Effacés - suivi de Mémoire - Fabrizio Bajec

Page 1

Ce

qui

reste



Effacés suivi de Mémoire Deux poèmes de

Fabrizio Bajec

Photographie de

Xavier Puig

Ce

qui

reste





Effacés 1 L’abandon était une folle tactique pour ne pas perdre le goût du monde, la retraite une excuse, un don, peut-être, ou l’occasion de libérer le champ à d’autres affligés, malades de travail. Le renoncement, la plus vieille trouvaille pour rejoindre l’océan de la compassion.


2 Face à toute cette herbe foulée par tant d’hommes, auprès des fourmilières ouvertes, chacun se découvrait enraciné dans la même matrice que l’on voudrait défavorable et plus d’une fois maudite jusqu’aux vingt pas requis au minimum pour s’arrêter et se tourner de nouveau.


3 Ainsi recommencer et à chaque arrêt observer que les guêpes descendaient sur nos visages sans les piquer, même les punaises et les mouches bleues traversaient le champ de vision sans s’attarder sur ceux qui ressemblaient davantage à des plantes. Les armes des humains demeuraient au sol.


4 Les derniers à se précipiter furent les moustiques ne choisissant pas la plus grosse des victimes à qui soustraire du carburant pour le vol, mais pressentant que ces hommes n’étaient point étrangers aux cycles de l’ordre naturel, ils arrêtèrent tout simplement de s’attaquer aux mêmes et se mirent à varier par ennui.


5 Vider le crâne est la meilleure défense, jeter son contenu aux chats amaigris, se défaire de tout papier de tout timbre, abandonner son nom, le déposer de même à ses pieds, s’ouvrir à la grande peur de ne pas être un auteur faisant autorité humaine en la matière.


6 Parmi les ténèbres nous avancions, mais l’air agresse la peau découverte. Se rassembler, s’asseoir une dernière fois face à l’extrême, comme si la fin approchait par cette patiente célébration du vide. Le noble silence n’est rien d’autre alors que la vie dans son état naturel.


7 Ici s’achèvent les rêves des masses, l’on s’habitue aux pratiques obtuses et l’on dispose les os en forme de croix, le temps de la passion est suspendu, aucun appel, aucune réussite. On entend le cri qui manquait dehors, que nous pourrions écouter à jamais. ***



Mémoire Nous la retrouvâmes assise, dos courbé, au centre du lit, les pieds dans le vide, un respirateur sur le museau, faisant semblant d’être là. Demain, 26 janvier, j’aurai une pensée pour la lutte et l’effort. Le lendemain il neigeait sur la voie où s’en allèrent des centaines de Juifs entassés à la va-vite, à savoir mal. Je dirai qu’elle était des leurs et n’avait pas attendu le Christ. Je pardonnerai ton ingérence, père, nous demandant une présence fixe à son exhumation.


Trois ans écoulés et la femme qui compte est allongée sur ma vie comme sur deux rails. Je lui demande de se relever, tu n’es point la cause de son voyage (je le sais désormais, voici de nouveau le train noir à l’approche), tu ne l’as point poussée vers l’abîme, ce n’est là que son extrême catharsis. « Je partirai bientôt » me dit-elle à une époque insoupçonnable. C’était la mère de tous les errants et des sages déserteurs, c’est pourquoi je la poursuis. ***




L’ auteur



Fabrizio Bajec Né en 1975, Fabrizio Bajec est un poète franco-italien, vit à Paris et écrit dans les deux langues. Il traduit des auteurs francophones comme William Cliff (Il pane quotidiano, Edizioni Torino Poesia, 2008 ; Poesie scelte, Fermenti, 2015) et publie les recueils suivants : Corpo Nemico, paru en Italie dans le « Huitième cahier de poésie italienne contemporaine » (2004), Gli ultimi (2009), Entrare nel vuoto , dont la version originale en français, Entrer dans le vide, paraît en 2012 aux Editions Le Fram (Belgique), Loin de Dieu, près de toi (L’Âge d’Homme, 2013, édition bilingue), et La cura (Fermenti editore, 2015). Parmi ces pièces de théâtre, représentées en Italie, on retiendra Rage (en français), mise en espace par David Strosberg et les élèves de l’INSAS au Théâtre National de Bruxelles (2009). Rédacteur de la revue de critique militante « Annuario di Poesia », de 1999 à 2006, il écrit de temps à autres des papiers sur la poésie et le cinéma. Le recueil inédit La collaboration lui a valu en 2014 une « bourse découverte » du Centre National du Livre.

La photographie de couverture est de Xavier Puig



© 2016 - Texte Fabrizio Bajec Photographie de couverture - Xavier Puig La revue Ce qui reste pour la présente édition www.cequireste.fr


« L’abandon était une folle tactique pour ne pas perdre le goût du monde, la retraite une excuse, un don, peut-être, ou l’occasion de libérer le champ à d’autres affligés, malades de travail. » Fabrizio Bajec

Ce

qui

reste


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.