Nobelomania - Simon Raguse & Colette Reydet

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Simon Raguse

NOBELOMANIA

N O BELO M A NI A - UNE HISTOIRE EXPLOSIVE Ce

qui

reste



NOBELOMANIA Simon Raguse

Illustrations de Colette Reydet

Ce

qui

reste



La particularité de la bibliothèque de GeorgesLouis Grobes ne sautait pas aux yeux. Parmi les rares personnes qui avaient eu la possibilité de la voir et de l’observer d’un peu plus près, beaucoup n’en avaient pas percé l’énigme, n’en avaient pas élucidé le mystère. Il en était même qui n’avaient rien remarqué d’insolite. Ce qui frappait d’emblée, c’était l’ordre qui y régnait. Sa taille était certes impressionnante, avec ses six ou sept mille ouvrages, soigneusement rangés, mais cela ne suffisait pas à la distinguer de n’importe quelle autre bibliothèque de grand lecteur. En revanche, il y avait quelque chose de géométrique dans son agencement, dans son ordonnancement, qui attirait le regard et intriguait. 5


Chaque rayonnage était découpé en plusieurs cases parallélépipédiques de dimensions différentes. Certaines étaient étroites, resserrées et contenaient une poignée de livres dépareillés. D’autres, en revanche, étaient d’une longueur démesurée. Et juste avant le drame, il en restait encore une de vide, tout en haut à droite, un peu comme le dernier médaillon papal de la prophétie de saint Malachie dans la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs. La comparaison n’a rien d’exagéré, car chacune de ces cases – il y en avait un peu plus d’une centaine – n’était occupée que par un seul auteur. Et le parallèle avec les médaillons papaux se trouvait d’autant plus renforcé que dans chaque case figurait une photographie encadrée de l’écrivain, en noir et blanc, toutes du même format. Il y avait là de grands noms, des “classiques” modernes, mais aucun écrivain antérieur à la seconde moitié du XXe siècle. À côté de ces auteurs connus et reconnus, figuraient d’illustres inconnus. Qui étaient ce Karl Gjellerup, ce Jacinto Benavente y Martínez ou ce Paul von Heyse ? Et quelle était la logique qui présidait à ce rangement ? Comment se faisait-il qu’André Gide soit entouré par Hermann 6


Hesse et T.S. Eliot ? Que Roger Martin du Gard se retrouve entouré par deux écrivains américains d’un style aussi différent qu’Eugene O’Neill et Pearl Buck ? Que venait faire là un Winston Churchill ? De toute évidence, la centaine d’auteurs n’étaient pas classés par ordre alphabétique, ni par genre ou par nationalité. Mais si l’on se penchait, on pouvait voir, au-dessus des cadres abritant les portraits des écrivains, une petite étiquette en cuivre, pareille à celles qui sont fixées par des clous de tapisserie sur le dossier des sièges, dans certains théâtres, avec le numéro de la place, sur laquelle se lisait une simple date. On croyait alors tenir une piste, avoir trouvé un indice. D’autant que, si l’on partait de la première case en bas à gauche et que l’on allait de gauche à droite puis de bas en haut, on pensait suivre une série chronologique régulière, dont on constatait juste qu’elle commençait en 1901. Mais très vite, la progression logique de cette série se heurtait à des incongruités inexplicables. On avait bien “1901”, “1902”, “1903”, mais “1904” apparaissait par deux fois. Et un peu plus loin, on passait directement de “1913” à “1915”, deux écrivains portaient la date de 7


“1917” mais aucun celle de “1918”. Il y avait ainsi des dates absentes (“1935” et toutes celles situées entre “1940” et “1943”), et d’autres qui étaient en double (“1966” et “1974”). En fait, il était impossible de percer ce mystère et de résoudre cette énigme si l’on ignorait tout de la pathologie dont souffrait Georges-Louis Grobes depuis son enfance. Car tous ces écrivains avaient bel et bien un lien entre eux. Ils n’étaient pas réunis par hasard. Ils avaient tous quelque chose en commun qui relevait directement de la monomanie du propriétaire des lieux : Georges-Louis Grobes était atteint de nobelomanie.

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Deuxième des trois enfants d’un proviseur de collège de province, très jeune, Georges-Louis avait montré un goût prononcé pour la lecture. La légende familiale aimait à répéter qu’il avait appris à lire tout seul, par imprégnation, dans le bureau de son père. Il s’était mis à dévorer les livres de la bibliothèque familiale et pouvait passer ainsi des heures plongé dans sa lecture, quand son frère et 9


sa sœur jouaient et se dépensaient dans le jardin du logement de fonction, attenant à la cour du collège. Cette passion était regardée avec indulgence ; parfois, on le taquinait à ce sujet et, en grandissant, on commença à s’en inquiéter un peu, car c’était un enfant chétif, sans aucune prédisposition physique pour les activités sportives, qui grandissait lentement. Pour son onzième anniversaire, on lui offrit deux livres dont on était loin de soupçonner – lui encore moins – qu’ils changeraient le cours de sa vie. Non pas tant par leur contenu, leur message ou leur style, que par le fait qu’ils lui inoculèrent, sans le savoir, le mal qui allait contaminer tout son comportement, tous ses goûts de lecteur. Pourtant, ce jour-là, alors que la famille était réunie dans le jardin autour d’un copieux repas, quand il ouvrit, après avoir soufflé les onze bougies sur le gâteau préparé par sa mère, le paquet que lui avait offert son parrain, il était au comble de la joie en découvrant Le merveilleux voyage de Nils Holgerson à travers la Suède de Selma Lagerlöf et les Capitaines courageux de Rudyard Kipling. 10


En moins d’une semaine, il les avait lus tous les deux. Et il avait tiré de cette lecture une forme de plaisir nouveau, diffus ; il sentait inconsciemment qu’il y avait quelque chose de différent en eux, qu’il aurait été bien en peine de s’expliquer. Et quand il voulut se replonger dans son cher Jules Verne, il fut incapable de dépasser les premières pages. Le livre lui tombait littéralement des mains. Il ne parvenait pas à se concentrer sur l’histoire. Comme si les mots se décrochaient de la page. Inquiet, il chercha son exemplaire de L’Île mystérieuse, son livre de chevet, mais là encore, il lui fut littéralement impossible de suivre les aventures de Pencroff, Gédéon Spilett, Nab, Cyrus Smith et du jeune Harbert Brown auquel il s’était tant identifié. Ne comprenant pas ce qui lui arrivait, il reprit les deux ouvrages de Kipling et de Lagerlöf, et cette fois, il put les lire sans difficulté. Mais s’il renouvelait ses tentatives avec Verne, Stevenson ou Twain, c’était comme si sa vue se troublait. On crut qu’il avait besoin de lunettes et sa mère le conduisit chez un oculiste, qui ne remarqua rien d’anormal, ajoutant même, sur un ton qui se voulait rassurant, qu’il avait une “vision d’aigle”. 11


En sortant de chez le praticien, mère et fils passèrent devant une librairie, dans laquelle elle lui proposa d’entrer pour qu’il y choisisse quelques livres qui lui feraient plaisir. Le garçon resta un long moment devant les rayonnages, repoussa la libraire qui lui proposait gentiment ses services. Il prit machinalement Michel Strogoff… et ne parvint pas à dépasser les premières répliques du dialogue initial. Il essaya avec un autre puis encore un autre, mais le résultat fut le même. Profondément abattu, il eut alors une idée. Il chercha frénétiquement, comme mû par le désespoir, à la lettre K et trouva Le Livre de la Jungle, les Histoires comme ça, les Simples contes des collines et Kim. Il ouvrit ce dernier et commença à lire, et aussitôt, oubliant tout, il se retrouva en Inde sur les pas du jeune orphelin Kimball O’Hara. À la lettre L, il fut moins heureux : il n’y avait qu’un seul ouvrage de Selma Lagerlöf, La Légende de Gösta Berling, mais là encore, il fut captivé dès les premières pages par l’histoire de ce pasteur qui s’adonnait à l’alcool. Ayant retrouvé son sourire, il revint avec les cinq livres que sa mère, soulagée de le voir si heureux, paya sans rechigner. 12


Il les dévora en quelques jours et les relut deux fois de suite, appréhendant le moment où il lui faudrait passer à autre chose. Il aimait surtout Kipling, et revint une fois de plus à Capitaines courageux. Ce récit de mer le passionnait. Et son entourage crut y deviner les indices d’une vocation au long cours. Son parrain, grand voyageur et grand lecteur, lui offrit plusieurs ouvrages de Conrad, de Melville et Le vieil homme et la mer d’Hemingway. Typhon et Jeunesse laissèrent l’adolescent de glace, qui n’al13


la pas au-delà des deux premières pages, non sans peine, tout ce qu’il lisait semblant sortir aussi vite de son esprit qu’il y était entré. Quant à Moby Dick, il ne dépassa guère l’apostrophe liminaire : “Appelez-moi Ishmaël”. En revanche, le court récit du combat du vieux pêcheur contre l’espadon et les requins le captiva. Et désormais, chaque fois qu’il pénétrait dans une librairie ou une bibliothèque, il allait immédiatement voir ce qu’il pouvait trouver de Kipling, Lagerlöf et Hemingway. Pendant quelques années, il ne lut que ces trois auteurs, en boucle. Et bien qu’il en sût des passages par cœur, le plaisir que lui procurait ces lectures et relectures était d’autant plus incomparable, qu’il ne le retrouvait jamais chez d’autres écrivains. À seize ans, il découvrit coup sur coup Les nourritures terrestres de Gide et Demian de Herman Hesse, et ce fut tout un univers qui s’ouvrit alors à lui grâce à ces deux auteurs extrêmement prolixes. Au lycée, ses camarades et ses professeurs le voyaient toujours le nez plongé dans un bouquin, et ils ne comprenaient pas que ses résultats en français fussent si médiocres. Il ne lisait jamais les livres qui étaient 14


au programme, non pas qu’il y mît de la mauvaise volonté, mais il lui était rigoureusement impossible d’en rien retenir, et quand il pouvait finir en trois jours Le jeu des perles de verre, il lui en aurait fallu dix fois plus, avec une volonté d’airain, pour seulement lire un des Trois contes de Flaubert… Moqueries, sanctions, rien n’y faisait. Ses professeurs finissaient par se désintéresser de lui, contrariés de voir gâchées de telles prédispositions littéraires. Ses camarades tentaient de le raisonner, de l’exhorter, en vain. Ses parents se désolaient. Il décrocha néanmoins son baccalauréat et s’inscrivit tout naturellement à la Sorbonne, en lettres. Il ne pouvait envisager d’autre voie que celle des livres. Surtout, il se réjouissait à l’avance à l’idée d’être doublement dans le saint des saints, dans ce Quartier Latin dont il s’était fait une représentation idéalisée à partir des souvenirs de Gide et où il s’imaginait trouver une librairie à chaque coin de rue, et dans cette Sorbonne où la bibliothèque avait pour lui la dimension inépuisable de celle d’Alexandrie. Il s’y livra à des orgies de lectures, se passionnant dans un premier temps pour l’œuvre de Roger 15


Martin du Gard, qu’il avait découvert grâce à Gide, puis, de fil en aiguille, il se plongea dans Mauriac, Sartre et Camus. Il explorait les rayonnages de ce sanctuaire dont il se répétait inlassablement le début de la devise – omnibus sapientia – comme un sésame lui donnant accès à une véritable caverne aux trésors après des années de disette qui l’avaient contraint à relire encore et toujours les mêmes livres. Pour compléter l’argent que lui versaient ses parents, il avait trouvé, au lycée Pasteur de Vanves, un poste de surveillant à mi-temps, dont les maigres émoluments lui permettaient pourtant d’écumer toutes les librairies du Quartier Latin. Cette période faste ne manqua pas d’influer sur son tempérament. Il se montrait plus ouvert aux autres et se lia avec quelques camarades, avec lesquels il allait parfois discuter longuement aux terrasses des cafés. En licence, il fit la connaissance de Solange. Élancée, radieuse, le regard brillant toujours d’un éclat vaguement humide, expansive et douce à la fois, il tomba sous son charme. Bientôt, ils furent inséparables. Ils s’embrassèrent pour la première fois alors qu’ils se baguenaudaient dans les Arènes de 16


Lutèce. Elle l’entraîna au cinéma, l’emmenant voir de vieux films au Champo ; elle l’initia également au théâtre et s’il s’ennuya ferme pendant la représentation de La cantatrice chauve au Caveau de la Huchette, où il n’y avait pas plus d’une douzaine de spectateurs ce jour-là, il s’enthousiasma pour Fin de partie et se mit à dévorer Beckett. Mais elle ne réussit jamais à lui faire lire un seul livre de Marguerite Duras. Elle ne jurait que par l’auteur de La Douleur, préparant un mémoire sur Le dodécaphonisme blanc de la phrase durassienne. Elle le soupçonnait d’y mettre de la mauvaise volonté, mais il lui jurait ses grands dieux qu’il avait beau essayer, rien n’y faisait. Que ça lui était déjà arrivé un nombre incalculable de fois avec un tas d’auteurs. Qu’il ne se l’expliquait pas, mais qu’il y avait des livres, ou plutôt des écrivains, qu’il pouvait lire, et d’autres pas. Cela avait fini par être une plaisanterie entre eux, de ces taquineries qui peuvent sceller ou desceller une liaison amoureuse. Parce qu’elle habitait dans une chambre de bonne qu’elle louait à une veuve possessive qui trompait son ennui grâce à la compagnie de cette étudiante 17


pleine de vitalité, ils avaient pris l’habitude de se retrouver chez lui, dans son studio sous les combles, à côté de la gare d’Austerlitz, dont ils avaient fini par “apprivoiser” les bruits. Et comme ils filaient le parfait amour, au printemps, elle proposa de s’installer totalement chez lui, en partageant bien évidemment les frais du quotidien. Pendant plusieurs nuits, à une heure avancée, ils déménagèrent sans faire de bruit les affaires de Solange de sa chambre meublée. Elle prit très vite ses marques dans leur nid commun, qu’elle aménagea et arrangea avec goût, Georges-Louis s’étant toujours désintéressé de ces contingences domestiques, à l’exception de sa bibliothèque, qui désormais comptait plusieurs centaines d’ouvrages, et qui constituait la pierre angulaire de son antre. Un soir, alors qu’il rentrait plus tard que de coutume du lycée où il travaillait, Solange l’attendait en trépignant, impatiente de lui montrer ce qu’elle venait de faire. Il eut à peine le temps d’ôter sa veste et de poser son sac, elle le tira jusqu’à la bibliothèque et, un large sourire fendant son visage mutin, d’un grand geste du bras elle lui indiqua les rayonnages 18


dont elle venait de modifier entièrement l’arrangement. Interdit, il resta un long moment silencieux. Une bonne partie de ses livres avaient disparu, remplacés par ceux de Solange qui lui dit : “J’ai remisé à la cave tes vieilleries !” Ses vieilleries ? Ses premiers livres de Kipling, Lagerlöf ou Hesse, auxquels il devait tant de bonheur de lecture. Enfermés dans des cartons et descendus à la cave. À la place, elle avait mis les siens : Duras, Kundera, Modiano, etc. Ce soir-là, il ne parvint pas à trouver le sommeil. Lassée d’attendre qu’il vienne se coucher contre elle, Solange avait fini par s’endormir sur le matelas posé sur un tapis, et Georges-Louis était resté presque toute la nuit, comme pétrifié, devant cette bibliothèque qu’il ne reconnaissait plus, fumant cigarette sur cigarette. Il se sentait dépossédé d’une part de lui, plus consubstantielle qu’intime. Quelque chose semblait s’être brisé. À compter de ce jour, il ne fut plus tout à fait le même avec elle. Une distance imperceptible, mais insurmontable, s’était installée entre eux. Il ne s’emportait jamais contre elle, même quand elle pleurait ou criait. Leurs rapports se délitèrent. Ils n’avaient pas songé à ce qu’ils feraient 19


pendant les vacances d’été. Un soir, quand il rentra, il trouva le studio vidé des affaires de Solange. Elle était partie, sans laisser de mot. Son premier réflexe fut d’aller vérifier sa bibliothèque. La moitié des rayonnages étaient vidés. Machinalement, il descendit à la cave et remonta les cartons de livres qu’il rangea soigneusement, religieusement. Il ne se sentait pas vraiment triste, mais il était conscient que quelque chose lui manquerait désormais. Il renonça à ses études l’année suivante et commença à travailler à plein temps dans son lycée. Quelque temps après, il sympathisa avec Antoine, un jeune professeur remplaçant, qui préparait une thèse intitulée Nouveau roman : pour ou contre un roman nouveau ? Ce dernier avait remarqué ce surveillant aux faux airs d’étudiant attardé toujours plongé dans un livre et avait engagé la conversation. Ils déjeunaient ensemble à la cantine, la plupart du temps, et allaient parfois boire un coup dans le café en face du lycée. Antoine lui prêta quelques livres de Robbe-Grillet, Butor, Pinget, Nathalie Sarraute ou Claude Simon. S’il buta sur les quatre premiers, empêché de continuer sa lecture dès les premières 20


lignes comme cela lui était arrivé tant de fois, La route des Flandres fut pour lui une véritable révélation. Et comme à son accoutumée, à chaque fois qu’il se découvrait une nouvelle compatibilité de lecture avec un auteur, il se procura tous ses livres. Un soir, peu avant la fin de l’année scolaire, Georges-Louis invita Antoine chez lui. Alors qu’ils discutaient avec passion devant la bibliothèque du premier, un verre de sancerre à la main, le second se tut soudain et examina de plus près les titres des livres et le nom des auteurs présents dans les rayonnages. Il regarda alors son ami, perplexe, incrédule, et s’exclama : “Tu ne lis que des Nobel ? – Comment ça ? – Là ! tous tes livres, tous ceux qui sont dans ta bibliothèque ont été écrits par des auteurs qui ont eu le prix Nobel de littérature ! –… – Mais oui, bien sûr ! C’est pour cela que Butor, Pinget, Sarraute, etc., tu as laissé tomber, alors que

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Simon… C’est le dernier Français à avoir eu le prix Nobel ! En 85 ! – J’avoue que je ne comprends pas très bien ce que tu veux dire. – Tu ne lis que des prix Nobel et tu veux me faire croire que c’est un pur hasard ? – Je t’assure que oui… – Je ne peux pas te croire ! – Pourtant… – C’est complètement dingue ! Tu te fiches de moi ? On a tous nos manies de lecteurs. Il n’y a pas de honte à ça.” Les dénégations de Georges-Louis n’y firent rien, Antoine n’en démordait pas. Cela jeta un froid sur la fin de la soirée, et les jours qui suivirent le jeune professeur paraissait éviter le surveillant. Après la fin des cours, ils se serrèrent la main, et se perdirent de vue. Dans un premier temps, Georges-Louis n’avait pas accordé beaucoup d’attention ni d’intérêt à ce que lui avait fait remarquer Antoine. Il regrettait 22


juste leurs conversations enflammées. Mais pendant l’été, par acquit de conscience et parce qu’il s’ennuyait ferme, il prit une feuille de papier et nota consciencieusement les noms des auteurs classés par ordre alphabétique qui, à eux seuls, remplissaient sa bibliothèque comptant désormais plus de mille ouvrages : Beckett, Camus, Faulkner, France, Gide, Hamsun, Hemingway, Hesse, Kipling, Lagerlöf, Martin du Gard, Mauriac, Pirandello, Sartre, Simon, Steinbeck, etc. Puis il prit son Quid et vérifia. Antoine avait raison ! Tous étaient des lauréats du prestigieux prix suédois. Cette découverte le plongea dans des abîmes de perplexité. Il eut beau réfléchir, chercher une explication à cette pathologie littéraire dont il semblait souffrir visiblement depuis toujours, il ne pouvait en comprendre la raison. Y en avait-il seulement une ? Pour en avoir le cœur net, il recopia alors une vingtaine de noms parmi les autres lauréats, dont il n’avait jamais entendu parler jusque-là : Henryk Sienkiewicz, Henrik Pontoppidan, Władysław Stanisław Reymont, Sigrid Undset, Sinclair Lewis, Hallðór Kiljan Laxness, Juan Ramón Jiménez, Ivo 23


Andrić, Miguel Ángel Asturias… Puis il se précipita dans la librairie de quartier où il avait ses habitudes. Il eut la main heureuse et feuilleta tour à tour Babbitt, Quo vadis, Le visiteur royal, Station atomique, Platero et moi, Le Pape vert, Jenny, et à chaque fois il était happé par sa lecture. Il prit alors un ouvrage de Francis Scott Fitzgerald, de Jorge Amado, de Karen Blixen et d’Elsa Morante, qui lui tomba des mains à chaque fois au bout de deux ou trois lignes. Il vérifia : aucun de ces écrivains n’avait reçu le prix Nobel. Il repartit avec son premier choix de livres et rentra chez lui avec son butin. Ses sentiments étaient partagés. Bien sûr, il se réjouissait de cet immense champ d’explorations qui s’offrait à lui, mais le caractère irrationnel et visiblement incurable de cette nobelomanie lui pesait. Il se consolait en se disant qu’au moins, il pouvait comprendre son cheminement de lecteur. Au moins saurait-il désormais vers quels auteurs se tourner. Il s’intéressa de plus près au prix fondé par le père de la dynamite et lut tout ce qu’il put trouver sur le sujet, en particulier le passionnant ouvrage de l’académicien suédois Kjell Epsmark, qui, en connais24


sance de cause, décrit cette Histoire intérieure d’une consécration littéraire. Il se mit à écumer les brocantes et les bouquineries pour constituer la collection des prix Nobel publiée dans les années 1960 par les éditions Rombaldi, avec une couverture illustrée par Picasso. Il n’y avait pratiquement que là qu’il pouvait lire en français certains des premiers lauréats, comme le dramaturge norvégien Bjørnstjerne Bjørnson ou le poète suédois Erik Axel Karlfeldt. Désormais, il s’occupait du centre de documentation du lycée. Il était apprécié des élèves et des enseignants. Mais aucun n’allait au-delà des premiers échanges courtois avec cet homme discret, réservé quoiqu’affable. Il ne se hasardait que très rarement dans des conversations littéraires, éprouvant une certaine gêne devant l’incongruité de ses goûts. En effet, avec qui aurait-il pu parler de Sully-Prudhomme ou de Carl Spitteler ? Par son intérêt pour des auteurs totalement inconnus et sa solide connaissance de la littérature nordique, il pouvait passer pour un fin érudit. Mais il était conscient de ses lacunes. Il n’avait lu que trois philosophes : Eucken, Bergson et Russell. De la littérature espa25


gnole, il ne connaissait que deux dramaturges de second ordre (José Echegaray et Jacinto Benavente), deux poètes (Jiménez et Vicente Aleixandre) et un romancier qui ne passait pas pour le plus grand (Camilo José Cela). Il ignorait tout de Kafka et Pessoa, puisque les deux seuls écrivains tchèque et portugais qu’il ait lus dans sa vie étaient Jaroslav Seifert et José Saramago… Il s’était accommodé de cette existence assez solitaire, et à bientôt quarante ans, il n’imaginait pas ne pas devoir rester célibataire. Mais un jour, une belle jeune femme d’à peine trente ans, les cheveux châtain clair à la garçonne et la carnation d’un rose marmoréen, vint spontanément se présenter à lui alors qu’il était en train de ranger, dans le rayon dévolu à la littérature nordique dans le centre de documentation dont il avait la charge, les nouveaux livres qu’il avait commandés : “Vigdis Martinson ! Je suis la nouvelle professeur d’anglais.” Elle avait un léger accent et lui expliqua qu’elle venait de Växjö, en Suède. Georges-Louis se figea et la regarda longuement avant de bredouiller quelques mots mala-

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droits. Il interpréta cette rencontre comme un signe du destin.

Ils eurent l’occasion de se revoir, car elle préférait travailler là plutôt que dans la salle des professeurs. Elle était intriguée par cet homme qui, sous ses airs de modeste bibliothécaire d’un lycée parisien, semblait si bien connaître la littérature de son pays et 27


lisait de la poésie : Saint-John Perse, Pablo Neruda ou Seamus Heaney. Ils passaient de plus en plus de temps ensemble, se retrouvaient après les cours. Il était magnétiquement attiré par elle. Il n’aurait pas su dire si elle était jolie, si elle lui plaisait ; si on lui avait demandé ce qu’il aimait chez elle, il aurait sans doute provoqué l’incrédulité ou la consternation en répondant : “Elle est suédoise” ! Bien sûr, ils finirent par s’éprendre l’un de l’autre. Et à Pâques, elle lui proposa de l’accompagner dans sa famille, à Stockholm. Aussi curieux que cela puisse paraître, il n’avait jamais songé jusque-là à se rendre dans cette ville où était pourtant décerné chaque année le prix qui orientait ses goûts littéraires. Il fut un peu déçu par la capitale suédoise, parce qu’il se l’était figuré comme une sorte de temple entièrement dédié au prix Nobel. Certes, il avait visité l’Académie suédoise, avait passé de longues heures dans l’Akademibokhandeln, la plus grande librairie de Stockholm, s’était recueilli sur la tombe de Nelly Sachs, Erik Axel Karfleldt et Pär Lagerkvist. Il avait demandé à Vigdis de le conduire à Mårbacka, sur les traces de Selma Lagerlöf, après 28


lui avoir raconté combien la lecture des aventures de Nils Holgerson et des oies sauvages avait compté pour lui, se gardant bien de lui expliquer les raisons de cet engouement. Mais au final, il ne sentait pas plus là qu’ailleurs l’esprit-Nobel dont il avait imaginé que Stockholm était le foyer, l’épicentre. Vigdis et lui se marièrent six mois plus tard, et ils connurent trois années d’un bonheur conjugal raisonnable. Mais le Suède ayant désormais perdu de son mystère pour lui, il rechignait de plus en plus à l’accompagner chaque fois qu’elle retournait chez elle. Et d’un commun accord, ils décidèrent de se séparer, sans éclat ni esclandre. Vigdis rentra dans son pays et Georges-Louis retourna à sa vie de vieux garçon. Chaque année, le premier jeudi d’octobre, il était fébrile. Juste avant treize heures, il s’isolait dans le centre de documentation et se connectait sur le site de l’Académie suédoise. Avec une ponctualité presque helvétique, les grandes et lourdes portes dorées s’ouvraient et le Secrétaire perpétuel Peter Englund en sortait. Devant le faisceau de micros, il lisait le communiqué officiel annonçant le lauréat ou 29


la lauréate de l’année. Pour Georges-Louis, c’était à chaque fois la promesse de nouvelles lectures. Il y avait de bons et de mauvais crus. Coetzee, Kertész ou Vargas Llosa l’avaient emballé. Mais il s’était ennuyé ferme avec Elfriede Jelinek, Gao Xingjian ou Herta Müller. Il y avait des années de vaches maigres et des années de vaches grasses. Des auteurs comme Naipaul, Doris Lessing ou Mo Yan semblaient avoir écrit une œuvre inépuisable. Mais celle d’un Tranströmer se résumait à trois cents poèmes et aucun de la vingtaine de romans de Modiano, que, trente ans plus tôt, Solange avait tenté en vain de lui faire lire, ne dépassait les cent cinquante pages. À l’été 2015, alors qu’il venait de fêter ses soixantetrois ans, il prit officiellement sa retraite. Il n’avait pas de famille, très peu d’amis ; il ne voyageait guère et passait le plus clair de son temps à lire, chez lui ou dans les bibliothèques publiques. Avec ses économies, il acheta un petit pavillon dans une banlieue éloignée qui cherchait à se donner des allures champêtres. Il fit fabriquer par un menuisier une bibliothèque dont les dimensions étaient calculées, 30


rayonnage par rayonnage, en fonction du nombre d’ouvrages de l’auteur qu’il devait accueillir et fit ajouter des plaques de cuivre sur lesquelles était gravée l’année à laquelle il s’était vu décerner le prix Nobel. Il commanda à un photographe des tirages sur papier des portraits de chacun d’eux qu’il fit encadrer. Un jour, un chat de gouttière pénétra chez lui par la fenêtre et s’installa à demeure. GeorgesLouis s’y attacha et décida de l’appeler Meursault. Contrairement à ce qu’il avait longtemps cru, le filon des écrivains nobélisés n’était pas intarissable et il n’avait pas d’autre choix que de relire encore et toujours les mêmes livres, en attendant que les jurés suédois donnent leur verdict annuel début octobre. Au fil du temps, il guettait ce moment avec une impatience croissante, espérant qu’une manne de lecture lui viendrait de l’oracle stockholmien. Le jeudi 9 octobre 2025, Georges-Louis faisait les cent pas dans sa bibliothèque, en jetant toutes les dix secondes un regard à l’écran de son ordinateur sur lequel défilait le compte à rebours avant l’annonce du nouveau prix Nobel de littérature. Il était inquiet. Il avait comme un mauvais pressen31


timent. D’autant plus que Meursault avait disparu depuis plus de trois semaines et n’était pas revenu. À treize heures, les portes de l’Académie suédoise étaient toujours fermées. Les minutes s’écoulaient et le brouhaha dans le hall où patientaient tous les journalistes étrangers allait croissant. Au bout d’un quart d’heure environ, le Secrétaire perpétuel finit par sortir. Il ne tenait pas de feuilles entre les mains, et d’une voix blanche, il annonça que les jurés n’ayant pas réussi à s’entendre, le prix Nobel de littérature ne serait pas décerné pour l’année 2025 ! Cela n’était pas arrivé depuis 1943… Georges-Louis resta médusé devant son écran. Il attendait ce moment depuis des semaines, presque des mois, pour pouvoir enfin lire quelque chose de nouveau, de neuf. Et il lui faudrait donc attendre encore un an ? Et relire et relire d’ici là ? Abattu, il se servit un verre de vin. Il prit un vinyl, The Freewheelin’, dont il aimait tant la pochette, retira le bandeau “Prix Nobel de littérature 2016” qu’il avait fait spécialement confectionner, et posa le disque sur la platine. Pendant que Bob Dylan s’interrogeait sur le nombre de routes qu’un homme devait parcourir avant de pouvoir être 32


libre, Georges-Louis s’assit au fond de son fauteuil élimé, prit machinalement un livre, le premier qui lui tomba sous la main. Auto-da-fé d’Elias Canetti. Il avait beaucoup aimé ce roman, comme tout ce qu’il avait lu de l’écrivain anglo-bulgare germanophone. Il s’était tellement identifié au sinologue Peter Kien… Il relut pour la énième fois les dernières pages, et se répéta comme un mantra la phrase finale : “Quand les flammes l’atteignirent enfin, il rit à pleine voix, comme il n’avait jamais ri de sa vie”

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Ce soir-là, il prit une décision. La lecture avait été pour lui un plaisir et une malédiction. Il avait sans doute constitué une collection unique en son genre avec laquelle seule l’Académie suédoise elle-même pouvait rivaliser. Désormais, il regardait sa bibliothèque avec une sorte de rage impuissante. Il vouait aux gémonies cet Alfred Nobel qui avait dynamité sans le vouloir sa vie. Pendant deux mois, il se renseigna longuement, acquit patiemment et discrètement tout le matériel dont il avait besoin. Le 10 décembre suivant, il se leva aux aurores. La veille, il avait collé un peu de plastique explosif dans chaque casier de sa bibliothèque. Il les relia précautionneusement par des fils à un détonateur. Puis il attendit. Sur le coup de midi, il s’enferma à double tour dans la pièce. Et tournant le dos à ses livres, il appuya sur le bouton. L’explosion eut lieu alors que, à deux mille kilomètres de là, on s’affairait à Stockholm pour mettre la dernière main aux préparatifs de la cérémonie officielle au cours de laquelle

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le roi de Suède remettrait en mains propres, le soir même, leurs diplômes et leurs médailles aux lauréats des prix Nobel de médecine, de physique et de chimie. Mais pas de littérature.

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Les auteurs


Simon Raguse est né en 1967. Il souffre de la même pathologie littéraire que son personnage (il a lu tous les auteurs cités), mais à un degré moins aigu. Nobelomania est son premier texte.


Colette Reydet est née en 1962 en Bourgogne et vit actuellement en Savoie. Architecte de formation, elle a exercé ce métier quelques années. Depuis 1994, elle expose régulièrement en galerie, principalement en Savoie et Haute Savoie et anime des ateliers d’Arts plastiques dans les écoles, des associationsv et institutions. Elle réalise également des livres d’artiste en collaboration avec des auteurs : Emmanuel Merle, Hervé Bougel, Carole Penin, Jackie Plaetevoet... Son site : www.colettereydet.fr



La revue Ce qui reste RALENTIR POÈME Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur. La création n’étant pas que langage, la revue ouvre également son espace à des artistes plasticiens.

© Décembre 2016 — Texte de Simon Raguse Illustrations de Colette Reydet La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


“La lecture avait été pour lui un plaisir et une malédiction.”

Nobelomania, Simon Raguse Illustrations de Colette Reydet

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