof », initie la bande à Jimmy, Martin Landau, Bobby Heller, Bill Gunnaux aux prises de vue, au développement, aux tirages. Ils se retrouvent régulièrement au Musée d’Art Moderne de NYC. Jimmy admire Picasso, apprécie Les demoiselles d’Avignon. Schatt évoque les différentes périodes, du cubisme à Guernica. Ils poursuivent leurs échanges dans le studio de Schatt à Manhattan. Autour de dînettes improvisées, bières, sodas, sandwiches et

poulet rôti, les discussions s’engagent, battent leur plein. Dean, qui a la particularité d’étaler du ketchup sur des toasts nappés de beurre de cacahuète, s’embarque avec Schatt dans une longue discussion sur Hemingway. Il conclut en disant que lui, il ne vivra pas au-delà de trente ans. Ils écoutent du blues, du jazz. Jimmy fait taire les filles quand Peggy Lee chante ! Ils ont des goûts éclectiques : Billie Holiday, Louis Amstrong et Gershwin. Un soir, ils s’aperçoivent que Jimmy a disparu. Il n’est pas dans le studio ni dans la cour attenante. Quelqu’un regarde par la fenêtre. Stupéfaction ! Jimmy est assis sur une chaise au milieu de la chaussée, dans le flot de la circulation. Ignorant superbement le danger, il fume une cigarette comme si de rien n’était. Schatt, Gunn, Landau, Heller se précipitent, l’extirpent de l’endroit, l’interrogent. Jimmy rentre dans le studio, allume une nouvelle cigarette et marmonne : « Ça ne vous arrive jamais de vous ennuyer ? Je voulais faire un chouette truc… voilà tout. » La première de The Immoralist a lieu le 8 février 1954, date de l’anniversaire de Jimmy, au Royal Theater, en présence d’Ortense et Marcus Winslow, venus tout spécialement de Fairmount. Jimmy récolte d’élogieuses critiques. Mais au bout de trois semaines de représentation, James Dean quitte la pièce. Il part pour Hollywood. Elia Kazan l’a choisi pour interpréter dans son prochain film, East of Eden, tiré du roman de John Steinbeck, le personnage de Cal, - un adolescent tourmenté qui ne croit pas à la mort de sa mère et rejeté par un père rigoriste qui lui préfère son frère Aron. James Dean rencontre Elia Kazan dans les bureaux de la Warner à New York. Un round d’observation. Dean n’a pas l’air enthousiaste et la conversation l’ennuie. Il propose à Kazan, intrigué, de le déposer. Kazan accepte. Il se retrouve juché sur le siège de la moto. Jimmy fonce à tombeau ouvert dans les principales artères de New York. Kazan décide de présenter Dean à John Steinbeck. Au premier regard, John Steinbeck s’écrie : « Mon Dieu, mais c’est Cal ! » Une fois encore, James Dean reste sur ses gardes, masque ses émotions. Son côté jeune animal blessé n’échappe ni à Steinbeck ni à Kazan. Sans conteste, James Dean est Caleb Trask. Le choix est fait. Kazan doit maintenant annoncer la nouvelle à la Warner qui réclame une star ! Dans la foulée, Dean fait un bout d’essai dans un studio de Manhattan, mais il n’en parle à personne. Le soir, il redevient le Bachir de The Immoralist. Les

jours suivants, il tourne un autre essai avec Paul Newman pressenti pour le rôle d’Aron. Ils sont face à la caméra pour une improvisation. Newman arbore une chemise et un nœud papillon. Dean porte une chemise en jean, le col ouvert. Ils grimacent, se marrent, se cherchent, se narguent. Mais Kazan les trouvent trop ressemblants. Pour le rôle d’Aron, il opte pour Richard Davelos, un jeune acteur qu’il remarque dans un cinéma. Dans la salle, pas sur l’écran. Il travaille comme ouvreur. Paul Newman reprend son rôle dans Picnic, la pièce qu’il interprète à ce moment-là. Sa partenaire sera Julie Harris, avec qui il fait des color test dans le studio photo de Gjon Mili. Le 8 avril 1954, James Dean s’envole pour Los Angeles. Jimmy regarde par le hublot, essaie de se pencher pour mieux observer la terre vue du ciel. Coincé sur son siège, il remue sans cesse. À ses côtés, Elia Kazan ne doute pas qu’il s’agit là de son premier vol. Lorsqu’il est allé le chercher chez lui avec une limousine affrétée par le studio pour les conduire à l’aéroport, surpris, il l’a vu arriver, avec pour tout bagage, un sac en papier. Jimmy y a fourré du linge, quelques affaires. « On aurait dit un immigrant » dit Kazan. Plus tard, Chris White lui envoie par la poste jeans, chemises, une paire de bottes et des disques. Elle y ajoute un cadeau, un sweater noir. A Los Angeles, une voiture des studios les attend. Jimmy demande à faire un détour par chez son père. Kazan, que l’on surnomme Gadge, assiste aux retrouvailles de Winton Dean et de son fils. Quelques minutes, et ils repartent. « Pourquoi a-t-il voulu faire cette visite ? s’interroge Kazan. Le père et le fils semblent ne rien avoir à se dire. Ils ne communiquent pas ! » Cela conforte son choix.


A l’Est d’Eden

A

vant toute chose, Elia Kazan envoie James Dean se faire bronzer à Borrego Springs. Jimmy loue une voiture et part une dizaine de jours dans le désert californien avec son vieil ami Bill Bast. À son retour, Kazan veut l’avoir à l’œil. Il loue un deux-pièces situé au-dessus d’un drugstore, face aux studios de la Warner à Burbank. Kazan, tout à son film, fait cohabiter les deux frères. Jimmy (Cal) partage le studio avec Richard Davalos (Aron). Fatalement, Cal et Aron – ou Caïn et Abel – se prennent en grippe ! Les essais de costumes sont en cours. La mise en route du film prend plus d’un mois. Dean attend impatiemment la venue de Léonard Rosenman qui a décidé d’écrire la musique à partir des séquences déjà tournées. C’est lui qui a présenté le compositeur à Kazan. Jimmy demande à Dick Clayton, son agent, de lui obtenir une avance sur salaire. 700 dollars qu’il rembourse chaque semaine, à raison de 100 dollars prélevés sur ses cachets. Avec cet argent, Jimmy, début mai, achète une MG TD rouge, une moto anglaise et un cheval. Un palomino qu’il baptise Cisco. Il établit ses quartiers au Googie’s, un coffee-shop de Sunset Boulevard. Quand Julie Harris arrive de New York, la production lui attribue un logement à proximité du studio de Dean et de Davalos. Le soir, Jimmy frappe à sa porte. Il lui montre la MG rouge qu’il vient de s’offrir et l’invite à faire une balade. Julie accepte. La voiture démarre sur les chapeaux de roue. Jimmy conduit bien, mais vite. Julie s’accroche au siège. Elle a peur mais ne dit rien. Elle ne lui demande pas de ralentir. Il aurait roulé encore plus vite. Julie est persuadée de passer un test. Il la met à l’épreuve : consentelle à l’accepter tel qu’il est, à prendre ce qu’il a à lui donner ? Quelques kilomètres plus loin, Jimmy s’arrête sur le

bas-côté de la route. Ils regardent les collines illuminées. Sans rien dire, il l’a ramène chez elle. Julie le remercie. Jimmy repart aussi vite. Julie et Jimmy deviennent très proches. Ils aiment travailler ensemble. Sur le plateau, il ne lui dit jamais ce qu’elle doit faire, il est plein d’égards. « Je le vois comme une étoile ou une comète, dira-telle plus tard. Il passe dans le ciel… Et après, tout le monde en parle en disant “Ouaah ! Vous souvenez-vous de cette nuit-là ? Avez-vous vu cette étoile filante ?” Jimmy était attachant et magique ! » Julie Harris demande au service des archives des notes sur la Californie, le lieu, l’époque. Jimmy, quant à lui, n’a pas lu et ne lit pas le roman de Steinbeck. Ce n’est pas un manque d’intérêt. Mais un moyen pour préserver son approche du personnage. Laisser libre à cours à son intuition. Au début du tournage, Kazan présente Dean aux autres acteurs du film et aux membres de l’équipe. Jo Van Fleet joue la mère disparue. Raymond Massey, dans le rôle du père, est un acteur de l’ancienne école, très puritain. Avant de faire entrer Dean dans la pièce, Kazan les informe qu’ils vont rencontrer un jeune acteur brillant, certes, mais nullement conventionnel. Un jeune type névrosé mais qui vaut de l’or ! James Dean arrive, les yeux baissés. Il ne salue personne, ânonne et vocifère des grossièretés… Le tour de piste effectué, il se retire. « Et quel est le cours de l’or aujourd’hui ? » demande, pernicieux, Raymond Massey. Kazan utilise Dean sans vergogne. Il en tire le maximum. Un soir, Cal, pour rejoindre Abra, grimpe la façade de sa maison jusqu’au balcon. Jimmy ne parvient pas à tourner cette séquence. Il se bloque. Les essais ne donnent rien. Kazan offre un peu de vin rouge à Jimmy. Du chianti. Entre deux verres et quelques litres selon les sources. Jimmy ne sait pas boire.

Il encaisse mal l’alcool. L’effet ne se fait pas attendre. Euphorique, il escalade le mur. Kazan a sa scène. Plus tard, il livre quelques commentaires. « Diriger James Dean, c’était comme diriger la fidèle (chienne) Lassie… Je le sermonne, lui fais peur, le flatte ou lui donne une tape sur l’épaule ou un coup de pied aux fesses. James Dean, affirme Kazan, est immature, névrosé, infirme mental. Il n’a rien de comparable avec Brando. Ils n’ont rien de commun. Dean est un gamin malade. Brando n’est pas malade, c’est un inquiet. » James Dean n’est pas dupe. Il n’ignore rien des trucs faits pour le séduire et il n’est pas en reste. Au final, il remporte la mise. Dans un courrier qu’il envoie à Barbara Glenn à New York, d’Hollywood, il écrit : « Kazan et Williams (Tennessee) sont vraiment sympas, mais je n’ai pas confiance en ces fils de pute tant que je ne peux pas m’en débarrasser. Ils sont capables de se servir des gens comme n’importe qui… » Le service communication de la Warner met la pression. Organise ses rencontres, ses sorties, passe sa vie au crible, insiste sur sa normalité, minimise ses fredaines avec toutes ces filles qui s’accrochent à ses basques. D’un coup, Jimmy grandit de quelques centimètres. Son mètre soixante douze (ou treize) n’est pas dans les normes des « grands » acteurs. « Avec sa petite taille, dit Kazan, dans l’immensité du champ, quand il court, on dirait un enfant. »

Brando

Dans le studio voisin de la 20th Century Fox, Marlon Brando campe Napoléon, dans le film Désiré. James Dean se rend parfois sur le plateau. Il se glisse discrètement dans un coin et regarde Brando travailler. Peu avant, Brando est venu à la Warner saluer Elia Kazan en plein tournage. Le temps d’une photo où posent ensemble Kazan, Brando, Julie Harris et Dean. Les deux


acteurs échangent quelques banalités. Visite de courtoisie. Ils se revoient plus tard lors d’une soirée. Brando le précise : Dean n’est pas de ses amis, mais il fait une fixation sur lui. Il l’appelle, laisse des messages. Brando ne répond pas. « Quand je l’ai rencontré à cette réception, confie Brando à Truman Capote, je l’ai pris à part et je lui ai demandé s’il ne savait pas qu’il était malade, qu’il avait besoin d’aide… Il m’a écouté. Il savait qu’il était malade. Je lui ai donné le nom d’un psychanalyste et il est sorti. » Brando a eu une influence certaine sur James Dean. Tout comme Monty Clift. Ils ont provoqué un déclic. Mais dans sa façon de jouer, Dean ne leur doit rien. Et avant eux, il y a eu John Garfield ! James Dean disait, selon Dennis Hopper : « Je tiens Montgomery Clift dans la main gauche qui sanglote : “S’il te plaît, oublie-moi” et Brando par la main droite qui gueule : “Va te faire enculer » Selon Julie Harris : « Il y a autant d’analogie entre Brando et Dean qu’entre la haine et l’amour. » Julie Harris n’avait pas pour habitude de tomber amoureuse de garçons plus jeunes. Si cela s’était produit avec James Dean, elle aurait été bien ennuyée. Mais lui, James Dean, va tomber amoureux. D’Anna Maria Pierangeli.

Pier

Paul Newman est à Hollywood pour son premier film. Le calice d’argent se tourne sur le plateau voisin d’À l’est d’Eden. James Dean va le saluer. Newman lui présente sa partenaire, une jeune fille brune aux yeux verts. Ravissante. Jimmy est subjugué, comme toujours, par le charme exotique qu’elle dégage. Anna Maria Pierangeli est une jeune actrice italienne de vingt et un ans, sous contrat avec la MGM mais prêtée à la Warner le temps d’un film. Elle a un visage de madone, des traits d’une rare pureté. Fragile, sensible. Celle que recherchait désespérément depuis des années le réalisateur Léonide Moguy pour son film Demain il sera trop tard. Le scénariste Stewart Stern la fait jouer dans Teresa, son premier film américain. Elle signe un contrat avec Arthur Loew Jr. dont le

grand-père, Marcus Loew, a fondé la MGM. Loew et Stewart sont cousins, et ils deviennent deux proches amis de Dean. « Jimmy est un garçon merveilleux, dit Pier Angeli, un grand acteur, mais nous sommes très jeunes. Il aura bientôt vingt-quatre ans. Et c’est la première année que je suis autorisée à sortir seule. C’est une vieille blague qui court à Hollywood. Si un garçon me donne rendez-vous, il doit aussi donner rendez-vous à ma mère, à mes deux sœurs, à mes chiens et à mes perruches. Ce n’est plus vrai maintenant. » En réalité, mama ou pas, Pier Angeli (ainsi rebaptisée par les Américains) n’est pas une oie blanche. Elle a ses aventures. Stewart Granger, John Barrymore Jr, Kirk Douglas, Eddy Fisher et d’autres sont parmi ses fidèles soupirants, ses amants. Arthur Loew Jr est lui-même l’amoureux transi. Pier et Jimmy sont inséparables. Les rumeurs vont bon train, s’amplifient, la romance se répand. Le midi, ils déjeunent au studio. Le dimanche, seul jour de la semaine où ils ne tournent pas, ils se baladent sur la plage de Malibu, font de l’équitation à Griffith Park, bichonnent Cisco, l’étalon de Jimmy. Un soir, Jimmy emmène dîner Pier chez Frascati avec son père et sa bellemère. Un autre soir, il l’entraîne chez Kazan. Ils vont au cinéma, se gave de hamburgers. Elle lui fait connaître la Villa Capri, le restaurant qui devient son fief. Jimmy s’achète une conduite. Il est sérieux avec Pier. Il met un costume pour sortir avec elle. « Pier Angeli est une personne rare. Contrairement à la plupart des filles d’Hollywood, elle est vraie et sincère. Son seul problème, c’est qu’elle s’embrouille en écoutant trop de conseillers. » Jimmy se confie à Julie Harris : « Je veux te montrer quelque chose. » Et il tire de sa poche une petite amulette égyptienne en or et en émeraude accrochée à une chaîne. Il l’ouvre, et dedans il y a une mèche des cheveux de Pier du jour où ils se sont rencontrés. Il était ému jusqu’aux larmes et il dit qu’il n’avait jamais été si heureux. Il ressentait pour elle quelque chose qu’il n’avait jamais éprouvé auparavant. Il y avait une sorte de chaleur, de rayonnement chez lui, surtout

quand il était avec elle ou qu’il parlait d’elle. » La mère de Pier lui permet de voir Jimmy, mais elle désapprouve. Elle n’aime pas Jimmy. Elle lui reproche son laisser-aller, ses manières. Ses bottes et ses cigarettes. « Un cul-terreux qui trois ans auparavant gardait les cochons. » Enrica est furieuse. « Cette sotte se laisse attendrir par ce solitaire qui fait fuir tout le monde. Un taciturne. Un asocial. Un arriviste. Un complexé. Un garçon impossible qui n’est même pas fichu d’exprimer sa pensée. Ce n’est pas de l’amour, c’est de la pitié. Ma fille se prend pour une petite sœur des pauvres… » Pier et Jimmy, insouciants, assistent à des soirées. Jimmy, bien peigné, en smoking, est au bras d’une Pier Angeli resplendissante dans une longue robe de soie blanche pour la première de Une Etoile Est Née où sont attendues, entre autres, Marlene Dietrich et Clark Gable. Elle sourit. Il semble inquiet, sur la défensive. Attitude protectrice. Pier Angeli est son modèle préféré. Jimmy a un nouvel appareil photo, un Rolleiflex. Inlassablement il la photographie. Il réalise de magnifiques clichés. « She’s the realest of the real. Elle est plus vraie que nature » répète-t-il. Il immortalise son image qui se reflète dans la glace de sa loge. Jimmy aime prendre des photos de ce que renvoient les miroirs. Pas uniquement de lui, comme se gaussent certains. Il la fait poser sur le plateau ou saisit des instantanés, au volant de voiture. Ses photos dégagent une intense complicité, une réelle tendresse. Jimmy shoote sans cesse. Sur le tournage d’East of Eden, les éclairages le fascinent. Il mitraille Julie Harris, Elia Kazan, Jo Van Fleet et Raymond Massey qui se livrent volontiers à sa passion. Il dit à qui veut l’entendre : il fera des films et il réalisera Le Petit Prince. Un journaliste l’interroge : « Compte-t-il épouser Pier Angeli ? – Moi et Miss Pizza ? Qui sait ? Pour le moment, je suis trop névrosé. »


Le Rebelle

D

epuis la fin septembre 1954, Nicholas Ray planche sur le projet d’un film qui met en scène des adolescents. La Warner a acquis en 1946 les droits d’un livre du Dr Robert Lindner, intitulé Rebel Without a cause, The Hypnoanalysis of a Criminal Psychopath (Grunne et Stratton), une étude scientifique basée sur l’histoire réelle d’un jeune psychopathe. Marlon Brando, acteur débutant, est pressenti pour le rôle. Mais le projet est abandonné, un tel sujet ne peut pas être rentable. Quelques années plus tard sortent L’Equipée sauvage et Graine de violence. Rock Around the Clock, la bande sonore du film interprétée par Bill Haley and His Comets impose le rock’n’roll. Une révolution se profile à l’horizon. La Warner ressort ce projet des tiroirs et le confie à Nick Ray. Dans les jours qui suivent, Dean déboule dans le bureau de Ray. Il lui demande sur quoi il travaille. Ray explique, Dean s’intéresse. Et lors d’une projection privée d’East of Eden, Nick Ray se rend à l’évidence : James Dean est Jim Stark. Dean « est » le personnage central de son film. Il connaît la susceptibilité du personnage. Dean semble séduit par le projet, mais rien n’est sûr. Fin décembre 1954, Nicholas Ray propose à Stewart Stern d’écrire le scénario de Rebel. Entre-temps, James Dean a filé à New York. Jimmy se pose des questions sur le film. Doit-il le faire ? Dean appelle Stewart Stern à deux heures du matin. Il exprime ses doutes. Ray peut-il faire un grand film qui lui assure une suite logique à East of Eden ? : « Je ne sais pas si je dois croire Ray. Doisje revenir ? – Je ne peux pas prendre la décision pour toi, réplique Stern. – Si je fais ce film ce sera à cause de toi ! ». Le succès dépend de cette relation entre l’acteur et le réalisateur. Nick Ray ne l’ignore pas. Dean néces-

site d’être mis en confiance. Il a besoin de se sentir soutenu, protégé. « Il est comme un chat ! » Nick Ray décide de le rejoindre à New York. Il emporte les bribes du script et il évoque avec Jimmy les principales séquences. Lors d’une virée en moto dans New York, Jimmy emmène Nick Ray chez lui. 68e Rue. La lumière qui baigne l’appartement provient de l’enseigne d’un magasin de fruits et filtre par les deux fenêtres à hublot. Le mobilier se compose d’une table, de chaises dépareillées, de tabourets et d’un canapé. Sur les murs, une affiche de corrida, la cape, les cornes… Une porte mène à la cuisine et à la salle de bains, une autre donne sur l’escalier qui conduit sous les toits. Des piles de bouquins (Matador, Death in the Afternoon), des disques s’entassent à même le sol. Jimmy lui fait entendre pêle-mêle musique africaine, cubaine, du jazz, Dave Brubeck, Haydn, Berlioz… Nick Ray lui apprend à différencier les vins rouges. Lors de leur dernière soirée, peu avant Noël, Dean invite Ray à dîner. Il l’emmène dans un restaurant italien. Affable, enjoué. Il fait le menu, choisit les vins. Ray pressent que Jimmy va donner son accord. Soudain, vers la fin du repas, Jimmy est pâle. Il semble malade : « J’ai des maux d’estomac » (ou des « morpions », c’est selon) dit-il à Ray, En sortant du restaurant, Nick l’emmène dans une pharmacie et achète ce qu’il faut. Ils se séparent sur le trottoir. Dean qui n’a pas évoqué une seule fois le film de toute la soirée dit alors à Ray : « Je veux faire votre film. Mais ne dites rien à ces salauds de la Warner. – Je ne leur dirai rien excepté que je te veux dans le film » réplique Ray. Ils se serrent la main. Nick Ray repart à Hollywood, heureux et satisfait. Mission accomplie. Le lendemain, Tony Ray, le fils de Nick, accompagne Jimmy au cinéma voir Jour de fête de Jacques Tati. Dean s’écroule de rire. Un rire sonore, communicatif. Il doit quitter la salle !

Quelques jours plus tard, il déambule dans les rues avec Tony Ray. Il pleut. Jimmy a un parapluie. Il ne peut résister. Sa démarche change. Il est Charlot avec sa canne…

Première

Des affiches d’East of Eden fleurissent aux frontons de l’Astor’s Theater, un cinéma de Manhattan. Le reportage photo de Dennis Stock réalisé avec Jimmy à Fairmount et à New York, s’étale dans le Life Magazine du 7 mars 1955. Il coïncide avec la sortie officielle du film à New York, le 9 mars. Jimmy accorde une longue interview au New York Times à Hunter S. Thompson, adepte du gonzo journalisme. La première d’East of Eden est donnée au profit de l’Actor’s Studio. Marilyn Monroe fait office d’ouvreuse et vend les programmes. 700 invités, qui ont payé 150 dollars leur place, se pressent dans la salle. La foule qui se masse devant l’Astor’s Theatre est l’une des plus importantes jamais enregistrée à Times Square lors d’une première. Mais James Dean n’est pas là. Il est reparti à Los Angeles.

Pleins gaz.

A Hollywood, Marilyn partage un appartement avec une autre actrice débutante, Shelley Winters. Ce soir-là, elles sont invitées à une projection privée de Sur les quais d’Elia Kazan. Elles s’installent sur la rangée aux côtés de Nicholas Ray et James Dean. À l’issue de la projection, Nick Ray leur propose de le rejoindre dans son bungalow du Château Marmont pour parler du film. Shelley et Marilyn prennent la voiture. Jimmy chevauche sa moto. Il les suit, les serre de près, les double, zigzague, se livre à toutes sortes d’excentricités plus dangereuses les unes que les autres. Shelley est furieuse. Elle klaxonne rageusement. Jimmy exécute quelques dérapages contrôlés devant la voiture. Il semble bien


s’amuser. Sur le parking du Château, Marilyn est pétrifiée, et Jimmy est là, tel un gamin qui a fait une bonne blague. Dans le bungalow de Nick Ray, elles se plaignent du comportement dangereux de Jimmy : « S’il veut jouer à la roulette russe, qu’il le fasse seul et pas avec ses soi-disant amis ! » Toute la soirée, Jimmy et Marilyn feignent de s’ignorer, Ils se lancent des piques, se contredisent. Jimmy se montre critique, sarcastique, moqueur. Ils se comportent comme chien et chat. Frère et sœur ?

Rebel

Dean est un acteur caractériel qu’il faut sécuriser. Ray l’implique totalement dans la préparation du film. Il choisit comme extérieurs du tournage des endroits qui lui sont familiers : le collège de Santa Monica, l’observatoire de Griffith. Jimmy participe au choix des acteurs. Il suggère Chris White pour jouer Judy. Mais Natalie Wood veut le rôle. Ray (qui est son amant) la juge trop jeune ! Dans l’intervalle, elle a un accident de voiture sans gravité. À l’hôpital, le médecin fait une réflexion sur son comportement d’adolescente prédélinquante. « Tu vois ! dit-elle à Ray venu la voir, je suis une délinquante, tu peux me donner le rôle. » Ray accepte et Dean acquiesce. Ils ont tourné ensemble, pour la télé, I’m a Fool. Pour le personnage de Plato, Stern s’inspire en partie de la relation d’amitié ambigüe qu’entretient l’acteur Jack Simmons avec Dean. Sal Mineo cache mal son homosexualité qui est latente. Jim Backus, alias Mr Maggoo, est le père de Jim.

Blouson rouge

Le 28 mars 1955 : le premier tour de manivelle de Rebel était donné. En noir et blanc. Le film n’est pour la Warner qu’une série B. La compagnie émet encore des réserves sur le film. La délinquance juvénile reste tabou. Elle craint les réactions des autorités et des jeunes. Peu de temps après la sortie de Graine de violence, dans une école de Memphis, un élève a poignardé un instituteur. Nick Ray menace de faire son film ailleurs. Jack Warner

visionne les premières images, la séquence de la bagarre au couteau devant le planétarium de Griffith Park, notamment. Jack Warner fait arrêter le tournage. Il convoque Nicholas Ray. Il lui demande de reprendre le film. De recommencer le tournage des prises réalisées. En couleurs et en cinémascope cette fois ! Jimmy troque alors le blouson noir pour le blouson rouge. Ray colorise les émotions.

Photographes

Sa forme physique est pourtant mise à rude épreuve. Whitey Rust, son vieux camarade de classe de Fairmount, lui rend visite pendant le tournage. Jimmy l’entraîne toutes les nuits dans les boîtes. Ils rentrent souvent aux petites heures à Sunset Plaza Drive. Whitey Rust dort jusqu’à midi, mais Jimmy se lève à l’aube et file au studio. En moto. Phil Stern est photographe. Un matin de mars, vers 7 h 30, il circule à bord de sa voiture sur Sunset Boulevard. Il apporte des films à développer dans un laboratoire. Il aborde un carrefour dont le feu vient de passer au vert. Soudain, il voit déboucher de Laurel Canyon une moto à vive allure. Elle brûle le feu rouge. La collision semble inévitable. Stern dévie sa trajectoire, la moto fait de même, évite le choc. Stern s’arrête, baisse sa vitre, profane des insultes à l’imprudent qu’il aurait pu tuer. Le motard se relève. Il se dirige vers la voiture, arborant un sourire d’abruti. Phil Stern reconnaît James Dean. Les deux hommes se rendent au Schwab’s et prennent ensemble un copieux petit déjeuner. Durant deux heures ils parlent photographie. Ils se revoient à plusieurs reprises. Lors des extérieurs tournés à l’Observatoire de Griffith Park, Jimmy fait la connaissance du photographe Sid Avery. Il utilise un Hasselblad et une multitude de focales qui l’intriguent, notamment un téléobjectif. Les deux sympathisent et Avery sera l’un des rares photographes admis sur le plateau de Giant. Durant le tournage de Rebel, Floyd McCarthy officie comme photographe de plateau. Mais son collègue Frank Worth n’est pas loin. Jimmy shoote son pote Perry Lopez et Worth retouche les clichés, corrige

et le conseille. Dennis Stock officie également sur le plateau comme photographe. Pour éviter les ennuis avec les syndicats des photographes de plateau, il réalise un reportage sur le tournage et apparaît au générique comme assistant dialoguiste. Durant le tournage, Nick Ray ne s’oppose pas à sa participation à la course de Palm Springs qui se déroule les 26 et 27 mars. Cela le stimule. Il se classe premier aux éliminatoires et troisième aux finales. Second en fait après le déclassement de Ken Miles, professionnel réputé. Jimmy est heureux de sa course. « Il tremblait comme une feuille » dit Nick Adams. « Une des plus belles photos que j’ai vue de lui, dit Steffi Sidney, actrice de Rebel, c’est quand il a remporté le premier prix de Palm Springs. Il pose avec ce gros trophée, son sourire dit : C’est moi, voilà de quoi je suis capable. » Jimmy s’entraîne dans les collines aux environs d’Hollywood. Il emmène parfois Natalie Wood. Sensations assurées. De retour au studio, il s’aperçoit qu’il a perdu la gourmette reçue de Pier Angeli. Il refait le chemin parcouru, cherche, fouille. Sans résultat. Peu après, sur le plateau quelqu’un le remarque : « Tu as égaré ta gourmette ? – Non ! J’ai perdu celle qui me l’a offerte ! » réplique Jimmy.


Le Géant

P

rintemps 1954. James Dean tourne East of Eden. Il découvre que George Stevens et le scénariste Fred Guiol travaillent sur l’adaptation de Giant dans un bureau de la Warner à proximité de sa loge. George Stevens, 51 ans, est l’un des réalisateurs les plus en vue d’Hollywood. Jimmy connaît le livre d’Edna Ferber, une fresque texane inspirée de faits réels. Un livre contesté par l’aristocratie du Texas qui ne voit là qu’une œuvre superficielle écrite, qui plus est, par une femme qui n’est même pas originaire du Texas ! Jimmy lorgne le rôle de Jett Rink depuis qu’il a eu vent du projet. Dès lors, il passe régulièrement par le bureau de Stevens saluer Fred Guiol avec qui il sympathise. Le scénariste s’habitue à lui. Au début, la secrétaire de George Stevens, qui ne le connaît pas, veut le chasser. Un jour, Jimmy croise Stevens. Ils parlent chevaux, voitures et photo. L’air de rien, Jimmy glisse quelques allusions à Jett Rink. Sans plus. William Holden, Robert Mitchum, Rod Steiger, Monty Clift, Richard Burton correspondent au profil d’un Jett Rink. James Dean n’est pas dans la norme du personnage initial, mais il finit par s’imposer. Stevens, qui se souvient d’avoir noté le nom de Dean à l’issue d’une pièce télévisée à New York, assiste à la projection d’East of Eden. James Dean est sublime. Il est le Jett Rink idéal ! Stevens l’appelle, lui donne le scénario. Jimmy accepte de le lire. Il l’emporte. Quelque temps après, il revient voir George Stevens. L’air détaché, Jimmy donne son accord. James Dean n’a rien demandé ; habile, il a bien manœuvré. Les noms circulent. Pour le rôle de Bick Benedict : Charlton Heston, Henry Fonda, Gregory Peck, Burt Lancaster, Kirk Douglas, Tyrone Power, James Stewart sont pressentis. Mais Stevens choisit Rock Hudson, un acteur encore peu célèbre. Il propose

le rôle de Leslie Bendict-Lynnton à Audrey Hepburn qui décline l’offre. Grace Kelly est sur les rangs. George Stevens souhaite l’avoir, mais la MGM qui l’a sous contrat, refuse de la céder. Stevens porte son choix définitif sur Elizabeth Taylor avec qui il a tourné Une Place au soleil. MGM accepte, mais elle attend un bébé… George Stevens décide donc de retarder le tournage de Giant. Ce qui permet à James Dean de tourner Rebel ! Tournage sur lequel il reçoit la visite de George Stevens. Giant débute le 19 mai 1955 alors que James Dean n’a pas terminé Rebel qui s’achève le 26 mai. Après les extérieurs filmés à Charlottesville en Virginie, l’équipe de Giant côtoie celle de Rebel dans les studios de Burbank. Jimmy, qui a écrit sur le screenplay scénario « Je suis Jett Rink », se rend en tenue de Jim Stark (jeans et blouson rouge) sur le plateau de Giant pour rencontrer Liz Taylor. Une quinzaine de jours plus tard, James Dean, dont le contrat le prive pour quelques mois de toute compétition automobile, rejoint Elizabeth Taylor, Rock Hudson, mais aussi Dennis Hopper, à Marfa, mille cinq cents habitants, à l’ouest du Texas. Stevens demande au peintre Ed Broenen, qui enseigne à l’Université de Dallas, de réaliser la story board du film. Broenen campe des scènes pittoresques du tournage, croque les techniciens et les acteurs.

On set.

James Dean (Jett Rink, l’ouvrier, l’homme à tout faire) irrite Rock Hudson (Bick Benedict, l’aristocrate, le fier conservateur texan) lors de ses longs moments de concentration. Il se heurte très vite à George Stevens (réalisateur de l’ancienne école) peu enclin à lui laisser la liberté de son jeu. Il charme et séduit Elizabeth Taylor (Leslie, l’épouse virginienne et libérale). Dans leur première scène (dite de la crucifixion), Leslie Benedict est

aux pieds de Jett Rink, debout, un fusil derrière les épaules. Avant le clap, comme ils ne connaissent pas, Jimmy est tendu, anxieux. Le tournage se déroule en extérieur où, contrairement à ses deux précédents films, le public est admis sur les lieux, convié par la Warner. Jimmy s’éloigne, se tourne vers cette foule de curieux qui est tenue à l’écart, à bonne distance. Il ouvre sa braguette et pisse face à des centaines de spectateurs. Soulagé, il revient comme si de rien n’était, et boucle la scène en une seule prise. Plus tard, Dennis Hopper, (son copain de Rebel qui joue Jordan, le fils des Benedict) lui dit : « Jimmy, je t’ai déjà vu faire des choses étranges, voire insensées, mais là, tu m’as sidéré. Qu’est-ce qui t’a pris ? Pourquoi as-tu fait ça ? – Tu sais, grogne Jimmy, j’étais paralysé à l’idée de jouer avec Elizabeth Taylor. Alors, je me suis dit que si j’étais capable de pisser devant tous ces gens, je pourrais faire cette scène sans trop de difficultés… »

The kid

Dans le bric-à-brac de sa chambre de la Jackson Residence, s’entassent pellicules, appareils photos, caméras. Un matériel professionnel coûteux. Sur le plateau, Jimmy se livre à sa passion. Il shoote, mitraille. Plongé, niché en haut d’une échelle ou hissé sur la plate-forme utilisée pour la caméra lors des plans d’ensemble. En contreplongée, allongé au sol… Acteurs, techniciens, réalisateur, gosses, animaux constituent ses sujets favoris, qu’il filme également avec sa caméra, comme un pro. D’ailleurs, James Dean dévore tous les livres consacrés à Billy the Kid, indique un courrier de la production adressé à la Warner. Il envisage très sérieusement la réalisation d’un film sur le sujet, profitant des conseils de son coach texan Bob Hinkle. Dean aime la photographie mais ne raffole pas des photographes. Impitoyable, il a toujours un mot dé-


sagréable pour ceux qui le pourchassent : « Vous ne voyez pas que j’ai des poches sous les yeux ! » Le tournage à Marfa tire à sa fin. À l’occasion de la fête nationale, le 4 juillet, qui tombe un lundi, George Stevens accorde un long week-end à ses équipes. Liz Taylor et James Dean, chapeautés par Bob Hinkle, s’offrent une escapade. Ils s’envolent pour Dallas. À la mi-juillet, l’équipe réintègre les studios de Burbank. Au fil du tournage, Jimmy déchante. George Stevens n’est pas un directeur d’acteur. Il ne les fait pas participer. Stevens dirige, dicte, supervise tout. Il n’accepte pas facilement les conseils. Il tourne les plans sous tous les angles. De longues heures de tournage pour quelques secondes d’images. Pour Giant, il impressionne 200 000 mètres de pellicule pour quelques 8 000 mètres utilisés. Le montage de Giant nécessite à George Stevens six mois de montage. Tenu à l’écart, James Dean est frustré. Pour Stevens, Jimmy est toujours en attente d’une tendresse perdue. Selon lui, Jimmy surestime son travail. Dix ans plus tard, il révisera son jugement : « James Dean était un mélange de technique, d’intelligence et de dur labeur. » Dans la scène de la soirée, Jett Rink boit au goulot de la bouteille dans le petit bar avant de pénétrer dans la salle du banquet et d’affronter ses invités venus glorifier sa réussite. Jimmy suggère que Jett Rink utilise sa propre flasque qu’il a dans sa poche. Stevens refuse : « Mais maintenant, dit-il, je sais qu’il avait raison. Un tel geste aurait donné une indication plus subtile du caractère de Jett Rink. Jett Rink, maintenant riche, puissant et entouré d’amis et de serviteurs, est resté ce Texan provoquant et solitaire. Un pauvre vacher dans le ranch des Benedict. Nous avons perdu un des plus grands tragédiens de ce temps. » Pour Dennis Hopper, James Dean est l’un des acteurs les plus inventifs. Il a vingt ans d’avance. « Si tu dois fumer une cigarette, lui dit Jimmy, fume-la et ne t’occupe de rien d’autre. Surtout n’essaie pas de jouer. » Edna Ferber, qui a monté pour Giant une société de production à parts éga-

les avec George Stevens et le producteur Henry Ginsberg, est parfois sur le plateau. Elle fait à James Dean une brillante démonstration de lasso qu’elle manie avec aisance. Jimmy et Madame Ferber sont de connivence. Quelques jours avant sa mort, en réponse à une photo de Jett Rink qu’il lui avait envoyée, elle écrit à Jimmy et le met en garde : « Votre profil ressemble étrangement à celui de John Barrymore, mais je crains que vos courses motorisées ne s’en chargent… »


Les Félins

L

a cinquantaine, puissant, robuste, trapu, la carrure large, l’œil vissé à son 35 mm, Sanford Roth débarque sur le plateau de Giant à Burbank. Roth est un photographe réputé. Né en 1906 à Brooklyn dans une famille modeste, il est un gosse des rues. Il côtoie les gangs mais fréquente l’école et apprend la photographie. Beulah, son épouse, est une amie d’enfance, sœur du scénariste Leonard Spiegelgass. Le couple s’installe à Paris en 1947. Roth sillonne, Montmartre, Montparnasse, Pigalle, le cirque Médrano.. Proche d’Utrillo, Roth est le photographe qui fait, dans les années 1950, redécouvrir Paris qui renaît aux Américains. Sandy et Beulah Roth tissent des liens avec Jean Cocteau, Picasso, Colette, Vlaminck, Fernand Léger, Georges Braque, Maeght, Chagall, Miro, Dubuffet, Giacometti, Man Ray et tant d’autres. Roth publie ses photos dans un livre intitulé Mon Paris, aux Editions du Chêne en 1953 (The French of Paris). Aldous Huxley a écrit le texte, tout excité d’évoquer les souvenirs de jeunesse d’un adolescent anglais à Paris ! L’auteur est un visionnaire. Les Portes de la perception traite des drogues hallucinogènes que testent les intellectuels du mouvement Beat et prophétise le psychédélisme. Jim Morrison, chanteur des Doors – admirateur de James Dean – franchira à Paris la dernière…

Les félins

Sur le plateau de Giant, Dean et Roth feignent de s’ignorer mais s’observent. Tels deux félins. Le manège dure quelques temps. Roth perçoit le potentiel émotionnel que dégage Jimmy. Il devine l’intensité intérieure du personnage. Il finit par lui adresser la parole. Il aimerait travailler avec lui. Roth n’a plus rien à prouver. Dean ne peut rien lui apporter de plus. Jimmy s’intéresse à ses appareils de marque japonaise et

parle de ce livre consacré à Paris qu’il connaît. En fin d’après-midi, Beulah Roth reçoit un appel téléphonique des studios : « Que prépares-tu pour le dîner ? interroge Sandy. Puis-je amener un invité ? C’est un jeune acteur de Giant. – Un curry d’agneau, répond Beulah. Mais si c’est un jeune, il détestera. Comment s’appelle-t-il ? – James Dean. » Beulah avale sa salive et file dans la salle de bains se refaire une beauté. James Dean arrive chez les Roth. Sandy le présente à Beulah. Elle le trouve maussade, renfermé, peu amical et si jeune ! Louis XIV sauve la situation. Louis est le chat des Roth. Un siamois caractériel. À sa manière, il accueille et adopte James Dean. Il s’installe sur ses genoux pour toute la durée du dîner. Dean n’apprécie pas vraiment le curry d’agneau mais le chutney lui rappelle la confiture de prunes que fait sa tante dans l’Indiana. Cela tombe bien, Beulah adore les prunes et l’arbre que James Dean a dans son jardin de Sherman Oaks en est rempli. Tout en aidant à la vaisselle, James Dean promet d’en apporter. Le lendemain, il apporte sa récolte. Beulah apprécie. Amitié assurée. James Dean devient un familier des R­­oth. Un intime, toujours le bienvenu. Il dîne là avec Elizabeth Taylor et son mari Michael Wilding, amis des Roth. Il se fait sociable mais ne se livre pas. « Son rire reste étouffé comme si son exubérance naturelle le gênait, constate Beulah. Ses enthousiasmes balayent une gamme très variée : de la moto à la musique classique, du jazz aux courses de taureaux, de la tarte aux pommes aux chats. Malgré cette diversité d’intérêts et un manque de connaissance des us et coutumes du savoir-vivre, il possède le bon sens austère du Quaker et adopte le système de défense de la tortue. Une carapace protège son monde privé. » Les Roth sont plus âgés que Jimmy. Sandy a un an de plus que son père Winton Dean. Mais l’extravagance du couple

le séduit, l’emballe. Les Roth mènent une vie de bohème, font des rencontres étourdissantes. Parties de tennis chez les Joliot-Curie, facéties de leur gouvernante italienne Magdalena qui a grandi dans la résidence des papes à Castelgondolfo. Histoires où se mêlent Carlo Levi, Léonor Fini, Jean Renoir, Henri Matisse, Audrey Hepburn. Le travail de Sanford Roth impressionne Jimmy. Roth obtient la confiance des gens qu’il photographie, célèbres ou pas, comme Einstein à Princetown. Il est autorisé à prendre une dizaine de clichés. Au bout d’un moment, Einstein dit : « Je crois que vous avez pris plus de dix photos… » Un peu gêné, Roth en convient : « Exact, mais vous savez, pour en réussir dix il faut en prendre une centaine. » Einstein, amusé, rétorque : « C’est là une probabilité toute mathématique… » Il oublie alors l’objectif et Roth capture de rares instants. Il utilise un 35mm : Leica, Contax et enfin Nikon. Il n’opère qu’à la seule lumière du jour ou ambiante. Il développe lui-même ses négatifs. Les Roth font découvrir à Jimmy, Sartre, Genet, Malaparte, Wilde. Il veut leur faire aimer Le mandarin miraculeux de Bartók. Ils ont une passion commune pour la sculpture. Roth l’entraîne chez son amie Pegot Waring où Jimmy prend des cours. Leur entente et leur complicité sont totales. Même si parfois les avis divergent. Jimmy détient une cape de matador et une paire de cornes de taureau. Beulah possède un habit de lumière et un montero (la coiffe du matador) offerts en Espagne. Jimmy adore la corrida et espère un jour combattre dans une arène. Beulah et Sandy ont assisté à des mises à mort. Ils n’apprécient pas.

Le chat Soleil

La principale originalité des Roth est d’emmener Louis XIV, leur chat, partout avec eux. XIV, parce que Louis est le 14e chat de Beulah. Ce chat, qui


sympathise avec Jimmy, séduit Jean Cocteau qui l’accueille en l’embrassant sur le museau. Mais Louis grogne de mécontentement à la vue des décors d’Œdipe roi. Igor Stravinsky joue pour lui La berceuse des chats et le promène en laisse. Georges Braque est furieux. Les Roth ont leur chat dans leur voiture. Et Madame Braque veut le faire venir dans l’atelier. Il a les chats en horreur ! Lorsque le chat paraît, Braque est abasourdi. Louis se pavane sur sa table de travail et le Maître, charmé, déclare : « Il a les couleurs de Braque. » Rue du Beaujolais, Colette, souffrante, n’a plus de chat. La venue de Louis la met en joie. Louis sur les genoux, elle ronronne. D’aise et de bonheur. Soudain, Louis aperçoit un pigeon par la fenêtre. Il veut l’atteindre. Colette le retient. Il la griffe. Blaise Cendrars, Louis sur l’épaule, tente de l’amadouer avant de lui présenter son chien. Picasso l’adore. Louis se cache sous une armoire de l’atelier. Pour le déloger, il faut déplacer le meuble. On découvre alors, coincé contre le mur, un carnet de croquis que Picasso croyait « perdu ». Louis voyage, se balade. Il fait de la gondole à Venise, flâne à Rome, indifférent dans les arènes… À Paris, il est au Panthéon. Il trotte aux abords de l’Obélisque, renifle au musée une statue de Gauguin, pose sur l’appui de fenêtre d’une boutique du quai SaintMichel ou sur une chaise aux pieds de la statue de Baudelaire dans les jardins du Luxembourg. « James Dean est un chat et il est le dernier héros baudelairien » écrira plus tard François Truffaut. Jimmy, à son habitude, est affalé, jambes tendues, dans le fauteuil vénitien du xviiie qui a appartenu à un noble dignitaire. Ce vénérable siège, brocart et dentelle, est le « repaire » de Louis. Après la toque rutilante d’un doge, les jeans délavés de Dean. Louis l’autorise à occuper « le Trône». Il s’installe ensuite sur les genoux de Dean et ils s’assoupissent. (Dean, insomniaque, s’endort ainsi fréquemment.) À quoi songent-ils ces deux-là ? Quels rêves les habitent… Une fois encore, Jimmy a regardé le plan du métro de Paris, étudié le plan de la ville. Il connaît bien le boulevard Saint-Germain. Par pho-

tos interposées. Les Roth lui indiquent où se situent Montparnasse et l’atelier de Picasso qu’ils lui feront rencontrer tout comme leurs amis sculpteurs. Ils ont promis de l’emmener à la Coupole, de dîner chez Le Doyen et de l’entraîner à la Corbeille, le bistrot de leur quartier. Jimmy est ravi. Il pourra admirer Paris du haut de la Tour Eiffel, grimper dans les tours de Notre Dame. « Je crois que je devrais apprendre un peu de français et me familiariser avec l’existentialisme » dit-il à Beulah en souriant. Le voyage à Paris, prévu pour novembre ou décembre 1955, se fera sans lui. « Pendant longtemps, dit Beulah, au café, nous avons mis une troisième chaise à notre table à l’intention de Jimmy. » Louis le chat a neuf vies. James Dean aussi. Jimmy veut « son » chat. Beulah l’entraîne à Venice chez une vieille dame qui lui cède un jeune siamois. Tout à son bonheur, il déambule avec Beulah et le chaton dans les rues de Venice. À proximité de l’hôtel St Marc, Beulah, surprise, entend Jimmy dire avec solennité : « Christophe Isherwood m’a raconté que Sarah Bernhardt a logé dans ce lieu. » Isherwood, romancier, auteur de Cabaret. Adepte de l’hindouisme et des préceptes du Vedanta, il écrit plusieurs essais sur le Karma. James Dean, opposé à tout ce qui peut nuire au progrès et au bonheur des gens, se déclare proche de Gandhi. Ils entrent dans l’hôtel et obtiennent de visiter la suite où Sarah Bernhardt a séjourné. « Le lit en cuivre est celui-là même dans lequel Madame Bernhardt a dormi », affirme l’employé. Jimmy, le chaton dans les bras, s’allonge, ferme les yeux, se concentre. Il décide d’appeler le chaton Marcus. Comme son oncle et son cousin. Plusieurs fois par jour, Jimmy appelle Beulah, sollicite ses conseils sur la manière de s’occuper du chaton. Il est aux petits soins. Mais finies les grasses matinées ! La touffe de poils se manifeste aux aurores. Marcus saute sur le lit, lui passe dessus, lui piétine le visage, dévaste la table de nuit. Jimmy s’en plaint. Beulah lui suggère de s’en débarrasser. « Le donner ? Je préfèrerais mourir ! Hey, il est ce que j’aime le plus au monde… ». Beulah Roth

constate l’amère vérité. Jeune acteur touché par le talent, atteint par le succès, courtisé à l’envie, Jimmy pourrait habiter une grande maison, s’afficher chaque soir avec une conquête différente. Mais un petit chat siamois, qu’il cajole, chérit et protège, peuple sa profonde solitude. Marcus, le seul ami que James Dean n’ait jamais eu ? Il le confie à Jeanette Miller la veille de ce 30 septembre 1955.


The Last Day

­­­E

ntre les dernières prises de vue de Giant, Jimmy se plonge dans Hamlet, un rôle qu’il projette de tenir à Broadway. Pour l’instant, ce 17 septembre 1955, dans la peau de Jett Rink, affalé sur une chaise en tenue de cow-boy, jeans, chapeau vissé sur la tête, il se voit contraint de tourner pour la sécurité routière un spot qu’il avait refusé. Finalement, bousculé par la production qui invoque l’intérêt national d’une telle campagne, il le fait en rechignant. En costume-cravate, le présentateur Gig Young le questionne : « À quelle vitesse roulez-vous ? » Manipulant son lasso, Jimmy baragouine : « Ooooh ! environ 150km/h. » Il lorgne le bout de ses bottes. « Vous avez participé à des courses automobiles ? – Ouais, une ou deux fois… – Où ? » Il se redresse : « Palm Springs… ». Il marmonne : « Les gens disent que les courses sont dangereuses, mais je me sens plus à l’aise sur une piste que sur une nationale… » Il se lève lentement, feint de se diriger vers une porte. Gig Young l’interpelle : « Jimmy, avezvous un conseil à donner aux jeunes conducteurs ? » Il esquisse un sourire ravageur : « Take it easy…. Conduisez prudemment, vous sauvegardez ainsi votre vie… » Il fixe la caméra. D’un geste significatif, il balaie l’espace du revers de la main, pointe un doigt vers la caméra et ajoute : « Conduisez prudemment, la vie que vous sauverez pourrait être la mienne… » Jimmy a modifié le texte final du script qui disait : « La vie que vous sauverez pourrait être la vôtre… ».

Spyder 550

Jane Deacy débarque à Los Angeles pour débattre du rôle que Jimmy

doit tenir dans The corn is green, une importante production télévisée pour NBC. En arrivant dans sa chambre du Château Marmont – un hôtel au charme désuet fréquenté par le showbiz –, elle découvre les fleurs qu’il lui a envoyées. Jane est l’agent de James Dean depuis 1951. Il l’a rencontrée peu après son arrivée à New York. C’est elle qui lui a dégoté ses premiers contrats à la radio, à la télé, au théâtre… Leur amitié est sincère et fidèle. Une alliée discrète et efficace. Elle a négocié, avec Dick Clayton son agent à Los Angeles, le nouveau contrat de James Dean avec la Warner Bros : un million de dollars pour neuf films à tourner dans les six années à venir. Mais auparavant la Compagnie lui accorde une année sabbatique, d’entière liberté. « J’ai tourné deux films en deux ans, et je ne tiens pas à me brûler les ailes » confie Dean. Il fourmille de projets. Il veut créer une maison de production indépendante, tourner Billy the Kid (The Left Handed Gun - Le Gaucher), monter un ballet sur la musique de Bartok The Little Mandarin, réaliser Le Petit Prince pour le cinéma, faire également un film sur le coureur automobile italien Tazio Nuvolari. Jane et Jimmy annoncent également leur intention de regagner ensemble New York vers le 10 octobre. Dean doit débuter les répétitions d’une dramatique télé, l’adaptation d’une nouvelle d’Hemingway, The Battler, que doit diriger Arthur Penn. Pressenti pour le rôle de Rocky Graziano dans Somebody Up The Likes Me (Marqué par la haine), Jimmy s’initie déjà à l’art de la boxe avec un professionnel ! Le film est une production de la MGM qui a obtenu sa participation, en accord avec la Warner.

Le tournage devrait débuter en janvier sous la direction de Nicholas Ray ou de Robert Wise, avec Pier Angeli dans le rôle de son épouse. Sal Mineo devrait aussi être de la partie. Mais Jimmy veut tout d’abord renouer avec la compétition automobile. Il a en ligne de mire le 1er octobre à Salinas. Désormais, il veut courir dans la catégorie supérieure. Il lui faut donc une voiture plus puissante. Le 21 septembre, il prend possession de sa Spyder et s’inscrit pour la course de Salinas. Pasquale D’Amore, dit Patsy, est stupéfié. Jimmy a l’habitude de garer ses engins sur le parking privé de son établissement, la Villa Capri. Sa moto Triumph, son break Ford, son scooter Lancia, sa Speedster. Mais là, cette machine de couleur argent le terrifie : « Cette voiture est trop dangereuse, elle te tuera » dit Patsy. Jimmy part d’un grand rire et pénètre dans l’établissement le plus couru, le cercle plus fermé de Beverly Hills. Patsy jouit d’une réputation énorme. Il a formé tous les cuisiniers des restaurants italiens réputés d’Hollywood comme Scala, Puccicini’s, Marquis, Matteo’s, Seraphino’s. Il considère James Dean comme son propre fils. Ce jeune acteur il est déjà admis dans la cour des grands qui se pressent chez lui en jaquette et en cravate. Le Homsby hills rat pack comprend entre autres Sinatra, Bogart, Lauren Bacall, Judy Garland. Humphrey Bogart le taquine pour ses tenues vestimentaires négligées. Mais quand Patsy l’invite à la soirée privée qu’il donne pour fêter son ami Frank Sinatra, James Dean affiche une tenue correcte. Le gâteau est une pièce montée, un paquebot fait de crème, de biscuit, de pâte caramélisée et de sucre. Le « S.S. Sinatra »,


pavillon au vent sur lequel on peut lire « Bon voyage ! Rose et Patsy », symbolise le commencement de la tournée de Frank Sinatra : « Port de départ : Villa Capri ». Les convives applaudissent. On pose le gâteau sur la table qu’occupent James Dean et Ursula Andress. Derrière et autour d’eux se pressent les amis. En face, de l’autre côté de la table, debout, Frank Sinatra apprécie, sourit, tandis que Jimmy allume une cigarette. « Exceptionnellement, il arbore costume et cravate, dit Patsy. Quand il arrive, il demande un scotch avec de l’eau. Je ne l’ai jamais vu ivre, mais il fume ses Chesterfiels, cigarette sur cigarette. » Il est parfois insupportable, mais on lui pardonne ses écarts de langage et de comportement, ce qu’on n’accepte pas de Marlon Brando. La seule fois où il est venu, Patsy lui a demandé poliment de patienter quelques minutes qu’une table se libère. Brando, méprisant, a rétorqué « je n’attends pas ! », est sorti en se pavanant et n’est jamais revenu. « Brando n’est rien, affirme Pasquale D’Amore. Jimmy est, lui, si naturel ! » Même si on le croise au Ciro’s avec Sammy Davis Jr ou en chevalier servant au bras de Leslie Caron. « J’ai choisi d’être ce que je suis, affirme-til, plutôt que de rester un jeune fermier de l’Indiana, mais je ne renie pas, loin de là, mes origines. » Exubérant, Jimmy va de table en table, exhortant les habitués à sortir admirer sa machine. Il aperçoit Alec Guinness, se dirige vers sa table. Échange courtois. Jimmy dit toute l’admiration qu’il porte à l’acteur britannique. Alex Guinness trouve Jimmy agréable. Aimable, il accepte de voir le bolide. Il est effaré. Livide, il regarde sa montre, lève les yeux vers James Dean : « Si vous conduisez cette voiture, dans une semaine vous serez mort… » Jimmy s’esclaffe. Sans doute son désir de provocation est-il comblé ? Quelques jours plus tôt, apprenant la mort de deux jeunes artistes – Bob Travis dans un accident d’avion, et Susan Ball victime d’un cancer – n’a-t-il pas dit à un ami : « Jamais deux sans trois, je serai le troisième ! » Forfanterie ? Prémonition ? Jimmy conduit la Spyder chez George Barris, spécialiste de la décoration et la personnalisation des voitures. « De Sinatra à Presley via Batman » Son atelier est proche de Competition Motors. Barris fait dessiner et peindre en noir le chiffre « 130 » à l’avant et à l’arrière de la carrosserie, sur le flanc des portières. À l’arrière, il ajoute, en rouge, à la demande de Jimmy : « Little Bastard » (petit salaud), surnom que lui donne affectueusement Hickman et qui lui colle si bien à la peau. Dean,

lui, appelle Hickman, bien plus grand que lui, « Big Bastard ». Barris a vu courir James Dean. Il sait de quoi il est capable : « Jimmy conduit très bien. Il court pour gagner, mais il respecte les autres conducteurs. Il ne les met pas en danger. » Mais la voiture le met mal à l’aise. Jimmy se blesse légèrement au doigt avec la portière. Pour Barris, c’est un mauvais présage. Dans l’après-midi de ce jeudi 29 septembre, Jimmy confie Marcus, son chaton siamois, à Jeannette Miller, la jeune actrice qu’il fréquente depuis l’épisode Andress. Sur un bout de papier, il note des recommandations précises.

Rosalie La More

Le vendredi 30 septembre, Jimmy se réveille aux aurores. Comme d’habitude, il n’adresse pas la parole à Nikko Romanos qui lui préparer un petit déjeuner. Son propriétaire passe régulièrement le voir, le matin, avant de prendre son service à la Villa Capri. Mais Jimmy, qui grille déjà une cigarette, ne dit rien tant qu’il n’a pas avalé sa première tasse de café. Il déjeune, se prépare, enfile un jean, un T-shirt blanc, le pull noir, attrape son blouson et saisit son sac. Après la course, il compte passer quelques jours dans les environs de Salinas chez Pat et Monty Roberts – « l’homme qui écoute les chevaux » – qui prospectent pour lui l’achat d’un ranch. Il prend le volant de sa Ford « station wagon ». La Spyder est arrimée sur le plateau de la remorque attelée à l’arrière du break. À 8 h précises, il est chez Competition Motors. Rolf Wutherich l’attend pour effectuer les dernières vérifications : pression des pneus, niveau d’huile… Il fixe sur le flanc avant gauche de la Spyder un écusson du Nürburgring qu’il offre à Jimmy. Le ciel est magnifique, il fait chaud, le temps idéal. Jimmy décide de conduire la Spyder qui accuse un déficit de kilométrage. Elle n’est pas suffisamment rôdée. Plus de 500 km à parcourir, sept heures de route le long des côtes, à travers les collines, ont tout pour lui plaire. En Tshirt blanc, il ajuste les verres solaires sur ses lunettes, enfile ses gants, jette le blouson rouge à l’arrière, glisse une cigarette aux lèvres, s’installe au volant, pointe le pouce, le temps d’une photo prise par Rolf avec l’appareil de Roth. Rolf monte avec Jimmy qui saisit la main du mécanicien et lève leurs deux bras. Roth shoote l’instantané. La voiture de Roth mise sur le plateau est déposée chez lui. De là, l’équipée se met en route. Hickman et Roth suivent la Spyder dans le Station Wagon, la remorque à vide. Ils empruntent le Ventura Boulevard, font le plein à une

station service. Une station nommée « Rosalie la More ». Les voitures se suivent sur la Route 99. Le Station Wagon roule en tête. Puis la Spyder le dépasse, et ainsi de suite. Jimmy est joyeux. Volubile. Il ne cesse de parler, de plaisanter, de siffler, de rire et de fumer. Rolf garde les yeux fermés. Le soleil l’éblouit et il a oublié ses lunettes. Mais il est satisfait. Le moteur tourne précis comme la mécanique d’une horloge. Vers 15 h, ils s’arrêtent au Tip’s Dinner pour avaler quelques sandwiches. Jimmy prend un verre de lait. Il est décontracté, et Roth dit qu’il ne l’a jamais vu aussi heureux. Hickman demande à Rolf de ne pas laisser Jimmy rouler trop vite. Une serveuse reconnaît Jimmy. « C’est James Dean ? » demande-t-elle à Rolf. Il acquiesce. Elle file prévenir ses amies… Le convoi repart, passe Bakersfield. À 15h30, l’officier Oscar Hunter, de la police de la route, est en maraude aux abords de la Nationale 99, au sud de Kern County. Il repère la Porsche qui roule à une vitesse excessive. La voiture est suivie par un break Ford également en infraction. Le policier se lance à la poursuite des contrevenants. Il s’intercale entre le Ford et la Spyder, actionne les feux de son gyrophare qui crache sa lumière bleutée et lance la sirène. Il les intercepte. Jimmy s’immobilise immédiatement sur le côté de la chaussée. Il roule à 65 miles dans une zone limitée à 55. Il reconnaît les faits. Le policier tend le procès-verbal et lui suggère de rouler prudemment. James Dean le signe. C’est son dernier autographe. La zone est désertique, le paysage insipide. Le soleil est aveuglant. Jimmy appuie sur le champignon, monte à 75 miles/heure. Par moment il fait une pointe : 100 miles… Jimmy pousse le moteur à fond. Il ne pense plus à rien. Il fait corps avec la machine. Ni tendu ni anxieux, il file droit. Il est 17 h 30… Des dizaines de fois, Jimmy questionne Rolf : « Est-ce que tout est OK ? La pression d’huile ? La température ? C’est la bonne route ? » La seule préoccupation de Jimmy à cet instant est la course. Sa volonté de gagner. Il double une voiture qui se traîne : « J’ai entendu un vrombissement et j’ai cru apercevoir une forme indéfinissable… » La Spyder file entre courbes et collines en direction de la vallée de Cholame, approche de l’intersection des Nationales 466 et 41. Dans son rétroviseur, John Robert aperçoit soudain l’engin derrière lui. Il distingue le chauffeur blond qui se déporte et le double à grande vitesse. Arrivant en sens inverse à bord de sa Pontiac, Clifford Hord, interloqué,


voit déboucher du sommet la Spyder qui double, fonce sur eux et se rabat juste à temps. Clifford lâche un juron. Son épouse Luz et leurs enfants sont choqués. La Spyder poursuit sa route vers l’intersection en forme de Y. Jimmy réduit sa vitesse et roule alors, selon des expertises, à moins de 100 km/h. Il aperçoit une voiture qui survient en sens inverse. Une Ford Tudor Sedan 1950, lourd V8 d’une tonne et demie, noire et blanche, qui ressemble à un véhicule de police. Au volant, Donald Turnupseed, vingt-trois ans, étudiant au Polytechnic Institute de San Luis Obispo, rentre passer le week-end chez ses parents à Tulane. À hauteur de l’embranchement de la Nationale 41 qui mène vers Tulane, sans clignotant, Donal Turnupseed dévie sa trajectoire. Il se déporte sur la gauche, avance vers la ligne médiane, s’apprête à couper la route, comme si de rien n’était. Comme s’il ne distinguait pas, avec le soleil couchant, la Spyder qui arrive en face. Jimmy lance à Rolf : « Ce type nous a vus. Il va s’arrêter ! » Jimmy ne freine pas. Il coupe les gaz et axe sa trajectoire sur le côté droit pour permettre à la Ford de reprendre sa propre droite. Il agit en pilote expérimenté. Mais Donald Turnupseed n’a pas ce réflexe. Il ne redresse pas son véhicule. Il poursuit inexorablement vers la gauche. Soudain il réalise, il freine, il braque enfin. Trop tard. Il est au milieu de la chaussée. La Spyder le frappe de plein fouet. La collision est quasi frontale. La Spyder se soulève tel un fétu de paille et se fracasse sur le sol quelques mètres plus loin, au pied d’un pylône. Le silence… Rolf Wutherich a été éjecté. Il a une jambe écrasée, souffre de fractures, de contusions, mais il est conscient. Donal Turnupseed sort de son véhicule, hébété. Il n’a que quelques égratignures. L’homme, qui porte un T-shirt noir, s’approche de la carcasse disloquée. Jimmy Dean, pantin désarticulé, en T-shirt blanc, gît inconscient. La nuque brisée. Les jambes coincées. Il est 17 h 45. James Dean est cliniquement mort. Tué sur le coup. Selon le rapport de police : « Il n’était pas défiguré. » Le soleil décline sur la route de Salinas. Le lendemain, les journaux titrent : « 30 septembre 1955. Dénouement tragique à la Fureur de vivre, James Dean le Géant meurt à l’Est d’Eden. »

30/9/55

17 h 45. Après le fracas de l’acier, le silence. Hébété, Donald Turnupseed erre sur la chaussée. John White, l’automobiliste que James Dean a doublé avant de percuter la Ford, a vu l’accident. Les feux des stops ne sont pas allumés.

Jimmy n’a pas freiné. Sous la violence du choc, la Porsche, projetée, retombe à proximité d’un poteau téléphonique. Il fonce prévenir les secours. Le policier Ernie Tripke en patrouille reçoit l’appel à 17 h 59. Les secours s’organisent. Sur place, l’un des autres conducteurs Paul Frederick applique ses lunettes sous les narines de Jimmy. Rien ! Mme Coombes et sa fille s’arrêtent à leur tour. Mme Coombes est infirmière. Elle constate que Jimmy a la nuque brisée. Son pouls est très faible, insignifiant. Il est à l’agonie, voire cliniquement mort. Bill Hickman et Sandy Roth découvrent le drame, la spyder disloquée. Hickman se précipite. Il serre doucement Jimmy contre lui. Il perçoit un tressaillement. Le dernier souffle de vie ? Puis il fulmine contre Roth qui a sorti ses appareils photo. L’ambulance de Paul Moreno arrive. Ils le dégagent difficilement de la carcasse. Jimmy a les pieds coincés dans les pédales. Ils le mettent sur le brancard, apposent un masque à oxygène. L’ambulance l’emmène au War Memorial Hospital de Paso Robles où il est déclaré officiellement mort par le médecin de garde. L’ambulance qui durant le transfert a eu un accrochage emporte alors le corps de Jimmy au Kuehl Funeral Home. Rolf Wutherich est hospitalisé. Il a une jambe cassée et souffre de multiples contusions. Sandy Roth a pris des photos sur les lieux de l’accident. Pour l’enquête et les assurances. Il assure ne pas avoir pris de photos de Jimmy. S’il les a faites, il a la décence et l’honnêteté de ne jamais les montrer ni les diffuser. Au funérarium Bill Hickman veille Jimmy toute la nuit.

Suite

Après l’accident de Jimmy, George Barris, qui a peint sur la carrosserie les chiffres « 130 » et « Little Bastard », rachète l’épave de la Spyder pour 2500 dollars. Il revend des pièces du moteur non endommagé à un médecin passionné de courses automobiles et l’essieu de transmission à l’un de ses amis, également coureur amateur. Dès leur première course à Pomono Sport Car Races, ils ont un accident. Le premier, le docteur William Eschrich, reste paralysé, Le second, le docteur Tray McHenry, est tué. Deux jours plus tard, un autre coureur qui a acquis une autre pièce de la voiture se tue durant une compétition. The California Safety Highway Patrol demande à Barris d’exposer les restes de la Spyder dans le cadre d’une campagne de prévention contre les accidents de la route. La voiture est exhibée avec ce panneau « Cet accident pouvait être évité. » Les ennuis commencent. Et

pas seulement parce que les gens arrachent des morceaux d’aluminium. En 1960, George Barris décide de tout arrêter. La Spyder est mise à bord d’un container scellé pour être rapatriée par la route à Los Angeles. Quand le camion arrive, on ouvre la porte du container. Il est vide. La Spyder a disparu. L’enquête n’a rien donné… Une prime importante est toujours offerte par les assurances pour toute information permettant de la retrouver. Des routiers prétendent l’avoir croisée sur la route de Cholame, avec au volant, un jeune type à lunettes. À hauteur du lieu de l’accident, il y a eu grand bruit. Ils y sont allés. Mais il n’y avait rien. Un couple, des personnes âgées qui n’ont jamais entendu parler de James Dean, se présente à la police. Elles ont remarqué une voiture de sport d’un gris métallisé qui sillonne inlassablement les routes du désert. Le chauffeur est un homme jeune blond à lunettes en T-shirt blanc… Aux dernières nouvelles, le pilote s’est arrêté sur le bord de la route pour prendre en stop un gros type qui lui faisait signe. Il portait sous le bras le manuscrit inédit que Jack Kerouac lui destinait. Marlon Brando parvient, non sans mal, à se glisser dans l’habitacle de la voiture. Elle repart dans un nuage de poussière. En direction d’une étrange lueur verte qui pointe au firmament.


Le Mur d’espoir The James Dean Center Tree of heaven

A

u Japon, M. Seita Ohnishi est un homme d’affaires influent, fortuné et respecté. Originaire de Kobe, il vénère James Dean depuis toujours. En hommage à l’acteur mais aussi à l’homme, il fait ériger en 1977, à Cholame, à proximité du lieu de l’accident fatal, un « arbre de vie ». Ce sobre monument d’environ deux mètres allie le béton et l’acier inoxydable, au milieu d’un jardinet couvert de jolis et rares galets noirs et ronds de Nachi, en provenance du Japon. Il ceint un arbre, un chêne, symbole de vie, tels des miroirs posés sur des piliers. Le nom de James Dean, ses dates de naissance, de décès et le chiffre 8 versé sur le côté, emblème d’éternité, figurent sur le monument. Un extrait du Petit Prince d’Antoine de Saint Exupéry – « Ce qui est essentiel est invisible à l’œil » –, et une explication de son ami Bill Bast : « C’était probablement la citation favorite de James Dean. Elle avait pour lui une profonde signification et il l’utilisait particulièrement avec ceux qu’il aimait » – sont gravés sur une plaque en bronze. Ce monument fabriqué au Japon, amené à Cholame, a coûté 15 000 dollars. Seita Ohnishi fait le déplacement de Tokyo en Californie à trois reprises, mais il ne révèle pas les raisons de ce tribut à James Dean. Un culte des morts, ou de l’esprit, dans la pure tradition nippone. Des subtilités très éloignées des préoccupations mercantiles de nos civilisations occidentales. La jeunesse japonaise, très marquée par le personnage de James Dean, puise en lui des forces salvatrices. Une révolte. Une inscription indique : « Au Japon on dit qu’il est mort aussi soudainement que les fleurs des cerisiers. » Dans les années 1970, Seita Ohnishi

écrit aux Winslow, sollicite l’autorisation de créer le mémorial actuel. Dans les années 1980, une vingtaine d’années après la mort du photographe Sanford Roth, Seita Ohnishi se porte acquéreur des droits de toutes les images de James Dean, environ 1 600 photos prises par Sanford Roth entre juillet et septembre 1955. Son but n’est pas de faire de l’argent mais de permettre la diffusion et le rayonnement de James Dean. Personne ne saisit alors le sens profond de sa motivation. En 1983, Seita Ohnishi ajoute une plaque au monument : « Ce monument témoigne de ma gratitude envers le peuple américain de qui j’ai tant appris. Il célèbre un peuple qui a, au fil des ans, suivi courageusement le chemin de la vérité et de la justice tout en consacrant les limites de l’espèce humaine et son esprit d’innovation sans borne. Il est là aussi pour James Dean et les rebelles américains qui nous ont enseigné l’importance d’avoir une cause. » Pour Marcus Winslow, légataire de son cousin Jimmy, et pour Mark Roesler, patron de la CMG Worldwide qui gère les droits et l’image de James Dean – un revenu annuel de 5 millions de dollars – Seita Ohnishi est le plus « grand » fan de James Dean. Ils le rencontrent au Japon en octobre 2005 dans le cadre de la commémoration du 50e anniversaire de la disparition de Jimmy. Le mémorial de Cholame n’est pas l’acte irraisonné d’un fan. Mais tout le monde ignore encore la finalité de la démarche de Seita Ohnishi. À l’origine, il a un gigantesque dessein : The James Dean Center que conçoit Yazuo Mizui, sculpteur japonais installé en France dès les années 1950. Une véritable cité culturelle implantée à Cholame sur les lieux mêmes

de l’accident. Mais le projet ne se réalise pas. Et le Mur d’espoir de Yazuo Mizui, dédié à James Dean : 60 blocs de pierre, 13 mètres de long, 4,50 de haut, 1,20 de large, d’un poids total de 150 tonnes, d’un coût de 200 000 dollars se dresse aujourd’hui à Lacoste, dans le Vaucluse.


James Dean n’a pas eu le temps d’être jeune Maurice Renoma


conception artistique Maurice Renoma



conception artistique Maurice Renoma


conception artistique Maurice Renoma


conception artistique Maurice Renoma



conception artistique Maurice Renoma



conception artistique Maurice Renoma



conception artistique Maurice Renoma


Jimmy photographie Beulah Roth et Louis XIV, lui-même photographié par Sandy Roth, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions



Jimmy chez les Roth avec Louis XIV, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions

Jimmy photographie ses amis, © 2007 James dean, Inc. By CMG Worldwide/www.JamesDean.com/Courtesy Hugo Doc Editions


Tournage de Rebel; Jimmy donne des instructions à Natalie Wood sous l’œil de Nicholas Ray. En arrière plan Dennis Stock, © The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions



James Dean dans les rues de New York, Š The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions


James Dean, © Michael Ochs Archives/Getty Images/ Courtesy Hugo Doc Editions

James Dean et Terry Moore, © Michael Ochs Archives/Getty Images/ Courtesy Hugo Doc Editions

Rien de grand ne peut se faire dans ce monde. On est condamné à être conditionné. Un poisson dans l’eau n’a pas le choix de vivre autrement. Le génie voudrait qu’il nage dans le sable… Nous sommes des poissons et nous nous noyons. James Dean


James Dean et Ursula Andress, Š Michael Ochs Archives/Getty Images/ Courtesy Hugo Doc Editions


Jimmy dans la salle de maquillage, au studio Burbank, Š 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions


James Dean, septembre 1955, Los Angeles, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions

James Dean et Bob Hinkle, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions

James Dean, septembre 1955, Los Angeles, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions

James Dean et Elizabeth Taylor, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions


Jimmy spectateur d’une course à Santa Barbara, © 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/Courtesy Hugo Doc Editions



Statuette d’argile réalisée par Jimmy, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions


James Dean sculpte chez Pegot Waring, Š 1987 Seita Ohnishi/Oscar for Jimmy, Inc.;Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


68e rue, New York, Š 2007 James Dean, Inc. By CMG Worldwide/ www.JamesDean.com/ Courtesy Hugo Doc Editions


Février 1955: Jimmy à la ferme chez Marcus et Ortense, © Dennis Stock/Magnum photos/ Courtesy Hugo Doc Editions


Bill Gunn photographié par James Dean, © 2007 James Dean, Inc. By CMG Worldwide/ www.JamesDean.com/ Courtesy Hugo Doc Editions

Roy Schatt pose, dans le métro, devant une affiche qui le représente, © 2007 James Dean, Inc. By CMG Worldwide/ www.JamesDean.com/ Courtesy Hugo Doc Editions


John Gilmore photographié par James Dean, © John Gilmore/Courtesy Hugo Doc Editions


Jimmy à Marfa entre deux scènes, © The James Dean Gallery/ Courtesy Hugo Doc Editions

Californie, août-septembre 1955, © 1987 Seita Ohnishi/ Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


James Dean, tournage du film Giant, Marfa, 1955, Š Michael Ochs Archives/Getty Images/Courtesy Hugo Doc Editions


Le toréador, peint à New York. Dessin de James Dean, DR /Courtesy Hugo Doc Editions

Dessins de James Dean, DR /Courtesy Hugo Doc Editions


Dessin de James Dean, DR /Courtesy Hugo Doc Editions


Tournage de Giant à Burbank, pause, © 1987 Seita Ohnishi/ Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


Tournage de Giant à Burbank, pause, © 1987 Seita Ohnishi/ Oscar for Jimmy, Inc.; Photos by Sanford Roth/ Courtesy Hugo Doc Editions


James Dean, tournage du film Giant, Marfa, 1955, Š Michael Ochs Archives/ Getty Images/Courtesy Hugo Doc Editions


Il n’a pas eu le temps de mourir. Maurice Renoma

James Dean sur le plateau de Rebel, © The James Dean Gallery/Courtesy Hugo Doc Editions



conception artistique Maurice Renoma


présente

on the road

…une vie programmée Exposition du 09 février au 09 mai 2011

129 bis rue de la Pompe 75116 Paris www.renoma-paris.com Du mardi au samedi de 10h à 19h Contact presse : Margo Bourcier / Anne-Sophie Rivière Tél : 01.44.05.38.18 presse@renoma-paris.com Design Graphic : adelap.com

118 rue de Longchamp 75116 Paris Du lundi au samedi de 10h à 19h

Exposition en partenariat avec


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