Mohammed Dib FaĂŻz Dib
Abou Madyan
Abou Madyan Te xt e
Mo ha mmed Dib Phot o graphie s
Fa ïz Dib Introduction et présentation par sa fille Assia Dib Chambon
Abou Madyan est tiré du livre Tlemcen ou les lieux de l’écriture publié en 1994 par les éditions de la Revue Noire (aujourd’hui épuisé). L’ouvrage présente un ensemble de textes sur le désir d’écrire et les « lieux » qui l’ont alimenté, accompagnés d’une série de trente-six photographies, prises par l’auteur en 1946, du Tlemcen de son enfance. « Au commencement est le paysage, — s’entend comme le cadre où l’être vient la vie, puis à la conscience. À la fin aussi. Et de même dans l’entre-deux. […] Si loin que nous nous éloignions l’un de l’autre, nous ne nous quittons pas, c’est ma seule certitude dans cette vie. Je me comporte, pense, écris dans cette certitude. »
LE TEMPS DES FÊTES EST PASSÉ. Oublions ces foules, cette liesse, cette agitation et le vacarme dont on ne peut dire qu’elles se privent ; revenons sur les lieux rendus à eux-mêmes, à leur délaissement veillé par la paix des jardins de l’éternité proches, et à leur silence hanté, vibrant des seules voix de l’air. De nouveau nous nous trouvons comme dans un champ magnétique dont l’action s’étendrait aussi loin que ces parages s’étendent pour leur compte, et dont les centres épars seraient partout et, tout à la fois : le mausolée d’Essanoussi, les koubbas des princesses aux noms perdus, le minaret décapité ou, déjà au bas d’El Eubad, le tombeau d’Abou lshak Etteyar,
ruine qui conserve à peine quelques arceaux pour les profiler sur de vertes frondaisons mais dont la fontaine, à défaut d’auditeurs, s’entretient sans fin avec elle-même et avec un tel ravissement qu’on ne peut au passage s’empêcher de faire halte et de l’écouter : le saint Abou lshak Etteyar vous parlerait-il par sa voix ? Ce mot saint, j’y pense, risque d’induire en erreur. Il n’est que la traduction impropre d’un terme, wali, dont le sens serait plutôt serviteur, ou d’un autre terme, morabith, qui veut dire habitant d’un ribat (lieu clos, couvent). Mais ce wali ou morabith prend dans la conscience religieuse rang de maître, avec l’acception de guide spirituel. Des hommes et des femmes, essentiellement de haut savoir, mais dont il est surtout notoire que la vie avait été un modèle de conduite, furent élevés à ce rang, avec le titre de seyyd, de lalla pour les femmes, par la seule vox populi. On peut juste en dire qu’ils furent de saints hommes et de saintes femmes. Eût-il été musulman, Pascal serait devenu un « saint » de l’islam, — où rien de comparable à la canonisation n’existe.
Ainsi en fut-il également d’Abou Madyan, — Boumédiène dans le langage courant. Ce soufi et poète sévillan, un voyage l’avait, depuis sa lointaine Andalousie, conduit jusqu’ici mais, malade, il ferma les yeux — en l’année de l’hégire 594 (1198) — à l’endroit même où nous sommes. Sa réputation l’avait précédé à Tlemcen, et la ville décida d’en faire son saint patron ou, dans une interprétation plus exacte, son maître, toujours au sens de guide, en le qualifiant en outre d’Al Ghouts, l’admirable Recours. Abou Madyan s’était nourri de la pensée d’un autre maître avant de le devenir lui-même : Al Ghazali. Des exemples de ses vers ? Moi je suis le maître de la boisson [et l’échanson des beautés. Je me plais au déchirement des habits ! Ou encore : O moi ! Qui est moi ? En vérité, [je suis perdu dans l’ivresse.
Faites retentir la douceur des musiques [et peut-être qu’alors je saurai. La légende rapporte que quand il enseignait, les oiseaux, s’ils venaient à passer au-dessus de l’auditoire, s’arrêtaient dans leur vol pour l’écouter aussi longtemps qu’il parlait. lbn Arabi ne le nommait que comme le « maître des maîtres ». Nous tenons à honneur de visiter aujourd’hui son lieu, tout ensemble mausolée et mosquée, un haut lieu : pour être juché au-dessus de la ville, à flanc de montagne. Et pour constituer l’espace de recueillement que chacun connaît et fréquente à ses heures. Nous quitterons donc ces champs peuplés, dans la vacuité de l’heure, de présences solaires, et irons vers le pôle qu’indique de son index levé le minaret de sa mosquée. Commence alors l’ascension, la route monte entre les maisons d’El Eubad qui se hissent les unes par-dessus les autres, elles aussi, et plus la route monte, plus nous descendons en nous-mêmes.
Nous voilà enfin devant la porte, ouverte comme celle d’une demeure tlemcénienne, guère différente dans son cadre clouté, invraisemblable de modestie pour le prestigieux monument que la ville a dédié à son saint patron et à quoi elle donne accès. Notre
fatigue tombe avec d’autant plus d’opportunité que, vivifiant, un souffle frais en sort. Et puis c’est le long passage couvert où le nous devient je ; m’y étant engagé pour déboucher dans l’atrium, tout à coup je sens
un souvenir me rattraper : celui d’une autre porte, plus petite, une espèce d’incise et qui devrait se trouver à main gauche sitôt passé la grande. Jamais on ne la remarque dans cette pénombre. Et de moi, s’empare soudain le besoin de vérifier cela sans attendre : existe-t-elle réellement, ou n’est-elle qu’un produit de mon imagination ? Je retourne de deux ou trois pas en arrière. Elle se trouve bien à la place qu’il faut, discrètement présente. Mais fermée. De l’oubli, remontent alors d’autres évocations. S’il m’était possible de franchir cette porte, c’est dans une maison de facture mauresque ordinaire que j’entrerais et, de nouveau, je serais face à l’enfant que je fus. Une cour pavée de marbre blanc, toute en longueur, vous y reçoit sous le ciel ; des pièces sont distribuées au fond, aussi bien qu’à droite : à gauche s’élève, sans plus, le mur de faible hauteur qui vous sépare du monde extérieur.
Gamin, il m’arriva de tomber malade, puis de guérir. La coutume alors courante requérait des familles en pareil cas de célébrer l’événement par une waâda et si on le voulait, et le demandait, dans cette maison, sous la protection de Sidi Abou Madyan. À ce moment-là, vos parents, et leurs parents, s’en viennent avec armes et bagages, autrement dit chargés d’ustensiles de cuisine, de réchauds, de plats en suffisance, sans compter la literie. Vous êtes au bas mot vingt personnes à passer au moins trois jours ici ! Couscous au menu de tous les repas ; mais vous en avez apporté du tout roulé par kilos, comme la viande aussi, et déjà cuite, ce qui n’épargnera pas aux femmes la corvée de nombreux préparatifs pour lesquels elles n’auront pas assez de l’ensemble de leurs marmites. Cependant cela se passe dans l’entrain et l’euphorie de la fête, et par conséquent se passe bien. Mais une waâda, qu’est-ce, quelle est sa signification, sa finalité ? Eh bien, croyez-moi, ce n’est pas une occasion supplémentaire de se goberger et de prendre du bon temps. Son but : honorer la promesse qu’on
a prononcée au chevet de son enfant malade, et qui était, à la guérison, de nourrir des pauvres durant quelque temps. Si on a choisi le village d’El Eubad pour y tenir sa waâda, les pauvres seront ceux d’Abou Madyan. Aussi, invités prioritaires, doivent-ils être servis les premiers, après quoi seulement vous vous permettrez, avec les vôtres, de passer à table, de faire la fête même — dans les limites de bienséance qu’impose le respect des lieux. Mais de ce point de vue, on peut faire confiance à quiconque pose un pied dans
cette maison. Comme il convenait, un musicien, pas plus, avait été engagé pour la circonstance. Rien n’a, malgré mon jeune âge, malgré le temps écoulé depuis, altéré le profond enchantement du souvenir que je conserve de la soirée passée à l’entendre jouer de son luth, et chanter. Pourtant je vois ce tableau surgir au milieu d’incessantes allées et venues, de conversations en aparté et, sous l’immense ciel qui semblait regarder dans notre cœur de toutes ses étoiles, et lui
aussi écouter, je m’avise que moi-même couché sur une peau de mouton, peut-être à cru sur le carreau, je voguais, porté par d’irreprésentables tapis volants et ne sachant plus si je dormais, ou si j’ouvrais encore les yeux et les oreilles. Jusqu’à ces lambeaux d’images tendus dans ma mémoire : ne seraient-ils pas que des rêves ?
| Les auteurs |
Mohammed Dib Né en 1920 à Tlemcen, en Algérie, et mort en 2003 en France, à La Celle-St-Cloud, Mohammed Dib, est considéré comme l’un des plus grands écrivains francophones. Il fut poète (Prix Mallarmé), romancier (Grand prix du Roman de la Ville de Paris), essayiste et auteur de nouvelles, de contes et de pièces de théâtre. Son œuvre se déploie sur cinquante ans (de 1952 à 2003). Elle a été couronnée par le Grand prix de la Francophonie de l’Académie française. Auteur exigeant dans tous les genres pratiqués, Mohammed Dib a placé le souci de la forme au centre de son écriture. Même si ses premiers romans devaient aussi, à son sens, témoigner de la réalité de l’époque et prendre parti pour son peuple, sa première quête, lorsqu’il commence à écrire, réside dans l’interrogation du langage et de ses pouvoirs. Ses romans, comme sa poésie, sont traversés par les problématiques de l’exil, du malaise identitaire, du multiculturalisme, par les thèmes de l’enfance, de l’amour fou et de la découverte érotique du corps de la femme, du mystère des villes. Dans ses dernières œuvres l’auteur reviendra sur le sort douloureux de l’Algérie à l’époque des années noires du terrorisme.
Bibliographie (années de première parution) La Grande Maison, roman, Le Seuil, 1952 L’incendie, roman, Le Seuil, 1954 Au Café, nouvelles, Gallimard, 1955 Le Métier à tisser, roman, Le Seuil, 1957 Un été africain, roman, Le Seuil, 1959 Baba Fekrane, contes d’Algérie, La Farandole, 1959 Ombre gardienne, poèmes, Gallimard, 1961 Qui se souvient de la mer, roman, Le Seuil, 1962 Cours sur la rive sauvage, roman, Le Seuil, 1964 Le Talisman, nouvelles, Le Seuil, 1966 La Danse du roi, roman, Le Seuil, 1968 Dieu en Barbarie, roman, Le Seuil, 1970 Formulaires, poèmes, Le Seuil, 1970 Le Maître de chasse, roman, Le Seuil, 1973 L’Histoire du chat qui boude, conte, La Farandole, 1974 Omneros, poèmes, Le Seuil, 1975 Habel, roman, Le Seuil, 1977 Feu beau feu, poèmes, Le Seuil, 1979 Mille hourras pour une gueuse, théâtre, Le Seuil, 1980 Les Terrasses d’Orsol, roman, Sindbad, 1985 O vive, poèmes, Sindbad, 1987 Neiges de marbre, roman, Sindbad, 1989 Le Sommeil d’Ève, roman, Sindbad, 1989 Le désert sans détour, roman, Sindbad, 1992
L’infante maure, roman, Albin Michel, 1994 Tlemcen ou les lieux de l’écriture, textes et photos, La Revue noire, 1994 La nuit sauvage, roman, Albin Michel, 1995 L’Aube Ismaël, poèmes, Éditions Tassili, 1996 L’Arbre à dires, nouvelles, essai, Albin Michel, 1998 Si Diable veut, roman, Albin Michel, 1998 L’Enfant Jazz, poèmes, La Différence, 1998 Le cœur insulaire, poèmes, La Différence, 2000 Salem et le sorcier, conte, Yomad, 2000 Comme un bruit d’abeilles, nouvelles, Albin Michel, 2001 L’Hippopotame qui se trouvait vilain, conte, Albin Michel Jeunesse, 2001 L.A Trip, roman en vers, La Différence, 2003 Simorgh, essai, nouvelles, Albin Michel, 2003 Laëzza, essai, nouvelles, Albin Michel, 2006 Poésies, œuvres complètes, La Différence, 2007
Faïz Dib Les photos présentées ici sont de Faïz Dib, le fils de l’écrivain. Graphiste vivant à Paris, il effectue en 2011 un voyage à Tlemcen à l’occasion de la remise du prix de littérature Mohammed Dib. Ces images montrent le mausolée Sidi Boumediène, qui comprend le tombeau du saint et savant Abou Madyan, la mosquée, l’ancienne médersa, et quelques vestiges des bâtiments du 12e siècle. L’endroit n’a guère changé depuis l’époque où a eu lieu la waâda pour la guérison du petit Mohammed Dib. Et les visages des enfants du quartier d’El Eubad, entourant le mausolée, expriment toujours la même joie de vivre.
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Ralentir poème1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix
Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéastre, etc).
Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti 1
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© Mai 2018 — Texte de Mohammed Dib, extrait de Tlemcen ou les lieux de l’écriture, paru dans La Revue noire (1994) www.revuenoire.com Photographies de Faïz Dib Le texte est proposé, introduit et présenté par Assia Dib Chambon, qu’elle en soit ici chaleureusement remerciée La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363
« Gamin, il m’arriva de tomber malade, puis de guérir. La coutume alors courante requérait des familles en pareil cas de célébrer l’événement par une waâda et si on le voulait, et le demandait, dans cette maison, sous la protection de Sidi Abou Madyan. » Mohammed Dib Photographies de Faïz Dib Texte proposé et présenté par Assia Dib Chambon