La farce — Marc Graciano & Charley Case

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Marc Graciano Charley Case

La Farce



La farce Te xt e

Marc Graciano Illu s t rat ions

Charley Case



Tout le décor apparut en relief sous la lumière crue des torches quand les charivarieurs qui avançaient majestueusement et lentement passèrent sous la herse relevée du porche, avec leur marche rythmée par ce qui était devenu le bourdon régulier des écuelles, car chaque possesseur de vaisselle, quoique semblant regarder uniquement d’un air pénétré et ahuri son écuelle brandi haut d’une main devant son visage avant de lui asséner sur le cul un grand coup de cuillère, surveillait du coin de l’œil le geste des autres percussionnistes afin de s’y régler, s’appliquant à frapper son écuelle à l’exact même moment que les autres, et tous les jeunes gens déguisés ainsi que les baladins semblaient de charnels esprits, des sylvains cap-


tivés dont la troupe asservie eût été conduite de la forêt au château par des gardiens porteurs de torches qui les eussent devancés dans la cour afin de mieux y éclairer leur entrée disciplinée, et tous les gens du charivari, quand ils furent parvenus dans la cour du château, se placèrent de chaque côté de la cour, de part et d'autre du groupe seigneurial, faisant ainsi comme une double haie d'honneur pour un homme affourché à l'envers sur la jeune mule coiffée qui entrait en dernier dans la cour du château, l’équipage conduit par l'homme calme qui tenait la mule par le licou, et le cavalier fantasque sur la mule possédait une cruche de vin avec lui, et nul doute qu’il en avait fait beaucoup usage parce que sa tenue était encore




plus relâchée, et, même, débraillée, et l'homme était grandement hilare et comme puissamment réjoui par la tournure des évènements, et amusé au plus haut point, et pris d’un sourire béat et permanent qui se muait sporadiquement en rire irrépressible et fou, puis, quand l'homme qui conduisait la mule fut parvenu devant la seigneurie, il arrêta la mule, mais son cavalier ventripotent et ivre sur elle fit mine de vouloir la faire continuer d'avancer en lui baillant de grands coups de mollets sur les flancs, mais, soit que la mule fût têtue ou soit que l'homme, du fait de sa position inversée, assénât les coups en un endroit insensible sur les flancs de la mule ou soit encore qu’il fût incapable dans son ivresse de rendre effi-


caces ses bourrades ou soit qu’au contraire il les rendît volontairement inopérantes, ce qui était le plus probable parce, malgré sa physionomie comique, que l'homme possédait une spectaculaire souplesse qui lui permettait de bien écarter les jambes du ventre pourtant larges de la mule et de les rabattre avec une suffisante force, et peut-être le cavalier farceur contrôlait-il ses jambes en la fin de leur course afin que les bourrades, même bruyantes, fussent sans effet, ou soit encore que les bourrades fussent savamment assénées en une partie de la morphologie de la mule insensible par nature, ou soit encore que ce fût un exercice qui avait été appris à la mule, c’est à dire celui d'autant moins réagir que les gestes pour la sti-


muler étaient exagérés, ou soit encore que l'homme placé à la tête de la mule avec une main sur le licou de la mule réfrénât invisiblement la mule par une petite tension sur un montant du licou à chaque fois que l'autre bourrait les flancs de sa monture, la mule, dans tous les cas, resta parfaitement immobile et impassible, et c'était un spectacle grotesque de voir ce gros homme se trémousser et presque s'écarteler lui-même afin de talonner vainement la mule, et toute l'assistance se prit à rire, même les gens du château et même la parentèle du vieux seigneur, et même le vieux seigneur, et même sa jeune épouse qui arbora un fin sourire avorté, presqu’à son corps défendant, et même et surtout, la primogéniture


du vieux seigneur, et la plus jeune enfant avait sorti le visage du col de sa grande sœur maintenant et son visage était sec de larmes, même si leurs traces mêmement que les torchures de morve continuaient de scintiller brièvement dans la lumière des torches, comme, sur une tendre feuille, les traces laissées en son sillage par un escargot, et regardait avec ravissement le spectacle bouffon et drôle de l'homme ivre sur la mule, puis l'homme placé à la tête de la mule prit une oreille de la mule et la releva et la tordit un peu vers lui et approcha sa bouche de la grande oreille et murmura dedans quelques mots qui la firent frissonner, à moins que ce fût le simple contact des lèvres de l'homme avec les grands poils souples




à la base de la longue oreille velue qui déclencha son mouvement réflexe, puis l'homme s'écarta de la mule puis il regarda la mule qui fit remuer encore plusieurs fois nerveusement son oreille, et, à distance, il lui parla de nouveau avec complicité puis il éleva brusquement une main, et la mule fit comme si elle prenait le galop, mais sur place, et elle se ramassa sur elle-même, alors l'homme qui conduisait la mule, c’est-à-dire le dresseur et sans doute le possesseur de la mule, leva haut l'autre main, c’était celle qui tenait le tabouret par un de ses trois pieds, et brandit ainsi le tabouret, et la mule, toujours sur place, s’éleva dans les airs en même temps qu'elle déclencha une ruade avec les pattes arrière, exécutant ainsi magnifiquement


une parfaite cabriole qui fit s'extasier à voix haute toute l'assistance mais qui désarçonna le gros cavalier ivre qui glissa sur un des flancs de la mule tout en essayant pathétiquement de se retenir à sa crinière, ce qui fit s'esclaffer franchement l'assistance, son récri d’abord ravi se transmuant en rire généralisé, tellement ridicule était la vision de cet homme qui tombait tout en essayant de se retenir désespérément à la mule qui regimbait un peu maintenant et qui trépignait, puis l'homme désarçonné, qui adopta momentanément une posture intermédiaire c’est-à-dire avec un pied sur le sol et l'autre resté sur le garrot de la mule et qui devait follement sautiller sur celui posé au sol pour s'adapter aux mouvements fringants de la mule,




comme dans une ridicule pantomime, après un moment d'hésitation, décida de se laisser théâtralement choir au sol, et la monstration de cette hésitation à se laisser choir balayée par la ferme décision de choir, la mise en scène de cette décision désespérée et obligée fit redoubler les hurlements de rires de l'assemblée, et l'homme tomba mollement sur le sol, et sans aucun dommage, tellement l’homme pendant la chute avait rendu son corps tout entier sans tonicité, comme inerte en même temps qu’élastique, presque ductile, sa vraisemblable souplesse d'origine amplifiée par les effets de l'ivresse, puis l'homme atterré se releva et fit un geste envers la foule, comme un geste de dépit ou un geste d’excuse, ou peut-être comme


un simple geste de constat devant l'impossibilité à rester achevalé sur le dos de cette mule rétive, ce qui continua à faire rugir de rire l’assistance, puis l'homme placé à la tête de la mule et qui jusqu’à maintenant avait tenu le tabouret en même temps qu'il dirigeait la mule posa le tabouret au sol à ses pieds où le cavalier désarçonné vint prestement le chercher afin d'aller le placer à l'arrière de la mule en guise d’escabeau, et le gros homme monta sur l’escabeau, et il prit la queue de la mule et il tenta de la tordre pour la retourner sur la croupe de la mule, ce en quoi il échoua plusieurs fois parce que la mule quoaillait nerveusement, puis, quand il y fut enfin parvenu, il ouvrit la brayette de ses braies et il mima avec des gestes




explicites du bassin et en faisant au public des œillades outrancièrement lubriques qu'il copulait avec la mule, et tous les gens du peuple et du commun rirent grassement à ce mime bestialiste, et certains sifflèrent ou lancèrent des quolibets en guise d’encouragement, mais le visage du vieux seigneur se renfrogna et mêmement, et surtout, celui de sa jeune épouse qui, outrée, quitta précipitamment la cour du château suivie de la parentèle du vieux seigneur et emportant les enfants du premier lit avec elle, si bien que seul le vieux seigneur demeura stoïquement pour regarder la suite du spectacle obscène mais, une nouvelle fois et à l'aide du signal qu'il lui donnait préalablement en murmurant à l'oreille et ainsi la préparant, et qu'il


confirmait par deux successifs grands gestes des bras après s'être éloigné d'elle, l'homme à la tête de la mule fit cabrioler la mule, et l’homme au cul de la mule fut encore violemment bousculé, comme spectaculairement frappé et projeté vers l'arrière cette fois-ci, ceci sous l’unanime exclamation surprise et angoissée de la foule, mais nul doute que c’était un mouvement que l'homme avait initié lui-même avant d'être atteint par la ruade, pour ainsi dire devançant la ruade et épousant le mouvement de la ruade, c’est-à-dire avec son corps fuyant et s'effaçant devant les sabots de la mule projetés avec violence et vitesse parce, après s'être réceptionné sur les fesses à plusieurs pas sur le sol derrière la mule, que l'homme se




releva sans difficulté et sans dommages et épousseta négligemment ses habits, ce qui prouvait définitivement sa souplesse et son agilité extrême et sa parfaite maîtrise de chutes dont il paraissait de prime abord la victime, puis chaque personne de l'assistance qui le souhaitait fut invitée à monter sur la mule et à tenter de s'y maintenir le plus longtemps possible sous les railleries des autres tandis que la mule, secrètement aiguillonnée par l'homme qui la conduisait, ruait et cabriolait, ce jeu perdurant jusqu'à exténuation de la mule qu’on mis à l'attache dans un accoinçon de la cour du château pour finir, puis un ballet étrange fut donné durant lequel les hommes revêtus des peaux de bêtes, c’est-à-dire les jeunes gens du village,


trompant la vigilance des hommes phallophores au corps nu et cendré qui jouaient le rôle des gardiens, faisaient mine de pourchasser les elfes ferrées qu’étaient les comédiennes nues ou seulement vêtues de leur toison de bête, et qui s'échappaient en grands bonds souples et gracieux, et lascifs, mimant qu’elles fuyaient des faunes envieux, et se cachant, et se protégeant parfois derrière les hommes survêtus de végétaux qui s'étaient complètement immobilisés afin de paraître définitivement des arbres, et l’enfant remarqua que le regard du vieux seigneur avait cessé d'être furibond et réprobateur, et il le vit s'allumer d'étranges lueurs, invues jusqu'alors, et les danseuses durant leurs évolutions faisaient




mouvoir leurs ocres fesses musclées et rondes, et délicieusement pleines et rebondies, et qui parurent à l’enfant hautement désirables, et, même, comestibles, et l’enfant fut dès lors pris de l'irrésistible désir de mordre dedans, et tellement pris et gagné par ce désir qui était un désir totalement inconnu et neuf pour lui, inexplicable et comme sans origine, et vague, et énervant, et incontrôlable, il oublia être au milieu d'une assemblée pourtant nombreuse et excessivement bruyante, entendu que toute l'assistance encourageait les jeunes hommes prédateurs par des hurlades ou des sifflets salaces, et l’enfant s'avança vers une danseuse au moment où elle s'arrêta près de lui, dans un suspens du spectacle improvisé, c’est-à-dire une


immobilisation faussement panique de la danseuse cernée par trois hommes travestis en loup qui faisaient mine de s'approcher d'elle en tapinois, et qui les observait venir avant de choisir par quel côté elle s'échapperait, et c’était la femme coiffée de la toque en hermine, et du peigne sculpté en abyme, et l’enfant mordit brusquement dans une des fesses au galbe tellement appétissant, puis, immédiatement et par crainte de l'avoir blessée, parce que la danseuse avait poussé un cri de douleur surpris en rétractant peureusement sa fesse, y apposa un baiser qu'il espérait apaisant et réparateur, tout ceci sous le rire généralisé de la foule et sous le regard moqueur de sa mère, de qui il se remit subitement à percevoir la présence


avec un vif sentiment de gêne et de honte, et sous le regard rieur et bonhomme du vieux seigneur, en lequel, étonnamment, il crut même lire de l'admiration et de la fierté



| Les auteurs |


Marc Graciano est né le 14 février 1966. Quand il ne travaille pas à Genève, comme infirmier psychiatrique auprès d’adolescents, il vit en camping-car dans les montagnes du Jura. Il a publié cinq livres aux éditions José Corti : – Liberté dans la montagne (2013) – Une forêt profonde et bleue (2015) – Au pays de la fille électrique (2016) – Enfant-pluie (2017) – Le sacret (2018) La farce (au même titre que Le sacret) est le fragment d’un grand livre à venir que l’auteur dénomme en secret Le grand poème.


Charley Case « ...consacre une grande partie de son art à la restauration du lien entre l’humanité et la nature. Issue du dessin, sa pratique s’est étendue à la photographie, à l’image filmée à la sculpture et à l’environnement avec des interventions picturales in situ monumentales. Sensible à certaines cultures de l’Invisible, son art s’adresse autant aux vivants qu’aux morts dont il célèbre aussi les âmes. Comme dans ses dessins qui fourmillent d’une multitude de silhouettes qui semblent être en marche vers d’autres dimensions. Le foisonnement et la vibration de ces œuvres à quelque chose à voir avec la ruche... » Pascal Pique


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Ralentir poème 1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéaste, etc). Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti 1


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© Novembre 2018 — Texte de Marc Graciano Illustrations de Charley Case La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« ...puis l'homme placé à la tête de la mule prit une oreille de la mule et la releva et la tordit un peu vers lui et approcha sa bouche de la grande oreille et murmura dedans quelques mots qui la firent frissonner... » La Farce Texte de Marc Graciano Illustrations de Charley Case


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