Notes bleues - Emmanuelle Lagrange & Christophe Dentin

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E MMANUÈLE L AGRANGE C HRISTOPHE D ENTIN

notes John Coltrane Bill Evans Tord Gustavson Quartet Dave Brubeck J. S. Bach Joshua Redman John Abercrombie Kyle Eastwood



notes bleues Poèmes

Emmanuèle Lagrange Encres

Christophe Dentin



Sept notes Sept textes Une gamme de sept poèmes inspirés par sept morceaux de jazz Naïma – John Coltrane Peace piece – Bill Evans Communion – Tord Gustavson Quartet Take five – Dave Brubeck Quartet Adagio – J.S. Bach – Joshua Redman Timeless – John Abercrombie Letters from Iwo Jima – Kyle Eastwood



NaĂŻma John Coltrane



Il colle le bout de bambou sur sa langue Dé de sucre dans l’amer du matin…

Un cri Trois larmes Pulpe d’un doigt Caresse d’une ronde Quatre temps Silence sculpté d’un souffle… soupir Souffle qui mord le tendre d’une nostalgie Taille douce Branche de cerisier Des pétales de souvenirs s'enfuient…


Intervalle d’un souffle sûr - puissant qui déplie l’origami d’une absence. Une mélodie enrobe sa cicatrice que les récifs du petit matin exhibent. Brûlure… Par la fenêtre, demain étire un peut-être. Et puis, un ruissellement de douceur envahit l’alcôve creusée dans le cœur du rythme Papillons de tendresse échappés d’une nostalgie à bords dentelés qui avive souvenirs de rires et de bonheur…


Billes de rosée qui rebondissent s'évaporent dans le sillage d’un rayon d’espoir qui se moque du passé tape du pied irradie un corps en extase transporté par le génie du geste pur… Aquarelle Des notes comme des fleurs jetées dans le lit d’un fleuve dont tu esquisses les méandres, les yeux fermés…

Un souffle Quatre notes Clef de solitude…


Un trait de néon se mire dans l’or d’une mélancolie… Le musicien ramasse son sac L’âme tamisée des couleurs de la veille La route l’appelle Dehors est demain.

Seule, Une ballade s’accroche au prisme de cinq lignes tracées à même le cœur. Arc en ciel…




Peace piece Bill Evans



Chaleur d’un corps Il dort Le drap respire à peine Au creux des reins la nuit Ailleurs le temps s’étire… Au mur le jour décoche un trait d’or Les marches de l’escalier craquent, trahissent l’évasion… Caresse du chat le long des jambes. Frissons…


En bas, un silence sculpté Le présent enveloppe Chaque bruit étincelle La fenêtre encadre le babil du jardin L’air est frais Il fait bon… Dehors appelle.

Echappée belle Echappée belle

dans l’air tout neuf marquée aux joues

encore chiffonné de la nuit par les premières rumeurs du jour


Des cris de mouettes dégringolent du bleu

Des odeurs caracolent gonflent la poitrine ouvrent le regard colorent le cœur ! Sous les pieds nus, la peau froide de la dune encore endormie… Elle respire, murmure, s’écoule loin de l’ombre bleue des pins, bat des cils sous la lumière du matin et l’air du large… Les vagues lapent le bord du mystère, page vierge encore humide, prête à recevoir le récit du graveur. Bonheur de s’immerger dans le vertige d’une évidence de se sentir tout contre, perméable, reliée au souffle du rivage


Courir ! Ivresse

d’être Ici

juste

Les pieds s’aventurent dans le repli d’un temps suspendu Le corps s’évapore…

Les bras s’élèvent

Le buste s’offre


Une brise marine pose ses lèvres sur les tempes, enserre les hanches, lèche les doigts, parfume les cheveux des secrets de l’orage, de la nuit, du matin, de l’éclat blanc qui enlumine le jour


La tête bascule

Des oiseaux marins raturent le phrasé des vagues Griffent l’espace de leur bavardage Attirent au naufrage Tracent des lignes de fuite…

L’éphémère Suspend des virgules de nacre aux oreilles Recouvre le corps de rosée irisée Dore les désirs Réanime


Elle est une femme Chagall et elle vole Légère saturée de lumière Rêve lové dans le bleu

Elle est une femme Matisse et elle danse Révélée par le trait d’un pinceau de soleil qui caresse son corps souffle frôle enflamme son âme


En équilibre aérien, Le cœur bat à peine…

Sur le sable mouillé ses pieds fredonnent

L’écume mousseuse du présent sourit à pleines dents mordille ses chevilles… le temps ne s’écoule, presque… presque plus…




Communion Tord Gustavson Quartet


Soupir rouillé Odeur humide métallique Où suis-je Les murs froids transpirent Moiteur âcre Le sommeil racle le jour Mon corps retient encore celées les pensées Lassitude Au-dehors Le vent ronge, appelle… Les rideaux frémissent, effilochent une humidité lumineuse Des images ressuscitent au goutte à goutte Peau de lait d’un soir oublié Miettes d’une histoire saturée d’étrange. S’y fondre


Remonte un goût de poussière Des étoffes précieuses qui bercent et frôlent une mélodie de gestes Des volutes parfumées, serpentines Un souffle chaud, libre, fier Hier se redresse, clame son chant, aveugle de couleurs, de lumière du désert mes paupières En équilibre sur l’épaule d’une femme persiste la chaleur d’une voix et l’éclat d’une pupille Et le vent hurle et enivre et balance la danse d’une langue inconnue qui sème des désirs creuse des paysages esquisse un espace où vivre Une danse qui attise, délivre, prend par la main et emmène… Envoute


Caresse Libère

Ses hanches roulent Le vertige monte dessine un regard, une peau, une nuque, une présence qui affronte le hasard jusqu’à ce qu’il s’avoue vaincu et accepte le Don Mirage grelottant de fièvre Courbes lascives d’un reste de rêve qui s’attarde Satin d’un visage de sable que l’acide d’un rire efface… Le sommeil renâcle, piétine, cherche à rattraper l’extase lutte avec le jour Un rayon effleure l’écho d’une voix qui s’élève et s’étale dans l’éclat du matin Il baise mon front et m’emmène Loin au-delà de moi-même




Take five Dave Brubeck Quartet


Je marche Je vais Je cours Je vole Je swingue Je plane Je plonge Je file Je sais que tu m'attends là-bas, oui là-bas… Mais peut-être que tu ne sais pas Mais peut-être que tu rêves, aussi Et si…


Et il y a le frais Et il y a la joie L'espoir Là Ici Maintenant A pleines dents Et puis mes épaules Et puis mes hanches Et puis mes pieds Et puis mes joues Et mes cheveux mon dos mes mains Mon cœur… Tout va vers là-bas oui là-bas, là où tu m'attends, pas loin… Mais peut-être que tu ne sais pas Mais peut-être que tu rêves déjà Toi aussi…


Et la rue Et le bruit Et les gens Et le temps Les regards Le bleu, là-haut Le jaune, partout Les oiseaux, les cours d'école Oui Madame, vous avez un joli chapeau Non Monsieur, je suis pressée Oui, parce que, vous comprenez, il m'attend… Oui, il m'attend là-bas oui là-bas, pas loin… Mais peut-être qu'il ne sait pas Mais peut-être qu'il rêve déjà Mais peut-être qu'on repartira Ensemble… Et si…




Adagio J.S. Bach Joshua Redman



Doux Si doux tes doigts de plume Le long de Mon dos Dessinent Les courbes exquises D'un nouveau Jour Un souvenir lumière Aveuglant Lancinant Qui ronge le cœur… Un regard en arrière Embrasé Meurtrier Qui brûle la peau… Il faudrait pouvoir refermer les yeux Eloigner ton sourire ton odeur et ton rire Respirer… Essayer De recommencer…


Non ne me touche pas Ça ira Ça passera Tu verras… Laisse moi Encore Un peu De temps Ne pars Pas Pas déjà… Reste encore Un peu Plus près Laisse moi Essayer De te dire Tu te souviens quand on marchait, sous la pluie, en riant Et puis aussi quand on dormait enlacés, épuisés Sueur contre sueur, rêve contre rêve… Et puis tous ces concerts où l'on vibrait, côte à côte Et ces retours tardifs


Dans la nuit dans le froid Où nos bouches se cherchaient Fatiguées impatientes Et le regard complice De ton voisin… Est-ce que tu te souviens… Tu sais Toutes Ces ombres Me Rendent Fou… Et puis aussi tes mains Réfugiées Dans mes poches Quand on déroulait la route… Et puis aussi tes robes Qui dansaient Qui frôlaient Ton corps des soirées entières


Et puis ce sentiment Fabuleux D'être à deux Non ne me Touche pas Ca ira Ca passera… Mais tu sais Toutes Ces ombres Me Rendent Fou… Et puis aussi, toujours, cette lumière tout autour – de toi Là Je suis Dans le gris Laisse moi Essayer De te dire De ne pas Partir…




Timeless John Abercrombie



Aube. Une timide à peine perceptible lueur caresse d'un premier souffle d'or la nuit des arbres découpe d'un trait de feu la ligne de crête fouille le creux du vallon y révèle l’opale d'un foulard de brume. De l'eau susurre à l'oreille du nouveau jour des promesses en l'air. Des herbes folles frémissent, impatientes piquées au vif !


Un homme sort de l'ombre. Il guette le cri. Inspire… Naissance. Le voile se déchire Embrasse son front Baptise ses pieds de perles luminescentes de rosée glacée. Enlacés par une fraîcheur bleutée ses bras, ses jambes, son dos frissonnent aux prémisses de l'union.

Le ciel descend sur terre La terre étreint le ciel

Baisers de lumière Déferlante d'un désir fou qui s’étale, dilate la coupole bleutée l’ensemence d’une brassée de sarments flamboyants !


L'homme prie visage offert paumes ouvertes bercé par les premières trilles d'oiseaux invisibles premières broderies colorées, posées ça et là dans les replis des draps de la fin de nuit. Puis il s'abandonne, emporté, transporté par une lame cosmique qui lentement l'envahit, le nourrit, l'irradie. Il n'est alors plus que pulsations, souffle, lumière, sève, terre, ciel, eau, soleil… Danse !


Effleuré par des cordes de miel Il vibre et dessine dans le lit de l'air un poème en volutes, arabesques et animaux célestes qui s'ébrouent corps à corps dans le parfum sucré et humide de l'haleine de la terre qui s'étire…


Puis il dépose au sol encre, papiers et pinceaux et laisse son bras chanter, conter en liberté la grâce de la vallée au lever du jour la lumière nourricière qui galope, souffle sur les braises enfin réanimées de son amour de la vie encore et encore dans un cercle qui s'accroît, tourne, se propage…


Manège pulsatile cœur d'énergie qui éclaire maintenant la précieuse chaleur qui se déploie encore et encore encre noire sur feuillets blancs fleurs d'harmonie offrandes qui s'élèvent, s'envolent légères se baignent dans la soie solaire. Enfants de la terre qui rient, jouent tourbillonnent s'éparpillent encore et encore aux quatre vents…




Letters From Iwo Jima Kyle Eastwood



Je ramasse tes mots comme cailloux sur la plage Coquillages dont j'écouterai plus tard les chants les battements d’un temps où Demain n’est pas encore où toi et moi ne sont pas encore tout à fait vraiment là… Une fleur séchée entre deux pages


Une photo, pour les jours sans couleur, quand le sang peine à battre Mon cœur, j’ai peur. Mon cœur… Comment te dire les mots usés d’avant Les mots mâchés des autres… Peut-être les mettre à part un peu à l’écart, un temps Qu’ils perdent leurs odeurs, leurs gestes, leurs visages pour les retrouver nus, beaux, saufs


Sauras-tu les attendre mes mots Sauras-tu les entendre celés dans mes yeux, dans mes mains, dans mon corps ? Mon cœur, j’ai peur. Mon cœur… Des mots comme cailloux sur la plage Coquillages qui chantent au fond des poches des désirs irisés, de folles pensées… Des mots comme la rosée comme le vent dans les saules comme le sel d’une olive


Des mots rouge cerise, bouton d’or, outremer qui inspirent et s’étalent… des mots rafales qui font perdre la tête comme le parfum des orangers, l’été… des mots câlins des mots de manque des mots bêtises, des mots dentelles des mots de soie… Du bout des doigts…




Références discographiques Naïma © Giant Steps, John Coltrane (Atlantic Records, 1960)

Peace piece © Everybody Digs Bill Evans, Bill Evans (Riverside, 1959)

Communion © The Well, Tord Gustavson Quartet (ECM Records, 2012)

Take five © Time out, Paul Desmond & Dave Brubeck Quartet (Columbia Records, 1959)

Adagio © Joshua Redman Quartet With Dan Coleman Orchestra, J.S. Bach & Joshua Redman (Avatar Studios, 2012)

Timeless © Timeless, John Abercrombie (ECM Records, 1974)

Letters from Iwo Jima © Bande originale du film Letters from Iwo Jima de Clint Eastwood, Kyle Eastwood & Michael Stevens (Warner Music, 2006)



Les auteurs


Emmanuèle Lagrange poète, nouvelliste, vidéaste et chef-monteuse, possède une Maîtrise en Art cinématographique de la Sorbonne/Paris I. Elle a publié quelques textes dans des revues (Voix d’encre, l’Encrier renversé, Saint Ambroise…) et signé quatre livres d’artistes aux Editions Signum. Dans Notes bleues, elle décline son amour du rythme en alliant jazz et poésie. emmanuelelagrange.wixsite.com/monsite


Christophe Dentin artiste et motiondesigner, est diplômé de l'École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Auteur d’installations et de sculptures vidéos, il a exposé son travail dans de nombreuses galeries et Centres d'art contemporains. Dans Notes bleues, accompagnant les poèmes d'Emmanuèle Lagrange, il renoue avec le contact direct du geste sur le papier. www.christophedentin.com


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Ralentir poème 1 Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur et un artiste (peintre, graveur, sculpteur, photographe, mais aussi pourquoi pas, musicien, cinéastre, etc).

Ralentir travaux de René Char, Paul Éluard et André Breton, recueil de trente brefs poèmes précédés de trois préfaces, 1930, José Corti

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…nous suivre…

© Novembre 2017 — Poèmes d'Emmanuèle Lagrange Encres de Christophe Dentin La revue Ce qui reste pour la présente édition 16, chemin des Androns 33710 Bayon sur Gironde www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com Revue numérique hebdomadaire - ISSN 2497-2363


« Effleuré par des cordes de miel

Il vibre et dessine dans le lit de l'air un poème en volutes, arabesques et animaux célestes qui s'ébrouent corps à corps dans le parfum sucré et humide de l'haleine de la terre qui s'étire… »

Notes bleues Emmanuèle Lagrange Encres de Christophe Dentin


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