La rivière aux anoures - Camille Loivier & Vincent Vergone

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La rivière aux anoures Camille Loivier Vincent Vergone

Ce

qui

reste



La rivière aux anoures texte de Camille Loivier dessins de Vincent Vergone

Ce

qui

reste



La métamorphose du têtard en grenouille est un des phénomènes les plus étonnants de la nature et jusqu’à très récemment, jusqu’à ce qu’elles disparaissent de nos rivières dévorées par les pesticides, l’un des plus facilement observables. J’aime les anoures, ainsi que tous les animaux à sang froid, batraciens et reptiles, y compris les poissons. Pour leur fraîcheur et leur grand silence. Quand ils ouvrent la bouche, aucun son ne sort. On dirait qu’ils sont muets. Et pourtant ils entendent, sensibles aux moindres ondes de nos pas. Ce qui évite régulièrement de marcher sur un serpent. C’est par ce moyen seulement qu’ils entrent en relation avec les autres, avec le monde, avec eux-mêmes. Les crapauds, eux, offrent une basse aux chants du rossignol en juin. J’aime lézarder au soleil le dos appuyé sur une pierre, mais j’aime aussi grenouiller dans l’eau fraîche, la tête au ras de l’onde. Les batraciens sont injustement dénigrés. Les grenouilles aiment-elles la pluie ? Je ne



les vois jamais que sèches, se chauffant au soleil. Quand je disais que les grenouilles sont muettes, ce n’est pas tout à fait vrai. J’ai entendu un jour le cri de détresse d’une reinette, un petit cri venu du fond de la gorge, extrêmement plaintif et émouvant : elle appelait depuis l’intérieur de la gueule d’une couleuvre. Au coup de bâton qu’elle reçut sur la tête, elle éjecta la grenouille qu’elle venait juste d’avaler vivante. On peut imaginer l’intensité de ce cri, à vous donner le frisson, remontant lentement le long de l’échine. Il semblait révéler une âme revenue directement de la mort. Peut-être est-ce seulement à ce moment-là que j’ai été délivrée du sort que vingt ans auparavant m’avait jeté un anoure. On pouvait autrefois attraper des têtards dans la rivière et les regarder grandir puis se métamorphoser dans un bocal. Leur queue s’allongeait, leurs petites pattes apparaissaient. Ils étaient noirs et ronds, il était amu-


sant de les voir frétiller dans l’eau. Puis on les relâchait dans la rivière afin de les laisser finir leur métamorphose en paix. Les amphibiens sont les premiers vertébrés à s’être adaptés à la vie sur terre. Ils ont vu les premiers jours du monde. Leur mémoire est immense. Pour la première fois les membres pairs apparaissent, le déplacement sur la terre devient possible. En même temps l’ouïe se forme, ils entendent les oiseaux, la voix de ténor des mammouths, la danse secrète des dinosaures. L’organe sensoriel se loge à l’intérieur de la cavité buccale. Pour la première fois les yeux sont protégés par des paupières. Des glandes et des canaux lacrymaux se forment, pour dire la tristesse d’une solitude insurmontable. Enfin toutes les eaux des rivières vont pleurer par les yeux des anoures. Elles nous ressemblent. Elles entendent, Elles sentent dans et par la bouche, ferment les yeux et pleurent. Les anoures se sont répandus sur presque toute la terre. Ce sont des animaux diurnes.


La nourriture est animale. Les têtards participent à la propreté de l’eau,

Les amphibiens ont une température qui varie en fonction de la température extérieure. On touche leur corps, on touche alors la saison, et l’heure du jour. Leur peau est fine, richement irriguée par les vaisseaux sanguins. Qui pense aux pores de la peau qui respire, qui se dilate puis se rétracte, qui absorbe puis rejette ce que lui offre l’atmosphère. Si l’on prenait conscience de toute l’étendue de notre peau qui en chacun de ses points éprouve quelque chose, pense quelque chose. Aristote dit que ceux dont la chair est tendre, ceux qui ont la peau fine, sont doués d’intelligence. Ils ont l’âme à fleur de peau. Ils savent ce que nous ignorons encore, ce soupir doux, car il n’y a rien à faire pour les hommes qui passent au-dessus d’elles sous forme d’ombres. Les amphibiens se caractérisent par la métamorphose qui les agite au début de leur vie


et fait qu’ensuite ils ne seront plus jamais les mêmes. C’est un ensemble de modifications qui tendent à transformer l’organisme de la larve, qui respirait par les branchies, en un organisme adulte. Les larves n’ont pas d’oreille, elles ne possèdent que des récepteurs sensoriels à la surface de la peau. Leur sensibilité (leur intelligence) doit être immense puisque le son, la lumière, toutes les sensations de froid et de chaud, de peur et de réconfort passent par la peau. La bouche achève sa formation, l’intestin se raccourcit, la queue, les ouïes, l’organe de fixation disparaissent, les membres, les poumons, l’appareil auditif se créent. Seules les larves ont une membrane natatoire, les adultes ont des membranes interdigitales qui jouent un rôle dans la natation. Ce processus est contrôlé par l’hormone de la glande thyroïde. Il peut arriver que les larves ne terminent pas leur métamorphose et passent l’hiver sous la forme larvaire. Elles peuvent cependant atteindre la maturité sexuelle et se multiplier. Mais que deviennent ces têtards engendrés par des têtards ? Forment-ils une nouvelle


espèce, plus fine, plus intelligente, plus rapide et succulente ? Ce phénomène s’appelle la néoténie. On peut alors provoquer la métamorphose des larves néoténiques en les nourrissant de thyroïde ou d’aliments additionnés d’hormones de la glande thyroïde. Après avoir commencé à m’intéresser aux anoures — j’avais depuis longtemps un différent à régler avec l’une d’entre elles — quelque chose qui m’était resté sur le cœur, et que je ne pouvais garder éternellement ainsi, sans réparation— ma thyroïde a manifesté des signes d’intense disfonctionnement : sans muscles, épuisée, incapable d’effort et le cœur battant la chamade nuit et jour. Lisant le rôle de l’hormone de la thyroïde sur la métamorphose des amphibiens, je me suis demandée si j’allais subir une telle transformation, si, par hasard, j’en étais restée au stade de larve, dans un état de néoténie prononcée et persistant, qu’enfin au bout de quelques mois, j’allais devenir résolument adulte. Ce qui sans doute n’avait pas été accompli jusque-là.


Quand grandir devient vieillir, il faut autre chose ou différemment qu’une simple progression lente et fragile, une interrogation ? A-t-on vraiment envie de devenir adulte ? Et le têtard. L’état larvaire dit bien pourtant un manque. L’absence de responsabilité. Le visage encore innocent mais déjà ridé. Le refus de l’expérience. Qu’est-ce qui déclenche la métamorphose, qu’est-ce qui l’arrête ? Voilà que sortant de ma néoténie, de manière artificielle, l’état larvaire n’était plus possible. Je sens qu’il se passe quelque chose en moi, une sorte d’indifférence ou d’acceptation à ce qui vient, sans désir. Que le printemps soit méchamment pluvieux tout au long des jours ne me touche plus. L’absence de projet ne m’abat pas et je laisse venir les déconvenues, les travaux supplémentaires sans rien dire. Est-ce le début de la sagesse ? Extérieure à soi, prenant une sorte de distance et se regardant comme un pantin au milieu des autres pantins. La sottise des uns ne me remplit plus de rage, la mort des autres ne me noie plus. J’accepte les perspectives austères sans trop y penser. Je passe d’une pensée à l’autre sans m’at-



tarder, de la terre à l’eau, de la campagne à la ville, grâce à mon caractère amphibie. La grenouille adulte peut sortir de l’eau, bondir dans l’herbe, sauter au dernier moment pour se cacher, seuls mes yeux dépassent, assurant une sécurité quasi totale. Quand je vais prendre de l’eau à la rivière avec l’arrosoir, j’entends des bonds de tous les côtés dans les roseaux. Je pourrais ainsi échapper aux becs pointus et aux mesquineries ? Tandis que je ne pouvais que me cacher, je pourrais maintenant bondir au milieu d’autres prédateurs. Me chauffer au soleil, yeux fermés mais toujours aux aguets. Le jour où je suis devenue grenouille… Une amie avait reçu en cadeau le petit laboratoire du parfait biologiste. Les expériences qu’il pouvait faire. Seul, regarder dans un microscope, observer la formation d’un champignon, d’une algue. Cela nous occupa quelques après-midis, puis nous rangeâmes la boîte. Cependant il restait une expérience à accomplir.


Sans doute, de nos jours, un tel jeu serait interdit. Pour devenir un parfait biologiste, il nous restait la dissection. Une pauvre grenouille se tenait là entière dans un flacon de formol, blanche, les paupières baissées, les pattes écartées, molle. Nous ne pouvions la regarder qu’avec effroi. Etait-ce dégoût, tristesse, tout notre corps se recroquevillait face à la mort ainsi exposée. Le bocal de grenouille tétanisée viendrait rejoindre les bocaux de la mère de Baudelaire ou toutes autres conservations de la formation du fœtus humain que l’on aurait pu voir dans un musée chinois, dévoué à la science. Mais la grenouille était là devant nous. Chaque fois s’ouvrait la boîte, et chaque fois la grenouille blanche apparaissait. La jeter ? Morte pour rien. La décision fut prise un jour qu’on imagine de long ennui mortel. Avec dégoût, avec des gants, et des pincettes, nous la sortîmes du bocal. Et suivant les instructions précises, la


clouèrent avec des épingles sur une feuille plastifiée prévue à cet effet. Les membres écartelés, elle se tint devant nous. Supplice, pour elle aussi bien que pour nous. Car la crainte nous raidissait, impossible de savoir pourquoi nous agissions. Alors que mon amie (était-ce d’amitié dont il était question ici) avait enfoncé les aiguilles dans les membres, les yeux fermés, il fallait enfoncer une dernière aiguille dans la gorge, pour maintenir la tête avant de commencer la découpe, en plein dans cette glande thyroïde qui lui avait permis la métamorphose en grenouille, attrapée au bond par des braconniers (avec un peu de viande crue dont elles sont friandes comme ma mère autrefois péchait les grenouilles, comme plus tard je m’amusais à les faire bondir au-dessus de l’eau avec un bout de chiffon rouge) et réduite à cette fin dérisoire. Laquelle de nous deux eut à enfoncer la pointe dans cette gorge inerte ? C’est d’un même bond que nous fûmes jetées en arrière à la vue de la longue langue, étroite et dure, que l’anoure nous tira. Nous rampâmes en coassant le plus loin possible du monstre. Vivant ? Ayant sauté sur le sol ? Le cœur battant, incapables pendant de longues minutes de bouger de notre cachette,



nous attendîmes que quelque chose se passe. Immobile, la pauvre bête n’avait pas bougé, sa langue mue par un réflexe mécanique était rentrée. La grenouille blanche échappa à la suite du supplice. Les anoures se sont appropriés la rivière et les roseaux. On ne les voit pas. Je me demande pourtant comment le martin-pêcheur fait pour pêcher alors qu’il pousse un cri perçant tout en filant au-dessus de l’eau en une traînée bleu-roi et orange vif. Pour qui a des yeux et des oreilles, impossible de ne pas savoir qu’il arrive. À qui s’adresse-t-il ainsi ? Aux autres prédateurs de ses proies ? Les poissons ne le voient ni ne l’entendent. Les grenouilles sont trop grosses pour son gosier. Restent les têtards, victimes absolues de tout un peuple d’affamés. De quoi donner envie de devenir adulte à n’importe quel têtard récalcitrant. Cette immobilité sereine. Plus l’anoure grossit, vieillit, moins elle réagit aux ombres qui se projettent sur elle. Le flegme nécessaire en toute riposte. L’attente qui fait bouillir l’adversaire mais bondir l’assaillant.


Quelquefois dans l’herbe un coassement n’est pas ce que l’on croit. Guttural mais aigu parfois, la voix d’un oiseau pris au piège. À la tombée du jour, quand tout est gris, que les animaux sortent, je descends au jardin. J’entends dans les anémones du Japon, entre les feuilles couvrant le sol, ce tourment. Je cherche avec mes mains l’animal qui aussitôt se tait, m’évite dans la pénombre.



Les auteurs


Camille Loivier Camille Loivier, a dirigé Neige d’août, revue de poésie consacrée au lyrisme et à l’Extrême-Orient, depuis 1999. Poétesse, elle a publié dernièrement Joubarbe (Potentille) en 2015, Ronds d’eau (Tarabuste) en 2013, elle a aussi publié dans différentes revues (Dans la lune, Petite, Europe, RBL, N4728, Remue.net, Rehauts). Elle a écrit des textes poètiques pour le théâtre. Traductrice du chinois et de littérature taïwanaise, elle notamment traduit Processus familial de Wang Wen-hsing, (Actes Sud 1999) ainsi que les poètes contemporains Hung Hung, Hsia Yu et Leung Ping-kwan.

Bibliographie Poésie Élégie à une pinsonne, Éditions Caractères, 2005 Il est nuit, Éditions Tarabuste, 2009 Enclose, Éditions Tarabuste, 2011 Wang Wen-hsing, Contre-Allées, 2011 Hôpitaux, avec des gravures d’Ena Linderbaur, Approches, 2013 Ronds d’eau, Tarabuste, 2013. Connaissanc(e)s, avec des gravures de Jeanne Lesage, Isabelle Sauvage, 2014


Joubarbe, couverture de Nélida Medina, Potentille, 2015 La terre tourne plus vite, éditions Tarabuste, 2017 Anthologie Voix intermédiaires, anthologie de poésie contemporaine, L’inadvertance, Publie.net, 2016 Couleurs femmes, Le Castor Astral, Le Nouvel Athanor, 2010 Enfances, regards de poètes, Editions Bruno Doucey, 2012 Littérature & poétiques, 2006-2011, La Maison des Littératures, 2011 Écrits avec la photographie « La photographie est une sensation tactile », texte accompagnant Tracés d’Ariadne Breton-Ourq, Atelier de Visu, Marseille, 2008 « Se dévide fil après fil » in Yannick Lecoq, Avec mes yeux/Mit meinen Augen, Editions En Forêt/ Verlag Im Wald, 2007 Immobile et sans façon, Sur une photographie d’Ariadne Breton-Ourcq, Filigranes, 1998 Écrits avec le théâtre Les quatre frères de la lune, 1997 Adaptation poétique des Métamorphoses d’Ovide, 1998


Le rêve du papillon, texte poétique pour le théâtre jeune public Praxinoscope, 2002 Prunes vertes et cheval de bambou, théâtre jeune public Praxinoscope, 2015 et avec la musique. Poème mis en musique par Christine Massetti, 2014, Proposition de programme du Festival des Couzes, 2014 « Femmes compositrices du 17e à nos jours » Traductions Anthologie de poésie chinoise, époque Qing, Gallimard, La Pléiade, 2015 Dossier « Poésie taiwanaise de facto », Revue Europe, 1022-1023, juin-juillet 2014 Chihoi et Kongkee, Détournements, Atrabile, 2012 (bande dessinée) En ces jours instables, Leung Ping-kwan, Hong-Kong, 2012.


Vincent Vergone Formé à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux Arts dans l’atelier de Jean Cardot, il découvre la projection lumineuse, notamment avec la lanterne magique, au début des années 90. En 1995, il créé la compagnie Praxinoscope avec laquelle réalise de nombreux spectacles, quelques films d’animation, ainsi que des installations, mêlant toujours poésie, musique contemporaine et projection lumineuse. A travers son travail de sculpteur, il concentre sa recherche sur le visage humain. Depuis 2011, ses sculptures sont exposées à la Galerie Bréheret à Paris. Ces dernières années il a orienté son travail sur des problématiques écologiques et vient de créer Le jardin d’émerveille.



La revue Ce qui reste RALENTIR POÈME Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur. La création n’étant pas que langage, la revue ouvre également son espace à des artistes plasticiens. © Février 2017 — Texte de Camille Loivier, dessins de Vincent Vergone. La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« Quand grandir devient vieillir, il faut autre chose ou différemment qu’une simple progression lente et fragile, une interrogation ? A-t-on vraiment envie de devenir adulte ? Et le têtard. L’état larvaire dit bien pourtant un manque. L’absence de responsabilité. Le visage encore innocent mais déjà ridé. Le refus de l’expérience. Qu’estce qui déclenche la métamorphose, qu’est-ce qui l’arrête ? » Camille Loivier Dessins de Vincent Vergone

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