Une Couleur pour la Solitude - Sujata Bhatt

Page 1

S ujata B hatt

Une Couleur

pour la

Ce 1qui reste

Solitude



S ujata B hatt

Une Couleur

pour la

A Colour

for

Solitude

Solitude

P aula M odersohn -B ecker

Ce

qui

reste


Couverture Paula Modersohn-Becker Mädchenkopf vor einem Fenster (Jeune fille devant une fenêtre), 1902 Huile sur toile, 49,3 × 49,5 cm Kunsthalle de Brême 4e de couverture Paula Modersohn-Becker Stillleben mit blauem Kasten (Nature morte à la boîte bleue), 1907 Huile sur toile, 27,3 x 35,7 cm Musée Paula Modersohn-Becker


Table

d e s m at i è r e s

Autoportrait en Aubade Autoportrait aux Cheveux Rouge Cuivre Autoportrait en Face d’une Fenêtre Donnant sur des Maisons Parisienne Un Cheval Blanc Paissant au Clair de Lune La Glace Pend au Chaume de Notre Toit Autoportrait aux Arbres en Fleurs Deux Filles : La Sœur Aveugle Dans Sa Robe Verte, Elle est Une Rose Rouge en Novembre Autoportrait avec un Chapeau Trop Grand et une Rose Rouge dans la Main Droite Autoportrait avec un Collier de Perles Blanches Une Couleur pour la Solitude Autoportrait le Jour de Mon Cinquième Anniversaire de Mariage Autoportrait en Buste Nu avec un Collier d’Ambre Est-ce Plus Vrai sur une Photographie ? Autoportrait en Nu Debout avec un Chapeau Deux Fillettes : L’Une Assise en Chemise Blanche. L’Autre, Nue Debout Deux Fillettes : Nues, l’Une Debout, l’Autre Agenouillée au Pied de Pavots Rouges Deux Fillettes se Tenant par les Épaules 21 Novembre 1916 Das Karussell La Voix de Clara

23 27 31 35 39 43 47 51 55 61 65 69 77 83 87 91 95 99 103 107 114 115




for Michael and Jenny Mira


pour Michael et Jenny Mira



Remerciements Je souhaite remercier les éditeurs des publications suivantes dans lesquelles certains de ces poèmes, parfois dans des versions différentes, ont initialement paru : Poetry London, PN Review, (Royaume-Uni) ; Journal of Literature & Aesthetics (Inde) ; DiVersi Racconti, Vietri International Poetry Festival Anthology (Italie). « Aucune Route n’y Mène » et « Était-ce les Iris Bleus ? » parurent initialement sous des titres différents dans Brunizem. « Autoportrait le Jour du Cinquième Anniversaire de Mon Mariage, 25-5-06 » parut initialement sous un titre différent dans The Stinking Rose. Je suis extrêmement reconnaissante à Mahzarin Banaji, Chris Gribble, Jenny Leach et Eleanor Wilner pour leurs commentaires fort utiles. J’adresse des remerciements particuliers à Andrea Sirotti et Paola Splendore pour avoir traduit certains de ces poèmes en italien. Mille mercis à Hille Darjes et à la regrettée Tille Modersohn pour leur hospitalité généreuse et leur amitié. Merci au personnel du Paula Modersohn-Becker Museum pour son aide et ses encouragements au fil des ans.

11



Note de l’Auteur

Par une froide matinée de mars 1985, je suis allée au Kunsthalle Bremen pour la première fois — en fait, il s’agissait de ma toute première visite en Allemagne. Et ce fut là, dans le Kunsthalle, que je découvris les tableaux de Paula Modersohn-Becker. J’avais entendu parler de Modersohn-Becker (1876-1907) à travers le célèbre poème de Rilke “Requiem pour une Amie” qu’il avait écrit pour elle en 1908. Et je savais qu’elle avait été aussi une amie très proche de la femme de Rilke, la sculptrice Clara Rilke-Westhoff (1878-1954). Hormis cela, je ne savais pas grand-chose de la vie de Modersohn-Becker, et j’ignorais tout de l’importance de sa contribution à l’art allemand et européen. Première moderniste véritable de l’art allemand, son œuvre échappe à toute tentative de classification. Quelque “simple” et direct que soit le sujet ou l’approche de Modersohn-Becker, le résultat est toujours inhabituel et souvent provocateur. Elle découvrit par elle-même l’œuvre de Cézanne à Paris en 1900 avant qu’il ne devienne célèbre. Son œuvre était ouverte aux influences de nombreux artistes, de Maillol, Gauguin, Rousseau, van Gogh, aux anciens peintres Fayoum d’Égypte. Il ne s’agit pas de suggérer que son œuvre manquait d’originalité. Au contraire, elle transforma ces influences dans son œuvre et se les appropria. On dit de certaines de ses dernières toiles qu’elles anticipent l’œuvre de Picasso : œuvres de Picasso qu’elle ne pouvait avoir vues puisqu’elle était déjà morte. Tout à la fois modernes et sensibles à sa propre vie, les convictions de Paula Modersohn-Becker n’avaient rien à voir avec les dogmes ou les idéologies. Aujourd’hui, nombre de personnes la considèrent comme la femme peintre allemande la plus significative du vingtième siècle. Modersohn-Becker mourut en 1907 à trente et un ans, d’une embolie, dix-huit jours après avoir donné le jour à sa fille unique. Elle laissait derrière elle une œuvre immense. Au cours des sept dernières années de sa vie (qui excluent ses premières années d’étude) elle exécuta 560 toiles, 700 dessins et 13 gravures à l’eau-forte. Les toutes premières critiques de son œuvre étaient hostiles. Par chance, il y avait ceux qui, à l’instar de Gustav Pauli (directeur du Kunsthalle Bremen) et du sculpteur allemand Bernhard Hoetger, reconnurent son génie et soutinrent son travail. Peu de temps après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, les tableaux de Modersohn-Becker furent entartet, condamnés par les Nazis comme “dégénérés”. Les Nazis confisquèrent certaines de ses toiles (celles qui se trouvaient dans les musées allemands) et 13


les vendirent à l’étranger, principalement à des musées américains. La majeure partie de son œuvre fut cachée “illégalement” par des amis et par sa fille – les mettant ainsi (les toiles) en lieu sûr durant le Troisième Reich. Au cours de son existence, Modersohn-Becker ne vendit que trois ou tout au plus quatre toiles. Rilke, impressionné par son travail, fut le premier à lui acheter une de ses toiles en 1905 : Säugling mit der Hand der Mutter, 1903 (Jeune Enfant avec la Main de sa Mère) comme témoignage d’amitié sincère et outre la volonté de l’encourager et d’apporter un soutien concret à son travail à une époque où elle avait décidé de quitter son mari, Otto Modersohn. Ce ne fut qu’au cours de ces vingt-cinq dernières années environ que l’œuvre de Paula Modersohn-Becker a acquis, quoique lentement, le respect qui lui avait jusqu’alors été refusé. Et pourtant, elle demeure fort méconnue du public à l’extérieur de l’Allemagne. Revenons à ce jour de mars 1985 : dès le début, je fus émue et frappée par les tableaux de Modersohn-Becker. Deux semaines plus tard, je retournai en Iowa où j’étais étudiante à l’époque et presque immédiatement j’écrivis mon premier poème en réponse à l’un de ses autoportraits. Il s’intitule à présent « Était-ce les Iris Bleus ? » et fut d’abord publié dans Brunizem. Beaucoup plus tard, après que j’ai obtenu mon diplôme, j’ai épousé mon ami allemand, l’écrivain Michael Augustin qui m’avait invitée à Brême la première fois. Et par la suite, j’ai commencé à vivre en Allemagne. Mon intérêt pour Modersohn-Becker remonte à Clara Rilke-Westhoff (dont elle était l’amie) et pour finir à Rilke et à l’œuvre de ce dernier. J’avais commencé à lire les poèmes de Rilke en 1974. Puis, sous l’emprise de son charme et avide de lire tout ce qu’il avait écrit, je me tournais vers ses lettres et ses journaux. Bientôt, je pris conscience de la présence de Clara et tout spécialement de son silence. Son silence, le fait qu’elle n’avait laissé aucun écrit de quelque importance qui fît part de ses sentiments, (pour ce que j’en savais alors), étudiant sa relation problématique avec Rilke et étant donné l’expansivité verbale de Rilke, m’intriguaient et cela m’ennuyait. Le silence de Clara m’incita à rompre ce silence et imaginer ce qu’elle pouvait avoir dit. J’écrivis mon premier poème avec la voix de Clara en 1979. Ce poème, à présent intitulé « Aucune Route n’y Mène » (initialement publié dans Brunizem) naquit de mon désir de donner vie à la notion abstraite qu’avait Rilke de l’amour, qui y voyait “deux solitudes s’accueillant et se saluant”. À cette époque (1979), bien sûr, je n’étais jamais allée en Allemagne et n’avais aucune idée sur ce à quoi Worpswede ressemblait. Cartes, photographies et descriptions écrites de l’endroit s’avérèrent utiles. En fin de compte, il me fallait quand même imaginer le monde physique que j’avais créé dans le poème. Je savais si peu de choses que pendant plusieurs années, j’ai habité à quelques miles de Wors14


pwede, dans le voisinage immédiat du Kunsthalle Bremen qui héberge les œuvres des principaux artistes de Worspwede, y compris Clara Rilke-Westhoff. Clara Rilke-Westhoff était une sculptrice à une époque où il était inédit qu’une femme s’engageât dans un travail artistique aussi ardu. De fait, à cette époque, le mot “Bildhauerin” (sculptrice) apparaissait ridicule aux oreilles allemandes. Cependant, elle gagna rapidement le respect et l’admiration de ses maîtres, Max Klinger et Auguste Rodin. En fait, ce fut par l’intermédiaire de Clara que Rilke se lia à Rodin. L’œuvre de Clara Rilke-Westhoff est encore plus méconnue que celle de Modersohn-Becker. En raison de ses incessantes difficultés financières, elle ne pouvait pas toujours se procurer le matériel pour son travail et elle ne créa qu’un nombre relativement restreint de sculptures. Elle est plus célèbre pour ses remarquables bustes de Rilke, en particulier celui qu’elle sculpta en 1905, que Rodin admirait énormément. En 1994, après avoir écrit mon second poème lié à un autre autoportrait de Modersohn-Becker, désormais intitulé « Autoportrait le Jour de Mon Cinquième Anniversaire de Mariage, 25-5-06 » (publié initialement dans The Stinking Rose), je songeais à écrire en définitive une suite de poèmes entièrement consacrés et puisant leur inspiration dans les tableaux de Paula Modersohn-Becker, en particulier les autoportraits dont il en existe plus de cinquante et qui apparaissent à chaque étape du développement artistique de Modersohn-Becker. À cette période (1994), j’étais depuis longtemps familière de la biographie de Paula, ainsi que de ses lettres et de ses journaux. La langue allemande elle-même avait une nouvelle résonance pour moi tandis que je regardais grandir ma petite fille. (Plus récemment, l’écouter apprendre et réciter des poèmes de Rilke pour l’école a ajouté une autre dimension à ma relation avec l’œuvre de Rilke). Mes poèmes ont grandi dans cette atmosphère. On n’associe pas en général la poésie avec la recherche. Néanmoins, je me sens de plus en plus attirée par des sujets qui exigent une recherche : des sujets qui sont soit des événements soit des personnages historiques. Ironiquement, je trouve que les faits libèrent souvent l’imagination pour qu’elle explore plus avant, pour qu’elle imagine des choses qui autrement n’auraient pu être imaginées. Pratiquement toutes mes recherches furent menées en allemand. Cependant, dans la mesure où l’anglais est ma langue, les poèmes sont en anglais. Paula et Clara, bien sûr, se parlaient en allemand. Et par conséquent, dans un sens, il y a toujours eu une certaine tension linguistique que j’ai expérimentée dans la composition de ce livre. Dans le même temps, il y avait des jours où je n’avais pas conscience de la langue dans laquelle je travaillais. Il y avait des jours où j’étais uniquement consciente des sons, des rythmes, des couleurs et des émotions liés à mes “personnages” ou “narrateurs”.

15


Au fil des ans, je suis allée à de nombreuses expositions d’art consacrées à Modersohn-Becker et certains de ses plus célèbres contemporains dans divers endroits d’Allemagne et dans d’autres pays en Europe. Depuis mon premier séjour à Brême, j’ai fait la connaissance de l’actrice, Hille Darjes, qui est la petite-nièce de Modersohn-Becker. La mère de Hille a grandi avec la fille de Paula, car ce fut la grandmère de Hille, Milly Rohland-Becker (la sœur de Paula), qui veilla sur la nouveau-née Mathilde juste après la mort de Paula. Connaître Hille Darjes, qui me présenta à Mathilde (Tille) Modersohn, a tissé, cela va de soi, un lien plus personnel entre Paula Modersohn-Becker et moi. Le recueil commença par des poèmes en réponse à des tableaux de Paula mais inclut ensuite des sculptures de Clara, puis il commença à sonder l’amitié très proche entre les deux femmes. Ensuite, les poèmes inclurent inévitablement Rilke et la perception qu’en avaient Paula et Clara, en liaison, en particulier, avec les portraits qu’elles firent de lui en peinture ou en bronze. Certes je dis “leur” perception de Rilke, mais il s’agit bien sûr de “leur perception” telle que je l’ai imaginée. Car bien que les lettres et les journaux de Paula aient survécu en grande partie, il y a beaucoup de choses qu’elle n’a pas commentées. Et quand elle était plus profondément immergée dans sa peinture, elle ne laissait aucune trace écrite de ses pensées. Il me faudrait ajouter ici que Clara n’a pas été entièrement silencieuse. Ses journaux privés, cependant, demeurent encore scellés et inaccessibles. Diverses personnes, y compris Paula, ont consigné leurs souvenirs sur Clara et leurs conversations avec elle, et j’ai trouvé ces souvenirs utiles pour imaginer la voix de Clara. En tant que poète, j’ai été davantage intéressée par le fait d’explorer et d’imaginer ce qui est demeuré non dit et ce qui a été mis à l’écart pour les spéculations des biographes et des historiens de l’art. Par conséquent, le silence relatif de Clara (et de Paula) a été pour moi davantage une inspiration qu’un obstacle. La propre relation de Modersohn-Becker avec Rilke était aussi plutôt complexe. Nombre de biographes pensent que Rilke a épousé Clara Westhoff impulsivement, sous le coup de la déception qu’il aurait éprouvée quand il apprit que Paula était secrètement fiancée au peintre beaucoup plus âgé qu’elle, Otto Modersohn. Paula elle-même fut étonnée par la décision de Rilke d’épouser Clara et fut de plus en plus désabusée à mesure que son propre mariage la décevait et qu’elle sentait que Rilke l’empêchait de voir Clara Westhoff (son amie très chère), comme elle y était accoutumée par le passé. Jusque là, en grande partie, Rilke a eu le dernier mot tant au sujet de Clara que de Paula. Je voulais changer cela, rétablir l’équilibre, pour ainsi dire. Ma propre vie à Brême et mes fréquentes visites à Worpswede ont sans nul doute interféré dans les poèmes, même quand ce n’est pas patent. Et mon expérience du climat, du paysage, de la langue et de la musique du nord de l’Allemagne ont assurément affecté ma perception des couleurs dans les tableaux de Modersohn-Becker. Dans le même temps, étant l’étrangère la plus éloignée qui puisse être, 16


je conserve le point de vue de quelqu’un de l’extérieur. Et peut-être que dans une certaine mesure, répondre à l’œuvre de Modersohn-Becker a été une façon pour mon esprit d’entrer dans et essayer de comprendre une culture et un pays totalement étrangers. Enfin, bien sûr, il y a les poèmes, juste les poèmes, car il y a beaucoup de choses qui ne peuvent être expliquées ou analysées par des termes rationnels, numériques, ou même en prose. SUJATA BHATT, 2001

17



Notes sur le Texte

1. Les titres des poèmes en réponse à des autoportraits et autres tableaux de Modersohn-Becker sont dans certains cas tirés des tableaux, mais dans d’autres cas, je leur ai donné mes propres titres. 2. On peut trouver la plupart des œuvres de Modersohn-Becker et Rilke-Westhoff dans les musées de Brême, Worpswede, Fischerhude et dans d’autres endroits du nord de l’Allemagne. 3. Dans les poèmes, en partie par souci de clarté, pour éviter la confusion, et en partie parce que mon intention était de leur restituer leur identité originelle (à laquelle, incidemment, chacune à leur manière tenta de revenir), j’ai fait référence à Paula Modersohn-Becker et à Clara Rilke-Westhoff sous leurs noms de jeunes filles.

19



Im vergangenen Jahr schrieb ich : die Stärke, mit der ein Gegenstand aufgefaßt wird, das ist die Schönheit in der Kunst. Ist es nicht auch so in der Liebe ? Paula Modersohn-Becker L’année dernière j’ai écrit : l’intensité avec laquelle un sujet est appréhendé, c’est cela la beauté dans l’art. N’est-ce pas vrai aussi de l’amour ? [traduction de l’auteur]

21


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis (Autoportrait), 1887 Gouache, 24.5 × 26.5 cm Musée Paula Modersohn-Becker, Brême


A u t o p o rt r a i t

en

A u ba d e

Self-portrait as Aubade 1897


Combien de temps dois-tu attendre ? Combien de temps – avant que la quête ne puisse vraiment commencer ?

Le regard dans le miroir : direct et pourtant inconscient – l’introspection est ouverte jusqu’à l’os, ouverte jusqu’à l’âme –

Entre-temps, tu te donnes à moi attendant face au miroir : entre-temps ton vert brisé par des branches noires entre dans le miroir – ton vert invite à l’aubade – donne du parfum à ton attente – quelque noir que soit ce vert – ton noir lui confère une teinte olive – quelque noir que soit ce vert, il y a néanmoins le parfum d’une fraîche matinée de printemps.

La quête va-t-elle commencer ? Dehors c’est Berlin, en 1897 – les couleurs d’une fraîche matinée de printemps – La quête va-t-elle commencer ? Tu es omnisciente et pourtant innocente. Ni souriante, ni effarouchée, ni triste – Et ton visage : d’un blanc de gypse – des ombres bleu gris te donnent presque l’aspect du marbre, presque – n’étaient le hâlé délavé, la nuance de beige sous le blanc : couleurs d’amandes émondées –

Le regard dans le miroir est franc et la raie dans tes cheveux est si droite – le vert cerne ta peau de gypse – tes souvenirs d’amandes émondées –

Tu es sérieuse, éveillée – déjà plus de trace de sommeil dans tes yeux – Un autoportrait dans l’attente de l’aubade, dans l’attente de tu ne sais quoi.

jamais touchée et brûlant d’être touchée – Mais tu es l’aubade et tu ne le sais pas –

24


How long do you need to wait? How long will you need – before the quest can truly begin ?

The gaze in the mirror: straightforward yet unconscious – the self-assessment is open to the bone, open to the soul –

Meanwhile, you give me yourself waiting in front of the mirror: meanwhile your green broken with black branches enters the mirror – your green invites the aubade – gives fragrance to your waiting – however dark this green – your black making it olive – however dark this green, still, there is the fragrance of a cold spring morning.

Will the quest begin now? Outside it is Berlin, it is 1897 – the colour of a cold spring morning – Will the quest begin now? You are all-knowing but innocent. Not smiling, not coy, not sad – And your face: moonstone white – blue-grey shadows make you almost marble, almost – if it weren’t for the wash of tan, the tinge of beige beneath the white: colours of blanched almonds –

The gaze in the mirror is steady and the part in your hair is so straight – the green surrounds your moonstone skin – your memories of blanched almonds –

You are serious, wide-awake – already no trace of sleep in your eyes – A self-portrait as waiting for the aubade, as waiting for you don’t know what.

untouched and aching to be touched – But you are the aubade and do not know it –

25


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis (Autoportrait), env. 1898 © Paula-Modersohn-Becker-Stiftung, Brême Peinture sur papier, 23 × 28.2 cm Kunsthalle de Brême


A u t o p o rt r a i t

au x

Cheveux Rouge Cuivre

Self-Portrait with Coppery Red Hair 1897/98


Ta chevelure flamboie – pourtant, tu l’as trouvée : la femme plus vieille qui se cache dans ton jeune visage – ton visage de vingt-deux ans. Ta peau est décolorée – ta peau est une mince coquille d’œuf – la lumière s’y infiltre – une pâle lumière tombe sur les fêlures – fragile, jaune – ta peau est parchemin ta peau est papier de riz – la lumière s’y infiltre – la glace s’accroche aux carreaux – ombres de veines – si bleues – ombres d’os faisant presque saillie – et les fêlures mauves à la naissance des cheveux, des filaments de capillaires éclatés – Quelque chose te fait retourner et lever les yeux le regard perçant – un oiseau de proie – Tu es si émaciée et la vieille femme qui vit dans ton jeune visage devient plus forte – un oiseau de proie – tu ne te confonds pas du tout en excuses pour ta faim, ton besoin –

28


The fire is in your hair – still, you have found her: the older woman who hides in your young face – your twenty-two-year-old face. Your skin is discoloured – your skin is a thin eggshell – light seeps in – pale light falls over the cracks – fragile, yellow – your skin is parchment your skin is rice paper – light seeeps in – ice clings to the window panes – shadows of veins – so blue – shadows of bones almost jutting through – and the mauve hairline cracks, filaments of burst capillaries – Something made you turn around and look up whith a sharp glance – a bird of prey – You are so gaunt and the old woman living in your young face grows stronger – a bird of prey – you are not at all apologetic for your hunger, your need –

29


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis vor Fensterausblick auf Pariser Häuser (Autoportrait devant une fenêtre avec vue sur des maisons parisiennes), 1900 Huile sur toile, 25,5 × 39 cm Collection privée


A u t o p o rt r a i t e n F ac e d ’ u n e F e n ê t r e Donnant sur des Maisons Parisienne Self-Portrait in Front of Window Offering a View of Parisian Houses 1900


Mon visage est distordu : si large aux pommettes, une forme de papillon remplie de ténèbres de l’intérieur – comme si je regardais à l’intérieur de l’un de ces miroirs ces miroirs de cirque – Mais je regarderai encore aussi haut qu’il m’est possible, dans le miroir – ignorant les fenêtres des maisons derrière moi – Symétrie, symétrie – je ne puis oublier – Regarde le grand ruban gris nouant ce chemisier à mon cou –

Nous sommes en 1900. Il me fallait mon nouveau siècle à Paris. Je ressemble à l’étudiante parfaite prête à aller se promener. J’ai l’air trop conventionnelle. Nous sommes en 1900. Je suis engourdie – Il fait si noir – la lumière se cache derrière d’épais nuages blancs derrière les maisons derrière moi – Et je reste à attendre que quelque chose se passe. Dénouerai-je ce nœud, ôterai-je mes vêtements ?

32


My face is distorted: so broad at the cheekbones, a butterfly shape filled with the darkness of indoors – as if I were looking into one of those mirrors those circus mirrors – But I’ll still look up as high as I can, into the mirror – ignoring the windows of the houses behind me – Symmetry, symmetry – I can’t forget – Look at the large grey bow tying up this blouse at my neck –

It is 1900. I had begin my new century in Paris. I look like the perfect student about to go for a walk. I look too conventional. It is 1900. I am numb – It is so dark – the light is behind thick white clouds behind the houses behind me – And I stand waiting for something to happen. Shall I undo this bow shall I step out of my clothes?

33


Paula Modersohn-Becker Weidender Schimmel im Mondlicht (Un cheval blanc paissant au clair de lune), 1901 Huile sur toile, 50 Ă— 56,4 cm MusĂŠe Otto Modersohn, Ottersberg


U n C h e va l B l a n c P a i s s a n t au C l a i r d e L u n e A White Horse Grazing in Moonlight 1901


Un mirage. Un cheval de conte de fées. Tant de lumière émergeant de la lune tant de blancheur argentée – et la terre surnaturelle mais parfumée par le muguet – Mais le mirage est réel. Le conte de fées est vrai. Le cheval blanc marche vers moi intrépide et mange de l’herbe fraîche dans mes mains – Ainsi l’amour se montre-t-il intrépide – il le faut.

36


A mirage. A horse from a fairy-tale. So much light from the moon so much silvery whiteness – and the earth unearthlybut fragrant with lilies of the valley – But the mirage is real. The fairy-tale is true. The white horse walks up to me fearless and eats fresh grass out of my hands – So love is fearless – it must be.

37


Paula Modersohn-Becker A Junge im Shnee (Un garçon dans la neige), 1902 Huile sur toile, 48 × 64,3 cm Kunsthalle de Brême


L a G l ac e P e n d

au

C h au m e

de

Notre Toit

Icicles hang from the Reeds of Our Roof Clara Westhoff à Paula Becker, Février 1902


La glace pend au chaume de notre toit – Ma fille a maintenant deux mois – Tu es furieuse après moi, amère – Tu dis que je ressemble trop à Rainer. Mais qu’est-ce que l’amour ? L’amour ne devrait-il pas être ouvert – ouvert au changement, ouvert à l’autre ? Ou m’aimes-tu davantage parce que tu ne veux pas que je change ?

40


Icicles hang from the reeds of our roof – My daughter is two months old now – You are angry at me, bitter – You say I sound too much like Rainer. But what is the love ? The love not be open – open to change, open to the other ? Or do you love me more because you won’t want me to change ?

41


Paula Modersohn-Becker Selbstporträt vor blühenden Bäumen (Autoportrait aux arbres en fleurs), 1902 Huile sur toile, 33 × 45.5 cm Museum am Ostwall, Dortmund


A u t o p o rt r a i t

au x

Arbres

en

Fleurs

Self-Portrait with Blossoming Trees 1903


Et si je me peins sereine deviendrai-je sereine – ne faisant qu’un avec ces arbres en fleurs ? Et si je signe “Paula Modersohn” en grandes lettres capitales, me sentirai-je davantage la femme d’Otto ? C’est la lumière qui se fond en moi – les arbres derrière moi exhalent leur parfum sur mes cheveux – et à ma façon de me tenir on dirait que les fleurs sortent de ma tête – pétales blancs jaunâtres chatoyants et moites – comme ils forment un épais halo blanc – mon visage se pare de leur joie, leur félicité – je ne peux sourire que parce que c’est le printemps – parce que l’azur de ce ciel ouvre mon âme –

44


And if I paint myself serene will I become serene – at one with these blossoming trees? And if I sign my name as ‘Paula Modersohn’ in large capital letters, will I feel more like Otto’s wife? It is the light that melts into me – the trees behind me throw their fragrance over my hair – and the way I stand it looks as if the flowers are growing out of my head – yellowish white petals sparkling and moist – how they form a thick white halo – my face takes on their joy, their bliss – I can smile only because it is spring – because the blueness of this sky opens my soul –

45


Paula Modersohn-Becker Das blinde Schwesterchen (La sœur aveugle), 1905 Huile sur papier, 32,2 × 33,5 cm Musée Ludwig Roselius, Brême


Deux Filles : La SÅ“ur Aveugle Two Girls: The Blind Sister 1903


Ma sœur aveugle est debout au soleil. Je me tiens derrière elle. Je la tiens, je la guide – Regarde ses pâles cils jaunes, les poils blonds de ses sourcils – Aujourd’hui, le soleil ne la laissera pas se cacher – L’écho d’un chant d’oiseau résonne dans son âme – Les appels des oiseaux piégés sous ses paupières – Ses paupières : si translucides – Ses paupières vacillent, elles tremblent – Ses paupières battent comme si elles contenaient les cœurs des oiseaux –

48


My blind sister stands in the sun. I stand behind her. I hold her, guide her – Look at her pale yellow eyelashes, the blonde hairs of her eyebrows – Today, the sun will not let her hide – Birdsong echoes within her mind – Birdcalls trapped beneath her eyelids – Her eyelids: so translucent – Her eyelids flicker, they tremble – Her eyelids throb as if they contained the hearts of birds –

49


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis vor grĂźnem Hintergrund mit blauer Iris (Autoportrait sur fond vert avec des iris bleus), 1905 Huile sur toile, 40,7 x 34,5 cm Kunsthalle de BrĂŞme


D a n s S a R o b e V e rt e , E l l e In Her Green Dress, She is 1905

est


Son visage absorbé parce que les iris se sont élancés tout ouverts dans la chaleur : Pétales bleus arqués comme d’innombrables langues bleues goûtant l’air –

Dans sa robe verte, elle est le second et le premier plans – Une robe verte de la couleur des tiges d’iris, celles du second plan –

Ces cœurs jaunes ne peuvent se cacher davantage.

Une robe verte de la couleur des tiges d’iris sur l’herbe –

Même les pierres noires, les pierres noires ovales de son collier peuvent te voir –

Vert sur vert sur vert –

C’est le mois de juin : Empli d’ombres humides, de nuages pourpres – il pleuvra dans une heure. Les iris se balanceront dans le vent – quelques tiges seront courbées par la pluie – cassées – et sa robe verte sera trempée en même temps que l’herbe où les tiges seront couchées cassées –

Elle est le premier et le second plans – Son visage absorbé parce qu’elle écoute un oiseau au loin – un seul oiseau – opiniâtre – qui appelle encore et encore – Son chant déchiré, fendu – montant et retombant et montant à nouveau dans la quiétude. Son chant qui s’accroche aux feuilles – Une mélodie qui a dû émouvoir Bach –

Mais elle s’éloignera en riant – elle s’éloignera lentement en s’attardant dans l’humidité verte –

52


Her face intent because irises have flung themselves open in the heat: Blue petals arched like so many little blue tongues tasting the air –

In her green dress, she is the background and the foreground – A green dress the colour of iris stems, the ones in the background –

Those yellow hearts cannot hide anymore.

A green dress the colour of iris stems against grass –

Even the black stones, the oval shaped black stones of her necklace can see you –

Green on green on green –

It is June: Full of humid shadows, purple clouds – it will rain in an hour. The irises will sway in the wind – a few stems will get bent by the rain– broken – and her green dress will get drenched along with the grass where the stems will lie broken –

She is the foreground and the background – Her face intent because she’s listening to a bird in the distance – a single bird – persistent – calling again and again – Its song slit, cleft – rising and falling and rising again through the stillness. Its song clinging to the leaves – A melody that must have moved Bach –

But she will walk away laughing – she will walk slowly lingering in the green wetness –

53


Paula Modersohn-Becker Die Bildhauerin Clara Rilke-Westhoff (Portrait de Clara Rilke-Westhoff), 1905 Huile sur toile, 52 x 36,8 cm Kunsthalle de Hambourg


Une Rose Rouge

en

N ov e m b r e

A Red Rose in November Paula Becker à Clara Westhoff, 1905


Oublie Rilke – comment il t’a quittée –

écorchées par l’argile humide, tes doigts se crevassaient et se blessaient au contact de la pierre burinée – Mais bien sûr, tu souris – Au début, je te voulais de profil – tu as un visage qu’il faudrait sculpter dans la pierre.

Il me faut te rappeler ta force – Ces matinées de novembre quand je te peignais dans ta robe blanche – il me faut te rappeler ton pouvoir –

Mais quand tu t’assieds ainsi, la tête penchée sur le côté, et les yeux détournés de moi – tes yeux tournés vers la fenêtre, vers le ciel – quand tu t’assieds ainsi te rappelant Rodin – je peux te regarder pleinement, profondément – sans que tu m’observes – j’ai besoin que tu ne me regardes pas. J’ai besoin de t’observer, de te saisir, sans que ton regard n’arrête le mien – sans que ton regard ne bloque le mien –

Ta petite fille, presque quatre ans, court entre nous, en riant – elle joue sur le plancher pendant que j’étudie ta robe blanche qui absorbe la dernière lumière de l’année. Pourtant, certains matins à onze heures le soleil resplendit comme si nous étions en juin – Et quand je regarde ton visage à présent – je sais, à nouveau, que tu rêves de Rodin, du jardin de Meudon – quelle chance – Les semaines que tu as passées à travailler à ses côtés – tes mains

La rose rouge est pleine et pourtant fragile dans tes grandes mains – Comme tes cheveux noirs embrassent le rouge – tandis que la rose respire dans l’obscurité émanant de tes cheveux –

56


Forget Rilke – the way he left you –

raw from the wet clay, your fingers cracked and bruised from chiselling stone – But of course, you smile – At first, I wanted you in profile – you have a face that should be carved in stone.

I must remind you of your strength – These November mornings as I paint you in your white dress – I must remind you of your power –

But now when you sit like this, with your head tilted to the side, and your eyes turned away from me – your eyes turned to the window, to the sky – when you sit like this remembering Rodin – I can look at you fully, deeply – without you observing me – I need you to look away from me. I need to watch you, to grasp you, without your gaze interrupting mine – without your gaze blocking mine –

Your small daughter, almost four, runs between us, laughing – how she plays on the floor while I study your white dress soaking up the last light of the year. Still, some mornings at eleven the sun blazes as if it were June – And now when I look at your face – I know, again, you are dreaming of Rodin, the garden at Meudon – what luck – The weeks you spent working by his side – your hands

The red rose is full and yet frail in your large hand – How your dark hair takes in the red – while the rose breathes in the darkness from your hair –

57


Quand je peignais les lignes de ton cou je pensais au jour où nous fîmes sonner les cloches de l’église interminablement – Comment tu tirais sur la corde de la plus grosse cloche et moi, à côté de toi faisant sonner la plus petite – nous nous balancions avec les cloches – nous nous soulevions, les pieds ne touchant plus le sol, nous nous tenions aux cordes – nos robes blanches ondulant de haut en bas, nous nous balancions encore et encore – nous ne pouvions nous arrêter – tout le village en alerte, effrayé puis furieux après nous – C’était il y a des années – mais je veux peindre ce que nous avons éprouvé ce jour-là – le son des cloches – je veux peindre ça dans les ombres autour de ton cou. Tu étais toujours la plus forte – spontanée – enceinte avant le jour de tes noces –

58

À présent tu me regardes perplexe – tu ne peux comprendre pourquoi je n’ai pas d’enfant – “Pourquoi pas si tu en veux un ?” ne cessent de me demander tes yeux – Comment puis-je te dire la vérité ? Comment la dirai-je ? Que dans ma cinquième année de mariage je suis encore immaculée – une vierge – encore Paula Becker – Otto n’a pas fait de moi sa femme. J’ignore s’il ne peut ou ne veut pas – Et je ne sais pas comment en parler – même à toi –


When I painted the lines of your neck I thought of the day we rung the church bells endlessly – How you pulled on the rope of the bigger bell and I, beside you ringing the smaller one – we swung along with the bells – lifted way up, our feet off the floor, we held on to the ropes – our white dresses billowing up and down, we swung along over and over – we couldn’t stop – the whole village alarmed, frightened and then angry at us –

Nowadays you look at me puzzled – you cannot understand why I have no child – ‘Why not if you want one?’ your eyes always ask – How can I tell you the truth? How shall I say it? This in the fifth year of my marriage I am still untouched – a virgin – still Paula Becker – Otto has not made me his wife. I don’t know if he cannot or will not – And I don’t know how to speak of it – even to you –

That was years ago – but I want to paint what we felt on that day – the sounds of the bells – I want to paint that into shadows across your neck. You were always the strong one – spontaneous – pregnant before your wedding day –

59


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis mit roter Rose (Autoportrait à la rose rouge), 1905 Huile sur carton et bois, 65,5 × 46 cm Collection privée


A u t o p o rt r a i t av e c u n C h a p e au T ro p G r a n d e t u n e R o s e R o u g e da n s l a M a i n D ro i t e Self-Portrait with an Oversized Hat and a Red Rose in the Right Hand 1905


Seules mes mains conservent leur force – Elles palpitent et démangent, anxieuses de continuer –

En réalité je suis amoindrie. Mes épaules se sont tassées : si étroites, qu’elles ne peuvent devenir plus petites –

Une rose rouge saigne dans ma robe blanche – Les pétales sont blessés – et ma propre blessure est une rose rouge foncé –

En réalité il y a des moments de résignation – De longs moments qui ne cessent de se répandre dans le futur –

En réalité je prétends être forte quand je ne le suis pas –

Tu dois regarder durement dans les ombres projetées par cet immense chapeau – Tu dois plisser les yeux pour trouver les miens.

Et maintenant ce chapeau veut m’extirper de mon chagrin –

62


Only my hands maintain their strength – They pulse and itch, anxious to continue –

In reality I am diminished. My shoulders have shrunk: narrow, narrow, they cannot get any smaller –

A red rose bleeds into my white dress – The petals are wounded – and my own wound is a dark red rose –

In reality there are moments of resignation – Long moments that keep spilling over into the future –

In reality I prentend to be strong when I am not –

You have to look hard into the shadows cast by this huge hat – You have to strain your eyes to find mine.

And now this hat want to suck me out of my grief –

63


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis mit weiĂ&#x;er Perlenkette (Autoportrait avec un collier de perles blanches), 1906 Huile esur papier, 41,5 x 26 cm Collection privĂŠe


av e c u n

A u t o p o rt r a i t Collier de Perles Blanches

Self-Portrait with a Necklace of White Beads 1905


Avec cette robe il faut une mince chaîne en or ou un collier de corail chatoyant.

Cette bouche se prépare à parler français à nouveau. Vois comme mes lèvres ont changé de forme : plus pleines, plus douces – même mes mots sont plus souples.

Et pourtant, les perles blanches sont parfaites : Elles rendent l’écarlate plus vif –

C’est encore janvier mais les journées sont vraiment douces. Je me lève avant que le ciel ne devienne rose – Et aujourd’hui je suis habillée pour le printemps.

Mais quelle importance. Dans un mois je serai partie. Je ne reverrai peut-être jamais Worpswede. Et Otto – comment pourrai-je lui faire face après être partie cette fois –

Je porte une robe marron trop légère avec des pois écarlates – Et ces perles blanches, ce collier porté en hâte ne va pas vraiment avec.

Que l’écarlate devienne plus vif par contraste avec les perles blanches – Cette bouche se prépare à parler français à jamais –

66


This dress requires a slender chain of gold or a collar made of bright coral.

This mouth is preparing itself to speak French again. See how my lips have changed their shape: fuller, softer – even my words are more resilient.

And yet, the white beads are perfect: They make the scarlet sharper –

It’s still January but the days are truly mild. I rise before the sky gets pink – And today I’m dressed for spring.

But who cares. In a month I’ll be gone. I may never see Worpswede again. And Otto – how can I bear to face him after I leave this time–

I wear a flimsy brown dress with scarlets dots – And these white beads, this necklace worn in haste doesn’t really fit.

Let the scarlet grow sharper against the white beads – This mouth is preparing itself to speak French forever –

67


Paula Modersohn-Becker Porträt des Rainer Maria Rilke (Portrait de Rainer Maria Rilke), 1906 Huile et tempéra sur papier, 32,3 × 25,4 cm Musée Paula Modersohn-Becker


Une Couleur

pour la

Solitude

A Colour for Solitude Paula Becker Ă Rainer Maria Rilke, 1906


Bien sûr je sais que tes yeux sont bleus – Si bleus que je t’ai presque épousé – Si bleus, si héroïques, que cela me blesse encore de te dévisager.

Toutes ces heures que nous passons ensemble dans ma chambre – tandis que tout Paris reste enfermé dehors. Personne n’a osé te voir tel que je t’ai vu.

Mais ce n’est pas l’essentiel.

Toutes ces heures je suis l’artiste : Pour une fois, c’est moi qui ne suis ni femme, ni homme – mais les deux à la fois et aucun des deux aussi – je suis l’artiste qui comprend la lumière sur ta peau.

L’essentiel est qu’aujourd’hui tes yeux soient devenus si sombres quand tu m’as vue seule, debout à côté de la fenêtre avec mon collier d’ambre.

La nuit je dors avec mes toiles autour de moi. Mais surtout, je conserve ton portrait dans mon esprit, mes rêves –

Pourquoi ne devrais-je pas faire allusion à ton faible menton – pourquoi ne devrais-je pas révéler ta bouche telle que je l’ai vue ?

Que puis-je t’offrir de plus honnête, de plus passionné ? Regarde, voici mon secret, regarde, je l’ai caché sous ta langue – Ta langue que nul ne peut voir dans ce portrait que j’ai fait – ta langue, là, à l’intérieur des ténèbres de ta bouche éternellement ouverte.

La vérité n’appartient pas à toi seul – La vérité n’appartient à personne. Peut-être que ce portrait que je fis de toi est plus intime que le sexe –

70


Of course I know your eyes are blue – So blue that I almost married you – So blue, so heroic, it still hurts to stare you down.

All these hours we spend together in my room – while all of Paris stays locked outside. No one has dared to see you the way I have. All these hours I am the artist: For once, it is me who is not female, not male – but both and also neither – I am artist who understands the light on your skin.

But that is not the point. The point is today your eyes got so dark when you saw me alone, simply standing by the window in my amber necklace.

Nights I sleep with my paintings around me. But most of all, I keep your portrait in my mind, my dreams –

Why should I not hint at your weak chin – why should I not reveal your mouth as I have seen it?

What can I offer you that is more honest, more passionate? Look, here is my secret, look, I have hidden it beneath your tongue – Your tongue that no one can see in this portrait I have done – your tongue, there, inside the darkness of your eternally open mouth.

Truth does not belong to you alone – Truth does not belong to anyone. Maybe this portrait that I’m making of you is more intimate than sex –

71


Et quand nous nous sommes embrassés, à l’instant, pensais-tu aux lis dans mon vieil atelier ? Te rappelais-tu nos tout premiers jours à Worpswede ? Comment nous nous sommes refusé l’amour que nous éprouvions l’un pour l’autre – Les heures que nous avons passées à parler – les tasses de thé chaudes – interminables et fumant dans nos mains – Les heures que nous avons passées à parler sur fond de pluie qui ne cessait de tomber – la pluie qui tombait – doucement, constamment – Les bougies que j’allumais pour accueillir tes mots – Comme nous nous aimions ces derniers jours avant que chacun de nous n’épouse un autre à tort – Et quand nous nous sommes embrassés ce matin-là, observés par tous les yeux dans mes peintures – pensais-tu que nous étions encore deux artistes, deux solitudes incomprises tentant de se protéger mutuellement ? Ou étions-nous tout simplement un homme et une femme incapables de laisser repartir l’autre – ?

72

Et pourtant toujours incapables de se tenir nus l’un devant l’autre. Est-ce l’amour que nous devrions nous donner l’un à l’autre ? Est-ce le sexe ? Je ne sais pas. Et pourtant, je sais qu’une partie de moi t’a toujours aimé – a toujours eu peur de t’aimer – je ne pouvais jamais être la rose de tes poèmes – la fille endormie – je ne pouvais jamais être aussi innocente et aussi immobile. Et tu ne pouvais jamais te fondre dans les arbres de mes paysages les couleurs de mes cieux – Mais ne vois-tu pas, maintenant dans ce portrait que j’essaie de dire : Regarde, je t’ai vu nu, plus nu que personne ne t’a jamais vu – Et cette fois, je ne me soustrais pas à la confusion dans tes yeux. Je dois te dire que ce portrait restera tel qu’il est – Il est achevé dans son inachèvement.


And yet always unable to stand undressed before each other.

And when we kissed, just now, did you think to the lilies in my old atelier? Did you remember our early days in Worpswede? How we denied our love for each over – The hours we spent talking – the hot cups of tea– endless and steaming in our hands – The hours we spent talking against the constant sound of rain – the rain falling – gently, persistently – The candles I lit to welcome yours words – How we loved each other those last days before each of us married the wrong beloved –

Is it love we should give each other? Is it sex? I don’t know. And yet, I know a part of me has always loved you – has always been afraid of loving you – I could never be the rose in your poems – the sleeping girl – I could never be so innocent and so motionless. And you could never fit in with the trees in my landscapes the colours in my skies – But don’t you see, now in this portrait I’m trying to say: Look, I have seen you naked, more naked than anyone else has seen you – And this time, I do not flinch from the confusion in your eyes.

And when we kissed this morning, watched by all the eyes in my paintings – did you think we were still two artists, too misunderstood solitudes trying to protect each other?

I must tell you, this portrait shall remain the way it is – It is finished in its unfinishedness.

Or were we simply a man and a woman unable to let go of each other – ?

73


Et je ne peux pas peindre tes yeux bleus tant que tu ne peux me montrer comment vivre pour l’art – pour la grandeur de l’art – sans culpabilité. Montre-moi comment tu réalises le désir, réalises chaque désir ardent – et pourtant, tu demeures toujours fidèle à toi-même. Donne-moi une meilleure couleur pour la solitude –

74


And I cannot paint your eyes blue until you can show me how to live for art – for the greatness of art – without guilt. Show me how you live out desire, live out every urgent desire – and yet, always remain true to yourself. Give me a better colour for solitude –

75


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis am 6. Hochzeitstag (Autoportrait au 6e anniversaire de mariage), 1906 101.8 Ă— 70.2 cm MusĂŠe Paula Modersohn-Becker


de

Mon

A u t o p o rt r a i t l e J o u r C i n qu i è m e A n n i v e r s a i r e d e M a r i ag e

Self-Portait on My Fifth Wedding Anniversary 25-5-06


Je deviendrai ambre. Daphné voulait devenir un arbre. Je pense que ce fut elle qui choisit le doux laurier, elle qui choisit des feuilles qui sont toujours vertes. Mais il me faut aller plus profond, dans l’ambre. Déjà cette lumière, cette matinée ensoleillée de mai à Paris a donné à mes cheveux d’ambre une couleur de feuille morte – plus rouge que doré.

À ça ? Mes seins, encore si pâles vireraient aussi à l’ambre. Et mon sang ? J’imagine que lui aussi deviendra plus fort. Il cessera ses bruits de rivière il cessera de battre mon sang deviendra calme silencieux et à la fin il se durcira en ambre. Mon ventre est si blanc ! Si blanc ! Quelle rondeur devrais-je lui donner ? Jusqu’où grossira-t-il quand j’aurai l’enfant ?

Mes yeux : ambre brunâtre à l’éclat plus brillant que le collier que je porte aujourd’hui – grandes perles ovales d’ambre – si lourdes.

Oh je vais le peindre suffisamment rond pour qu’il puisse n’y avoir aucun doute sur mon état.

Il fait trop chaud, il est trop tôt, mais pas de souci. Je suis à moitié nue. Il est plus facile de peindre ce que j’entends peindre ainsi nue. À quoi ressemblerais-je si j’étais enceinte ?

78

C’est l’autoportrait d’une femme enceinte qui sait secrètement qu’elle deviendra ambre. C’est un autoportrait dans lequel je ne me soucie pas de ce que disent les autres.


I will become amber.

Like this? My nipples, still so pale would also turn to amber.

Daphne wanted to become a tree I think it was she who chose sweet laurel, she who chose leaves that are always green.

And my blood? I imagine it too will become stronger. It will stop its rush-rush river sounds it will stop pounding my blood will become quiet silent – and in the end it will harden into amber.

But I need to go deeper, into amber. Already this light, this sunny May morning in Paris has turned my hair amber the dark russet kind – more red than gold.

My belly is so white! So white! How round should I make it? How big will I get when I’m with child?

My eyes: brownish amber sparkle brighter than the necklace I wear today – large oval beads of amber – so heavy.

Oh I will paint it round enough so there will be no doubt about my condition. This is a self-portrait of a pregnant woman who secretly knows she will become amber.

It’s too warm, too early, but never mind. I’m half-naked. It’s easier to paint what I mean to paint this naked way.

This is a self-portrait in which I don’t care what anyone says.

How would I look if I were pregnant?

79


Cela fait exactement cinq ans aujourd’hui que nous sommes mariés – Otto et moi. Mais en ce mois de mai je suis seule enfin avec mon moi. Mon moi qui ne parle plus à présent qu’à moi à Paris. J’ai besoin de vivre davantage à travers le corps pour trouver mon âme. Oui, le corps, ce corps de femme qui est le mien – j’ai besoin de m’enfoncer dans l’ambre. Devrais-je avoir un bébé ? Et si tel était le cas ? Alors, mon corps serait-il capable d’apprendre à mon âme quelque chose de nouveau ?

80


Exactly five years ago today we got married – Otto and I. But this May I am alone at last with my self. My self that now only speaks to me in Paris. I need to live more fully through the body to find my soul. Yes, the body, this woman’s body that is mine – I need to go deeper into amber. Should I have a baby? And if I did? Then, would my body be able to teach my soul something new?

81


Paula Modersohn-Becker Selbstporträt (Autoportrait), 1906 Huile et tempéra sur carton, 62,2 × 48,2 cm Musée Ludwig Roselius, Brême


A u t o p o rt r a i t e n B u s t e N u av e c u n C o l l i e r d ’A m b r e Self-Portrait as a Nude Torso with an Amber Necklace 1906


Il y a des papillons orange et blanc partout – et davantage de fleurs dans mes cheveux, des fleurs à mes pieds que tu ne peux voir.

Voici mon âme : Un nu avec le sourire de Bouddha. Oui, même le sourire de Bouddha peut être mien.

Je me tiens en face de grandes fougères.

Je suis debout avec une fleur dans chaque main – Des fleurs qui ont la forme de mes seins.

Le soleil est juste au-dessus de moi. Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il derrière ces fougères ? Demandes-tu –

Mais les fleurs sont plus petites avec un cœur vert foncé, des tiges vert nuit.

Des fougères si sombres – toutes les couleurs sont sombres par ici.

Les fleurs sont d’un rose bleuâtre – mes seins sont d’un orange rosâtre.

Voici mon âme : Elle est plus que moi.

Voici mon âme : Pure rondeur – Perles d’ambre pur – C’est moi et c’est pourtant plus que moi. Ma façon de tenir ces fleurs : ma main gauche est un vase plein d’ombre – ma main droite est toute mouvement – mes bras, géométriques, comme dans une danse – encerclant presque mon plexus solaire – Mon âme qui se protège. Les yeux de mon âme te voient et ne te voient pas.

84

Et derrière ces fougères qui s’élèvent si haut à presque en obstruer le ciel – derrière ces fougères pleines de papillons des flamants d’un rouge rosâtre marchent dans l’eau – Il y a un lac. Et plus loin des léopards dorment cachés parmi les arbres –


There are white and orange butterflies everywhere – and more flowers in my hair, flowers at my feet that cou can’t see.

This is my soul: A nude with Buddha’s smile. Yes, even Buddha’s smile can be mine.

I stand in front of tall ferns.

I stand with a flower in each hand – Flowers shaped like my nipples.

The sun is right on me. What is there? What is there behind those ferns? You ask –

But the flower are smaller with dark green centres, night green stems.

Such dark ferns – all colours are dark over here.

The flowers are bluish pink – my nipples are pinkish orange.

This is my soul: It is more than me.

This is my soul: Pure roundness – Beads of pure amber – It is me and yet beyond me.

And behind these ferns that reach and reach almost blocking out the sky – behind these ferns full of butterflies

How I hold these flowers: my left hand is a vase full of shadow – my right hand is full of movement – my arms, geometric, as in a dance – almost encircling my solar plexus – My soul protecting itself.

pinkish red flamingos step into water – There is a lake. And further away leopards sleep hidden within trees –

My soul’s eyes see you and they don’t.

85


Paula Modersohn-Becker Etude photographique pour l’autoportrait en buste nu avec un collier d’ambre, 1906 Photo prise probabliement par sa sœur Herma Becker


E s t - c e P lu s V r a i

sur une

Photographie ?

Is there More Truth in a Photograph? Paula Becker à sa sœur, Herma Becker, 1906


Est-ce plus vrai sur une photographie ?

Oui, la lumière est vive et les ombres sont appuyées –

je me le demande –

Et quand les photographies arriveront trouverai-je la vérité ?

Je te le demande Herma tandis que l’appareil clique dans tes mains – tandis que tu prends des photographies de moi secrètement la nuit – je suis nue – posant avec des fruits et des fleurs – posant pour moi, uniquement pour moi –

Quand j’examinerai les angles, les formes entre cette lumière et ces fruits – entre mes yeux et ma bouche – Qu’y trouverai-je ?

La lumière est vive – les ombres sont appuyées – Mais peut-on se souvenir d’une partie seulement de la vérité ? Sa texture donnait à l’avance l’impression d’un vieux rêve, à moitié oublié par nous – Ou doit-elle toujours surprendre ?

88


Is there more truth in a photograph?

Yes, the light is harsh ans the shadows are grim –

I ask myself –

And when the photographs arrive? will I find truth?

I ask you Herma as the camera clicks in your hand – as you take pictures of me secretly at night – I am nude – posing with fruits and flowers – posing for myself, only for myself –

When I examine the angles, the shapes between this light and these fruits – between my eyes and my mouth – What will I find there?

The light is harsh – the shadows are grim – But can truth be partly remembered? Its texture felt beforehand like an old dream, half-forgotten in our minds – Or must it always surprise?

89


Paula Modersohn-Becker Selbstbildnis als stehender Akt mit Hut (Autoportrait en nu debout avec un chapeau), été 1906 Huile sur toile, 40 × 15,5 cm Collection privée, Brême


A u t o p o rt r a i t

en

Nu Debout

av e c u n

C h a p e au

Self-portrait as a Standing Nude with a Hat 1906


Un coup de pinceau et mon visage disparaît – et mes seins aussi. Quel est ce désir de perdre mes traits – de devenir un menhir ? Pourquoi cette aspiration à retourner au roc, à la pierre – ? Un coup de pinceau et je peux décider de mon destin. Je me peins en menhir, dans la position la plus vraie – À la lumière dans les couleurs vous pouvez voir que je suis encore chair – ni pierre ni même marbre rose – et je suis bien loin du granit rose –

Il faudra du temps pour devenir pierre. Mais pour le moment j’ai besoin de ces couleurs : Voyez le citron dans ma main gauche juste entre mes seins – Voyez l’orange dans ma main droite maintenue plus bas juste au-dessous de ma taille – Mon visage s’en est allé mais ma toison demeure. Un coup de pinceau et je peux décider de mon destin –

Mon visage s’est effacé mais je porte un chapeau avec de longs rubans pour vous montrer que je suis toujours vivante. Les longs rubans qui ruissellent sur mon dos vous montrent que ce corps n’est pas plat.

92


A brush stroke and my face disappears – and so do my nipples. What is the desire to become featureless – to become a menhir? Why this yearning to return to rock, to stone – ? A brush stroke and I can decide my fate. I am painting myself into a menhir, into the truest stance – From the light in the colours you can see that I am still flesh – not stone not even rose marble – and I am so far away from pink granite –

It will take time to become stone. But for now I need these colours: Look at the lemon in my left hand right between my breasts – Look at the orange in my right hand held further down a bit below my waist – My face is gone but my pubic hair remains. A brush stroke and I can decide my fate –

My face is gone but I wear a hat with long ribbons to show you that I’m still alive. The long ribbons streaming down my back show you that this body is not flat.

93


Paula Modersohn-Becker Sitzendes Mädchen in weißem Hemde und stehender Mädchenakt (Deux fillettes : l’une assise en chemise blanche, l’autre, nue debout), 1906 Huile sur carton, 95,5 × 63,6 cm Musée Paula Modersohn-Becker


D e u x F i l l e tt e s : L’U n e A s s i s e e n C h e m i s e B l a n c h e . L’A u t r e , N u e D e b o u t Two Girls: One sitting in a White Shirt. The Other; A Standing Nude 1906


Cette beauté italienne – La sœur aînée la possède – Douze ans, ses gestes sont toujours aussi sûrs : sa façon de remuer la tête, en agitant ses épais cheveux de jais sur son visage – Sa façon de rire, de lever le menton l’air altier et de regarder du coin de l’œil – Sa chemise blanche étincelante – tandis que des lauriers-roses juste devant la fenêtre répandent leur parfum dans le vent – Et maintenant elle est si excitée, si heureuse tandis qu’elle observe sa sœur cadette, qui a cinq ans et se tient nue à côté d’elle.

C’est la nudité d’un enfant, d’une fillette qui a été longtemps malade et qui vient juste de sortir de son lit – Son visage fermé par la maladie, ses cheveux de lin moites de sueur – À présent sa sœur aînée se penche vers elle en disant, aujourd’hui tu n’as pas de fièvre – aujourd’hui, tu es guérie – La sœur aînée ne cesse de rompre le silence en disant, viens ici, je vais t’aider, viens ici, j’ai déjà préparé ton bain – Tandis que les lauriers-roses juste devant la fenêtre répandent leur parfum dans le vent –

96


Beauty that is Italian – The older sister has it – Twelve-years-old, her gestures are always so strong: the way she tosses her head, shaking her thick black hait out of her face – The way she laughs, lifting her chin as such an angle and glancing out of the corners of her eyes – Her white shirt flashing – while pink oleanders just outside the window brush fragrance against the wind – And now she is so excited, so happy as she surveys her younger sister, who is five and stands naked beside her.

It is the nakedness of a child, of a girl who has been sick for a long time and has just emerged from bed – Her face closed with illness, her flaxen hair damp with sweat – Now her older sister bends towards her saying, today you have no fever – today, you are cured – The older sister keeps breaking silence saying, come here, I will help you, come here, I have already prepared your bath – While pink oleanders just outside the window brush fragrance against the wind –

97


Paula Modersohn-Becker Stehender und kniender Mädchenakt vor Mohnblumen II (Deux fillettes : nues, l’une debout, l’autre agenouillée au pied de pavots rouges), 1906 Huile sur carton, 56 × 106 cm Kunsthalle de Brême


D e u x F i l l e tt e s : N u e s , l ’U n e D e b o u t , l ’A u t r e A g e n o u i l l é e au P i e d d e P avo t s R o u g e s Two Girls: Nude, One Standing, the Other Kneeling in Front of Red Poppies 1906


Les pavots rougeoient de poison – Le rouge aspirant le noir – tout en fleurs – l’opium sombre tombe dans l’innocence des citrons, l’innocence des petites filles qui attendent les papillons – Il fait si chaud, elles ont laissé leurs habits dans la maison – Abritées par d’immenses pavots elles jouent nues dans le jardin – elles jouent à côté d’une fontaine qu’on ne peut voir – L’une debout, l’autre agenouillée, elles examinent un citron – scrutent une orange – indécises quant à ce qu’il faut faire – Qui ira chercher le couteau dans la cuisine ? Qui coupera le fruit ? L’orange sera-t-elle assez douce ? Le citron ne sera-t-il pas trop sur, trop amer ? Qui ira chercher le couteau ? Le couteau qu’elles ont l’interdiction de toucher – Le temps est interminable – elles imaginent que ces pavots les abriteront pour toujours –

100


The poppies glow with poison – Red breathing black – in full bloom – dark opium falls across the innocence of lemons, the innocence of little girls who wait for butterflies – It is so hot, they have left their clothes in the house – Sheltered by huge poppies they play naked in the garden – they play beside a fountain you cannot see – One standing, the other kneeling, the examine a lemon – probe an orange – undecided about what to do – Who will fetch the knife from the kitchen? Who will cut the fruit? Will the orange be sweet enough? Won’t the lemon be too sour, too bitter? Who will fetch the knife? The knife they are forbidden to touch – Time is endless – they think such poppies will shelter them forever –

101


Paula Modersohn-Becker Zwei Mädchen in weißem und blauem Kleid, sich an der Schulter umfassend (Deux filles en robe blanche et bleue, se tenant par les épaules), 1906 Huile sur carton, 58,5 x 40,0 cm Kunsthalle de Brême


D e u x F i l l e tt e s

se

Tenant

pa r l e s

É pau l e s

Two Girls with their Arms Across their Shoulders 1906


Parfois la fille sombre est plus petite – elle a une histoire à raconter, un secret qui s’élève comme un nuage de fumée – Un secret qui est gris argenté comme les pois sur sa robe bleue. Un secret qui vit au cœur des oliviers. Deux sœurs continuent de marcher en se tenant par les épaules – Un ruban écarlate dans ses cheveux noirs – un ruban pourpre dans ses cheveux blonds – Oubliant la beauté de sa robe blanche, la grande fille écoute sans répit – Des rubans incurvés comme des arcs, pelotonnés comme des papillons au repos – tandis que le secret s’effiloche en se déployant devant elles afin qu’elles le suivent – Ceintes d’un gris argenté, elles suivent la trace d’un secret qui jamais ne s’achève –


Sometimes the dark girl is shorter – she has a story to tell, a secret that rises like a cloud of smoke – A secret that is silver grey like the dots on her blue dress. A secret that lives with olive trees. The two sisters continue walking with their arms across their shoulders – A scarlett ribbon in her black hair – a purple ribbon in her blonde hair – Forgetting the beauty of her white dress, the tall blonde girl listens and listens – Ribbons curled up into bows, curled up like resting butterflies – while the secret unravels stretching out before them so they have to follow it – Surrounded by silver grey, they trace a secret that never ends –



21 N ov e m b r e 1916 21 November 1916 Munich, Clara Westhoff Ă Paula Becker


Tu es morte la veille de mon vingt-neuvième anniversaire – mais la nouvelle de ta mort m’est parvenue tard – j’étais à Berlin.

poires, figues, grenades – Des fruits du sud que tu avais peints. Plus tard, ta mère m’écrivit sa joie d’avoir trouvé ces fruits comme si ces couleurs parfumées étaient un truc pour te ramener – comme si tu allais revenir d’un instant à l’autre –

Et quand je suis rentrée à Worpswede ce dernier jour de novembre avec des feuilles mortes dans les mains – marron et jaune foncé – et une branche de baies rouges – pour la couleur – quand je suis rentrée à Worpswede ta maison était vide.

Qu’éprouvais-je en marchant sur cette route droite et plate, bordée de bouleaux – tes arbres – ? Qu’éprouvais-je ? Me demande toujours Rainer. Je n’ai rien ressenti. J’étais engourdie – gelée.

Otto était parti. Ta sœur, Milly avait pris le bébé. J’avais demandé à mon frère de déposer une coupe remplie de fruits sur ta tombe –

108


You died a day before my twenty-ninth birthsday – but the news of your death reached me late – I was in Berlin.

pears, figs, pomegranates – Southern fruits you would have painted. Later, your mother wrote to me with such joy about finding those fruits as if those fragrant colours were the trick to bring you back – as if you would return any day, any minute –

And when I returned to Worpswede on the last day of November with dead leaves in my hands – dark brown and yellow – and a branch of red berries – for the colour – when I returned to Worpswede your house was empty.

What did I feel as I walked down that straight flat road, surrounded by birch trees – your trees – ? What did I feel? Rainer always asks. I felt nothing I was numb – frozen.

Otto had left. Your sister, Milly had taken the baby. I had asked my brother to place a bowl filled with fruits at your grave –

109


C’était il y a neuf ans. Mais comment pourrais-je jamais l’oublier ? Comment puis-je célébrer ma vie aujourd’hui sans allumer une bougie pour toi ? Rainer est venu ce soir pour être à nouveau avec moi après tant d’années – À cause de toi il a besoin de parler avec moi. À chaque fois qu’il veut parler de toi il vient vers moi. Ce soir il a apporté tes journaux, toutes tes lettres non publiées, que sa mère lui a envoyées. Il voulait mon aide, mes conseils – devait-il éditer tes écrits ? Commence à lire, me dit-il. C’était mon cadeau d’anniversaire. J’ai fait chauffer un thé puis un autre – Nous sommes restés assis tard dans la nuit pour lire tes mots – Parlant à peine –

Plus tard Rainer ne cessait de dire, où est Paula ? Mais où est Paula ? Ce n’est pas vraiment elle. La personne dans ces lettres est trop douce, se plaignait-il – Paula était plus cassante, plus dure dans la réalité – Il doit manquer quelque chose. Je n’étais pas d’accord. Bien qu’il eût en partie raison. Je me suis rappelé la première fois où nous étions ensemble à Paris – Pourquoi n’as-tu rien écrit sur notre visite à la galerie de Vollard ? Sur les tableaux de Cézanne par terre, appuyés contre le mur – Ta façon de les dévisager sans cesse, vite d’abord puis lentement – Tu soulevais tant de tableaux vers moi là dans le recoin sombre – Toile après toile des couleurs françaises que nous n’avions jamais vécues. Pourquoi n’as-tu rien écrit sur ça ? Cela devait-il demeurer secret ? 110


That was nine years ago. But how can I ever forget? How can I celebrate my life today without lighting a candle for you? Rainer came by this evening to be with me again after so many years – Because of you he needs to speak with me. Whenever he wants to talk about you he comes to me. Tonight he brought your journals, all your unpublished letters, sent to him by your mother. He wanted my help, my advice – should he edit your writing? Start reading, he said, That was my birthday present. I made a pot of tea and then another – We sat up late into the night reading your words – Hardly talking –

Later Rainer kept saying, where is Paula? But where is Paula? This is not really her. The person in these letters is too sweet, he complained – Paula was sharper, harder in reality – There must be something missing. I disagreed. Although he was partly right. I remember our first time together in Paris – Why didn’t you write about our visit to Vollard’s gallery? About Cézanne’s paintings on the floor, leaning against the wall – How you looked through them over and over again, quickly and then slowly – You held up so many paintings for me there in the dark corner – Canvas after canvas of French colours we had never even lived. Why didn’ you write about that? Should it remain a secret ? 111


Rainer veut que je lui raconte tes histoires, nos histoires dont tu ne parlais jamais. Et je l’ai imaginé écrivant ta vie avec ses mots à lui – Je me suis rappelé ta vieille colère contre lui parce qu’il avait mis ses mots dans ma bouche – Et cette fois, je suis restée silencieuse – j’ai refusé d’expliquer quoi que ce soit. Bien sûr, nous nous sommes querellés à ton sujet. Je t’ai défendue. Ce soir, j’ai décidé de m’assurer que mes journaux ne seront lus par personne pendant très longtemps après ma mort.

112


Rainer wants me to tell your stories, our stories that you never spoke of. And I imagined him writing your life in his words – I remembered your old anger at him for putting his words into my mouth – And so, this time I remained silent – I refused to explain anything. Of course, we fought again over you. I defended you. Tonight, I decided that I will make sure my journals are not seen by anyone for a long time after my death.

113


D a s K a ru s s e l l Jardin du Luxembourg Mit einem Dach und seinem Schatten dreht sich eine kleine Weile der Bestand von bunten Pferden, alle aus dem Land, das lange zögert, eh es untergeht. Zwar manche sind an Wagen angespannt, doch alle haben Mut in ihren Mienen; ein böser roter Löwe geht mit ihnen und dann und wann ein weißer Elefant. Sogar ein Hirsch ist da, ganz wie im Wald, nur dass er einen Sattel trägt und drüber ein kleines blaues Mädchen aufgeschnallt. Und auf dem Löwen reitet weiß ein Junge und hält sich mit der kleinen heißen Hand dieweil der Löwe Zähne zeigt und Zunge. Und dann und wann ein weißer Elefant. Und auf den Pferden kommen sie vorüber, auch Mädchen, helle, diesem Pferdesprunge fast schon entwachsen; mitten in dem Schwunge schauen sie auf, irgendwohin, herüber – Und dann und wann ein weißer Elefant. Und das geht hin und eilt sich, dass es endet, und kreist und dreht sich nur und hat kein Ziel. Ein Rot, ein Grün, ein Grau vorbeigesendet, ein kleines kaum begonnenes Profil – Und manchesmal ein Lächeln, hergewendet, ein seliges, das blendet und verschwendet an dieses atemlose blinde Spiel... Rainer Maria Rilke, Juin 1906, Paris


La Voix

de

Clara

Clara’s voice

Written after listening to a 1953 recording of Clara Westhoff reading Rilke’s early poems. Écrit après avoir écouté un enregistrement de 1953 de Clara Westhoff lisant les premiers poèmes de Rilke.


Une vieille dame lisant les poèmes d’un jeune homme – ton accent du Nord adouci par les consonnes du bas allemand –

Plus tard, on t’appela “die Rilke” – te célébrant parce que tu avais été sa femme – T’invitant à lire ses poèmes, à parler de l’homme que tu avais connu.

J’ai écouté si souvent ta voix pour tenter de te comprendre.

Et tu te montrais obligeante – effrayée à l’idée de décevoir, peu disposée à dire ce que tu pensais vraiment.

Tenter d’imaginer la jeune femme que tu avais été – Haute de six pieds – réservée mais impulsive – Une femme qui dansa un jour des heures durant avec des marins sur le pont d’un navire échoué jusqu’à ce qu’on doive te ramener avec des ampoules aux pieds –

Dans cet enregistrement ta voix ressemble à celle d’une grand-mère – En écoutant ta douce intonation, ta patience – je t’imagine lisant des histoires à ton petit-fils.

116


Old woman reading a young man’s poems – your Northern accent softened with Low German consonants –

Later, they called you ‘die Rilke’ celebrating you for having been his wife – Inviting you to read his poems, to speak of the man you knew.

How often have I listened to your voice trying to understand you.

And you obliged the public – afraid to disappoint, reluctant to say what you really thought.

Trying to imagine the young woman you were – Six feet tall – reserved but impulsive – A woman who once danced for hours with sailors on the deck of a stranded ship until you had to be carried off with blisters on your feet –

In this recording you sound like a grandmother – Listening to your gentle intonation, your patience – I imagine you reading stories to your grandson.

117



Les auteurs


Sujata Bhatt Est née en 1956 à Ahmadabad (Inde). Elle grandit à Pune avant d’émigrer avec ses parents aux Etats-Unis en 1968. Diplômée de l’Université d’Iowa (Canada), elle devient écrivain en résidence de l’Université de Victoria (Canada). En 1988, paraît son premier recueil, Brunizem, écrit en anglais et gujarati, sa langue maternelle, pour lequel elle reçoit le Commonwealth Poetry Prize et The Alice Hunt Bartlett Award. Toujours tiraillée entre deux langues, elle traduit en 1993 une anthologie de poètes indiennes contemporaines, In Their Voice (Penguin Books). En 2002, elle publie The Color of Solitude, un recueil de poèmes construit autour de l’œuvre et de la vie de Paula Modersohn-Becker pour lequel elle a consacré sept années de recherches. Ses poèmes sont traduits dans le monde entier (mais hélas pas en France) et ont été repris déjà par de nombreuses anthologies. Elle vit actuellement en Allemagne, à Brême avec son mari, Michael Augustin, écrivain et poète allemand et sa fille.

Brunizem, Carcanet Press, 1988 Monkey Shadows, Carcanet Press, 1991 The Stinking Rose, Carcanet Press, 1995 Point No Point, Carcanet Press, 1997 Augatora,Carcanet Press, 2000 The Colour of Solitude, Carcanet Press, 2002 Pure Lizard, Carcanet Press, 2008

120


Paula Modersohn-Becker Paula Modersohn-Becker est née à Dresde le 8 février 1876. Fille d’un ingénieur cultivé et polyglotte et d’une femme appartenant à la noblesse de Thuringe, elle grandit dans un milieu ouvert sur l’art et le monde. La mort d’une jeune cousine, enfouie dans la galerie d’une carrière de sable, alors qu’elle joue avec elle, la marque définitivement. En 1888, la famille Becker s’établit à Brême et, quatre ans plus tard, Paula est envoyée en Angleterre, où elle commence à fréquenter une école privée des Beaux-Arts. De retour en Allemagne, elle entre dans une école de formation d’institutrices, tout en continuant de suivre des cours de peinture. C’est à cette période qu’elle découvre les œuvres de la colonie artistique de Worpswede en Basse-Saxe. Au tournant de 1901, elle se rend à Paris où elle suit les cours de l’académie Colarossi ouverte aux femmes et où elle retrouve Clara Westhoff, qui espère devenir l’élève de Rodin. De retour à Worspwede, Paula épouse le 25 mai 1901 le peintre paysagiste allemand Otto Modersohn, veuf depuis un an et père d’une petite fille. C’est également à cette période qu’elle rencontre Rainer Maria Rilke. Dans les années qui suivent, Paula effectue plusieurs séjours à Paris, où elle retrouve le couple Rilke. En février 1906, elle quitte définitivement Worspwede et son mari, pour s’installer à Paris. Mais un an plus tard, elle retourne vivre à Worspwede aux côtés d’Otto. Elle y meurt le 20 novembre 1907 dix-huit jours après avoir donné naissance à une fille, Mathilde, et laisse derrière elle une œuvre picturale riche constituée essentiellement de natures mortes, de portraits, d’autoportraits et de paysages.

121



La revue Ce qui reste RALENTIR POÈME

Un poème est un pont jeté en travers du temps Jean-Michel Maulpoix

Prendre le temps de lire un poème est un acte de résistance libérateur, une manière de rester dans l’instant présent, d’échapper à la fuite en avant permanente que nous impose le rythme de notre époque. C’est reprendre sa respiration avec l’inspiration des autres. La revue Ce qui reste, coéditée par Cécile A. Holdban et Sébastien de Cornuaud-Marcheteau, vous propose de marquer cette pause en vous faisant découvrir chaque semaine un auteur. La création n’étant pas que langage, la revue ouvre également son espace à des artistes plasticiens.

© Septembre 2016 — Texte : Sujata Bhatt A Colour for Solitude, Sujata Bhatt, Carcanet éditions, 2002 Traduction : Thierry Gillybœuf Peintures dessins, photographie : Paula Modersohn-Becker Wikipedia / Musée Paula Modersohn-Becker / Kunsthalle de Brême, de Hambourg La revue Ce qui reste pour la présente édition www.cequireste.fr — revue.cequireste@gmail.com

123


« Voici mon âme : Elle est plus que moi. Et derrière ces fougères qui s’élèvent si haut à presque en obstruer le ciel – derrière ces fougères pleines de papillons des flamants d’un rouge rosâtre marchent dans l’eau – Il y a un lac. Et plus loin des léopards dorment cachés parmi les arbres – » Sujata Bhatt

Ce

qui

reste


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.