Deux poèmes d'après des films de S. Loznitsa - Cédric Debarbieux, Maèle & Sergei Loznitsa

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C édr ic D ebarbieu x S ergei Lo z nit s a Maèl e

D e u x p o èm e s d ’a près d es f ilm s d e Sergei Lozn it sa

The Letter | The old Jewish Cemetery Ce

qui

reste



Po èm es d e

Cé d r ic D eb a r b ieu x s ur d eu x f il m s d e

Se r g ei L oz n it s a a c co m pa g nés d es p eint u res d e

M a èl e

De u x p o è me s d ’a p rès des f i lm s de Sergei L ozn i t s a

The Letter | The old Jewish Cemetery

Ce

qui

reste



The Letter Письмо


Il y a un homme qui sort d’un grand bâtiment sombre et secoue une nappe très blanche un temps exagérément long la nappe longtemps soufflée comme une voile la boule du souffle la traversant longtemps de haut en bas puis l’homme rentre dans la grande maison




Un autre homme sort (dans l’ordre de son tour semble-t-il) et secoue une autre nappe blanche celui-là très vite deux mouvements saccadés des bras puis il la roule en boule et rentre Encore un autre homme et une autre nappe blanche Chacun la secoue à sa manière la replie et rentre On imagine une activité habituelle de ménage dans une grande salle sans doute après le déjeuner Un homme encore sort du bâtiment sombre et pose un outil au long manche contre le mur blanc d’une remise


Plus tard des hommes et des femmes sont dans une cour piétinant mais en fait étalant des foins pour les faire sécher Cela semble désordonné mais chacun travaille sur son aire Un vieux camion au mufle rond part du milieu d’eux sans déranger le mouvement et quitte la scène le chauffeur passant l’une après l’autre ses vitesses enrouées de mécanique en ordre




Les hommes et les femmes s’éloignent et se regroupent on leur devine une tâche immense et paisible chaque jour et les cœurs battent et les muscles se plient et les choses sont faites



Je sais que les bâtiments sont ceux d’un asile psychiatrique alors je sais que ces gens-là sont les fous Mais je sais toujours trop de choses avant de les avoir vues



The old Jewish Cemetery Старое еврейское кладбище



Ce besoin d’expliquer les mêmes gestes les mêmes actes sur la terre entière Des gens attendent à l’arrêt du tram quittent le banc quand le tramway s’engage sur l’avenue Une jeune femme en blanc descend d’un pas pressé une femme plus âgée monte par l’avant déposant d’abord ses cabas dans le wagon montant ensuite il n’y a pas de hâte une autre femme descend dépasse la cabine adresse un signe du bras vers quelque part disparaît


il n’y a pas de hâte juste des gens vivants qui portent des cabas un balayeur qui lentement ramasse les feuilles avec sa pelle à long manche et son balai souple ailleurs des hommes croisent une jeune fille sans la regarder un couple porte une sorte de long cylindre équipé de deux bras lui est devant elle est derrière partageant le poids on ne sait pas ce qu’est cet objet cylindrique et noir




Ailleurs des hommes sont assis sur un quai de ciment ou debout l’un mange un morceau de pain dans lequel il doit y avoir quelque chose de bon qu’il fait sentir et goûter à un homme assis dont on devine qu’il est demeuré Des gens marchent entre les arbres sur une allée de ciment


Puis un garçon se roule sur l’herbe en descendant une pente légère sous les yeux d’une fillette puis il remonte la pente et vient se disputer avec elle sa sœur elle se défend se lève se rassied rend les coups les corps les bras se tordent et se battent mais ce n’est pas sérieux ou plutôt si c’est sérieux c’est une dispute d’enfants ce sont des animaux de petits animaux Tout cela ne nous apporte rien d’autre que l’image de gens qui vivent et je suis à ce moment-là ces gens qui vivent et se croisent l’un après l’autre je suis L’herbe est découpée d’ombres carrées c’est le printemps on devinerait qu’ici le printemps ne dure pas longtemps mais non on ne devine rien c’est simplement un jour un moment




avec du soleil qui joue dans les feuilles entre les troncs Il y a une cour où une femme étend du linge des bâtiments aux fenêtres fermées de planches et d’autres vides des immeubles aux fenêtres grises entre les arbres parfois on les aperçoit Deux jeunes hommes passent derrière une jeune fille qui les accompagne elle tient comme une tablette électronique dans ses mains et joue des doigts dessus tout en marchant la courbe de ses jambes et de ses fesses soudain fait surgir un désir primitif comme d’un érotisme absolu sous les vêtements noirs et les deux hommes la suivent et parlent entre eux ils ne peuvent que la désirer vouloir la posséder elle est devant elle le sait elle joue son rôle de ne pas les regarder de laisser leurs regards sur son corps elle a besoin de cela pour être


et c’est la même scène qui se passe au même instant partout sur la terre le long de tous les fleuves et sous tous les soleils entre les arbres De grands hêtres ont poussé parmi des ruines arasées des murs de quelques mètres de quelque chose qui fut là et est maintenant au ras des herbes détruit Il reste à peine là-bas une haute pierre cubique on dirait un autel de l’Antiquité avec des coins relevés et une autre pierre que l’on voit bien en face une pierre basse avec une bouche noire au milieu au ras des herbes qui attend mais justement il n’y a pas d’attente jamais il n’y a que des moments présents Sur l’allée de ciment des couples (on les devine américains)


avancent lentement se tenant par la main regardant les pelouses avec un recueillement lent et tranquille se disant Les choses sont ainsi Les choses sont comme cela ou ne regardant rien pensant à ce qui fut ici Pèlerinage une femme ramasse sur le bord de l’allée une bouteille abandonnée et une canette qu’elle tient dans ses mains avant on le suppose on le sait de les déposer plus loin dans une corbeille ou une poubelle qui n’est pas visible Au pied d’un tronc poussent des rejets de l’arbre en spirales enroulées le soleil et les ombres les dévoilent par intermittence Des graines ont germé Ici était le cimetière juif des massacres de Riga Je suis celle qui attend le tramway qui porte ses cabas


je suis le balayeur des feuilles mortes la jeune fille aux courbes désirables et aussi les deux hommes jeunes qui la suivent sans comprendre le désir mais la désirant pour assouvir leur souffle je suis le souffle Je suis celle qui ramasse la bouteille vide et l’homme qui fait goûter son pain au demeuré je suis aussi le demeuré je suis le temps arrêté mais qui ce soir aura passé Et tous je suis et tous ils sont comme nous et marchent et vivent et pensent et avancent la tête emportée par le présent et le passé je suis comme eux sur toute la terre à cet instant à tous les instants et voilà ce qui naît de la contemplation du monde je suis le monde c’est-à-dire je suis eux comme ils sont moi et nous avançons et tout ce que nous savons sur la vie




est la même chose partout au même instant il y a eu des morts et nous sommes vivants et nous serons morts il y aura des vivants un balayeur des feuilles mortes une femme accrochant sa lessive une jeune fille à prendre une rivalité d’hommes un pain partagé des tramways et des diligences et des autos et le vieil homme qui porte son repas sur l’allée de ciment et les immeubles et les fenêtres certaines seront ouvertes sur un parc d’autres fermées de planches sur un passé qui n’est plus Des pierres seront dressées sur des corps puis réutilisées pour les maisons Il ne se passe rien et c’est là et cette jeune fille sans cesse et ces couples la main dans la main qui marchent et rien ne me distingue je vais marcher


aimer suivre et porter et aller et venir et partager et parfois me souvenir et ce sera fini et ce ne sera pas fini je serai encore et encore et pour l’instant je suis cela je suis toutes les vies dans l’ineffable instant




The letter et The old Jewish Cemetery sont des films documentaires du réalisateur ukrainien Sergei Loznitsa. Nous remercions chaleureusement Sergei Loznitsa et Maria Choustova pour leur aimable autorisation à reproduire ici des photographies extraites des films.

The letter and The old Jewish Cemetery are documentary films from the Ukrainian director Sergei Loznitsa. We thank Sergei Loznitsa and Maria Choustova for their kind permission to reproduce photographs from their films.

© 2012 – The letter, 20 min, b/w, Dolby Digital, 35 mm – Atoms&Void © 2014 – The old Jewish Cemetery, 20 min, b/w, Dolby Digital, HD – Atoms &Void



Les auteurs


Cédric Debarbieux 63 ans parisien émigré ailleurs hélas acariâtre de ce fait a publié 5 romans de sf dans les années 80 puis s’est arrêté ça l’ennuyait citation du jour : « la fiction m’ennuie sauf quand elle a l’air vrai » aime bukowski et jacottet et les haïkus l’assume aime d’autres choses a horreur de rédiger des cévés


Maèle Après maintes expositions, dont la Biennale de la Jeune Peinture à Cannes, «Figuration Libre», elle s’est mise à voyager sur presque tous les continents. Elle vit et travaille actuellement dans le Roussillon.


Sergei Loznitsa est né en 1964 à Baranavitchy, en biélorussie. Sa famille s’installe ensuite à Kiev en Ukraine, où Sergei finit sa scolarité. Diplômé en ingénierie et mathématiques, il travaille jusqu’en 1991 comme scientifique à l’institut de Cybernétique sur des projets liés à l’intelligence artificielle et à la prise de décision. En 1991 il change complètement de voie et est reçu à l’Institut national de la cinématographie de Moscou. En 1997, Sergei Loznitsa devient réalisateur. http://loznitsa.com


Filmographie Fictions 2010 2012

My Joy (SĂŠlection officielle du Festival de Cannes 2010) In the fog (SĂŠlection officielle du Festival de Cannes 2012)

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Today we are going to build a house Live, autumn The train stop Settlement Portrait Landscape Factory Blockade Artel Revue Nothern light The miracle of Saint Anthony The Letter Reflections Maidan The old Jewish Cemetery The Event


La revue Ce qui reste RALENTIR POÈME Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur. La création n’étant pas que langage, la revue ouvre également son espace à des artistes plasticiens.


© Février 2017 — Poèmes de Cédric Debarbieux Photographies extraites des films The Letter et The Old Jewish Cemetery de Sergei Loznitsa et Maria Choustova-Baker (© Atoms&Void) Peintures de Maèle La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« à cet instant à tous les instants et voilà ce qui naît de la contemplation du monde je suis le monde c’est-à-dire je suis eux comme ils sont moi et nous avançons et tout ce que nous savons sur la vie est la même chose partout au même instant il y a eu des morts et nous sommes vivants et nous serons morts il y aura des vivants. »

Cédric Debarbieux


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