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L'épopée de Chabag: un monde qui s'évapore

Texte: Alexandre Truffer Photos: Sandra Culand

2020: fin d’une épopée vaudoise Chabag, un monde qui s’évapore

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L’installation d’un monument à Chexbres va de pair avec la disparition des derniers colons de Chabag. Dans le deuxième volet de notre série sur la plus grande épopée des vignerons vaudois, nous nous sommes intéressés à trois personnalités qui, sur les bords du Léman vaudois, perpétuent la mémoire des Vaudois du Liman du Dniestr.

C’est un officier américain perplexe qui, à l’automne 45, dit aux familles de Chabag stationnées à la frontière austrohongroise: «je comprends qu’après cinq ans de déplacements à travers l’Europe en guerre, vous ayez envie de rentrer chez vous! Mais c’est où chez vous?» Gertrude Zwicky Forney témoigne: «aujourd’hui, j’ai résidé plus de temps à Froideville que partout ailleurs, mais à l’époque tous les Chabiens espéraient retourner à Chabag». Née dans la colonie helvétique en 1932, elle a huit ans lorsque la Bessarabie, sous contrôle roumain pendant l’entre-deux-guerres, est occupée par les troupes soviétiques. «Autour de Chabag, il y avait plus d’une centaine de villages allemands. Un commissaire du Reich (qui est encore allié avec l’URSS) passait dans toutes les familles germaniques – mon père, mobilisé dans l’armée roumaine, était suisse, mais ma mère était allemande – pour leur proposer une relocalisation. Comme 80% des habitants de Chabag, ma mère qui avait vu les magasins se vider avec l’arrivée de l’armée rouge (on ne pouvait plus acheter que deux articles: des foulards et du savon), a accepté.» Débute alors un exode de six ans. Il y aura les adieux déchirants, «certaines familles vivaient là depuis cinq générations», à la colonie helvétique et les tentes d’un camp de réfugiés en Yougoslavie. «Les partisans ont tiré sur notre train pendant la nuit et le froid était glacial, mais nous avons été bien accueillis», se souvient notre octogénaire. Ensuite, ce sera la Tchécoslovaquie: «nous étions 400 dans un unique bâtiment industriel. Administré par la SS, ce camp était doté d’un règlement très strict. Il y avait une seule toilette et la nourriture était infecte. Lorsqu’une dame est morte du typhus, ils ont fermé toutes les portes et ne les ouvraient que pour faire entrer et sortir la nourriture». Après deux ans de ce régime, l’administration nazie envoie ce contingent de vignerons en Slovénie, dans une région viticole. «Nous avons été installés dans des maisons dont les occupants venaient d’être expulsés. C’était affreux!» Les parents de Gertrude et leurs quatre enfants passeront deux ans dans cette région relativement préservée des horreurs de la guerre. Au printemps 1945, la famille est envoyée en Autriche. «Après une semaine à Klagenfurt, bombardée jour et nuit, nous avons été transférés dans un petit village de Carinthie. Après la mort d’Hitler, toutes les structures se sont effondrées. Les Américains, qui ne savaient pas vraiment dans quelle catégorie placer notre petit groupe qui mélangeait allègrement russe, français et allemand, ont alors pris le relais.» Une année plus tard, les Chabiens sont accueillis en Suisse. «On nous avait mis dans un wagon à bestiaux dans lequel on avait étalé de la paille. Le convoi, tout sauf prioritaire, a mis trois jours pour arriver en Suisse. Nous étions si sales que les Suisses nous ont envoyés immédiatement sous la douche.» Mais Gertrude, qui a alors 14 ans, se souvient surtout des corbeilles de pain et d’oranges qui attendent les réfugiés «un fruit que nous n’avions pas vu depuis six ans!» Internée au Mont-Pèlerin, la famille retourne à Obstalden, sa commune d’origine. «Mon ancêtre, qui était du voyage avec LouisVincent Tardent, avait fait les guerres napoléoniennes. Cela faisait donc 120 ans que plus aucun Zwicky n’avait vécu dans le village et nous avons pourtant été reçus comme des rois!» Quelques années plus tard, Gertrude travaille à

Aujourd’hui, j’ai résidé plus de temps à Froideville que partout ailleurs, mais à l’époque tous les Chabiens espéraient retourner à Chabag.

Gertrude Zwicky Forney

Les frères Jean-Marc (à gauche) et Bernard Bovy devant la réplique du chariot d'Hugo Schaer, la pièce maîtresse du monument aux colons de Chabag.

L’achèvement des travaux du monument de Chexbres et le bicentenaire, en 2022, constitueront l’épilogue de la colonie helvétique des bords de la Mer Noire.

Jean-Marc Bovy

Lausanne où elle fait la connaissance d’Igor, un garçon né lui aussi sur les rives du Dniestr. Le couple aura deux enfants et jouera un rôle important dans la Société Chabag: «Chaque année, nous organisions deux événements. Autrefois, il y avait des centaines de personnes et les gens réservaient la date d’année en année. Aujourd’hui, les gens qui ont connu Chabag sont soit morts, soit trop âgés pour voyager. Chabag est une histoire terminée!»

Le chariot, symbole de l’émigration

Ce constat quelque peu désabusé, Jean-Marc Bovy le fait aussi. Frère de Bernard Bovy, le vigneron de Chexbres, il est le président de l’Association LouisVincent Tardent. «En 2010, alors que je faisais partie de la municipalité, nous avons lancé le premier Chabag Festival. L’idée était de montrer aux résidents du village originaires de l’étranger que l’émigration est un destin partagé par tous. Aujourd’hui, les gens viennent à Lavaux, mais dans les années 1820, c’étaient les Suisses qui partaient chercher fortune à l’extérieur des frontières. La situation était catastrophique, à cause des guerres napoléoniennes et du refroidissement du climat causé par l’éruption du Tambora, un volcan indonésien, en 1816.» Excellent connaisseur de l’histoire des colons helvétiques, ce russophile rappelle que toutes les histoires relatives à Chabag n’ont pas encore été racontées, à l’image de ce vigneron du nom de Jaton qui aurait joué un rôle essentiel dans la création d’un vignoble au Daghestan. «La mémoire des colons helvétiques était entretenue par la Société Chabag. L’association dont je suis le président n’a été constituée que pour ériger le monument. Aujourd’hui, les enfants et petits-enfants des Chabiens ont moins d’intérêt pour l’histoire de Chabag. La société du même nom a cessé ses activités. On peut donc imaginer que l’achèvement des travaux du monument de Chexbres et le bicentenaire (en 2022) constitueront l’épilogue de la colonie helvétique des bords de la Mer Noire.»

Cave de Bessarabie: le pont entre le Léman et la Mer Noire

Si l’histoire n’a pas conservé de vins élaborés par les Vaudois de la Mer Noire,

Chabag: a Vanished World

Gertrude Zwicky Forney recounts: “I’ve now lived in Froidville longer than anywhere else, but at one time all the people who had lived in Chabag (called Shabo today) hoped to return there”. Born in the Swiss colony in 1932, she was eight years old when Bessarabia, under Romanian control in the inter-war period, was occupied by Soviet troops. “Around Chabag, there were more than one hundred German villages. A commissioner of the Reich (still a USSR ally) visited all the Germanic families with a proposal for resettlement. (My father, conscripted into the Romanian army, was Swiss and my mother was German). Like 80% of Chabag residents, my mother accepted”. That was the start of the exodus that lasted six years. There were heart-breaking farewells to the Swiss colony, and then the experience of living in tents in a refugee camp in Yugoslavia. “Partisans shot at our train during the night and it was icy cold, but we were given a nice welcome”. Next there was Czechoslovakia: “Four hundred of us were crowded into an industrial building administered by the SS and governed by very strict camp regulations. There was just one WC, and the food was disgusting. When a woman died of typhoid, they closed all the doors and opened them only to bring food”. After two years in the camp, the Nazi authorities sent the contingent of winemakers to a winegrowing region in

un Moldave du Lac Léman met en bouteille depuis 2013 l’histoire des colons de Chabag. Ion Gherciu, arrivé en Suisse il y a une dizaine d’années, découvre l’histoire des vignerons de Chabag dans le livre d’Olivier Grivat. «Dans les manuels soviétiques, il n’y avait pas de trace des vignerons suisses et allemands alors que Charles Tardent – fils du fondateur de la colonie est l’auteur du premier traité de viticulture et de vinification utilisé en Russie. Il a eu une influence énorme sur la culture de la vigne et du vin dans ce pays et en Europe de l’Est», explique celui qui partage son temps entre ses vins précis et originaux et son travail aux Transports Lausannois. La volonté de recréer des liens entre les rives de la Mer Noire et celles du Léman a incité notre œnologue à développer des crus étonnants comme le Passion des Tsars, un assemblage de gamaret et de pinot noir vaudois vinifié selon la tradition du vin de messe orthodoxe. Quant à sa gamme Bessarabius – ornée de la roue des chariots qui ont accompagné les émigrés helvétiques – elle comporte deux crus suisses et trois représentants du vignoble moldave: le Réserve mêle cabernet sauvignon, saperavi et merlot du sud de la Moldavie, le Sauvage est un pur viorica, un cépage créé à l’époque soviétique. L’Helvète, en cours d’élevage, mêle pinot noir de Morges et gamay des Côtesde-l’Orbe, tous deux élevés sous bois. L’Indigène, lui aussi en barrique, marie trois cépages endémiques d’Europe de l’Est: feteasca neagra, rara neagra et saperavi. Enfin, l’Orange sera un chasselas 2020 vinifié dans des amphores en terre cuite. Elaborés avec l’ambition de «mélanger» les cultures et les traditions tout en respectant les origines, ces vins sont vus comme une contribution au bicentenaire de l’épopée de Chabag agendé à 2022.

A côté des vins qu'il produit, Ion Gherciu importe aussi des vins de Shabo, le domaine viticole érigé sur l'ancienne colonie helvétique. www.cavebessarabie.ch

Slovenia. Gertrude’s parents together with their four children spent two years in the region, and were pretty much spared the horrors of war. In the spring of 1945, the family was sent to Austria. “After a week in Klagenfurt, with bombs dropping day and night, we were transferred to a little village in Carinthia. On Hitler’s death, all official structures collapsed. The Americans took over, but they had no idea into what category they should put our little group, a cheerful mix of Russian, French and German.” A year later, the Chabag residents arrived in Switzerland. “The train took three days to reach Switzerland. We were so dirty that the Swiss immediately sent us off to take a shower.” After the internment camp in Mont-Pèlerin, came the family’s return to Obstalden, their commune of origin. “My ancestor, who travelled with Louis-Vincent Tardent (the founder of the Swiss Chabag colony) had fought in the Napoleonic wars. So that meant that for 120 years no member of the Zwicky family had lived in the village, yet we were given a royal welcome!” Several years later, while working in Lausanne, Gertrud met Igor, a young man who like her had been born on the shores of the Dniester river. The couple went on to have two children and played an important role in the Chabag club: “Every year we organized two events. We used to have hundreds of people attending, and they’d booked from one year to the next. Nowadays, everyone who knew Chabag has passed away, or is now too old to travel. The Chabag story has come to an end!”

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