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Héloïse & Abélard L’INVENTION D’UN MYTHE
from Héloïse & Abélard
by Revue303
Pierre Abélard est né au Pallet, près de Nantes, en 1079. Aîné d’une famille de petite noblesse, il renonce au métier des armes pour étudier la dialectique à Paris, où il ne tarde pas à contester l’enseignement de son maître, Guillaume de Champeaux, et à ouvrir sa propre école, à Melun d’abord, puis à Corbeil, avant d’enseigner notamment à Paris. Fier de son succès, il devient le précepteur d’une jeune fille instruite, Héloïse, nièce du chanoine Fulbert, et la séduit. De leur amour naît leur fils Astrolabe. Ils se marient pour répondre à la demande de Fulbert mais gardent leur mariage secret pour ne pas compromettre la brillante carrière d’Abélard. Furieux, l’oncle fait émasculer l’époux. Les deux amants entrent alors en religion, elle à Argenteuil, lui à SaintDenis. Abélard continue d’enseigner la philosophie et la théologie tandis que ses écrits lui valent d’être condamné pour hérésie par le concile de Soissons (1121). Après des querelles successives avec ses collègues, il reprend son enseignement, en pleine campagne, près d’un oratoire qu’il a dédié à la Trinité et qu’il nomme ensuite le Paraclet. Vers 1125, il est élu abbé de Saint-Gildas-de-Rhuys, dans le diocèse de Vannes, où il passe une dizaine d’années. Il meurt en 1142, après avoir été recueilli à Cluny par son ami Pierre le Vénérable qui, à la demande d’Héloïse, fera transférer en secret sa dépouille au Paraclet afin que les époux puissent être réunis dans la mort.
L’histoire d’Héloïse et Abélard, telle qu’elle est racontée par ce dernier dans une lettre, parfois sujette à controverse et forcément subjective, L’Histoire de mes malheurs1 , a été qualifiée de légende2 ou de mythe3 par les historiens et historiens de l’art qui s’y sont et Abélard d’un mythe intéressés. Si l’authenticité de leur correspondance, dont le manuscrit original n’a jamais été retrouvé, a parfois été remise en cause4 , leur existence même ne fait aucun doute et le romanesque de leurs vies a largement contribué à installer la légende. Tous les ingrédients sont réunis pour cela : personnages déjà célèbres en leur temps, amours contrariées, séparation forcée, entrée dans les ordres.
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Trois études d’un moine, Édouard Toudouze. Mine de plomb et rehauts de craie blanche. Musée des Beaux-Arts de Rennes.
Le premier à forger ce mythe n’est autre qu’Abélard luimême en relatant sur le papier ses souvenirs. D’autres prendront sa suite, et pas des moindres : d’Alexander Pope à Jean-Jacques Rousseau, les écrivains ne se trompent pas quand ils cherchent l’inspiration auprès de ces amants célèbres. Depuis leur décès, chaque siècle a ainsi vu naître une œuvre littéraire donnant du couple, notamment de sa protagoniste féminine, une vision différente : à la période médiévale, Le Roman de la Rose la décrit en « tres
Abélard meurt le 21 avril 1142, à l’âge de 63 ans, au monastère de Saint-Marcel près de Chalon, en Bourgogne. Le clergé local lui fit ériger un monument dans son église, dans le goût de l’époque. Son corps reposa sur place pendant plus d’un an. Héloïse obtint de l’abbé de Cluny, Pierre le Vénérable, ami d’Abélard, qu’il fît transférer au Paraclet la dépouille de son mari. À sa mort, une vingtaine d’années plus tard, Héloïse fut enterrée auprès de lui.
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Les ossements reposèrent au Paraclet jusqu’en 1792. À cette époque, ils avaient déjà subi deux vérifications et cinq transferts, dont deux avaient nécessité un changement de cercueil7. La Révolution française poursuivit cette histoire en mettant un terme à la présence des époux au Paraclet. Alors que ce dernier allait être vendu, les autorités de Nogent-sur-Seine, commune située à quelques kilomètres du Paraclet, firent transférer les dépouilles dans l’église de la commune et les déposèrent dans un caveau afin de les protéger. Les reliques furent toutefois rapidement convoitées par Alexandre Lenoir, le fondateur du musée des Monuments français, qui reçut l’autorisation de faire venir les restes aux PetitsAugustins, avec ceux d’autres personnages illustres tels Descartes, Molière, La Fontaine ou Turenne. Lenoir avait la ferme intention de construire dans le jardin du musée un mausolée pour y déposer les deux cercueils.
Portrait d’Alexandre Lenoir (1762-1839), fondateur du musée des Monuments français, Marie-Geneviève Bouliard, vers 1796. Huile sur toile. Musée Carnavalet –Histoire de Paris.
et Abélard d’un mythe
Ce monument est une véritable création. Seuls les hautsreliefs des pans verticaux de la tombe et le gisant d’Abélard proviennent du tombeau dressé en 1142 au prieuré Saint-Marcel, les autres éléments sont issus de monuments d’origines et d’époques diverses. Pour le gisant d’Héloïse, Lenoir fit sculpter une tête par Pierre-Nicolas Beauvallet8 .
Alexandre Lenoir vouait un véritable culte laïc aux deux amants et se fit confectionner un reliquaire pour accueillir une partie de leurs ossements. Il offrit aussi quelques fragments d’os à ses amis, à ses supérieurs hiérarchiques ou à des visiteurs de marque du musée. Des échanges épistolaires attestent ces largesses et l’existence de « certificats d’authenticité » de sa main, qui permettent de connaître l’identité des personnes qui en ont bénéficié, comme les citoyens Lesieur, de Villenave et Moët. Cette pratique va perdurer au moins jusqu’en 1831 selon les dires de Louis Courajod, historien
Alexandre Lenoir s’opposant à la destruction du mausolée de Louis XII à Saint-Denis, octobre 1793, Pierre Lafontaine, 1793. Dessin. Musée Carnavalet –Histoire de Paris.
Le Jardin du musée des Monuments français, ancien couvent des Petits-Augustins, Hubert Robert, 1803. Huile sur toile. Musée Carnavalet –Histoire de Paris.
Double page suivante Tombeau d’Héloïse et Abélard, Réville. Estampe, eau-forte. Musée Carnavalet –Histoire de Paris.
Reliques Et Reliquaires De Nos Jours
Le reliquaire de Lenoir
Le couple mythique formé par Héloïse et Abélard occupait une place centrale au sein du musée des Monuments français, fondé en 1795 par Alexandre Lenoir. Initialement destiné à préserver les biens confisqués aux religieux et aux émigrés, ce musée lui permit de concrétiser sa vision, à la fois politique, chronologique et sensible, de l’histoire monumentale française. La façon dont il s’empara de l’infortune des deux amants dont la triste aventure, faite d’éloignement physique et de proximité intellectuelle, inspira les poètes dès le Moyen Âge pour devenir, avec Julie ou la Nouvelle Héloïse (1761) de Jean-Jacques Rousseau un symbole de la subjectivité moderne, incarne de manière exemplaire ses ambitions et ses méthodes. En 1800, Lenoir fit revenir à Paris pour son musée la sépulture des deux amants, conservée dans l’église de l’abbaye du Paraclet, qui avait été sauvée par les notables de Nogent-surMarne lors de l’évacuation de l’abbaye en 1792. Il passa ensuite sept années à concevoir une chapelle funéraire, imaginée à partir d’éléments provenant du tombeau d’Abélard de l’abbaye Saint-Marcellès-Chalon et d’une chapelle de l’abbaye de Saint-Denis14. Avec ce monument, appelé à prendre place dans le jardin du musée, le célèbre jardin Élysée, Lenoir souhaitait constituer un exemple emblématique de l’architecture du xiie siècle mais aussi parvenir à « fixer […] l’attention des cœurs sensibles ». Transféré au cimetière du Père-Lachaise à la fermeture du musée des Monuments français, en 1817, il devint un but de promenade particulièrement apprécié des cœurs romantiques.
Lenoir affirma avoir prélevé quelques reliques des deux amants lorsqu’en 1800 le tombeau arriva à Paris et fut ouvert15. Ce geste était conforme au goût de l’époque, partagé entre le rationalisme des Lumières et une sensibilité préromantique. De nombreux exemples illustrent cet intérêt, qui fut à l’origine d’un véritable marché. Sous la Révolution, une « dent d’Héloïse » pouvait se vendre entre 1 000 et 3 000 francs, et des témoignages rapportent que l’éditeur de l’Encyclopédie, Charles Joseph Panckoucke, détenait dans son musée personnel des éléments de la sépulture des deux amants, tout comme Vivant Denon, le fondateur du musée
Reliquaire d’Héloïse et Abélard, Alexandre Lenoir, époques diverses (objets rassemblés entre 1816 et 1871). Coffret en maroquin noir et filets d’or à motif central néogothique contenant deux actes (1816, 1817) de la main de Lenoir, frappés du cachet du musée des Monuments français. École nationale supérieure des beaux-arts de Paris.