Les vers brisés — Véra Astakhnovitch & Martin Laquet

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Véra Astakhnovitch Martin Laquet

Les vers brisés poèmes



Les vers brisés Po è me s

Véra Astakhnovitch Pe int u re s

Martin Laquet Préface de Christian Garcin



V

ÉRA Astakhnovitch vit à Minsk, en Biélorussie, où je l’ai rencontrée il y a quelques années, lors d’un salon du livre où j’étais invité. Je me souviens de cette assez grande et timide jeune femme qui, d’une voix très douce, s’exprimait en un excellent français ‒ comme c’est souvent le cas là-bas. Je me souviens aussi de ses grands yeux bleus écarquillés, qui semblaient ne devoir jamais se départir d’une légère inquiétude interrogative, lui conférant un aspect quelque peu lunaire. Elle feuilletait les livres disposés sur les tables, semblant à la fois là et pas là, comme hésitant à s’investir pleinement dans le lieu et l’instant, ou demeurant prudemment à la pointe d’elle-même, prête à s’envoler à tire d’aile : fragile et aérienne, très timide et pourtant décidée, d’une discrétion exemplaire, pouvant aisément se rendre invisible, pen-


sais-je, à ceux qui se pressaient d’un point à l’autre du pavillon français. Ce premier jour où nous avions parlé, elle m’avait dit qu’elle écrivait des histoires, des poèmes, et aussi qu’elle dessinait, essentiellement pour les enfants. Et que ses poèmes, ses histoires, elle les écrivait directement en français ‒ ce qui était, en soi, assez singulier. Nous nous sommes revus un ou deux jours après, et elle m’a apporté un manuscrit avec ses poèmes, histoires et dessins. C’était en effet pour les enfants – les dessins et les histoires surtout. Les poèmes, moins. Il y avait en eux quelque chose d’enfantin parfois, certes, mais qui semblait perpétuellement sous-tendu par une forte inquiétude, si ce n’est une violence larvée. Il y avait des amants et des serpents, des fantômes et des désirs de vengeance, des marécages suintant l’oubli, des pertes de repères, tout un océan de douce cruauté qui bouillonnait sous le sourire candide d’une jolie jeune femme timide et


blonde, sous la neige de Minsk. Il y avait de singuliers poèmes d’amour, à peine audibles, murmurés ‒ Véra d’ailleurs murmurait plus qu’elle ne parlait, semblant contenir l’essentiel au-dedans et ne se livrant pas, ou peu. Un parfum de mystère flottait décidément autour de cette jeune femme. Tout ceci, ajouté au fait que ces poèmes avaient été écrits dans une langue qui n’était pas la sienne, avait suffi à m’intriguer. Quelques années ont passé. Nous nous sommes revus, toujours à Minsk, toujours lors d’un salon du livre. Voici aujourd’hui quelques-uns de ces poèmes, qu’elle livre pour la première fois à des lecteurs français. Christian Garcin



Les vers brisĂŠs


Dans le décor du dos Le dieu ajoute les bras, les jambes. Dans le décor du dos Un jour vient la ceinture. Tu découvres sous une blanche doublure Un cœur qui bat comptant tes pas. Une main se pose sur ton dos, Puis une autre, pleine de joie. Tu manques d’air, tu presses tes pas,


Tu cours dans les bois. La peau du cheval, les larmes d’étang, La mousse vert clair d’antan Te mèneront vers un serpent Très rose éblouissant. Son poison est tout amour, Son âme est une richesse. Il te mordra ton dos, mon homme, Afin que tu t’endormes.


Oh oui, je suis bien égoïste, Et terroriste, et féministe. Je dénichais tes yeux de leur héroïsme Quand j’y plongeais mes sabres fantaisistes. Oh, belles images qui calmaient la terre de guerre. Elles te cachaient ses plaies Et proposaient une paix éternelle. Cascades des pleurs, je les ai vu tomber par terre Et j’ai couvert mes yeux de tes doigts roses imaginaires.



Les deux rochers s’écroulent en Portugal. Quatorze jours d’août nous séparent. Les vagues indifférentes viennent et s’en vont, Nous laissant avec nos humeurs changeantes. Facile à dire, pénible à voir Que les châteaux de sable N’ont plus aucun habitant, Qu’ils ne sont plus les demeures des rois Et la prochaine vague les effacera.


Pourtant de vagues reflets Dessinent son illusion, Encore de tendres rêves Comme des bateaux se promènent. La plage en beau danger Invite les cœurs changés. Les mouettes bigarrées Obsèdent les ondes passagères.



Que me dit ton silence ? Il est plus lourd que trois Lourdes, Qu’un million de loups affamés Hurlant à la lune, Pour qu’elle tombe. Lui, qui s’appelait Louis, Luisait de toutes ses ailes, Tel un ange, fait de mon poème. Ne parlait plus, Gardait le silence. Pensait-il à sa vengeance ?


Chaque mot qui sortait de ta bouche Pleine de dents Me mordait mon cœur Me caressant dedans Me tranchant me tuant m’enivrant De la beauté du soir Il neigeait. Il y avait du vent Il n’est jamais en retard, le drame.


Une tasse de café Sur la table. Tu es venu triompher En nous montrant l’Arc de Triomphe Et tes trophées. Quand tu as tourné ta page blanche, Nous en étions tous éblouis : En sortaient les mots de passe Dans un pays merveilleux. Quand tu as fumé, de noires brumes Nous ont offusqué nos consciences. C’était jeudi, personne ne se rappelle, D’où tu es venu et quand. Et ce n’était en effet qu’un rêve, Plus beau peut-être que la vie en diamants.


Le fruit défendu Est deux fois plus doux, Bien qu’il soit vert, Ou amer comme l’enfer. On grimpe l’échelle, On voit toutes les choses belles. Même l’orage Se transforme en pluie de pistaches. On prend des risques, On n’est pas peureux Comme des mollusques Et on tend la main Afin De partir loin Pour goûter de la chair, du sang Du fruit de Tristan.




Le ciel était gris, On attendait la pluie. La route chauffait les roues, Un taxi est venu. La table sous la tente, Des fleurs sur un parterre. Elle me paraît un peu trop longue, Cette éternité que je t’attends. Trop simple, tout prendre pour un rêve, D’autant plus que tu me souris. Les visages des amants s’éclaircissent, Ils parlent d’amour, ils vivent sa vie. Plus tard, nous jouerons, comme des artistes, Nos vies.


Les couleurs sont devenues fades, Les malheurs sont devenus malades, Les pensées sont devenues enceintes de faiblesse. Le passé est devenu une histoire, Le présent maintenant est presque illusoire, Le futur me garantit des blessures. Pourquoi suis-je si cruelle et irraisonnable ? Pourquoi je dis des choses impardonnables ? Pourquoi je tiens à faire des bêtises Comme vouloir toujours apprivoiser mon Ulysse ? Si un jour je deviens très sage et clairvoyante, Si une nuit je me transforme en brigande, Je te jure de te voler ton cœur unique Et en faire un sujet de pique-nique. Mais pour le moment, va-t-en !



Combien faut-il boire de mers, De bouteilles de bière Pour oublier bien la chaleur du désert, Et la soif du bonheur ? Combien de nuits faut-il passer sans sommeil, Sans rêves ni enivrement Pour tomber en accord avec le temps ? Combien de belles photos faut-il brûler ? Combien de bougies il faut bien allumer Pour faire passer ton visage à l’oubli, Et rencontrer la plus belle des nuits ?



Partir pour l’Amérique Avec quelqu’un qui m’aime, Emballer dans les malles Toutes mes grandes peines. Acheter de chers billets Et partir à jamais, Longtemps vagabonder A travers les vastes plaines. Mourir de l’angoisse Un de ces jours qui passent Et faire le plus grand mal à un amant En le quittant. Partir c’est n’oublier jamais Les rêves de beaux jardins d’été, Des riches saisons d’Eden Et les vols au-delà des stratosphères.


Mais ce n’est pas l’écume des jours, C’est de la crème, Qui gâche toujours le bonheur éphémère, Trop ressemblant à une tarte salée De pleurs de terre. Voulez-vous pardonner, monsieur, Les cris de mouettes Et les bruits des affaires malhonnêtes Parce que je ne pars nulle part, Accrochée comme un nénuphar à son étang, Comme une larme à son Maasdam A mes marais de fées Maintenant comme au passé.


Des fontaines, des théâtres, Des rivières, des rues… Une mélodie de trois siècles Survolera ta vie. Des monuments, des obélisques, Des gens en pierre et verre Partageront ta vie comme odalisques Et comme guerriers.


Tu plongeras tes yeux dans les parterres, Tu boiras avec tes pieds de l’eau des flaques Et tu n’oublieras jamais les horizons Aux invisibles étoiles Qui paraîtront devant ta vue Comme les fantômes des rêves Un jour ensoleillé d’été Au-dessus des allées De Saint-Germain-des-Prés.


Un homme qui aime le vin, Un homme qui prend le train Deux ou trois fois par an, Me quitte avec mes rêves d’enfant. Les rails sont parallèles toujours On paye toujours de grosses factures Et jamais on n’oublie l’amour Qui tient toujours à son discours. Mélange d’angoisse et de mélancolie, Cocktail de froid du temps et de sens anéantis, Eau de la mort qui a un fort degré d’oubli.


Tel est mon dessert desservi : Mon petit déj bien commandé, Excès de gloutonnerie. Je rêvais plutôt d’un incendie, En partant tu m’as dit : Les étincelles de l’infini Sont nos bougies. Je n’y crois pas, Mais on verra ; Parfois le temps Efface le froid.


– Qu’est-ce que donne un homme ? – La tendresse des adieux. – Qu’est-ce que prend une femme ? – Les caresses de la voix. – Qu’est-ce qui tue un homme ? – Des adieux. – Qu’est-ce qui encourage une femme ? – La lumière de l’aube. – Qu’est-ce qui les sépare ? – L’ennui des mille kilomètres. – Qu’est-ce qui les unit ? – L’absence de l’oubli.



J’ai peur de t’oublier : Comment pourrais-je t’aimer Figure sans traits, Corps sans paroles, Air sans lumière, Mon paradis sans clés ? Comment pourrais-je te pardonner La paix pour les milliards d’années Sans tes mouvements des mains, Sans tes voyages des pieds


Au pays des sens dévoilés ? J’ai peur de te baiser Sur la bouche d’autrui, Confondre l’essentiel Avec les instants passagers. J’ai peur de n’avoir plus peur, ni insomnie. La vie m’effraie, mais je la prie De la lumière dans la nuit.


La fontaine ne jaillit plus L’herbe est desséchée. On est bien trop malheureux Pour se dire adieu. On dira « au revoir », Dans les souvenirs On va se rappeler. Quitte que quitte Tant de joie Le jour apportera Autant de malheur Fleur Fleur Fleur On s’en va ailleurs Femme Famille Soeur Homme Träume Jadis garçon




Quand tu pars, tu restes Dans les restaurants du centre, Dans les courants d’air de décembre, Sur les pas d’escalier que je descends. Quand tu pars, je reste Avec mes étoiles des fêtes, Avec mes rangées des sonnets, Avec mes souvenirs d’été. Quand nous sommes repartis, Il n’est resté que cette planète, Avec ses tristes chansons, oubliées à demi. Mais elle ne nous chantera pas d’autres... Le bonheur d’hier, il a fui.


Tu es plus que le plus, Sans dire des « je t’aime ». Comme la lune qui s’éteint, Passent les jours à t’oublier. Tu es le moindre du pire, Tu es le plus énorme Des paradis perdus, Du bonheur retrouvé. Qui te dit des « je t’aime » : Je ne le sais pas, j’ignore. Mais quand tu te souviens Des jours oubliés, Je ne crois pas que tu déplores L’esprit décadent Des sauvages pensées.




Il pleut sans cesse Sur les jours sans caresse. Maintenant, comme avant, Je garde ma tendresse De ceux qui passent. Sensible à l’extrême, Je n’oublie pas le thème De ma vie parallèle Déraisonnée et blême. Sans toi ni loi Ne pas perdre la foi Pour qu’une seule fois Tu me parles avec ta voix Un dernier mot de salut. Et le soleil brillera, têtu.



| Les auteurs |


Véra Astakhnovitch Née à Minsk (Bélarus) en 1971. Etudes à l’Institut pédagogique (faculté d’Histoire et de la langue française) , puis une année à l’Université des sciences humanitaires de Sakharov (faculté des sciences politiques et administratives). Dans les années 90 travaille comme professeur de français dans les universités de Minsk, où elle vit actuellement, puis devient un artiste libre. Ecrivaine et illustratrice pour les enfants et les adultes : poèmes en russe, biélorusse, français et anglais ; contes en biélorusse et russe ; chansons ; illustrations ; bandes dessinées ; œuvres graphiques et collages. Publications 1991 – Poèmes en russe dans le journal Na strajé Oktyabrya 2011-2012 — Contes, illustrations, bandes dessinées, jeux et chansons dans les revues Vyasyolka, Rukzatchishka et d’autres ; 2011-2018 — Bandes dessinées et œuvres graphiques dans la revue mensuelle pour les écoliers Katchéli.


Livres –– Pourquoi la vache a des tâches (Чаму кароўка пярэстая), conte et jeu en biélorusse édition L’Encyclopédie biélorusse de Pétrus Brovka, Minsk, 2013 ; –– Le Chemin en chocolat, ou l’Histoire des tablettes de chocolat (Шакаладная дарога, альбо Гісторыя шакаладных плітак), conte et jeu en biélorusse édition L’Encyclopédie biélorusse de Pétrus Brovka, Minsk, 2013.


Martin Laquet est né en 1976. Études de lettres puis les Beaux Arts de Lyon. Pour lui, peinture et poésie sont les deux faces d’une même recherche. Il vit et travaille à Ambérieu-en-Bugey, dans le département de l’Ain. Il y a initié un cycle de rencontres poétiques intitulé « Poésie vive » et également ouvert, en 2010, une petite galerie d’art qui a pour nom « Memory lane ». ›› martin.laquet.free.fr Publications –– Jour après nuit, La passe du vent, 2017 –– Dubhé, éditions Sang d’encre, 2011 –– Lumières passagères, éditions Sang d’encre, 2010 –– Un temps d’urgence, Éclats d’encre, 2008 –– L’autre versant, ou le silence traversé, librairie-galerie Racine, 2000 –– Les dés du temps n’ont qu’une seule face, Maison de la poésie, 1999 –– La nuit déshabillée, librairie-galerie Racine, 1997 Prix Arthur Rimbaud en 1999.


Expositions 2001 – 2003

Galerie du quai, St Rambert-en-Bugey (01)

2002

Espace Pandora, Vénissieux (69), avec J. Flacher

2003

Galerie Jule Müller, Bad Doberan, Allemagne

2004

Salle de la Commune, Taulignan (26)

2007

Galerie Ste-Hélène, Lyon (69)

2007 – 2008

Château des Allymes, Ambérieu-en-Bugey (01)

2009

Salle communale, Poncin (01)

2009

Granges de Servette – Chens sur Léman, Hte Savoie

2012

Galerie Memory Lane, Ambérieu-en-Bugey

2012

Château des Allymes, Hameau de Brey de vent, Ambérieu-en-Bugey

2015

Musée des Granges de Servette – Douvaine / Chens sur Léman (74)


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Ralentir poème 1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéastre, etc). Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti 1


…nous suivre…

© Avril 2018 — Poèmes de Véra Astakhnovitch Peintures de Martin Laquet — Préface de Christian Garcin La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« Que me dit ton silence ? Il est plus lourd que trois Lourdes, Qu’un million de loups affamés Hurlant à la lune, Pour qu’elle tombe. » Les vers brisés

Poèmes de Véra Astakhnovitch Peintures de Martin Laquet


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