Antoine Boisclair
Jean-Jacques Marimbert
Cartes postales
Cartes postales Poèmes
Antoine Boisclair
Dessins
Jean-Jacques Marimbert
Vers le château Sur la place de la fontaine qui, jaillissant de présence, répondait aux indications du guide, le poids de l’Histoire s’est allégé comme une bruine légère au-dessus des statues. Palais, prison, église bombardée reconstruite. Après la visite du Mémorial, j’ai voulu m’extraire des lieux communs pour voir la beauté brute des monuments. J’ai voulu faire taire la rumeur marchande, entendre le silence des pierres.
C’était la Coupe du monde. Des drapeaux flottaient pour sublimer les pulsions nationalistes dans une atmosphère festive mais tendue. Une impasse qui a vu naître un poète, un musée de la torture ainsi qu’une venelle sinueuse ont meublé l’après-midi jusqu’aux terrasses où, pour un prix exorbitant, on pouvait siroter des expressos. Sous l’auvent – et cela gratuitement –, on pouvait aussi attendre que l’averse cesse. On pouvait sentir la pluie chaude soulever la poussière, écouter passer les siècles avec leurs légendes, leur armée fantôme en route vers le château.
Bus tour Quartier colonial décrépit. Vendeur de bananes hélant le soleil sur l’esplanade qui, au rythme du lierre, fait ralentir le temps. Façades néo-baroques. Hôtel Art déco. Un cul-de-jatte fume à l’ombre du nouveau palais présidentiel. Midi patiente comme un lézard sur les dalles. Le bus chancelant traverse les époques jusqu’à la Place des Martyrs du 7 juin ou du 21 novembre.
Il y a fête commémorative
dans un pays réduit à ses cartes postales. Fanfares, danses lascives. Rites de passage.
Pieds nus, un gamin joue au foot, marque un but entre deux pneus. Une chèvre égarée, un défilé de noces et d’anciennes murales socialistes assurent un décor aux égoportraits. On connaît le reste : musique mondialisée, artisanat local sous les arcades que patrouillent des soldats, des prostituées. Les blagues du guide tombent à plat. Le chauffeur contourne les taudis jusqu’à la corniche qui – si la météo s’y prête – accueille les amoureux. La ville est un plateau de tournage derrière les vitres teintées. Le processus colonial se poursuit.
Tout inclus Après les repas, le silence occupait l’espace exact de sa forme, chaque palme immobile respirait dans la nuit qui sentait le mauvais rhum. Le grand loisir qu’il fallait combler nous faisait manger des pistaches. Chaque chose prenait sa place puisque tout était compris : le buffet, la plage, la douceur de l’air, les constellations figées au-dessus des profondeurs. Nous vivions dans un pays sans nom. Un forfait illimité donnait congé au vent à l’heure des baignades nocturnes. Tout un univers à découvrir s’étalait par-delà des clôtures sous haute surveillance. Seule une épine subsistait dans nos rêves comme un malaise à la possibilité d’être heureux.
Recommandations Moiteur équatoriale. Klaxons, scooters. Tôt le matin, si vos sens s’éveillent comme un chat, écoutez les battements d’ailes de volaille secouer la lumière du marché. Odeurs de mangue, de papaye et de pipi satisferont votre besoin d’exotisme à peu de frais. Il fera un temps d’orages étouffés. Des fillettes vous pointeront du doigt dans les quartiers hors circuit. On fermera les devantures à votre passage dont nul ne se souviendra. Seul un effluve d’épices ouvrira de petits coffres en velours au fond desquels sommeillera la pluie.
Faubourgs, villas clôturées. En marge de la ville, un trajet de tuk-tuk sera nécessaire pour découvrir que le reste est semblable. Le vieux fantasme de l’ailleurs aura l’apparence d’un fleuve vaseux. Il vous emportera avec la force de ses mythes pour prouver que vous n’avez pas rêvé.
Rêve récurrent Le nom doux d’Allah, son goût de clémentine, sa voyelle ouverte et ses injonctions matinales me ramènent toujours à la même médina où, moyennant l’achat d’un tapis, on pouvait dormir sur les toits, écouter le chant du muezzine sinuer dans l’aube comme une rivière. Ciel curcuma. Soleil rubis, parnassien. Les siestes duraient toute la journée sur le patio des ryads qui préservaient la fraîcheur. Jasmins et palmiers tamisaient la lumière allégée en fines pâtes feuilletées dans mes souvenirs mis en récit depuis.
Entre deux gorgées de thé à la menthe, ma mémoire des sens réinvente aujourd’hui ce récit dont le personnage se perd au milieu d’un rêve récurrent; je reconstitue à l’aveugle l’architecture des odeurs, mais j’entends très bien la prière du crépuscule, je goûte la musique des paroles étrangères, leurs syllabes mystiques à l’eau de rose dans un dédale où la vie m’attend.
Starbucks mélancolique C’était potentiellement partout simultanément quelque part dans l’univers interconnecté. Accoudée au comptoir, la solitude consultait son écran avec l’air de qui sait tout. Une averse tombait sur des cymbales invisibles dans une ambiance jazz à la cannelle. Quel Starbucks de quelle ville correspond à cette scène? Je me souviens du faux foyer sans flamme près duquel un couple se disputait. L’automne comme un moka refroidi laissait au bout de la langue un arrière-goût de grain brûlé. Mes doigts faisaient glisser les nouvelles du jour dans le confort unanime d’un fauteuil.
Arts et spectacles, sport, météo… Le bavardage mondial s’échouait par vagues sur les tables en archipel. Il faisait triste et feutré dans la brume sur le chemin sans surprise du retour. Le chant d’une sirène à deux queues faisait briller les étoiles au fronton de l’Empire.
Off festival Dans un labyrinthe de conjectures contradictoires, de rues touristiques et d’impasses, nous avons cherché la formule de notre union. L’ascendant auquel nous nous soumettions, l’ambiance festive et le vin d’apéritif t’ont fait glisser ton bras sous mon bras à la manière d’une vérité gardée secrète. Les badauds affluaient. Nous avons contemplé l’église sous le regard borgne d’un soleil de plomb. Barbe à papa. Beignets. Gaufres belges. Nous avons aimé la jetée à l’abandon, les quartiers louches et les anciens cachots avant d’apercevoir les remparts de la ville, ses hautes tours que j’ai voulu conquérir.
Transit Phrase muette, l’avion traverse l’infini dégradé de bleu quand Dieu pris de vertige se tait entre deux turbulences. Cumulus, icebergs, îlots de sens. C’est encore le même non-lieu béant à dix mille mètres d’altitude où les mots commencent à manquer. Encore le même film hollywoodien, le même repas chaud plastifié. On ne part pas. Chaque destination remplit nos attentes après cinq heures d’escale au pub irlandais. Parfums haut de gamme, vodkas, chocolats. On navigue sans bouger, sans fil ni frontières en zone franche où pleure un bébé. On plonge dans la lecture d’un roman, mais l’intrigue est prévisible ;
l’ennui ne porte aucun drapeau au restaurant italien qui sert des burgers. On ignore toujours le nom du bleu oscillant vers le mauve lorsque l’avion redécolle, survole la terre qui, depuis longtemps, a fait le tour d’elle-même. Non, on ne part pas.
Table des illustrations Dessins Cartes postales. Mine de plomb et pierre noire. © Jean-Jacques Marimbert Porche, gothique méridional, briques, Cloître des Augustins, XIVe, Toulouse, 02/12/18......................................... p.7 Personnages, bas-relief gothique, Musée des Augustins, XVe, 16/11/18............................................................. p.9 Ombre, Cathédrale Saint Étienne, intérieur, Toulouse, 03/12/18............................................................................... p.11 et 40 Personnages de bas-relief, Musée des Augustins, XVe, 30/11/18......................................................... p.15 Végétation, bas-relief, Musée des Augustins, XIVe, 01/12/18.......................................................... p.19 Personnages, bas-relief, Musée des Augustins, XVe, 04/12/18..........................................................p.23 Personnages, sculpture, Musée des Augustins, XVe, 19/11/18...........................................................p.24 Arcades gothiques, sarcophage, Musée des Augustins, début XIVe, 03/12/18..................................... p.1 et 29
| Les auteurs |
Antoine Boisclair vit à Montréal. Il a publié aux Éditions du Noroît Le bruissement des possibles, un recueil de poèmes qui a mérité en 2012 le prix Alain-Grandbois de l’Académie des Lettres du Québec, ainsi qu’une anthologie de poésie américaine traduite en français (États des lieux. Treize poètes américains contemporains, Éditions du Noroît, 2014). Depuis une dizaine d’années, il enseigne la littérature au niveau collégial et publie régulièrement des essais et des comptes rendus dans différentes revues. Particulièrement attentif à la poésie québécoise, à laquelle il s’est intéressé au cours de ses études universitaires, il a fait paraître un essai intitulé L’École du regard. Poésie et peinture chez Saint-Denys Garneau, Roland Giguère et Robert Melançon (Fides en 2009).
Jean-Jacques Marimbert Né au Maroc au milieu du XXème siècle. Médecin à l’hôpital de 1977 à 1982, dans la région toulousaine. Enseigne la philosophie depuis 1984, à l’Université de Toulouse 2 – Jean Jaurès depuis 2001, depuis 2017 à la Faculté de Médecine (Master Éthique du soin). Nouvelles Dans les revues Europe, Brèves, Encres vagabondes, L’Instant du monde, etc. La Vie sera un sourire du ciel clément, Éd. du Ricochet, 1996 La Robe d'été, in L'Autan des nouvellistes, Éd. de l'Atelier du gué, 2013 Romans 13, quai de la Pécheresse, 69000, Lyon, coll., Éd. du Ricochet, 1999 Raphaëlle, Éd. du Ricochet, 2000 Le Corps de l'océan, récit, Éd. Jean-Pierre Huguet, 2007 Aquarium, roman, Éd. du Cygne, janvier 2014
Poésie,
p h oto s e t d e s s i n s
Publications récentes dans les revues Ce qui reste, La Cause littéraire, Terre à Ciel, Europe, Traversées, Poésie/Première, Touroum Bouroum et Décharge Recueils Départ, récit poétique, Éd. de la Renarde Rouge, 2000 Destin d'un ange, suivi de La fourche, fictions poétiques, Éd. du Cygne, 2012 Jour, fiction poétique, Éd. Les Carnets du Dessert de lune, 2013 Animots, ill. Étienne Lodého, Éd. des Carnets du Dessert de Lune, 2015 E s sa i s La peau et le vernis, in Rudyard Kipling, Europe, mai 1997 Analyse d'une œuvre : La Mort aux trousses (A. Hitchcock, 1959), dir., éd. Vrin Philosophie, 2008 Analyse d'une œuvre : L'Homme à la caméra (D. Vertov, 1929), dir., éd. Vrin Philosophie, 2009 Histoire ordinaire et extraordinaire des cellules sexuelles, coll., éd. Hermann, 2010
Livres Jeunesse Le Col maudit, roman policier, éd. Syros, coll. Souris Noire, 2002 Les Ailes de Camille, roman, éd. Casterman, coll. "Romans Cadet", 2002 Nuria la nomade, roman, éd. Syros-UNESCO, coll. "Les uns les autres", 2004 Hubert le chameau, album-conte, Le Seuil Jeunesse, 2011
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Ralentir poème 1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix
Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéaste, etc). Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti 1
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© Janvier 2019 — Poèmes d'Antoine Boisclair Dessins de Jean-Jacques Marimbert La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363
Faubourgs, villas clôturées. En marge de la ville, un trajet de tuk-tuk sera nécessaire pour découvrir que le reste est semblable. Le vieux fantasme de l’ailleurs aura l’apparence d’un fleuve vaseux. Il vous emportera avec la force de ses mythes pour prouver que vous n’avez pas rêvé. Cartes postales d'Antoine Boisclair Dessins de Jean-Jacques Marimbert