"Le Mouchoir" suivi de "Les Cailles" Ilìas Papamoskhos & Frédéric Jacquin

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Le mouchoir Au flanc de la montagne, le village : un troupeau terreux, et elle sa bergère dans l’immobile, comme l’était pour l’autre troupeau, le blanc, au cimetière, la mort. Avant qu’on aille sur les tombes, elle a demandé à voir la maison. Le torchis était comme du sang, un sang séché qui recouvre une plaie. Doucement elle a mis la clef dans la serrure, comme pour ne pas la réveiller




ou la meurtrir. Entrant d’un pas léger, elle est allée dans toutes les pièces, s’est éloignée du seuil d’une ou deux enjambées et elle se tenait là debout, à regarder, cherchant à faire coller les images du dedans avec celles du dehors, peutêtre qu’elles la blessaient — dehors et dedans, un désert. C’est dans la pièce où étaient nés les fruits de sa chair qu’elle est restée le plus longtemps, là où avait résonné le dernier râle de l’homme qui l’avait ensemencée et où elle rangeait, avant de descendre à la ville, les graines qui fécondaient le maigre terreau de son jardin. Le cimetière n’était pas très loin du village,


sur un terrain plat, en contrebas coulait une rivière, basses eaux, on eût dit que murmuraient les âmes, l’eau imbibait la terre et les chairs se détachaient des ossements. Le portail de fer s’est ouvert en grinçant, aspergeant de rouille la broussaille ; à droite, tout contre le mur en pierres sèches, il y avait un vieux chêne : il tenait accroché à ses branches un cerf-volant, souvenir d’un lundi de Carême, telle une prière adressée au ciel, qui a fait naufrage ; la brise murmurait dans ses lambeaux un chant funèbre. Dans la petite église, dès l’entrée, à droite, noyé dans la pénombre, il y avait un Christ au tombeau, on eût dit un cadavre de l’Ascension, sans




fleurs, comme si le cercle qui mène de la trahison au meurtre avait été brisé. Nous avons enfoncé nos bougies allumées dans une terre qui les attendait depuis longtemps ; on descendait quelques marches pour s’approcher de l’iconostase, ornée d’icônes dont la simplicité touchait, elles aussi semblaient attendre depuis longtemps, alors nous les avons embrassées toutes. Nous sommes restés là un moment. Puis nous sommes ressortis et, passant entre les broussailles, nous sommes allés sur les tombes. Retournées les stèles, retournées les pierres tombales, comme si ceux qui dormaient dessous avaient lutté, avant de se rendre pour l’éternité,


pour les arracher de leur poitrine. Elle a allumé un cierge pour ses parents, pour son mari, puis sur une tombe plus petite. Enterré dessous, son premier-né, parti pour l’autre monde à six ans. En un jour, d’une maladie inconnue. « Le mauvais œil l’a tué », disait-elle. Il était venu un matin au village un étranger monté sur un cheval blanc ; comme il passait devant leur maison, voyant l’enfant dans la cour, il s’était arrêté en disant : « Qu’il est beau ! » — et le soir même l’enfant avait perdu la vie, comme si ce monde-ci n’était pas digne de sa beauté. Depuis, chaque année, elle offrait — en mémoire de lui — un œuf peint en rouge au petit voisin. Une année,




elle vit en rêve l’enfant mort et lui demanda s’il avait aimé son œuf, et il lui répondit : « mère, il était cassé ! ». Le jour d’après elle demanda au petit voisin des nouvelles de son œuf à lui, et lui aussi lui dit qu’il était fêlé. On ne lui a pas dit où était enterré son enfant, on craignait que si elle y allait sa matrice n’éclate de chagrin ; et à l’enterrement, les femmes du village lui ont mis un mouchoir blanc autour de la tête. Elle l’a gardé avec les habits où elle serait enterrée, dans un coffre, et quand est venu, pour elle aussi, le cavalier au cheval blanc, elle a exigé qu’on la mette auprès de son enfant, et qu’on enveloppe dans le mouchoir ses petits os, dans cette toile dont


elle avait recouvert ses pensées, la même où on enveloppait le pain frais, l’enfant aussi, petite couronne inentamée par la vie que la Mort lui avait prise pour lui rendre en échange ce petit pain tout sec, parfumé par le manque, arrosé par la soif de l’amour.



Les cailles De tous les mets que notre père prenait soin de nous procurer, je me rappelle surtout les pauvres petites cailles avec un serrement de cœur. Pendues à sa ceinture par un collier de lacets de cuir, grappes fauchées par la vendange de la mort, avec sur leur silhouette minuscule la peine d’un sommeil sans réveil, comme en sueur dans leur sommeil sans fin, mouillées par la ro-




sée du matin, comme noyées dans leurs larmes. Je n’ai jamais compris ce qu’on trouvait à leur viande, non qu’elle n’eût pas bon goût, mais de ces tout petits corps, combien fallait-il manger pour être rassasié, car une fois dénudées elles ressemblaient à des moineaux et souvent on voyait les plombs juste sous la peau, qui semblait soulevée par le frisson de la mort, monticules partout sous la violence qui les plumait, petites billes de plomb du cœur infiniment plombé des hommes. Parfois, au lieu de les avaler, nous les mordions puis les faisions aller et venir entre les dents ou sur la langue en y sentant le léger fourmillement. Leurs œufs ressemblent à une


carte, quand on les regarde on croit voir la Terre, ou qu’y sont imprimées les migrations, connaissance imbibant la coquille des lieux où ont volé ces faisans miniatures. Car c’est à leur famille qu’ils appartiennent, ils n’en diffèrent pas que par la taille, mais aussi par la couleur, leurs parents volumineux bigarrés, eux marron à rayures pour se cacher dans les buissons et les labours. C’est pourquoi elles préfèrent marcher, car rien ne peut dissimuler leur odeur. Maintenant que j’y pense, ces traces d’humidité devait provenir de la salive du chien, rage séchée, rapportant à mon père le petit corps sans vie, qu’on eût dit accroché au cordon de terre qui reliait mon


père aux regards du chien. Et leur sourcil blanc au-dessus de l’œil qui perdait peu à peu son éclat, comme déglacé par la larme de dieu. Les rares fois où je l’ai vu, il me mordait le cœur, ce petit corps fragile pris entre les crocs acérés du chien. Je revois mon père en tuer une, dans un champ d’épis moissonnés. Elle s’est arrachée effrayée de cet or, comme si la lumière s’était brusquement obscurcie, allant de ci, de là à l’aveuglette. Chaque fois que mon père levait les bras il tuait un morceau de ciel.




| Les auteurs |


|Les auteurs|


Ilìas Papamoskhos Né en 1967, il est géologue de formation et a exercé divers métiers avant de se consacrer uniquement à l’écriture ; il a publié six recueils de nouvelles. Beaucoup d’entre elles témoignent de son attachement profond à sa ville natale, Kastoria, en Grèce du Nord ; plusieurs ont d’ailleurs connu une première publication dans un journal de cette ville. C’est le seul genre qu’il pratique, mais ses textes, par leur densité et la richesse des images, qui construisent une vision du monde à la fois noire, sensuelle et pleine de compassion pour les êtres vivants, frôlent constamment la poésie. Récipiendaire du Prix national du récit court (2016), il est traduit en suédois, albanais et français ; pour le français, aux éditions Le Miel des anges, dans deux anthologies de nouvelles et avec le recueil Le Renard dans l’escalier (2018), traduit par Myrto Gondicas et Michel Volkovitch.


Bibliographie – Καλό ταξίδι, κούκλα μου, (Bon voyage, poupée), 2004 – Του χρόνου κυνήγια, (Gibiers du temps), 2005 – Λειψή αριθμητική, (Arithmétique incomplète), 2009 – Ο μυς της καρδιάς, (Le Muscle du cœur), 2011 – Η αλεπού της σκάλας, (Le Renard dans l’escalier), 2015 – Η μνήμη του ξύλου, (La mémoire du bois), 2019


Frédéric Jacquin « A la suite de mon diplôme des beaux-arts obtenu à l' académie Rietveld d'Amsterdam en 1996, section verre et dessin, j'ai travaillé durant de longues années au pastel sec. En parallèle, je dessinais beaucoup au crayon des natures mortes, des paysages et des portraits. Je faisais ce que j'appellerais mes gammes, ressentant le besoin de me confronter au motif, à la simple réalité d'une pomme, à son volume, à sa tessiture et à la lumière qui la baignait. Avec le pastel sec, j'engageais la couleur et la matière, procédant par multiples couches avant d'obtenir les effets recherchés. Mes sujets étaient les mêmes : portraits, paysages, natures mortes. Je me suis mis tardivement à l'huile. J'ai d'abord appris à tendre une toile et à la préparer. Première étape déjà gonflée d'une présence, d'une armature imaginaire qui déroulait dans mon esprit des images comme des tableaux merveilleux et aboutis.


La peinture à l'huile m'a emmené vers le paysage quasi exclusivement, et vers une représentation abstraite au sens où la réalité extérieure disparait au profit d'une recombinaison inédite, inventée, purement construite à partir du souvenir, de l'imagination, d'un vécu longuement digéré et d'une attente incalculable. Je procède durant des mois, des années, apposant couche après couche jusqu'à ce que la toile dévoile petit à petit la naissance d'un signe formel qui fait mouche dans mon esprit. Je travaille jusqu'à l'obtention d'un rayonnement autonome de l'image qui ne s'épuise plus dans le regard que je lui porte. Je laisse alors la peinture vivre sa propre existence. Depuis plus de vingt ans, j'ai exposé dans de nombreux endroits à Paris et en province. » fredericjacquin.fr


Myrto Gondicas Née en 1957, traductrice, elle a travaillé sur de nombreux textes en grec ancien, notamment pour le théâtre, et dirigé la publication de deux antholologies du théâtre grec moderne (2014 et 2015) sous l’égide de la Maison Antoine Vitez ; elle est membre du comité de rédaction de la revue Phoenix.




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Ralentir poème 1

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéaste, etc).

Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti 1



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© Avril 2021 — Le mouchoir suivi de Les cailles – Nouvelles de Ilìas Papamoskhos traduites du grec Myrto Gondicas Peintures de Frédéric Jaquin La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« Au flanc de la montagne, le village : un troupeau terreux, et elle sa bergère dans l’immobile, comme l’était pour l’autre troupeau, le blanc, au cimetière, la mort. » Le mouchoir suivi de Les cailles Ilìas Papamoskhos & Frédéric Jacquin Traduit du grec par Myrto Gondicas


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