Le berceau nommé mélancolie – Viktoria Laurent Skrabalova & Emmanuèle Lagrange

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Viktoria Laurent-Skrabalova Emmanuèle Lagrange

Le berceau nommé mélancolie

[ ] Ce qui re s t e



Le berceau nommé mélancolie Extraits d'un livre à paraître aux éditions Chloé des Lys Po èmes

Viktoria Laurent-Skrabalova E ncres

Emmanuèle Lagrange



Il y aura un mort, Et tu oseras Parler, regarder en face. Toucher la mort, ce corps. Regarder en face ce corps, La mort. A comprendre la vie Il faut plonger loin Dans la profondeur des ténèbres. Loin dans la tristesse de paroles Sans signification, Dans le vide insouciant De la fin. A oublier la mort, Il faut ouvrir une blessure, Une plaie qui suinte et pue, Cette odeur réveille, Sucre d’une amertume Du temps.


L’orange est une couleur ronde. Dans mon œil explose Le reflet d’un tison, Arraché de la poitrine D’une comète. Le chaos est un destin Sans queue. Un noyé se perd Dans La lumière des taches. Sa vie formait des cercles De serpents, Aux yeux orange.



Donnez-moi Donnez-moi une plume, Que je puisse prononcer Les tracas de ma langue. Que je puisse dessiner Les yeux de ceux d’en face. Que je puisse découvrir Les phantasmes d’êtres perdus. Que je puisse plonger Dans les ténèbres au Fond de l’âme. Donnez-moi une lame !!!



Un coup de poing dans l’eau On se bat, On frappe à l’aveugle, Perdu par les Mots creux des médias. On frappe sans voir De coupables, Juste pour la forme. Pour éviter l’oubli De sa propre existence, Nos dents plongent dans La chair de la réalité. Une pique imprégnée D’un poison distillé De mots.


Les poignets liés De chaînes quotidiennes, Sans une haine résistante Ou un amour éphémère, On creuse le fond De son nez.

Donnons encore Un coup de poing dans l’eau. Juste pour sentir la vie.


Après tout Je m’installe sur le rebord De ma fenêtre, Seule et pointue Telle une pique pour empêcher Les pigeons de s’y poser. Ma peau brûle, Comme l’asphalte des routes, A force de lécher la surface Des pneus. Les trottoirs assoiffés prient Pour une goutte d’échange Contre l’haleine de semelles caoutchoutées. Les nuages ouvrent leurs orifices Pour faire descendre les pompiers sur les cordes, Pour nourrir mon âme De crépitement de cristaux dansants Dans une brise. Les phares s’éloignent, Les réverbères jaillissent, Ce substitut au crépuscule d’une ville surpeuplée. Je respire.


La buée de tes soupirs Colle sur les vitres, Sur les reflets de la rue, Et les signatures d’artistes inconnus Se transforment en pattes d’insectes emmêlées. Je tire encore une fois sur ma cigarette invisible. J’écrase.


Perdue Je te devine Là-bas, Quelque part, A la frontière de mon cœur. Tu es présente Dans le flou. Cela fait tant d’années, Je te sais debout Avec un léger sourire De bienveillance. Si je pouvais toucher Tes mains Dans la brume de souvenirs… Je te devine là, Seule, Si absente. Tu manques à ma vie.



Automnal Le jour est gris. Il plonge ses doigts Fins et vidés de sang Dans ma poitrine. Il veut remplacer Ma chaleur par une boule De brume, Par un amas de fils Tirés d’une vieille couverture. D’une ampoule, Je verse quelques gouttes De soleil Dans mon verre, Et, Je le vide d’un trait. C’est le seul remède Contre ce retour sombre Des jours d’hiver.



Printanière Dans les cheveux emmêlés de Mes rêves les plus bannis, Une main toute douce Attrape un rayon doré Et tremblant de soleil, Encore essoufflé. Dans la cour de chants De cet hiver, Un roi éphémère cède son trône Par un cri de douleur Qui montre sa tête Avec la percée des Premières fleurs de printemps.


De mon sommeil Radouci, Je lève mon bras, Et le sourire d’un Nouvel élève Se montre sur un ciel Plus bleu. L’ombre des flaques Et le reflet de leurs voleurs S’éloignent avec Le tintement des Dernières gouttes de pluie, Dernière pensée pour un flocon de neige.


Nos démons Tous les démons Survivront à nos espoirs. Des masques hilares Et des visages rabougris Se souviendront De la stupeur avec laquelle On se regardait Dans la glace. Plus arrangés mais en vrai, La surface reflétait Ce qui était dérangé. Les attentes s’effaceront Sous la pluie Et nous les laisserons Enfouies, Dans la boue, Appuyant avec nos pas lourds. Tous nos démons, Recroquevillés ou debout, Boiront de nos gourdes La dernière goutte.


Insolent Surveille ton regard. Les millepattes de tes cils Qui parcourent mon corps. L’étincelle de tes pupilles Colle sous ma peau, De dos comme de face. Fais attention à ce que je puisse Flotter à la surface, Sans couler dans l’abysse De tes profondeurs. J’ai besoin de respirer à grandes bouchées. Ne me laisse pas perdre mon innocence !


La femme d’une ville morte Dans des rues vides, Sous les réverbères torturés, Je suis ton ombre. Je serai ta femme. Sous un ciel éclairé De lanternes éternelles, Ton nom sera oublié. Je resterai son écho. Quand l’aura des souvenirs Pulsera comme un cœur, De peur d’être effacée. Je l’envelopperai dans la soie Pour la ranger avec D’autres mémoires.


Dans le sifflement du vent, Perdu dans les restes des cheminées. Je danserai avec la poussière, Couverte du regard des vitres cassées. Sous le poids du temps, Je serai ton pilier. Dans une tempête d’oubli, Je suis l’épouse d’une ville morte.


Une femme urbaine Incomplète, Pourtant une femme accomplie, D’un bond Je traverse les champs urbains. Cherchant à remplir Cet espace de grains de blé. De semences à germer, Pour combler les rides De la surface duveteuse des épis. Mélanger les vies. Celle de la terre Fertile comme mon cœur, Et celle des plantes Fragiles et vives Telles les cellules d’un corps.


Chaque geste est une danse. Nos têtes, Ces coraux dans l’océan humain, Bougent au rythme de la respiration. Le gris, le froid Des murs qu’on a construits S’effritera un jour. Laissera s’échapper le nu De notre nature. Le son à l’origine de toute parole. Le point à l’origine de tout mot.


La muse de minuit Le noir. Un essaim d’idées Emprisonne mes chevilles, Tels des bracelets d’esclave. Une luciole vole autour De mon poignet, Légère et insaisissable. Un tremblement de l’air Me fait perdre pied. Je chasse les dernières traces De rêves inopportuns Et lève la main Pour attraper un mot. Il glisse entre mes doigts Laissant l’odeur mielleuse


De l’ironie. Du bout des doigts La muse m’effleure Et sourit. Elle s’échappe avant Que je puisse capturer Son éclat.


La lectrice Ce soir, Je nage dans les lignes de mon livre. Me laissant porter sur les vagues De leurs courbes. La lumière de la lampe m’embrasse, M’enveloppe de sa chaleur. Orange et douce Comme les mains d’une mère.


J’irai danser dans une paume brûlante, Virevolter tel l’air dans le sable. Je construirai un château qui n’abritera personne Et que personne n’habitera. J’aiguiserai les dents des roues de mon horloge Me balançant sur une aiguille. Je jetterai les dés contre les murs, Juste pour voir s’ils s’écroulent. Je défierai la foule sans peur du ridicule. Et puis… En tournant la dernière page, je m’endors. Demain, je serai sage.


Je sèche Comme un poisson Au soleil. Je me vide de la substance, De mes paroles Et sans actes. Au-dessus plane l’odeur D’une chatte roussie, Sur les pointes de brins d’herbe Dansent les murmures. Chuintent les cris de l’invisible Qui m’accompagnent dans Le tombeau. Je ne suis jamais seule.




Les auteurs


Viktoria Laurent-Skrabalova Née en Tchécoslovaquie en 1980, naturalisée française en 2011, elle vit à Paris depuis 2005. Ella a reçu le prix du Salon du livre 2011 en Slovaquie pour sa prose d’anticipation Syndrome Bee et a été primée dans de nombreux concours littéraires slovaques et tchèques pour sa poésie et sa prose publiées dans des recueils et magazines en Slovaquie, République Tchèque et en France (2000 Regards, Florilège, Flammes Vives). Un autre jour de chien (Ďalší psí deň ; Q111) , nouvelles, Slovaquie, 2013. Le silence de tempête/Ticho burky, poèmes bilingues franco-slovaque, Editions du Cygne, France, 2015. Son livre pour les enfants sur les lapins de l’aéroport Charles de Gaulle, publié en Slovaquie en 2015 (Trio Publishing), a été désigné comme l'un des plus beaux livres de Slovaquie de l’automne 2015 et de l’année 2015.


Emmanuèle Lagrange poète, nouvelliste, vidéaste et chef-monteuse, possède une Maîtrise en Art cinématographique de la Sorbonne/Paris  I. Elle a publié quelques textes dans des revues (Voix d’encre, l’Encrier renversé, Saint Ambroise…) et signé quatre livres d’artistes aux Editions Signum. emmanuelelagrange.wixsite.com/monsite


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Ralentir poème 1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéastre, etc).

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Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti


…nous suivre…

© Février 2018 — Poèmes de Viktoria Laurent-Skrabalova Encres d'Emmanuèle Lagrange Le berceau nommé mélancolie sera publié en mai 2018 aux éditions Chloé des Lys La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« Sous le poids du temps, Je serai ton pilier. Dans une tempête d’oubli, Je suis l’épouse d’une ville morte. » Poèmes de Viktoria Laurent-Skrabalova Encres d'Emmanuèle Lagrange Le berceau nommé mélancolie sera publié en mai 2018 aux éditions Chloé des Lys


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