« πos πuits » suivi de « Les dormeurs» - Perrine Le Querrec & Isabelle Vaillant

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21 heures, la nuit approche. Glissements d’ombres dans les couloirs, obscurité figée derrière les portes : la voilà, elle est là. Guidé par les deux aides-soignantes, le chariot de médicaments commence sa lente percée des ténèbres. Aides-soignantes, aides-vivantes, oiseaux de nuit porteurs de bons présages. Elles sont attendues. Dans le silence feutré des couloirs, devant les miroirs de l’ascenseur, elles échangent les dernières nouvelles des résidents, de leur famille, du monde. Derrière leurs mots, bruit diffus de télés invisibles, vies aux aguets. Elles sont à l’écoute. Entraide tacite, gestes tacites, automatismes et rituels. Partage des responsabilités, des décisions, des corps à manipuler. Elles sont complémentaires. Complices des nuits, ces heures obscures qui se cachent, se dérobent, jouent des tours et des détours, débordent de mystères et de fantômes. La nuit allonge les couloirs, pose des pièges, dissimule et bouleverse les décors familiers. Elles sont cuirassées.


Chaque soir, elles repoussent les ombres et leur cortège d’inquiétudes. Trois coups discrets frappés à la porte, trouée de lumière pâle : une tête délicate apparaît, un toupet de cheveux blancs, des yeux écarquillés. Sourire, soigner, écouter, rassurer, trouver les mots, répéter les gestes, distribuer la confiance, la sécurité et les comprimés : autant de chambre, autant de personnalité, autant de mots intimes. Elles sont expertes. Les boîtes de médicaments se vident, les portes se referment, l’ascenseur s’ébranle. Les couloirs s’enfoncent de nouveau dans la pénombre. Viennent les heures de ménage, les tables du petit déjeuner à préparer dans le silence épais de la nuit. Danse nocturne des couverts d’inox et des bols de faïence sur fond de mélodie répétitive du balancier de l’horloge. Derrière les vitres, la nuit se presse, regarde, colle son nez et applaudit.


Soudain un bip, des cristaux rouges qui s’affichent. Ce sont des appels au secours, des appels aux présences : Celle qui veut faire pipi Celle qui ne sait plus où elle est Celle qui a mal aux talons Celle qui a peur Celle qui trouve que ma mort met trop de temps à la trouver Douleurs agressives ou besoin de réconfort, et toujours cette même question inquiète : – Quelle heure est-il ? – C’est la nuit.



Percer le secret des portes, se glisser dans l’entrebâillement : Chambre 28 Josée et son œil bleu. Chute. Josée jaune et bleue. Josée à petits pas de déambulateur jusqu’au lit. Josée : « D’accord… » Ouvrir le lit, retirer les bas de contention. Poupée celluloïd sur la chaise. Témoin d’un autre temps. Elle s’allonge, soulève son oreiller et sort un chapelet qu’elle enfile autour de son cou. Puis le cordon noir du Bip. Josée parée. Protégée pour la nuit. Le lit se lève, barrière installée, coussin sous les pieds. Comprimé écrasé dans la confiture, mangé à la petite cuillère. Sourire de Josée. Bonne nuit Josée. Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, la fragilité de l’instant.


Chambre 14 Silence des ancêtres suspendus aux murs. Dialogue muet entre les souvenirs, le crucifix, les ombres, la lumière tremblotante de la veilleuse. Hochements de têtes, main tendue et doucement serrée, la nuit à pas de loup s’invite dans la conversation. Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, une vie qui se dérobe. Chambre 35 Remous de couverture fleurie, délicate tête blanche posée sur l’oreiller. Petit moineau. Les os si fins, la peau transparente, la vie accomplie. Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, l’attente figée. Chambre 27 La porte est ouverte. Un cauchemar a brisé la quiétude :


« Comment en sortir, comment faire pour m’aider ? J’étais perdue dans Paris. C’est affreux, je ne sais plus où je suis. » Elle est debout, égarée, le visage entre ses mains. « Quelle heure est-il ? » Et puis bientôt, elle est couchée, rassurée, de nouveau chez elle. Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, les secrets d’une vie. Chambre 39 « Dans deux ans, j’aurai 100 ans, ohlala, vivement la fin ! » Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, souvenirs et glissements. Chambre 27 Un grand lit. Occupé à moitié. Une place vide. L’envie de le retrouver. Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, un univers, une frontière.


Chambre 36 « Ce qui se vit ici, c’est formidable ! » Elle est toute de travers dans le lit ; elle dit : « Je suis toujours de travers. » Sur les étagères, 130 poupées de porcelaine : 260 yeux la regardent. Public silencieux en robe de dentelles et longs cheveux bouclés. « Les fleurs fanent, pas les poupées. » Le lit déborde d’objets, la table roulante aussi. Elle sourit merveilleusement, pousse un peu son univers pour mieux s’installer, remercie et s’endort aussitôt. Dans toutes les chambres – Derrière chaque porte, la beauté poignante du crépuscule.



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Surveiller, pas punir Sécuriser, pas agresser La bête à quatre yeux Entend le jour qui tombe S’en va-t’en rondes La Grande, les intermédiaires, les périmétriques Sécurité de nuit En compagnie des ombres et du vent La nuit géométrique découpe les corps Corps d’usine, corps des hommes Elle file entre les jambes écartées Décoiffe les arbres Ferme ses yeux industriels À l’intérieur, le chant des machines dehors, piles de silence superposé palettes immobiles, silos muets cheminées d’acier grattent le ciel sous l’œil brillant des étoiles. Se méfier du vent du N-E, glacial Vent dans le dos, nuit sur la peau Ils n’ont pas le même visage



Nuit dans la peau Camouflage Nyctalopes, cynophiles Jamais les mains dans les poches Voient dans le noir, félins rôdeurs Homme et chien, canines et muscles Mobiles, immobiles Silhouettes d’encre sur fond de murs blancs Dedans, dehors, vérifier les portes Prévention et kilomètres Un kilomètre à pied, ça use Dix kilomètres à pieds Grilles, grillages, haies bocagères silence, alarmes, portes à ventouse, morgue Tâtent la nuit du bout des chaussures, du bout des doigts Ne pas être visible Ne pas se faire voir Voir sans être vu Les yeux derrière la tête Possibilités d’agression Voix rauque.



Ne pas être repéré jamais dans le même sens jamais à la même heure Être : les yeux Être : les oreilles Être les yeux et les oreilles. Attendre, le plus dur c’est l’attente en espérant que ça ne se passera pas l’agression, l’agresseur. Adrénaline aux aguets, crève le calme opaque Nuit d’encre où tout semble tapi Prêt à – Et parfois la peur la peur de ne pas rentrer.





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C’est l’heure de la chair l’heure des corps Phnom Penh Bangkok Paris Milan Ici partout ailleurs villes, campagnes la chair habite le monde les prédateurs fondent se fondent



C’est l’heure de la chair enfile ta robe de nuit poupée

Les lèvres les joues les ongles fardés des couleurs pour égayer ton cœur la petite colonisation est en route et elle passe par ton sexe



Suis-moi au bout du trottoir au bout du couloir je ne te demande pas le monde Ma peau craque dans la robe de poupÊe je me recoiffe me regarde, je ne te vois pas toi ou un autre peu importe Tu entreras en moi – tu rentreras chez toi quelques mots, un prix, des souffles une affaire de langues



La nuit avale les étreintes un homme, un autre une vague, une autre je suis une plage exotique un rivage déserté poupée de peau de satin, de nuit jouet cassé sourire oublié




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C’est un rêve de gamin. Un gamin dont les parents travaillaient la nuit. Toutes les nuits. « Moi aussi, quand je serai grand, j’habiterai la nuit, ce monde à l’envers, mystérieux, effrayant, attirant. » C’est le rêve d’un gamin abandonné toutes les nuits. Devenu le roi de la nuit. Le MIN, son domaine de 20 hectares, habité par 1200 employés fantômes, traversé de kilomètres de hangars, de routes, d’obstacles, de parkings, d’abris. « Ça va commencer ! » Le gamin devenu adulte arpente son royaume, tourne à droite, bifurque à gauche, disparait derrière les palettes de fruits, réapparait devant le hangar à bananes, agite les bras : « Ça va commencer ! » Il attend la fête, les lumières, le ballet des Fenwicks, les saluts de ceux qui vendent, de ceux qui achètent. « Ici, ça vit tout le temps ! » Des exclamations pour justifier l’abandon de l’enfance, des promesses pour disculper les parents, des mirages pour tenir debout.



Les heures passent, minuit, une heure, deux heures. Le MIN est toujours un fantôme, mais le grand gamin applaudit, et devant chaque voiture, chaque cagette, chaque mouvement : « Ça va commencer ! » Trois heures, les lumières s’allument sur la scène déserte. Le sol de la marée est glissant, bottes en plastique, tabliers rigides, mains plongées dans la glace, oui, voilà, ça commence. Grossistes à droite, revendeurs à gauche, les crayons s’activent sur les carnets, bourse des fruits et légumes, des coquillages et crustacés. Un calme glaçant empaqueté dans du polystyrène, planqué sous les tonnes de melons, d’oignons, de fleurs. Une opulence muette observée chaque nuit par les centaines de pigeons gris perchés sur les toits. « Ça va commencer ! » Toutes les nuits, espérer. Toutes les nuits, répéter. Toutes les nuits, patienter.




Les dormeurs


Le silence est chaude couverture L’enfance joint les mondes L’au-delà, l’ici-bas Un pied recouvre l’autre Une main étreint sa jumelle Pour tout bagage, l’innocence Derrière les paupières closes La vie fait escale



Bercement des souffles Retenus au bord de la bouche Des anges d’avant la chute Stigmates d’immortalité L’image caresse – l’image sertit Les dormeurs dans leur vaisseau


On pourrait croire que les mains retiennent un trésor invisible, on pourrait voir l’épiderme fragile devenir marbre saint, on pourrait entendre la marche des rêves sous les fronts bombés, les cils ombrer l’origine du temps, on pourrait saisir la conversation murmurée au creux des peluches vivantes.



S’approcher au plus près du secret. Se tenir en équilibre à la croisée des chemins. Entrer dans la ronde. Oublier, s’oublier, tout oublier. Ce que nous fûmes – là d’où nous sommes. C’est le point d’origine, la racine de l’être, non pas le balbutiement mais l’affirmation de la création.


Sommes-nous de taille à regarder la beauté, à contempler l’enfance ? Sommes-nous suffisamment désarmés ?


Ici la pensée reprend son souffle, l’œil n’en finit plus de se baigner dans l’eau dormante des commencements, toute violence échouée contre ce pli du poignet, au profond de la main, à la courbe d’un pied.



Apaisement intime, apaisement ultime face à ces apparitions – au furtif de la sensation, à l’essentiel du dire, au modeste des modèles.



Les auteures



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Perrine Le Querrec et Isabelle Vaillant se sont rencontrées le 12 janvier 2009 à 15h09. C’est le début de leur collaboration. Un certain nombre de leurs travaux consiste simplement à se saouler toutes les deux, habituellement avec du blanc. Les deux artistes vont s’amuser à se représenter dans des situations des plus banales aux plus insolites voire étranges. π s’isole des semaines dans un phare ou au cœur d’une forêt sauvage en ne mangeant que des racines. π débarque en ville, dans les musées, les prisons, le métro, les cimetières, dans vos appartements, et invente des variantes photographiques, poétiques et catastrophiques. Leur page : facebook.com/PI.2VaillantLeQuerrec Nos Nuits ont été réalisées grâce au soutien de l'association Le Logelloù.



La revue Ce qui reste RALENTIR POÈME Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur. La création n’étant pas que langage, la revue ouvre également son espace à des artistes plasticiens.


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© Mars 2017 — Tous droits réservés Textes de Perrine Le Querrec Photographies d’Isabelle Vaillant La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire – ISSN 2497-2363



« Sommes-nous de taille à regarder la beauté, à contempler l’enfance ? Sommes-nous suffisamment désarmés ? »

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