« On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface » – Vincent Dutois

Page 1

Vincent Dutois

On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface.

Textes et Photos

Vincent Dutois

On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface.

DeniseLa lune estampe le jardin, le ciel est encore chaud, des ailes indistinctes cisaillent l’air. Elle, s’est étendue. L’âcre odeur de peau du drap l’incommode, et les charges brutales d’une cétoine à l’ombre de la lampe. Dehors, le lamento d’un chat suspend le vacarme à l’échelle de tout ce qui ronge, fouit, gratte, trotte. Elle, étendue, ressasse une idée acide, de vieilles chicanes, les particularités d’une vie d’avarices entêtées et d’économie sur le pain de table que, souvent, le soir, elle chipote, l’œil lent. La lumière et la cétoine ont cessé leur combat, l’une gît dans l’autre. Elle, une main sous la bouche, finit le pain, elle mange, l’œil lent, et s’encombre. Plus tard on la trouve, dans les conditions avancées de l’au-delà. Sa courte tête osseuse dépasse le drap,

la bouche ouvre sur des dents embues. Ce fut, dit un des fils, une femme de sévérités que la dessiccation du visage, la perte de substance des yeux, exagèrent. Elle avait, selon lui, atteint à cet âge où le sommeil est une imprudence. Y parler, remuer, a empoussiéré la chambre d’une sciure et des résidus et brins de toutes sortes d’insectes. La literie, les linges, quelques livres brûlent au jardin. Les tiroirs sont ouverts, ont été soustraites une croix de guerre et une cigale en or. Ailleurs, dans la maison, cavalcadent des enfants que les femmes pourchassent et brutalisent. L’une d’elles menace distinctement un garçon nerveux, élastique, de l’enterrer aussi.

Allée B, n°12

Une nature l’avait très tôt éloigné des jeux, des sports, des querelles, dissuadé de tous les combats. Il eut certes des amitiés, mais l’époque est xylophage et fait de la quantité des sympathies en bois un compost à la culture de toutes sortes d’aversions indigestes ; ou bien la plupart avaient desséché, leur entretien obligeait à un surcroît d’efforts que la prolifération des souvenirs, ces trèfles à trois feuilles, rendait vains. Il se présenta à l’exercice de la maladie, qui le conduisit à celle de la balance, nu de sentiments, exempt de leurs reproches. Son âme célibataire ne fit aucune pirouette vers la religion ; nulle main, fût-elle insincère ou pour la circonstance, ne prit la sienne à l’instant de passer. On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface.

Allée V, n°122

Frappait-on à leur porte, ils se coupaient le souffle, au risque de l’asphyxie. Ces deux musaraignes tressaillaient à la chute d’une feuille. Ils sortaient de préférence à l’heure du repas des autres, à la brune ou les jours de forte pluie. Elle, parlait un ton plus bas que ce qui est audible et fixait un point là-bas sur le côté gauche ; lui, un mot le chauffait aux joues aussi fort qu’un cordial, un deuxième lui affolait le cœur, un troisième l’aurait tué. Un four, un feu, un homme debout, une table, avec la nappe citron, et des chaises en vis-à-vis, habillaient la cuisine, qui regardait au sud ; deux chambres identiques, avec chacune un lit en bois tourné, une malle, un broc, sous une ampoule nue, ouvraient au nord. La sœur vécut plus longtemps que son frère, elle fut emmenée vers la fin par on ne sait qui, quels secours, à l’abri des regards, enterrée en mars ; la maison aux volets clos disjoints s’écaillait, un petit chat mi-sauvage tremblait chaque hiver au soleil blanc sur la margelle.

Familles Pouvreau

Ni les deux guerres, et leurs dîmes, ni les coups de sang de la grippe, les fièvres puerpérales, pas même l’abus d’alcool, voire bien au contraire, n’ont jamais réduit la quantité des Pouvreau ; leur généalogie recouvre de son liseron un quartier de petites maisons basses ouvrières à salpêtre mal peintes. Ils furent très tôt, et à juste titre, regardés comme un fléau. Outre qu’ils étaient la pauvreté et le nombre. On les soupçonnait surtout du goût de la fornication qui, dans la région, avait été perdu. Les fiancées, éléments rapportés, ou les sœurs, de la souche, étaient gravides sans répit ; l’une a fait un record de France d’enfants. À la balance, les deuils ont longtemps insuffi. Certes, chaque semaine désormais un Pouvreau ou apparenté meurt, en quelque sorte d’après l’ordre d’apparition dans le siècle antérieur ; ça augure d’un pic d’obsèques.

L’errant

On a beau le savoir mort et enseveli depuis longtemps, il entête toujours. Un chasseur aguerri raconte qu’il a mis en joue, dans les bois, une créature qui lui ressemblait presque, à la peau maïs, les mains baguées de verrues, traînant le même manteau de misère, dépenaillée ; et les chiens suaient d’effroi. La consigne dans les familles est donc qu’au cas où, s’il est parfois de retour, sous sa forme d’antan ou sous une autre, mieux vaut le fuir. Le vent, une feuille, une respiration derrière un mur, et tous s’égaient, en des envols d’écolières et des courses de vitesse ; les garçons poussent des cris de mue, lorsqu’on les surprend à la baignade ou au jeu ; l’estomac d’un jardinier sursaute à la brune au coup de muscle dans l’air d’une grive. On a beau le savoir mort et enseveli depuis longtemps, la ligue qui s’est formée au café aimerait, disent-ils, si la loi permet d’exhumer, en avoir malgré tout le cœur net.

|L'auteur|

Vincent Dutois

Vincent Dutois est né en 1966, à Niort.

Après de longues nuits universitaires, en histoire de l'antiquité, à étudier les guerres et les vieux dieux, il fut secrétaire au ministère, puis un libraire salarié, puis un kiosquier, et encore un libraire déficitaire ; enfin, un édi teur dit minuscule.

Il vit toujours à l'Ouest de la France, d'expédients. Il écrit, un peu, tourné vers les opuscules : Sèvre, eaux fortes a paru en 2020 aux éditions Le Réalgar.

Les textes, ici présentés, ont été extraits de Cadastre des Misères, recueil de chroniques illustrées, paru aux éditions La Mèche lente (ouvrage épuisé ; en quête d'un autre éditeur).

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libéra teur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres.

La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéaste, etc).

1 Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti

�� L a revue C e qui reste �� Ralentir poème 1

nous suivre

© Octobre 2022 — On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface. –textes de Vincent Dutois extraits de Cadastre des misères aux Editions La Mèche lente (épuisé) La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363

«
...nulle main, fût-elle insincère ou pour la circonstance, ne prit la sienne à l’instant de passer. On voit bien, d’ailleurs, sur sa pierre, que le nom s’efface. »
Vincent Dutois

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.