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ILLUSTRER LA VIE DU COUPLE
from Héloïse & Abélard
by Revue303
L’histoire du couple ne s’arrête pas au culte de ses reliques. L’engouement qu’elle suscite se perçoit à travers l’importante production artistique qui fait perdurer la légende. Romans, pièces de théâtre et arts plastiques s’en emparent. Ce sont principalement ces derniers qui ont retenu notre attention. Les premières représentations du couple sont anciennes, puisque l’on en trouve dès le xiiie siècle24, mais un renouveau d’intérêt pour la vie romanesque d’Héloïse et Abélard se fait sentir, à la suite de la création du musée des Monuments français, chez les sensibilités romantiques25. C’est surtout leur vie amoureuse que les artistes s’attachent à illustrer. Ils sont souvent figurés ensemble ; quand ce n’est pas le cas, le protagoniste manquant est évoqué par un objet, comme une lettre ou un portrait. Leur vie est contée en épisodes aisément identifiables ; des artistes troubadour aux peintres d’histoire, les amants se hissent progressivement au rang de personnages de l’Histoire de France.
Histoire d’Éloise et d’Abeilard. Imprimerie Pellerin, lithographie coloriée. Mucem, musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée.
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Repr Senter Un R Cit En Pisodes
Le mythe d’Héloïse et Abélard se fonde sur un texte littéraire, leur correspondance, rassemblée sous le titre L’Histoire de mes malheurs. Il n’est donc en rien étonnant qu’en premier lieu des écrivains, tel Jean de Meung, au xiiie siècle, dans son Roman de la Rose, ou le poète François Villon, qui écrit en 1461 La Ballade des dames du temps jadis, s’y intéressent et contribuent à le faire perdurer. Les traductions successives de l’œuvre d’Abélard, notamment par Alexander Pope, jouent un rôle important. Les premières représentations des époux se situent logiquement dans cette veine éditoriale puisqu’elles viennent illustrer le récit. La vie des amants est séquencée en épisodes que l’on retrouve dans des gravures d’illustration mais aussi sur d’autres supports présentant des scènes issues de la littérature, telles les indiennes. Cette iconographie se diffuse par le biais de l’impression sur étoffe, particulièrement active à Nantes, ville proche de la « patrie d’Abélard », par l’imagerie populaire – en particulier les images d’Épinal – et le décor d’objets du quotidien ou décoratifs, comme des éventails.
L’ouvrage Lettres d’Héloïse et d’Abailard, édité en 1796 chez Fournier et Didot, orné de gravures d’après Moreau le Jeune, contribue à diffuser ces épisodes à travers l’illustration de huit scènes : une leçon chez Fulbert, la castration d’Abélard, Héloïse prenant le voile à Argenteuil, Abélard donnant des leçons à ses disciples de Champagne, la réception d’Héloïse au Paraclet, un jeune religieux expire dans les bras d’Abélard par l’effet d’un poison préparé pour ce dernier, Héloïse pleurant sur le tombeau d’Abélard et enfin la mort de cette dernière. Il est aisé à des paysages d’architecture et révèlent les connaissances de l’artiste dans ce domaine, ainsi dans Abeilard s’éloignant de ses religieux pour lire une lettre d’Héloïse, réalisé dans les années 1830, ou dans Un intérieur de couvent. Abeilard relisant une lettre d’Héloïse, peint par Henri Édouard Truchot et présenté au Salon de 1819. En d’autres occasions ce sont bien les protagonistes qui sont mis en évidence. Granet retient ainsi le thème d’Héloïse devant le tombeau de son époux dans une aquarelle de petit format. Réalisée vers 1817-1820, à la même période qu’une œuvre de Leblanc, Héloïse au tombeau d’Abeilard ; effet de lune, présentée au Salon de 1817, elle montre l’abbesse seule alors qu’au loin s’éloigne une sœur. Héloïse se retrouve dans la solitude du tombeau tandis que le personnage à l’arrière-plan nous rappelle qu’elle vit entourée de religieuses. Ce tombeau, sur lequel est inscrit le nom d’Abélard, est imposant. Le décor, particulièrement détaillé pour une œuvre de ce format, reprend quelques poncifs de la peinture troubadour – cathèdre, architecture gothique – alors qu’un bouquet de fleurs rouges et la lettre que l’épouse tient dans ses mains symbolisent la relation du couple.
L’une des huit scènes, gravées d’après Moreau le Jeune, qui illustrent les Lettres d’Héloïse et d’Abailard, J.-B. Fournier et fils, Didot le Jeune, Paris, 1796. BnF.
Le tombeau, peint ou édifié, invite le spectateur à méditer sur les beautés d’un temps révolu, à réfléchir sur le caractère éphémère de la vie humaine mais permet également l’exaltation de la passion amoureuse. Aussi le thème de la veuve au tombeau de son mari est-il très présent, soulignant la séparation mais aussi les vertus et la force de l’amour. La représentation d’Héloïse et Abélard s’inscrit dans une production qui met en scène d’autres couples légendaires aux amours contrariées, qu’il s’agisse de personnages purement littéraires ou dont l’existence est avérée : Paolo et Francesca, Roméo et Juliette… Des peintres qui se sont penchés sur l’histoire d’Héloïse et Abélard ont aussi pu s’intéresser à un autre duo. C’est le cas d’Ingres qui, dans ses carnets, a noté son intérêt pour le sujet des amants que nous étudions tandis qu’il peignait Paolo et Francesca et Raphaël et la Fornarina, qu’il exposa au Salon de 1814. L’intérêt d’Ingres pour ce genre a été démontré par plusieurs historiens de l’art27, même s’il s’en démarque en montrant que ce genre populaire pouvait être traité comme une peinture d’histoire.
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27 — « Un nouveau troubadour », dans Vincent Pomarède, Stéphane Guégan et Louis-Antoine Prat (dir.), Ingres 1780-1867, Paris, Éditions du Louvre, p. 214 ; Marie-Claude Chaudonneret et Sébastien Allard, Ingres, la réforme des principes, 1806-1834, Lyon, Fage, 2006, p. 106-108.
L’HÉROÏNE HÉLOÏSE
La représentation d’Héloïse a varié au fil du temps. Dans la première partie du xixe siècle, l’héroïne c’est elle. La description d’Abélard que donne Lamartine dans sa Vie de quelques hommes illustres est évocatrice de l’idée que l’on se faisait alors de son époux : « Lâche à la fois envers l’amour et envers la vertu, Abélard flotta entre deux faiblesses, il n’eut ni le courage de sa passion ni celui de sa gloire28 . »
Si Héloïse est souvent représentée seule, cette réputation explique que ce fut rarement le cas pour son époux. Perçue à travers le prisme du regard masculin que posent sur elle les artistes, l’héroïne romantique vit des passions fortes, des moments dramatiques, elle se caractérise par une certaine mélancolie et pleure son amour perdu. Son histoire, ancrée dans l’imaginaire collectif de l’époque par la diffusion d’images en série et d’objets, nourrit les fantasmes des peintres, avides de ces femmes à la beauté diaphane, fragiles mais résignées à un destin qui les dépasse. Si les couples sont représentés, les héroïnes sont mises en lumière29. Deux tableaux retiennent particulièrement l’attention.
Celui de Jean-Antoine Laurent représente le moment où la vie d’Héloïse bascule puisqu’elle entre au couvent à la demande de son mari. On y voit une jeune femme à genoux, une bible ouverte devant elle sur laquelle elle pose sa main gauche tout en se tournant pour regarder un portrait, probablement celui d’Abélard, qu’elle tient dans sa main droite. Sa chevelure soigneusement tressée, sa tunique bleue ornée de pierres précieuses, son manteau posé sur une chaise à ses côtés, sa boîte à bijoux et des lettres sont les témoignages de sa vie publique tandis qu’une religieuse la prenant par les épaules éloigne le portrait de sa main. C’est un moment de tension, la jeune femme semblant quitter à regret sa vie laïque pour entrer dans les ordres.
Héloïse embrassant la vie monastique, Jean-Antoine Laurent, 1812. Huile sur toile. Musée des Châteaux de Malmaison et de Bois-Préau.
et Abélard d’un mythe
L’huile sur toile de Jean-Baptiste Mallet, montrant Héloïse à l’abbaye du Paraclet, présente quant à elle la jeune femme en habits religieux. Elle s’investit pleinement dans la vie religieuse, bien que sans réelle vocation initiale, et sera abbesse du Paraclet. Le décor médiéval sobre et dépouillé – symbolisé ici principalement, comme c’est souvent le cas, par un vitrail – et la lumière qui éclaire les deux protagonistes contribuent à créer une atmosphère apaisée au sein d’un espace religieux clos, d’où l’extérieur n’est apparemment pas visible. Si plusieurs éléments de décor, au pittoresque médiévalisant, contribuent à contextualiser la scène, ce sont bien les personnages qui priment et Héloïse en particulier. L’intimité des deux femmes est traduite par leur proximité physique et le fait qu’elles lisent toutes deux la même lettre, écrite par Abélard, l’échange épistolaire constituant une ouverture sur le monde extérieur.
28 — Alphonse de Lamartine, Vie de quelques hommes illustres, t. II, Héloïse, Abélard, dans Ch. Charrier, op. cit. note 2, p. 500.
29 — Collectif, Héroïnes romantiques, Paris, Paris Musées, 2022.
Héloïse à l’abbaye du Paraclet, Jean-Baptiste Mallet, vers 1815.
Huile sur toile. Musée Jean-Honoré Fragonard, collection Hélène et Jean-François Costa.