Notes - Jacques Lèbre & Jacques Bibonne

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Jacques Lèbre Jacques Bibonne

Notes (extraits — 2003-2013)



Notes (extraits — 2003-2013) Te x te d e

Ja cqu es Lèbre Aqu arel l e s et f u s a i ns d e

Ja cq ues Bi bonn e



2003 Ce n’est plus à soi qu’appartient le livre que l’on vient de publier, mais bien à ce seul et unique lecteur, la plupart du temps inconnu. Et peut-être bien que deux lecteurs ne lisent jamais exactement le même livre si bien que l’on est guère plus avancé ! Tout juste a-t-on quelques échos d’une réception diffuse comme une mer qui bat, mais loin de vous comme si finalement cela ne vous concernait déjà plus. Et c’est très bien ainsi !C’est ce qui est à la fois rassurant et très paisible : ne rien espérer, ne rien attendre d’une publication et retourner chaque jour à son travail dans ce rythme lent d’horloge dont vous savez aussi qu’il vous mène vers votre propre fin.

* * * Cette impression : que dans la lecture d’un livre, dans l’écoute d’un disque, dans la vision d’une peinture il y a toujours un tiers qui écoute ou qui regarde – en silence. Une tierce personne absente et que sûrement nous ne pourrions pas supporter si elle était là – comme si nous devions toujours être pris en défaut ?


2004 Vent de nouveau, brèves averses, grains. Chemin côtier trop exposé pour l’emprunter jusqu’à l’anse de Dinan. Et c’est ainsi que l’on préfère passer par l’intérieur des terres, à travers la lande. Pans de falaise effondrés. On peut déjà voir les ravines qui annoncent les prochains effondrements. Ils n’auront peut-être lieu que dans dix ou vingt ans, mais ils auront lieu.

* * * Comment expliquer ce critère de lecture absolument infaillible que je formule ainsi : il faut que je sente quelqu’un derrière ce que je lis.

* * * Je regarde les grands mouvements d’un arbre dans le vent, un grand tilleul au loin, au soleil – comme si des bancs de poissons aux écailles luisantes se déplaçaient par à-coups. 6



* * * Ne raconte jamais un rêve, tu n’en ferais jamais qu’un arbre émondé, privé de tous ses bruissements.

* * * Ce n’est pas encore tout à fait le crépuscule mais tout déjà s’assombrit. Les martinets attirent mon regard vers une lune pâle et presque pleine. Elle a le visage étonné et interrogateur d’un clown triste.

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2005 On ne reste jamais assez longtemps devant un bourgeon pour assister à la naissance de la feuille, pas plus que l’on n’attend devant un bouton fermé l’éclosion de la fleur ; on ne reste pas non plus devant un meuble pour voir comment il se patine au fil des jours, des ans. De tout cela, on s’en aperçoit, mais on ne le voit pas. De même, un beau jour, on s’aperçoit qu’on a vieilli. Il y a comme un trou noir dans la vision : le temps.

* * * Sans doute peut-on ranger les souvenirs que l’on peut qualifier de matériels : lettres, carnets, agendas, objets, photographies… Les autres, on ne peut pas les ranger. Ils remuent avec nous, la houle du présent tour à tour les découvre ou les recouvre. Ils ne disparaissent qu’avec notre propre disparition.

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2006 On détourne le regard juste un instant et déjà la configuration des nuages a changé, sous lesquels volent quelques hirondelles.

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2007 Ces fins de poèmes de Nicolas Bouvier : La vie était si égarante et si bonne Que tu lui as dit ou plutôt murmuré « va-t-en me perdre où tu voudras » Les vagues ont répondu « tu n’en reviendras pas ». Et dans la fatigue d’un soir en Inde : La lune montante était si pleine Et la vie devenue si fine Qu’il n’était ce soir-là Plus d’autre perfection que dans la mort.

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On dirait qu’un rideau soudain se déchire, une taie ; ou c’est un voile qui se soulève et qui laisse apparaître quelque chose de nu, non pas de vraiment désemparé, mais de rendu. Un peu comme si l’on arrivait tout au bord d’une falaise et que l’espace s’ouvre en grand sans que l’on puisse aller plus loin.

* * * Les anges ? Mais ne serait-ce pas, dans un matin froid, ces petits bouts de chair rose dans le coton des nuages ?

* * * J’aimerai mourir la fenêtre ouverte, un début de printemps doux et nuageux, après qu’il a plu un peu, juste pour sentir encore l’odeur de la terre avant de partir.



2008 Ces trouées parfois offertes dans le tissu serré des jours, auxquelles nous savons si mal répondre. Mais que quelques-uns (Philippe Jaccottet par exemple) auront tenté d’explorer plus profondément, cédant à l’appel de ces ouvertures, avec tout ce que cela comporte de doutes et d’incertitudes pour en signifier l’expérience : C’est ce que j’aurai tant de fois ressenti et essayé de dire, un creusement de l’espace-temps jusqu’à l’infini, mais dans des circonstances banales, à l’intérieur de ce monde et d’une vie d’homme, parfaitement quelconque et sans histoires.

* * * Rouge-gorge et rouge-queue dans le jardin où la neige a fondu, un instant venus demander des nouvelles ?

* * *

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Lorsque j’irai aux champignons, là où nous allions ensemble, apparaîtra-t-elle ? Errera-t-elle au loin dans l’espace entre les arbres, la silhouette de mon père ?

* * * Assis sur la pierre du seuil plutôt que sur l’un des sièges en plastique éparpillés dehors. Parce que le seuil est un excellent poste d’observation, il ne laisse rien dans votre dos.

* * * La perspective de quitter le lieu bientôt commence à me rendre distrait quant au lieu.

* * * À la campagne, le matin, regarderait-on par une fenêtre sans voir le sol qu’une certaine qualité de la lumière nous révélerait la présence de la neige tombée dans la nuit.

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2009 Si je repense au vol des étourneaux, je me demande si ma fascination ne vient pas du fait qu’il aurait pu ressembler, un instant, à un calligramme d’Apollinaire.

* * * Tout poème est un tâtonnement, un tâtonnement plus ou moins aveugle qui parfois trouve une porte, et qui peut-être l’ouvre. Mais si la philosophie explore toute la surface de la porte, la poignée, la serrure puis l’espace derrière la porte, la poésie, elle, une fois la porte ouverte, se retire sur la pointe de pieds.

* * * Le bruit de mer des feuillages sous le vent, non pas des feuillages les plus proches, mais des feuillages les plus lointains.

* * * 20



Je m’absorbe dans l’intense circulation des fourmis : certaines, égarées aux alentours, font de petits écarts, comme des chercheurs de champignons dans un bois.

* * * Ce bruit intermittent autour du gîte et si caractéristique dans la chaleur : les gousses des genêts qui éclatent.

* * * Soir : toutes les nuances du vert, toutes les variations de la lumière.

* * * Non pas nuages, mais voile nuageux, d’un gris de plume très léger, très beau et très doux.

* * * Mon amour infini des ciels gris : Gris sur gris est repos pour l’œil (Robert Marteau).

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2010 Comme si un pinceau travaillait la surface du ciel, sans jamais achever la peinture.

* * * Au verbe voir il se pourrait que je préfère le verbe revoir. Au verbe aller il se pourrait que je préfère le verbe revenir.

* * * « Les premières pensées sont droites comme des routes de campagne, les suivantes sont étroites et tortueuses. » Je ne sais plus, dans le rêve de cette nuit, si je lisais ou si j’entendais ces phrases.

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2011 En ouvrant les volets : l’odeur de la pluie giflée par le vent.

* * * Longues phrases chantantes où l’on entendrait, presque, un accent italien : la conversation des merles à cinq heures du matin.

* * * J’ai une entente secrète avec un merle du soir dont je n’arrive pas à déterminer la position dans les environs lorsque, en fumant une cigarette sur le balcon, je commence à écrire (mentalement) un texte que je ne mettrai pas sur le papier.

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Du blanc, différents gris très doux, un peu de bleu ici ou là dans la trame, un très beau ciel pastel dans le soir.

* * * Le beau visage charnel de sa fatigue.

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2012 La trace d’un chevreuil sur un chemin ne dit rien de l’état de l’animal au moment même où il a laissé son empreinte dans la terre humide, s’il avançait tranquille et en paix ou s’il était aux aguets et sur le point de détaler. La trace est l’une des sources de l’imagination. Mais ce qui est imaginé à partir d’une trace ne correspondra sans doute jamais à ce qui en a laissé l’empreinte.

* * * Entendre cette fraction de presque silence entre deux vagues, cette sorte de souffle saisi au moment même où il semble expirer une grande fatigue.

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2013 Ce trop peu de ciel devant la fenêtre, alors qu’à la campagne c’est presque toujours un infini, une étendue.

* * * Ce n’était pas une fleur dans le prunus mais un bout de mur blanc visible entre les feuilles. D’ailleurs, en automne les prunus ne sont pas en fleur.

* * * Cela ne se vérifie peut-être pas chaque fois, mais plus les immeubles sont récents et plus les fenêtres sont petites. Et les poèmes ? Et les romans ?

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Les auteurs


Jacques Lèbre Jacques Lèbre est né en 1953 à Saint-Flour. Il donne régulièrement des notes de lecture à la revue Rehauts et il tient une chronique sur les romans et les essais dans la revue Europe. Dernières publications : Onze propositions pour un vertige, le phare du cousseix ; L'immensité du ciel, La Nouvelle Escampette. Il a publié plusieurs volumes de notes à L'Atelier la Feugraie.


Jacques Bibonne Jacques Bibonne est un artiste peintre français né à Chatou le 14 novembre 1937, originaire du Bordelais et de l’Ariège. Sa démarche artistique s’inscrit dans un univers figuratif, dans l’observation des objets ou paysages qui l’inspirent. Il a collaboré et s’est lié d’amitié avec de nombreux poètes. Ses œuvres ont été exposées en France, en Slovaquie, en Italie et en Espagne. Ses toiles font partie de collections privées et ont également fait l’objet d’acquisition de collectivités. Expositions personnelles 1956 – 1961 : Sociétaire du Salon de la Jeune Peinture 1961 : toile acquise par la ville de Paris 1960 : Participe à la Biennale d’Ancona – Italie 1962 : Participe à la Biennale d’Ancona – Italie 1972 : Galerie Dimitrios – Amsterdam 1973 : 16 peintres contemporains choisis par Yves Bonnefoy – Centre d’Animation culturelle Gérard Philippe de Champigny sur Marne 1972 – 1976 – 1978 : Galerie Anne Colin – Paris 1980 : Exposition internationale à la Fondation Joan Miró – Barcelona 1979 à 1990 : Galerie Anne Roger – Nice 1982 : Exposition au Musée Saint Paul de Vence 1982 à 1996 : Galerie Jean Peyrole – Paris 1999 : Galerie Horizon – Paris 33


1986 : Musée Percheron à Mortagne 2000 : Galleria de la Plata – Tolède 2004 : Galerie Art et sculpture – Paris 2007 – 2009 : Galerie La Toupie – Paris 2013 : Galerie Couteron – Paris 2014 : Centre culturel – Banská Štiavnica – Slovaquie 2015 : Le Bruit du Temps – Paris 2017 : Galerie Couteron – Paris Publications : Paul de Roux – Cycladique ancien – Éditions la Goulotte – 1999 Jacques Réda – C’est le printemps – Dix poèmes transcrits à la plume – Reliure de Monique Matthieu – 1985 Jean Cordesse – Résidence d’été en hiver – Plein Chant – 1998 Philippe de Georges – Oratorio de poche pour voix – Plein Chant – 1996 Patricia Castex Meunier – X fois la nuit – Cheyne Éditeur – 2006 Patricia Castex Meunier – Reconnaissance – Éditions Al Manar – 2009 Eric Ferrari – Les corvéables, les répondants – Cheyne Éditeur – 2010 Christian Hubin – Serrant – Éditions Poliphile – 2008 Jean-Théodore Moulin – Glaucos – Éditions Obsidiane 2007 Werner Lambersy – Le cahier Romain – Éditions du Cygne – 2012 Edith de la Héronnière – Mais la mer dit non – Éditions Isolato – 2011 Jean-Baptiste Para – Des instruments très fins – Daniel Leuweurs – Le livre pauvre Ronsard – vous ruisseaux – Daniel Leuweurs – Le livre pauvre Simon Martin – Dans ma maison – Cheyne Éditeur – 2013 34


Jean-François Rollin – texte d’exposition – Galerie Couteron – 2013 Gilles Ortlieb – texte d’exposition – mars 2015 Alain Lévêque – «Dans l’atelier de Jacques Bibonne» – Texte d’exposition – Revue Phœnix – 2016 La galerie Couteron : www.galerie-couteron.com/artiste-jacques-bibonne-2

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Ralentir poème 1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéastre, etc).

Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti 1


…nous suivre…

© Novembre 2017 — Texte de Jacques Lèbre Aquarelles et dessins de Jacques Bibonne La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« Ne raconte jamais un rêve, tu n’en ferais

jamais qu’un arbre émondé, privé de tous ses bruissements. »

Notes (2003-2013) de Jacques Lèbre Aquarelles et dessins de Jacques Bibonne


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