Chemins de traverse pour lieux reculés - Lawrence Ferlinghetti & Franklin

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Lawrence Ferlinghetti Illustrations par Franklin

Chemins de traverse pour lieux reculĂŠs Back roads to far place

Ce

qui

reste



Lawrence Ferlinghetti

Chemins de traverse pour lieux reculés Back roads to far place Illustrations par Franklin Traduction de l’américain par Thierry Gillybœuf

Ce

qui

reste



pour Julie qui suit son chemin

for Julie on her way



Puisse mon crayon japonais raconter son histoire

Let my Japanese Pen tell its story

On dit qu’il est fait avec une pousse de bambou et ne verse pas de gouttes de sang noir quand on l’agite

They say it is made of bamboo shoot and does not scatter drops of black blood when shaken

Il faut poser sa pointe en plein dans la neige pour qu’il s’en aille

You have to put its foot down right in the snow before it will walk off


Le soleil le soleil les maisons de l’aube les oiseaux d’hiver gorgés de silence

The sun the sun the houses of dawn the winterbirds full of silence

Aucune fumée ne s’élève Un unique éventail flotte dans le ciel au-dessus d’un bateau à quai

No smoke rises A single fan floats in the sky over a boat offshore

Je l’abats d’une flèche du Japon

I shoot it down with an arrow from Japan



Bashō aurait aimé un lac comme celui-ci les chemins de traverse vers des cités lointaines s’y miraient

Bashō would have liked a lake like this back roads to far towns reflected in it

℘ Ô Châtaignier D’Occident Tout en feuilles Le soleil accroché dedans !

West Tree Chest Nut in foliage

Sun hung in it!



Le soleil le soleil le bon gros soleil

Sun sun great good sun

devient oriental

becomes an oriental

chaque jour

every day

Comme le matin qui nargue ses fleurs en devenant

As morning mocks its flowers by becoming

l’Après-midi

Afternoon



Car nous avons nos moments d’extase

et puis l’oiseau

For we have our moments of ecstasy and then the bird

retombe dans l’absurde

℘ Et quand le blanc ajonc se dresse sur la tige de pissenlit il est temps de souffler

falls into the absurd

℘ And when the white furze stands up on the dandelion stem it is time to blow



Ô homme en safran sur le Golden Gate psalmodiant Hare Krishna lotus recroquevillé au milieu des frondes de fougères

O man in saffron in the Golden Gate chanting Hare Krishna squatting lotus among the fern-fronds

Au coucher du soleil plus de Krishna

At sundown no more Krishna

Les frondes de fougères se sont déployées !

The fern-fronds unrolled!



Ah ! c’est la fin de la journée La fin de la journée Et les poissons flottent dans les arbres mangent les graines du soleil

Ah day is done Day is done And fish float through the trees eating the seeds of the sun

Nous étions nés sous les mûriers

We were born under the mulberry trees

d’où chutent les mainates de la folie

from which drop the mynah birds of madness



Des freux noirs comme des nuages de papier brûlé flottant dans

Black rooks like clouds of burnt paper flowing through

les cieux

the skies

Et le vent le vent se cache dans un arbre creux

And the wind the wind hides itself in a hollow tree

Et sifflote pour moi

And whistles out at me



Un million de verts hippocampes déploient leurs crinières éternellement blanches sur la Plage aux petits Galets

A million green seahorses shake out their white manes forever on the Beach of the small Round Stones

Le Monde ne changera-t-il jamais ?

Will the World ever change ?

Sur une autre grève au loin des dakīnis en bikinis —

On another far strand dakīnis in bikinis —

Et il y avait de la lumière là où il y avait de la chair

And there was light where there was flesh


De retour sur Bixby Beach pour contempler les divins exemples du libre arbitre — des têtards qui veulent perdre leurs queues

Back on Bixby Beach contemplating divine examples of free will — polliwogs willing to lose their tails

Ô entend le bruit de la mer mon fils

O listen to the sound of the sea my son

Il y a un poisson en nous qui écoute le long Om de l’océan qui se retire

There is a fish in us who hears the ocean’s long withdrawing Om

Et en renvoie l’écho

And echoes it


Ô moi affamé

O hungry self

En cherchant à manger + mon père j’ai passé mon troisième anniversaire dans une cuisine déserte à lire des livres de cuisine écrits par des

Looking for food + my father I passed my third birthday in a deserted kitchen scanning cookbooks written by

hommes

men



Plus tard je me suis mis à marcher et j’ai fait quelques pas pour corriger mes premières bêtises Ne faisant que redoubler mon appétit

Later I took up walking and took steps to rectify my earlier asininities Only to add to my hungers

Et “au milieu du chemin” de ma vie suis tombé par hasard sur mon moi

And “in the middle of the journey” of my life came upon my self

“dans une forêt obscure” Et de rire + pleurer + vivre + mourir

“in a dark wood” And laughed + cried + lived + died

Sans y comprendre Rien

And understood Nothing



Alors comme Nanao quand je serai vieux je serai un étrange vieillard sauvage et itinérant dont certains pensent que c’est un sage mais aussi qu’il est juste perdu dans l’épaisse forêt du monde

So like Nanao in my old age I’ll be a strange wild wandering old man thought by some to be a sage but also just lost in the dense wood of the world

Ô feuille avec Rama écrit dessus ! Sur ce “continent de l’esprit” juste sous mon nez

O leaf with Rama writ upon it! On that “continent of the spirit” just beyond the tip of my nose

je vois la porte obscure

I see the dark door



La lumière du soleil projette ses feuilles sur le mur Le vent les remue jusque dans la chambre close

℘ Papyrus et bambou dans le climat de la fenêtre — feuilles d’Orient + Occident enchevêtrées

Sunlight casts its leaves upon the wall Wind stirs them even in the closed room

℘ Papyrus and bamboo in the window’s weather — East + West’s leaves tangled together



Dehors un vent d’hiver —

Outside a winter wind —

Des feuilles volètent comme des oiseaux

Some leaves fly by like birds

le bec emporté par le vent

beaks blown away

Le temps un voyageur se fondant dans l’éternité (l’esprit va et vient)

Time a traveler melting in eternity (the mind coming and going)

Nettoyez vos oreilles avec de la neige !

Wash out your ears with snow!


Au sommet du Mont Tamal-fuji a surgi une pierre vagin — Une pierre phallus fichée dedans fait trembler la terre

High upon Mount Tamal-fuji came upon a stone vagina — Stone phallus stuck in it makes earth quake

Et dans les collines en hiver ai pris un bain dans une source chaude en pensant aux routes boueuses interminables de la Bolinas Mesa

And in the hills in winter took a bath in a hot spring thinking of the endless muddy roads of the Bolinas Mesa

Ai tiré une bonde et l’ai vidée

Pulled a plug and drained it

Pour trouver le poisson aux yeux d’or

To find the fish with golden eyes


En passant près de l’image au bord de la route d’une divinité quelconque je tombe de ma vache sacrée

Passing by the roadside image of some god I fall from my sacred cow

dans le Néant

into Nothingness

Ah ! comme ma vie se rue dans le Réel

Ah how my life runs on into the Real

chemins de traverse vers des lieux reculés

back roads to far places

perdu dans les traces

lost in the traces



Quelle est cette étrange sensation de désir

What is that strange sense of yearning

qui passe dans

passing

les maisons éclairées

la nuit ? la solitude laisse sa propre lampe allumée

lighted houses

at night ? loneliness sets its own lamp alight


La nuit dernière une nostalgie un mugissement dans un coquillage un murmure confus d’oiseaux + hommes Et les corps étaient des bateaux

℘ Coque de chair avec neuf trous je flotte le long du ruisseau mugissant Et l’eau légère

Last night a longing a roaring in a sea shell a confused murmur of birds + men And bodies were boats

℘ Hull of flesh with nine holes I float down the roaring stream And the water light


Un battement d’ailes Bruit et larmes remplissent l’air Et la rôtissoire frémissante tourne

A flutter of wings Sound and weeping fill the air And the quivering meat wheel turns

Ô rôtissoire faite avec nous sans fin ni commencement (tous les êtres ne faisant qu’un)

O wheel of meat made of us with no end and no beginning (all beings being one)

Tourne encore et encore !

Turn and turn and turn!



À cet arbre du paradis qui a surgi de la mer et formé une arche sur les cieux

Upon that tree of heaven that sprang up out of the sea and over-arched the skies

accrochés par nos dents

sans autre Réponse

hanging by our teeth

with no other Answer



Je me demande vraiment où se trouve cette source de joie intérieure tandis que tout se meurt à l’extérieur dans une nuit de charbon

I ask myself just wherein lieth that source of inner joy while all outside dieth in a charcoal night

La source est la vie elle-même

The source is life itself

La source est le soleil

The source is sun

La source est la lumière

The source is light



Oui réveille-toi ô réveille-toi car le soleil qui se lève avec le vent qui se lève va très bientôt ô très bientôt consumer notre monde changeant

Yes wake o wake for the sun that riseth with the rising wind will all too soon o all too soon our turning world consume

Mais l’esprit l’esprit aussi s’élève Et le soleil brille encore et encore Et la mer soupire encore sa réponse son “content d’Om”

But the mind the mind also rises And still the jetsun shines and shines And still the sea sighs its answer it’s “full account of Om”


La porte pour l’invisible est visible La porte cachée n’est pas cachée Je la franchis éternellement sans la voir Je suis ce que je suis Et serai ce que je serai

The door to the invisible is visible The hidden door is not hidden I walk through it forever not seeing it I am what I am And will be what I will be

En franchissant ainsi d’étranges montagnes

So passing strange mountains

Et en mettant des épines de pin dans une enveloppe je t’envoie quelques uns de mes os

And dropping pine needles in an envelope I send you some of my bones



Les auteurs


Lawrence Ferlinghetti Lawrence Ferlinghetti est né en 1919 dans le Bronx, dans une famille sépharade. Sa mère appartient à la famille franco-portugaise fondatrice de l’entreprise Monsanto. Son père est né en Italie et a émigré aux États-Unis à dix-huit ans. Il est mort six mois avant la naissance de son fils qui a été élevé par sa tante française, quand sa mère a été internée. Après des études à l’Université de Chapel Hill en Caroline du Nord, il s’enrôle dans la marine américaine pendant la guerre et participe au débarquement en Normandie. Il décroche ensuite un diplôme à l’Université de Colombia et un doctorat à la Sorbonne, où il rencontre Kenneth Rexroth. Après s’être marié à Selden Kirby-Smith, dans les années 1950, il enseigne le français à San Francisco, peint et rédige quelques critiques littéraires, avant d’ouvrir la maison d’édition City Lights Bookstore spécialisée dans la poésie, où paraîtra Howl de Ginsberg, qui lui vaut un procès retentissant pour obscénité. En 1955, il publie son premier recueil, Pictures of the Gone World, mais c’est le recueil suivant, A Coney Island of the Mind, vendu à plus d’un million d’exemplaires et traduit dans neuf langues, qui lui vaut une immense célébrité. Proche de la Beat Generation, anarchiste spirituel, Ferlinghetti n’a cessé de se consacrer à la peinture et à l’écriture. Il a reçu de nombreuses récompenses et été nommé Poet Laureate de San Francisco en 1998.


Franklin Mon travail s’inspire fortement de la littérature, de la spiritualité (sensations de déjà-vu et intuitions), illusion hallucinatoire que j’essaie de traduire sous différentes formes avec une minutie de détails, avec des motifs rappelant ceux de pierres précieuses et de textiles, et des personnages en ombre portée qui ont quelque chose d’onirique. Parmi mes autres sources d’inspiration figurent l’ancien folklore, les contes de fée, la poésie, les romans, les crises de fièvre, la perte de conscience et le coma clinique. Je me plonge dans de longues heures de solitude pour réaliser chacun de ces dessins qui peuvent me prendre de deux mois à un an pour les achever. Mais c’est une de mes techniques ; j’en ai d’autres. J’ai passé de nombreuses années à travailler sur une installation intitulée le « Jardin de l’Oubli » et une œuvre d’art constituée d’une série de dessins inspirés par les littératures française et anglaise. L’installation et son ensemble de dessins exposés constituent une expérience de perception agissant sur trois des cinq sens, l’ouïe, la vue et l’odorat. J’utilise le pinceau, le crayon, le stylo, la plume et l’encre. Mes références viennent pour l’essentiel de l’univers de la littérature, et plus particulièrement de la poésie, mais également de l’expressionnisme dans le domaine des Beaux-Arts.


© Octobre 2016 — Texte : Lawrence Ferlinghetti Traduction française : Thierry Gillybœuf Illustrations : Franklin © Back Roads to Far Places, New Directions Pub. Corp., 1971 La revue Ce qui reste pour la présente édition www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com


La revue Ce qui reste RALENTIR POÈME

Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur. La création n’étant pas que langage, la revue ouvre également son espace à des artistes plasticiens.


« La porte pour l’invisible est visible La porte cachée n’est pas cachée Je la franchis éternellement sans la voir Je suis ce que je suis Et serai ce que je serai » Lawrence Ferlinghetti

Ce

qui

reste


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