Trou noir - Essai

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Essai par Pierre N. Henrion Le narrateur, Pierre, est embarqué sur un astronef en partance vers... ? Les passagers, tous défunts, s’embarquent dans l’ordre même de leur décès. Ils se “voient” tels qu’ils sont mais ne peuvent communiquer entre eux, ni savoir ce qui se passe sur la Terre après leur départ. Ils ne “vivent” que par leurs souvenirs et par les comparaisons auxquelles ils peuvent se livrer. La notion du temps a disparu. Pierre “pense”, se souvient, à la première personne et aussi à la troisième. Il conclut que sa conscience s’éteindra lorsque les souvenirs se tariront. Il est athée car il n’identifie aucun indice probant de Dieu. Il sent que l’Homme fait fausse route, que l’avenir n’est pas dans l’au-delà, mais doit se construire ici, sur notre bonne planète. Mais, tout de même, il pressent (et explique) que tout n’est peut-être pas dit, que la vie pourrait comporter encore du mystère non dévoilé.


TROU NOIR ESSAI

Pierre N. Henrion


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TROU NOIR PROLOGUE Le narrateur, Pierre, est embarqué sur un astronef en partance vers… ? Les passagers, tous défunts, s’embarquent dans l’ordre même de leur décès. Ils se “voient” tels qu’ils sont mais ne peuvent communiquer entre eux, ni savoir ce qui se passe sur la Terre après leur départ. Ils ne “vivent” que par leurs souvenirs et par les comparaisons auxquelles ils peuvent se livrer. La notion du temps a disparu. Pierre “pense”, se souvient, à la première personne et aussi à la troisième. Il conclut que sa conscience s’éteindra lorsque les souvenirs se tariront. Il est athée car il n’identifie aucun indice probant de Dieu. Il sent que l’Homme fait fausse route, que l’avenir n’est pas dans l’au-delà, mais doit se construire ici, sur notre bonne planète. Mais, tout de même, il pressent (et explique) que tout n’est peut-être pas dit, que la vie pourrait comporter encore du mystère non dévoilé. 3


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U

n nouveau lot de passagers se pressait sur l‘aire d‘envol. La ligne de l‘Au-delà fonctionnait à plein rendement. Ni siège vacant, ni attente ; rempli, l‘appareil décollait aussitôt. On reconnaissait ces voyageurs à leurs bagages faits de souvenirs, d‘expériences, d‘un savoir patiemment acquis, parfois transmis, souvent perdu, déjà démodé, prétendait-on. Comme les autres passagers, Pierre était expulsé. Ainsi fonctionnait la Société. Pour des raisons rarement explicites, plus ou moins tôt, votre engagement venait à son terme. Ici les passagers n‘étaient pas réunis par classe sociale ou par un niveau de revenus. Leurs goûts n‘étaient pas davantage pris en considération. Automatique, l‘installation des passagers dans l‘aéronef s‘effectuait à mesure de leur arrivée, c.-à-d. dans l‘ordre même où la vie les avait quittés. D‘un regard circulaire, Pierre contemplait ces gens, à la fois indifférents, et si proches. Extraordinaire ! On les voyait tels qu‘ils étaient. Nus, moralement transparents pour qui voulait regarder. Toutes les teintes, toutes les races étaient là et, chose 5


rare, les deux sexes étaient également représentés. L‘arrogance côtoyait l‘hébétude, l‘apathie l‘éveil, la tension la paix. Bref un échantillonnage planétaire correct, nulle part ailleurs réalisable, une occasion unique de comparer des êtres humains. Tous repères disparus, le dépaysement était total. On était seul. Comment l‘être humain pourrait-il être indifférent à un sort inexorable qui met fin à l‘activité, sépare des amis, des biens, des plaisirs ? Pourtant, ils étaient légions pour qui l‘expulsion ne changeait pas grand-chose. Des biens, ils n‘en possédaient pas ; quant aux plaisirs, il n‘est pas sûr que tous en eussent la notion. Dans ce vaisseau spatial, la réalité vous rattrapait. Les détresses évoquées chaque jour aux “nouvelles”, banales à force de répétition, étaient là, imprimées sur ces gens. On les lisait sur leur âme… sur leur “double”, si on préférait. Pierre ne savait pas. Mais, quelle importance ! Il comprenait. La vie dans des endroits surpeuplés, pollués, se borne à dénicher la subsistance du jour, cette petite quantité d‘énergie qui permet de poursuivre demain la quête d‘aujourd‘hui. Illettrés le plus souvent, trahis, volés par des dirigeants promis au même destin, ou leurrés par des gourous aussi ignorants qu‘eux, ils vivaient en vase clos complètement absorbés dans les réflexes de la survie. Les préoccupations de Pierre n‘étaient pas les leurs. Ou plutôt si, mais elles n‘étaient pas perçues. Que signifie “fonte de la banquise”, ou “énergies alternatives” pour des femmes à la recherche de quelques bouts de bois ? Ici ou ailleurs, peu importe, ils seraient vite oubliés. Quand la compétition est 6


trop forte, on compte plus d‘ennemis que d‘amis. On n‘aime pas, on craint, on subit. Pas nécessairement pauvres, d‘autres, semblables à ces bactéries en perdition qui s‘entourent d‘une coque, s‘étaient fermés au monde. En autarcie intellectuelle, plus rien, pensaient-ils, ne pouvait les atteindre. Ils étaient éteints avant d‘avoir fermé les yeux. Contrastés sur le fond terne, brillaient ceux qui avaient connu le souffle de la passion, la volupté qui s‘attache à la création, à l‘action, ceux qui avaient osé. On les reconnaissait, du fond même de l‘appareil. Très vite, à l‘image d‘un satellite, l‘astronef gagnait le large, ses hublots remplis de la majesté de la planète Gê. Collés à leur hublot quelques voyageurs imaginaient les plages enchanteresses qui sûrement bordaient cet océan d‘un bleu profond, la brise qui mariait les senteurs marines à celles de la forêt proche, la caresse du soleil, le calme rendu palpable par le chant des oiseaux. La lumière éclatait sur un gros diamant de glace en couronne sur le pôle. Quelques-uns seulement se laissaient captiver par ce rêve ; rivés, ils contemplaient avec amertume la vision qui déjà s‘éloignait, s‘étonnant que l‘on n‘y fit pas escale. Après tout, était-il besoin d‘aller plus loin ? Etait-il vraiment nécessaire de prolonger cette ligne spatiale ? Pour y trouver quoi ? La planète s‘estompait. Pourquoi tout à coup lui avait-elle paru si proche ? A portée ! N‘était-elle qu‘une hallucination, un instant de lucidité capturé 7


par un coucher de soleil ? La Terre Promise, cette planète où couleraient le lait et le miel, était-elle une promesse vide, à jamais une utopie. Les gens sérieux soutenaient qu‘elle était juste une chimère, un projet insensé caressé par de dangereux rêveurs. De fait, les projets de conquête de Gê n‘avaient jamais manqué. Tous promettaient de défricher ces terres fertiles, d‘exploiter ces sites enchanteurs. Mais, le but inavoué des concurrents étaient d’abord de faire régner leur loi sur les terres accaparées, d’implanter leurs méthodes de travail, de faire prévaloir leurs dogmes. Ces différences irréductibles débouchaient sur d’incessantes querelles, des guerres qui consommaient toutes les énergies. La Terre Promise restait toujours aussi éloignée. Pour la plupart, les passagers ne s’attardaient guère à cette féerie, si peu conforme à l’univers qu’ils venaient de quitter. Un instant interrompue, l’agitation semblait reprendre son cours. A vrai dire, chacun poursuivait un monologue que personne n’écoutait. Pierre réalisa soudain que les jeux étaient faits, que le temps des échanges était passé. Pour une majorité des passagers ce vol n’était qu’un tremplin. Quelque part — c’était une certitude — attendaient d’autres astronefs pour les mener vers de lointains royaumes chargés de promesses, vantés par leurs parents, et par leurs grands-parents avant eux. Personne n’y était allé ; en tout cas, personne n’était revenu porter témoignage. Curieusement, pour la plupart, ils avaient payé bien cher, leur vie durant, ce droit à un repos éternel, à un bonheur 8


sans mélange, attesté par des prospectus réédités sans révisions ni mises à jour, au fil des siècles voire de millénaires. Pourtant, qui eût osé mettre en doute l’existence de ces lieux de délices ? Qui se serait risqué à une analyse des conditions exigées pour y accéder ? A quoi bon d’ailleurs ! La “Tradition” n’en était-elle pas garante ? Ce mot seul, consécration de l’immobilisme, faisait déjà grincer Pierre ! Serpents qui se mordaient la queue, les traditions puisaient leur force dans leur longévité même, et fondaient leur crédibilité sur le nombre même de ceux qui s’y référaient ! La poursuite active d’une vraie conquête de Gê eut sans doute constitué un meilleur investissement, conclut Pierre. Et, rentable à court terme déjà, s’amusa-t-il. Pourquoi diable entreprendre une navigation dans un ciel sans carte quand tout était là, à portée, sur une planète toute proche ? Pierre s’était embarqué sans objectif, sans destination en vue. Le voyage s’arrêterait à quelque aéroport sidéral ou… Dieu sait où. Sûrement, il n’était pas seul dans l’expectative. Tous les hommes n’étaient pas pétris de “traditions” tout de même ! Y échapper par pure ignorance était-ce une chance, ou un malheur ? Mieux valait, comme lui-même l’avait fait, rejeter en bloc ces schémas de pensée que la vie ne vérifiait plus. Quelques audacieux de cette espèce étaient à bord. Ces passagers étaient très calmes. Et pourquoi pas ? Qui aurait pu les attendre, et où ?

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Pierre réalisa soudain qu’il n’avait plus de projet. Pour la première fois depuis longtemps (depuis l’enfance peut-être) il avait le temps de penser. Penser ? Non, penser était encore en soi une tâche, un projet ! Il avait le TEMPS. Le temps lui appartenait. Il pouvait s’abandonner à lui, s’en pénétrer, le laisser opérer en lui. Draguer dans les souvenirs par exemple. Amis, amours aussi, perdus de vue, engagés sur d’autres routes ou, comme lui à présent expulsés par la Société, mais depuis longtemps déjà. Ces liens rompus émergeaient tout à coup, éveillant sa curiosité. Quelques-uns, baignés de mélancolie, avaient jalonné son existence de blessures, mortelles non, mais mal cicatrisées. Le regret, le manque subsistaient, les plus anciennes aussi présentes que les égratignures fraîches.

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Adrien revenait, comme la pluie. Et John ! Adrien était prof, un scientifique comme lui-même. Compétent, dynamique, aimable grande gueule, travailleur acharné. Lui rendre visite, passer deux heures dans son bureau à peaufiner un projet, à discuter les derniers résultats était une épreuve. On en sortait puant, les cheveux et le mouchoir imprégnés de tabac. Les cendriers tenaient du cratère de volcans presque éteints. Pierre se faisait du soucis : à ce rythme Adrien aurait un jour à payer la facture. Ce qu’il fit. Mais le plus important n’était pas là. Un accident stupide lui enleva son fils le jour même où celui-ci décrochait son diplôme d’ingénieur. Tout à la fête, ces jeunes gens admiraient la grosse moto récemment acquise par un copain de promotion. Tu veux essayer ? Invité à l’enfourcher le fils éperonna le monstre et s’écrasa contre un mur à cent mètres de là. Adrien ne s’en remit jamais. Deux ans plus tard, retraité déjà, Pierre était invité dans le luxueux appartement d’Adrien. Heureux de se retrouver, abordant tous les sujets, les deux amis passèrent une mémorable soirée. Pierre se réjouissait de lui retourner l’invitation mais, ce jour-là, sans que 11


l’on comprenne, l’ambiance ne fut pas au rendez-vous. Adrien rompit le contact. Plusieurs lettres écrites à l’occasion des fêtes de fin d’année restèrent sans réponse. Courtes, personnalisées, mais lettres mortes. Messages clairs toutefois, qui disent ce qu’on ose pas écrire : “je t’aime beaucoup, tu sais. Je me fais du soucis pour ce que tu deviens”. Le pire cependant était le doute. Adrien se seraitil finalement mal remis de son infarctus, aurait-il sombré dans la déprime ? Ai-je fait, ai-je dit quelque chose qui lui a déplu ? L’avonsnous mal reçu ? Une inexplicable rancune n’était pas impossible. Pierre connaissait bien ce sentiment. N’avait-il pas lui-même brusquement cessé de voir John quelques années plus tôt ? Il avait fait comme Adrien : plus un mot, plus rien. Et là, il le savait, la rupture affectait les Reynolds. Mme Reynolds, épouse de John et marraine de son fils, s’enquit à diverses reprises auprès de son filleul de la santé de ses parents et réitéra leur désir à tous les deux de les voir prochainement. Le jeune homme transmit le message d’autant plus fidèlement que le mutisme de son père l’embarrassait. Ténu, le mobile ! Suffisant pourtant pour mettre un point final à trente ans d’une fréquentation régulière. On se faisait une fête de colporter “la dernière” en vidant quelques choppes. On échangeait des livres, on discutait de stratégie à propos de la seconde guerre mondiale à laquelle John avait pris part en qualité de technicien de la RAF. On ne comptait pas les réveillons passés ensemble. John jouait de la trompette… Pierre rompit sa rêverie : “nous approchons du 12


point sensible, du maillon fragile” pensa-t-il. Jouer avec John et son band ! La période Swing, le Dixieland aussi, c’était toute la musique qu’il affectionnait… rechercher sur sa guitare de riches suites d’accords, les jouer “carré”, à la Freddy Green, les passer à John pour qui l’harmonie n’était pas le point fort. Malheureusement, trop de kilomètres séparaient les deux musiciens pour encourager une pratique régulière et les répétitions qu’elle impose. Ce bon vieux John ! Nobliau gallois de vieille souche, fils de druide, savant dosage d’exquise politesse et d’obscénités raffinées. Plein de bonhomie, il absolvait tout le monde, et concluait : “C’est un brave type, tout de même, tu sais !” John paraissait faire grand cas de l’amitié de Pierre, le félicitant pour son jeu de guitare, la qualité des accords récemment fournis, pour sa compétence professionnelle. Comme John faisait l’éloge de tout le monde, Pierre, après toutes ces années, n’était même pas sûr que l’amitié de John pour lui fût sincère ; ou qu’il signifiait pour John un peu plus que tous les “braves types” qu’ils avaient rencontrés. A la fin des hostilités, très amoureux d’une jeune femme rencontrée alors que son unité était basée en Belgique, John fut très heureux de décrocher un boulot d’assistant de recherche, financé par la caisse noire d’un prof aussi entreprenant que rétif aux règles et usages. Quelle fut l’évolution de son salaire au fil des années, quels critères furent appliqués, quelles ressources l’alimentèrent, on ne sait. Les nobliaux ne se préoccupent pas d’argent, c’est connu. C’est même “non you”, précise-t-on, quand on est anglais. Ni le nouveau 13


prof qui reprit la chaire des années plus tard, ni John, ne jugèrent utile de revoir la situation. Pour quoi faire, je vous le demande ! Et c’est ainsi que John poursuivit, pendant quarante ans, une carrière semi clandestine d’assistant. Dans son genre, l’administration universitaire était digne de ses deux administrés ; nul n’ignorait l’existence au laboratoire de biologie d’un vieil assistant anglais très populaire, mais le prof ne fut jamais inquiété pour esclavagisme ou exploitation d’émigrés. A terme cependant, l’administration expliqua que, faute de dispositions adéquates, elle n’avait contracté aucune obligation vis à vis de ce monsieur, qui dès lors ne bénéficierait d’aucune pension. John, du coup, perdit sa bonhomie. Pierre fut indigné. Mais pas seulement contre l’université. John, bien sûr, payait une coupable négligence. Mais, on ne le changerait plus. Seule l’univ pouvait encore — et devait — corriger ce gâchis. Le détail des actions entreprises alors, visites aux syndicalistes, gestion du personnel… le souvenir s’estompait. Mais la brillante idée fut de mettre Adrien sur le coup. Celui-ci, pragmatique et généreux, bien introduit partout, émut le corps professoral, assez pour que, sous la pression et dans un sursaut d’humanité, l’univ trouve un arrangement : John jouirait d’une pension comme tout le monde. John recouvra sa bonhomie, tempérée toutefois par l’âge. Le temps libéré lui permit de consacrer davantage de temps au jazz. A diverses reprises Pierre exprima son désir d’assister à une de leurs représentations, de pouvoir à l’occasion jouer avec eux. L’occasion ! Elle ne vint jamais, John ne la créa jamais. Jamais un 14


coup de fil ne vint :” tu sais, old chap, on joue ce soir… ou demain soir. Tu t’amènes ?” Tout à coup, crac ! La déchirure. Le lien qui casse, un tendon qui claque, que rien ne réparera plus. Pour Pierre, c’était fini. John, assez âgé, mourut des années plus tard. Un mot de condoléances clôtura le dossier.

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Comment se mesure le temps dans les rêves ? Pierre avait le temps. Pêle-mêle, les souvenirs se bousculaient, les témoignages affluaient. Ce Pierre… qui n’était plus, c’était lui bien sûr, mais en même temps un autre, un défunt, un disparu, dont on se souvenait, dont on parlait… que lui, le “double”, pouvait encore évoquer. Pour combien de temps ? Vivait-il son procès ? Une sorte de jugement dernier ? Ou le déroulement d’une intarissable mécanique cérébrale ? Sur son lit de mort, son beau-père délirant chantait des chansons d’enfance. Impressionné, Pierre avait souhaité, s’il devait un jour délirer, chanter comme le beau-père. Comme lui en ce moment, quelqu’un peut-être se souviendrait-il de l’avoir entendu chanter. Lui apparut son père — il y pensait rarement — jeune encore, un dimanche, chez sa grand-mère. L’homme rigolait franchement, disant des bêtises, inventant des titres de pièces burlesques, du genre “la fiancée du cycliste” ou “le ministre honnête”. Le petit Pierre riait aussi… soulagé de voir rire son père. Un de ces rarissimes moments où la présence du père ne l’angoissait point. Souvenir idiot, devenu soudain un document unique. 16


Il aimait qu’on l’aime. Consciemment, dans ce but, il avait toujours cherché à se valoriser. Il aimait donner. Oh ! Modérément. Chez lui, la générosité n’était pas un instinct, mais une œuvre de l’intelligence, d’une intelligence qui reconnaissait et mesurait les exigences de la vie en société. Il y trouvait plaisir aussi. Alors, pourquoi ne pas faire plaisir aux autres en acceptant ou sollicitant à l’occasion leur aide. Carl, manifestement n’avait pas fondé sa vie sur ce principe d’échange. Donner, peut-être… mais recevoir ? Il faut parfois beaucoup d’années pour découvrir les embûches tapies sur le chemin de l’amitié. Et ici, dans cet interminable vol, cette relation rompue par refus du don faisait encore mal. Qu’était-il devenu, ce Carl ? Etait-il enregistré dans un vol précédent ? Pas impossible. La peau tendue sur un visage rose et bouffi, un col de chemise qui serre comme une cordelette de pendu… un homme stressé à mort. C’était la dernière image qu’il emportait de Carl. Ce vol aboutirait peut-être dans un immense camp de réfugiés, une gare de triage, une ONU stellaire où il serait possible de se renseigner ? Avez-vous vu mon ami Carl, ce con, cet ex-riche qui, parce qu’il a perdu son fric, parce qu’il a fait de mauvaises affaires ne veut plus voir ses amis d’enfance ? Il avait rencontré Carl et sa bande à la mer. Le lien fut établi par un vague copain d’école, perdu de vue lui aussi, mais sans réel regret. Grosse boîte d’électroménager, grosse maison, résidences secondaires, de bons bourgeois accueillants comme parents. En permettant qu’on 17


danse chez elle — dans une grande cave aménagée — la mère de Carl tenait son petit monde à l’œil. A 16 ans Pierre y découvrait le jazz, les filles. En tout bien tout honneur (si on ne craint pas une expression surannée). Oh ! Le privilège de fréquenter des gens tolérants, détendus, de pouvoir regarder ces demoiselles, leur parler, les connaître à la longue ! Toute remplie qu’elle fût des obligations estudiantines, la semaine pourtant passait à attendre le samedi soir, l’heure de l’essor, de la libération. A y réfléchir, c’est alors qu’il était devenu un homme. Il découvrait d’autres manières d’aborder la vie. Et son choix fut vite fait. Non qu’il rejetât en bloc le milieu familial et ses options. Mais lui seul désormais déterminerait le cours à donner à sa vie. Tout cela, grâce à Carl, à sa mère, aux copains. Les mauvaises langues auraient pu dire que nous étions sa “cour”. Son “extension familiale” était sans doute plus approprié. Vingt ans plus tard les contacts étaient encore conservés. Carl fut rapidement intégré au business familial, mais le père gardait un ferme contrôle. Pionnier certes mais, vieillissant, celui-ci ne vit pas que le monde changeait. Quand enfin il décrocha il était trop tard. Désespéré le fils ne put que négocier la faillite. Quelques temps plus tard on le vit se débrouillant dans une petite affaire de textile, vantant les qualités de divers draps de lit. Meurtri, humilié, il coupe alors tous les ponts. Drôle d’idée d’ainsi se cacher, d’avoir honte quand on n’est pas responsable, et quand on lutte. (Beau sentiment la honte ! Réservé à ceux qui ont le sens de l’honneur !). 18


C’est triste tout de même, d’écarter ceux qui ne demanderaient qu’à vous aider. Seuls les enfants croient que les blessures guérissent. Penser que le héros, le bon n’est “que blessé” les console. Sans de semblables illusions s’engagerait-on dans l’avenir ? Avec les années on découvre en effet que toute blessure a ses séquelles. Eut-il dû laisser à Carl le temps de s’adapter à sa nouvelle condition — d’améliorer celleci — pour ensuite forcer sa porte ? Quelle appréhension, quelle pudeur, l’en empêchèrent. Le courage lui manqua-t-il ? Le regret qu’il emmenait dans ce grand voyage lui prouvait qu’en effet, il eut dû. Soudain, sa mère envahit son écran mental. Un visage qu’il voyait tous les jours. Une femme plus présente morte que lors de son vivant. Il lui parlait, lui faisait part de ses angoisses. Elle représentait l’amour parfait. Ni belle, ni particulièrement intelligente, munie d’une instruction rudimentaire, c’était une femme solide. Pierre l’imaginait très bien en épouse de pionnier. A l’occasion, son horizon étroit la rendait mesquine, mais sa générosité reprenait vite le dessus. Elle essayait de comprendre l’autre puis corrigeait le tir. Qu’il se souvienne, Pierre n’avait jamais fait l’objet de manipulations maternelles. A la fois ferme et affectueuse elle n’utilisait pas ses enfants à des fins d’épanouissement personnel. Leur bien, leur prospérité, était le but de cette femme. Elle s’y employait dans la mesure de ses moyens. 19


C’était drôle tout de même. Incohérent surtout. Renonçant à comprendre, il s’était absous depuis longtemps. L’athée qu’il était pratiquait le culte des ancêtres !

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Son destin effacé Sur cette Terre il ne sait A quel saint se vouer Ni à qui faute avouer

Il entretenait en pensée une divinité tutélaire. Malgré lui donc, s’alimentant à la banale angoisse de la vie, son esprit, insidieusement, ébauchait une religion. Comme l’Homme primitif ! Pierre le comprenait bien, celui-là ! Livré à lui-même, jouet des éléments, perpétuellement inquiet, cet ancêtre ne pouvait être que religieux. Invoquer le surnaturel. “Créer” le surnaturel, avait été la méthode d’urgence pour obtenir des réponses aux innombrables questions qui lui étaient posées. Les dieux cependant, n’évacuent point la terreur : ils l’institutionnalisent. Ces monstres grimaçants, avides d’honneurs (quand ce n’est pas de sang) vous accompagnent partout. Forcément, puisqu’ils sont en vous ! On les porte de jour comme de nuit. Ils lisent dans l’âme de leurs adeptes, les embrigadent dans leurs querelles. Chaque époque cependant suscite ses rebelles, hommes d’une trempe exceptionnelle, qui 21


œuvrent à la connaissance, qui cherchent une libération. Si les découvertes scientifiques consacrent la faillite des dieux elles ne calment pas pour autant l’angoisse. Elles la transforment. La science est sans écoute, elle laisse seul. Est-ce mieux ? Finalement, c’est un choix qu’on fait. Tous ces gens qu’il avait côtoyés… qui cultivaient une foi pour protéger leur ignorance. Il regarda autour de lui les passagers, étrangement calmes maintenant. Combien étaient-ils à penser comme lui ? A penser autrement ? A ne pas penser du tout. “On saura vite qui a raison” se dit-il. Il sourit : “En fait, si j’ai raison, ni moi, ni personne n’en saura rien.” Pas plus que les autres, il n’avait demandé à faire partie de ce voyage. Tous partaient, voilà tout. D’ailleurs, c’était gratuit. Entièrement gratuit. C’était le seul épisode vraiment démocratique de la vie des humains. Bien sûr, à tout prendre, il eut préféré prolonger son séjour, retarder encore un peu le départ. Mais, plus rien ne pouvait encore vraiment le surprendre, le passionner. Que savait-il de la passion ? L’avait-il vécue ? Probablement pas. Aussi profond que pouvait plonger sa mémoire, aucune vague ne l’avait jamais submergé. La “déraison” lui avait été épargnée. Fallait-il le regretter ? Raisonnable, trop moral pour sciemment bousculer les autres, trop prudent pour laisser les rênes à son cheval, il avait évité bien des écueils. Mais une navigation sans histoire signifie-t-elle la réussite d’une croisière ? Sans doute aurait-il dû s’impliquer davantage à l’intégration de 22


l’humanité dans la planète Gê. Techniquement, l’approche ne présentait aucun obstacle sérieux. Gê paraissait même à portée de main. Plus proche que Mars de toute façon ! Plus utile qu’un périple autour de Jupiter. Ce qui rendait plus frustrant encore le fait qu’aucun projet ne se concrétisait pour dégager tout le charme de cette planète. Certes, dirigeants, décideurs, activistes, caressaient l’idée, mais timidement. Le problème était double : il s’agissait d’un investissement à long terme. Et collectif ! Dépourvu de sens sans la participation de tous. L’entreprise ne porterait ses fruits que dans des décennies (Un siècle ! disaient les climatologues). Le problème était là. Dans l’adoption d’une attitude à l’exact opposé de l’égoïsme et de l’imprévoyance habituelles. On pouvait le déplorer. Mais, s’en indigner certainement pas. La science ne confirmait pas l’essence divine de l’Homme ; modestement, son apparition s’inscrivait dans le droit fil de la nature. Homo, ultime crête de vague certes, mais d’une évolution qui ne connaissait ni but, ni plan ; une évolution qui comme l’eau, allait toujours au plus facile, réagissait à l’immédiat. Qui, dans ces conditions aurait pu blâmer les humains d’avoir la vision courte. S’humaniser ? Etait-ce autre chose, justement, qu’apprendre à voir plus loin ? Gê, telle que Pierre se la représente, n’a pas sa place dans le discours politique ou religieux. La transparence même du concept permet de l’ignorer. Il suffit de regarder au travers. Que la vie sur terre soit souvent pénible et triste, sur ce point, les idéologies s’accordent. 23


Elles font bien davantage : elles y contribuent. Pour les églises (ou sectes ? la différence lui échappait !), le malheur est une fatalité, le châtiment d’un crime mythologique “génétiquement transmissible” que seule la résignation ou la soumission aux gourous peut expier. En compensation, elles proposent à leurs fidèles une gamme de “paradis” allant, suivant la secte, de la possession des plus belles femmes à l’ineffable vision de Dieu. Pierre eût peut-être opté pour la version “chasse”… l’errance dans les prairies bienheureuses du grand Wacondah… mmh… version paradisiaque qu’il eût sans doute acceptée si elle lui était proposée au terme de ce vol. La boutade, ce clin d’œil à l’enfance, le fit sourire. Décidément, chez moi, les Indiens ne sont jamais loin ! Mais le regard des religions porte dans l’Au-delà, au-delà de tout, bien au-delà de Gê. Il est donc vain d’espérer leur concours dans la conquête de cette planète. Au contraire ! Une réussite dans ce sens risquerait de leur être fatale. Etaient-elles machistes ces religions ! Posséder de belles femmes (et la santé qui va avec, bien sûr) est tentant, mais pas pour une éternité quand même. Voyons, quelles récompenses proposaient-elles aux ouailles féminines ? De beaux hommes ? Le vagabondage cérébral de Pierre récupéra l’image de la pharmacienne ! Sa première vision de cette jeune femme le rendit muet. Etait-elle vraiment jolie ? Pas sûr. Mais elle dégageait une telle sensualité qu’il eût pu la regarder des heures durant. Chaque achat de médicament (ou de shampooing) confirmait l’effet, mais multiplier pour cette raison les achats de spécialités pharmaceutiques eut été débile. L’âge était passé n’est24


ce pas. Et les choix faits. Ceux de la belle aussi, sans doute. L’oeil sur l’oculaire du microscope de la vie, le scientifique qu’il était étudiait ses pulsions, ses inclinations, les “bugs” qui encombraient son esprit, sources d’occasionnels plantages, ses indignations. Il en mesurait la force, les mouvements, et les comparait aux observations faites sur d’autres échantillons d’humanité. Quelle vitalité ces instincts ! Sans garde-fous moraux, sans encadrement adéquat l’espèce humaine était dangereuse. Quelques monstres brutaux ou pervers devaient sûrement figurer sur la liste des passagers de l’astronef ! Du regard, il parcourut les alentours… Comment les reconnaître ? A peine distincts sans doute de ceux, beaucoup plus nombreux, qui les jugeaient. Comment juger ? Ce qui se passait dans la tête de l’assassin de huit femmes, dans celle du violeur d’enfant, chez l’illuminé qui découpe l’ethnie voisine à coups de machette, qui pouvait le savoir ? Le destin se jouait-il dans la tête, ou dans les hormones ? Responsables ? Comprendre, récupérer, pardonner ? Peine de mort ? Non… par prudence, nous dirions non. Mais seulement à condition de neutraliser la menace que ces délinquants font courir !… Pourquoi les enfants sur cette Terre constituent-ils des victimes de choix ? L’homme, ce bipède qui a tant de mal à admettre qu’il descend du singe, immole sa descendance sur l’autel de ses rivalités, ou de soi-disant réalités économiques. Il embrigade ses enfants dans d’interminables guerres d’extermination. Dans le monde “développé” les enfants représentent d’abord un marché. Mal défendus, ils sont la cible des 25


marchands de tabac, la proie de l’industrie de la malbouffe. Les prédateurs sexuels les volent ou, dans certains pays, les achètent. Et les gouvernants, quand ils ne sont pas complices, ferment les yeux. Non, le bien de l’enfance, son avenir, ne sont pas des priorités ! Pendant ce temps les grands singes, ces “bêtes”, se comportent en parents attentionnés. Dans les états en perdition… Congo, Soudan, Somalie, Afghanistan, Irak, Palestine… et même à Moscou, errent par millions des enfants affamés, armés, sans espoir d’éducation. En Occident les enfants n’ont pas faim : ils sont gros… ou trop gros. Ils ne bougent pas assez, n’obéissent plus. Ces parents démissionnaires ne savent où les fourrer, où les placer, et la peur, insidieusement, se substitue à l’amour. Pierre conclut sa rêverie : “drôle d’espèce, que l’espèce humaine… la seule pour laquelle l’éducation des jeunes n’est pas une priorité absolue ! Les seuls mammifères qui ne consacrent pas à leurs jeunes tout le temps que requiert l’apprentissage !” Ce nouveau regard pour les enfants, coïncidait avec celui que depuis peu il portait maintenant sur le monde animal. Le temps qu’il avait passé à l’étude de l’Evolution révélait en effet l’innocence, et la vulnérabilité, que partageaient les enfants et les animaux. Pierre les unissait maintenant dans une même tendresse, et ce curieux rapprochement eut sans doute été incompréhensible, voire scandaleux pour beaucoup. Les dieux aiment les enfants à leur manière : ils les enrôlent… ou se les font offrir en sacrifice.

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Lui revenaient à l’esprit les bouffées de colère, ou de décou­ ragement, qui l’étreignaient au spectacle d’une humanité prisonnière de sa génération, bornée à celle-ci,apte à projeter ici la construction d’une monumentale tour, là un gigantesque stade, mais impuissante à ébaucher une perspective, planétaire celle-ci, pour la génération suivante. Comme des pensionnés, ceux qui partiraient prochainement n’étaient déjà plus concernés par l’avenir de la “boîte”. Au moins échapperaient-ils au chômage. Leurs aînés, lui-même inclus, se félicitaient de ne plus avoir à refaire leur vie aujourd’hui. On plaignait la jeunesse. Sincèrement. Et, cet acte de contrition accompli, on pensait : “qu’ils se démerdent !” A plaindre, les enfants ! Nés logiques, ils apprennent à se débattre dans un monde qui se démène… Dès l’âge le plus tendre (il avait eu cette chance !) la famille l’exhortait à l’honnêteté, à la générosité, à la patience et à une cohorte d’autres vertus. Ces règles harmonisaient les relations entre individus. En même temps, les “grandes personnes” se résignaient à constater que la vertu ne s’appliquait pas partout. Pas en ce qui concerne les relations entre nations, par exemple. Les étiquettes “intérêt national”,“raisons d’état” exonéraient la plupart des crimes, l’agression, l’exploitation éhontée et la dissimulation. Avec les années, il ne comprenait pas davantage en quoi les raisons d’état pouvaient profiter aux citoyens ? Avec tristesse et dégoût, à jamais à l’écart de toute allégeance politique il notait l’absence évidente d’ouverture, d’objectivité, de générosité, à l’échelle des nations et des partis. Ces qualités, quand 27


elles étaient manifestées par un chef d’état, s’interprétaient comme des signes de faiblesse, de trahison… que sanctionnait souvent l’assassinat. Des hyènes arc-boutées déchirant entre elles les tripes d’un zèbre… Telle était l’image qu’il se faisait de l’humanité… au “sommet”. L’acharnement de Poutine à domestiquer les Tchétchènes ? Pour le plus grand bien des citoyens russes ? Une politique d’apaisement, de réconciliation, n’eut-elle pas été plus rentable ? En quoi la pagaille entretenue par les services américains dans tant de régions du globe ajoutait-elle au confort du citoyen US ? Croyait-il sincèrement, ce dernier, que les peuples, comme des oies, l’attendaient pour être gavés de démocratie ? Les pauvres américains étaient-ils moins pauvres, ou seulement les riches plus riches ? Leur arrivait-il, à ces gens, de se poser des questions concernant le fonctionnement de la démocratie dans leur propre pays ? On avait dit à Pierre, sur le ton de la condescendance : “Votre logique est enfantine, mon ami, vous ne comprenez rien aux affaires”. Pierre en convenait volontiers. Il n’était pas tout à fait adulte et, dans une telle perspective, n’avait aucune envie de le devenir ; les conflits incessants, l’instabilité, la faim, l’attrait de la grosse bouffe, de la drogue, la surconsommation de médicaments, parlaient d’eux-mêmes. L’intérêt national n’est jamais que l’intérêt déguisé d’une poignée d’individus à la poursuite d’un profit nécessairement immédiat, ferment à long terme de catastrophes, qui ne deviennent nationales que lorsqu’il s’agit de les éponger. L’art de terminer un conflit consistait à planter le décor du suivant. 28


Peu de temps avant le départ, et dans le but de faire un peu d’ordre, immergé dans les papiers il avait retrouvé divers textes écrits bien des années auparavant… et même une lettre dans laquelle un vieil ami, poète connu, louait ses qualités d’écrivain. Quelques sentences imagées, en effet, captaient l’attention. Eh oui, un sprint de quelques pages était dans ses cordes. Mais un livre, c’est un marathon ! Et le souffle manquait. Le souffle, ou le courage ? L’inspiration, ou les 90 % de transpiration ? Nadine lui avait même offert “Oser Ecrire” de Madeleine Chapsal, texte qui ne l’avait guère impressionné. Madame Chapsal, dans ce livre, en écrivain connu, gagnait honnêtement sa vie. Elle pouvait souffler un peu, n’est-ce pas ? Et puis, que venait ici faire l’audace. Tant de bouquins démarrent en fanfare, piétinent et s’achèvent… calent plutôt, sur un “non-lieu”. Un livre de plus, qu’on ferme avec un soupir, qui traîne… qu’on égare. Pierre avait placé la barre très haut. Victime de son perfectionnisme, il ne concevait pas de proposer un texte médiocre. Mais le véritable obstacle était ailleurs. Son livre à lui, s’il en créait un, devait véhiculer une découverte, ouvrir une 29


porte. Qui s’ouvre sur le bonheur forcément, car aucune grille, aucune enceinte ne ferme l’accès au malheur. Les années (est-ce surprenant ?) n’avaient apporté ni la sagesse, ni l’illumination. Comme tant d’autres, clopin-clopant, il poursuivait sa quête. Pas malheureux en somme, mais pas assez heureux, pas assez imbu, pour proclamer : “faites comme moi”, ou “écoutez mon message” ! D’où lui venait donc cette stupide prétention de penser que pour s’adresser aux autres, capter leur attention, il fallait nécessairement être prophète ? A l’évidence, c’était plutôt les naufrageurs qui faisaient la une. L’horreur, et la bêtise, étaient porteuses. La vie, clame-t-on est une bouffonnerie. Peut-être. Mais est-ce de bon goût d’insister ? Est-ce utile ? L’entendre, la lire, la voir, à longueur d’années, fait mal. Sans doute est-ce du journalisme, juste de l’info. Mais la douleur, à la longue, anesthésie, tue. Elle tue aussi sûrement que le mal, elle devient le mal. Ajouter sa voix à ce concert de récriminations, de plaintes lui semblait indécent.“Lavage de cerveau !”, se dit-il. Toutes les ressources de la communication paraissaient se conjuguer pour convaincre les jeunes de la rareté de l’emploi ; mais dans la foulée les postes à pourvoir étaient réputés innombrables ! Comble de l’incohérence, la qualification des jeunes et la mise en œuvre de tout ce que cela implique n’était pas la priorité de la nation ! “Au sommet, on n’a toujours rien compris” se dit-il. Compris ce que les animaux savent : que nos enfants sont nos héritiers, qu’ils nous perpétuent, qu’ils ont droit au bonheur, 30


à ce que nous pouvons donner de meilleur. Que la jeunesse est un champ ! Qu’on attend une récolte ! Ce n’est pas une jachère ! Que l’enseignement des sciences, bien plus qu’un chemin d’accès à diverses professions, constitue la composante essentielle d’une culture adaptée à l’époque, le bagage indispensable de celui qui espère comprendre les enjeux du monde actuel. On nous serine que la loi est en perdition, la nature à l’agonie. La jungle urbaine gagne l’espace perdu par la forêt. Il y a peu, sereine, Martine Aubry créait du temps libre à un prix sacrifié. Sûrement, un homme, ou une femme, dans une illumination allait un jour proposer une autre approche et poser les jalons d’une piste d’espoir ! Pas les allées religieuses, rectilignes, ascendantes, que l’on suit le nez dans le ciel, pour soi-disant apprendre à poser le pied. Pas les impasses dans lesquelles s’engagent des politiques doctrinaires, matérialismes déracinés pour lesquels la nature n’est qu’une esclave… de plus. La physique avait ses génies unificateurs, esprits qui fusionnent en bouquets les brins épars du savoir. La biologie aussi avait son fil d’Ariane, l’ADN. Alors pourquoi la “Vie”, c’est-à-dire cette procédure qui s’applique pour exister sur la terre, seul habitat jusqu’ici certifié de la conscience n’aurait-elle pas son “luminaire”, son génie qui d’un coup nous éclaire, nous convainc que le minéral, la plante, l’animal, les hommes de toutes les couleurs ne font qu’un “monde”, qu’ils relèvent des mêmes lois ? Faute d’être ce génie, découragé, Pierre avait déposé la plume. 31


Mais, en même temps qu’il se résignait à renoncer au sublime, la retraite, initialement juste une vue de l’esprit, s’insinuait et allait lui permettre de valoriser des aspirations plus modestes. “Ce que j’ai compris, je l’expliquerais à un cheval de bois !” se plaisait-il à répéter. Faire goûter au profane le patient labeur, les hasards, les rigueurs, la poésie de la découverte scientifique avait constitué l’axe principal de son activité au cours des dernières années. Les bénéficiaires de cette activité étaient des aînés en quête de réponses aux interrogations jaillies de sciences en éruption. Il retrouvait chez ses étudiants son propre plaisir à comprendre, à saisir la beauté de l’approche et l’impact du résultat. La stimulation était donc permanente, mais aussi le défi. Le rythme des acquisitions nouvelles était frénétique, la presse pleine de remises en question : nouveaux (vieux) ossements, exoplanètes, gènes présumés coupables d’innombrables agressions, Mars avec ou sans microbes, des modélisations constamment revues, étendues. Son cours exigeait donc des adaptations qui, d’année en année, demandaient plus d’efforts. Il eut été facile d’imputer cette lassitude à l’âge mais il n’était pas sûr que cette explication fût la bonne. Ses étudiants étaient simplement plus avertis aujourd’hui qu’il y a dix ans. Emissions plus ou moins bien faites, une profusion de magazines de vulgarisation, avaient popularisé des notions aussi fondamentales que l’ADN, la dérive des continents, l’effet de serre etc. Le cours exigeait donc chaque année davantage. L’avalanche des données d’une part, et d’autre part son désir d’excellence eurent finalement 32


raison de son plaisir à donner cours. “Ne soyons pas idiot, tout de même !” se dit-il. “Familiariser mes semblables à quelques notions scientifiques, à la réalité terrestre, n’était-ce pas mon objectif ? Et il semblerait qu’il se réalise ! Réjouissons-nous donc !” En même temps, il se promit, sans trop y croire, d’utiliser le temps récupéré pour combler des lacunes littéraires. Toute contrainte vitale définitivement évacuée, la tête est claire, l’esprit rapide. Rien n’est servi dans ce vol, tout est à l’économie, mais on n’a ni faim, ni soif. Son whisky du soir, et la légère brume qui l’accompagnait, ne lui manquait pas. L’Homme, se dit-il, est devant un dilemme. Fruste, il est proche de l’animal : génétiquement programmé pour survivre. Avec l’intelligence, l’éducation, l’âge aussi, l’absurdité du phénomène s’insinue d’abord, s’impose ensuite. Des machines à survivre ! Des gladiateurs de l’absurde. Des soldats qui, jour après jour, affrontent la mort jusqu’à ce que celleci, miséricordieuse enfin, les délivre. Les délivre de l’angoisse, de la peur de mourir. Difficile d’admettre que ce constat est l’ultime découverte, celle qui ferme à tout jamais aux vivants l’accès au bonheur de vivre. Fallait-il quatre milliards d’années pour aboutir à une telle conclusion ? Pour lui, il était clair que toutes les approches de la vie n’avaient pas été explorées. En regardant vers le Ciel l’Homme faisait fausse route. Mieux valait renoncer à un absolu très improbable et élaborer un petit bonheur tangible. Le paradis recherché était sans doute tout proche, sous nos pieds. Gê était cet Eden : une “réserve”, une réserve galactique de beauté et de fertilité, 33


accessible seulement à l’Homo réellement sapiens, celui que nous pourrions devenir en transcendant l’égoïsme primaire qui assura la survie de l’animal. Quand les trésors d’amour, d’harmonie et de créativité contenus en germes dans notre grand cerveau pourront s’épanouir. Il lui sembla qu’il avait sommeillé. “Je me serais dissout dans le Grand Tout que je ne m’en serais même pas aperçu” pensa-t-il. “Peut-être y étais-je ?… Privilégié ! Toute ma vie je fus privilégié. Je ne l’ai jamais oublié. J’ai connu d’excellents moments. Ils n’ont pas de prix… leur rareté sans doute.” L’esprit les conserve dans un écrin qu’à l’occasion il ouvre : “Le vent chaud brassait la terre à pleins buissons. Soumis, les osiers sur la digue s’inclinent, rendent hommage. Etrillés, les peupliers du bord du lac abandonnent leurs feuilles caduques qui s’étalent à la surface de l’eau. Le vent s’acharne sur ces intruses qu’il ratisse vers la même berge. Maître du terrain il froisse l’eau pour jouer avec le soleil;” Les agents immobiliers le savent bien : le client craque pour un détail, le vieil âtre, les poutres de la grange, ou l’arbre majestueux, déclics de nostalgie. Eux, c’était l’eau qui les avait piégés, l’étang et les peupliers qui le bordent, l’espace d’un vaste pré, l’harmonie de l’ensemble. La maison et dépendances n’en étaient qu’une partie. A l’époque, l’Aveyron se désertifiait. Le terrain n’était pas cher. Tout s’était fait très vite, dans l’exaltation de la mise à la pension, période 34


trouble par excellence, propice aux erreurs, pépinière d’illusions. Sa femme surtout, avait poussé. D’emblée il se rendait compte qu’elle ne supporterait pas une telle retraite mais, l’espace, les arbres fruitiers, l’herbe tendre et, qui sait, la pêche dans l’étang… On acheta deux ans d’enfer. Comment le couple tînt, Pierre ne savait plus, ne voulait plus se rappeler. Echanges acerbes, mesquineries, bouderies, reproches, l’effrayante cacophonie que vivent les couples qui capotent. A l’époque il en avait rempli des pages entières ! De ces comptes-rendus d’audience ou les parties n’écoutent plus. Il n’y a pas si longtemps, il les avait brûlés. Ils étaient restés ensemble cependant, les pièces du puzzle lentement reconstituées en un paysage reconnaissable, comme ces peintures vieilles et écaillées, mais qui transmettent encore l’image d’une paix champêtre. C’était cette même compagne, Nadine, cette épouse qu’il avait donc quittée quelques jours plus tôt. Quelques jours ? Quelques heures ? Il ne savait plus. Mais c’était pour toujours. Le temps, n’est-ce pas, s’était arrêté. Comment réagissait-elle maintenant ? Elle était triste sans doute. Mais jamais il ne saurait combien. Son étang ! On y nageait de juin à septembre. Il lui devait les meilleurs moments de ce séjour en France profonde. Alimenté par un ruisseau qui jaillissait d’une colline trop pentue pour la culture, le lac regorgeait de carpes, tanches, gardons. Les grenouilles en réclamaient les bords. Les frayères repérées en avril, les têtards, témoignaient de la qualité de l’eau. D’une eau comme celle de 35


la rivière de son enfance, où l’emmenait son grand père, bonne pour pêcher, bonne pour se baigner, saine, vivante. Il n’imaginait pas que la possession de cette pièce d’eau allait lui apprendre tant de choses sur le genre humain. Cette eau profonde, sombre, faussement dormante puisqu’elle coule en continu dix mois par an, suscitait chez la plupart des visiteurs, la répulsion ! Evoquaitelle quelque instinct profond avec lequel l’adulte ne veut plus renouer ? Pierre aimait nager ; Nadine aussi. Mais la plupart des amis hésitaient, ou simplement déclinaient l’invitation à un bon exercice, à un rafraîchissement estival. Pierre se souvient : la grippe. Il n’a rien dit, mais il y a un temps déjà qu’elle couve ; il sait que quelque chose se prépare. Fièvre, mal au ventre, angoisse aussi. D’après Nadine, férue de psychologie, on n’est pas malade sans raison. Ai-je trop travaillé dans cette vaste propriété ? L’angoisse permanente qui m’habite depuis que je suis ici va-t-elle me détruire ? Serait-ce mon foie qui se rebelle contre un excès de vin ? Alité, il songeait : “faudrait faire gaffe car, perdre la santé ici, équivaudrait à mourir.” Ce n’est tout de même pas la construction d’un débarcadère au bord du lac qui me rend malade ! Le débarcadère, le nouveau must ! C’est l’ami André, cet homme actif, arrivé avec sa femme trois jours plus tôt, qui lui a mis cette idée en tête. A quoi bon, tous ces efforts ! “Faites comme moi: asseyez-vous sur le bord et laissez-vous glisser dans l’herbe jusqu’à ce que les pieds prennent contact avec le fond caillouteux”. Mais soit, je profiterai de l’aide précieuse de cet ami 36


très cher, et j’y vois aussi un moyen de lui rendre le séjour agréable. Nager en compagnie de poissons est, en effet, pour lui sans attrait ; il est plus heureux dans les poutres et le ciment. Maintenant que le travail est commencé il faut poursuivre, sinon l’effort engagé dans les fondations sera perdu. Mais, depuis hier, je suis au lit. Ma santé me trahissant, mon esprit répète inlassablement ce que mes mains auraient dû accomplir aujourd’hui. Les séquences de la construction défilent sous mon front fiévreux : amener sur la digue à 200 mètres de là, le ciment, le sable et les cailloux, le bois. En quelles quantités ? Les chevrons… dans quel ordre les assembler ? Le calibre des trous ? Les percer sur place, ou à l’atelier ? Rêver le débarcadère est plus fatigant que l’exécuter. Je suis trop malade. J’en suis sûr, ce n’est pas la grippe. J’appelle un autre médecin. André est irremplaçable. Pendant que je divaguais dans mon lit, il coulait tout seul les fondations du débarcadère, transportant en voiture à travers le pré les matériaux, mélangeant sur place les ingrédients dans une brouette. J’en fus réjoui, et soulagé. De fait, maintenant que la grippe a été exclue de mon profil de patient, qu’une attaque de cystite par un agent infectieux a été reconnue, on m’a demandé, les amis d’abord, Nadine quelques heures plus tard, si la carpe dont j’avais mangé un morceau l’autre jour ne devait pas être mise en cause. Qu’a-t-elle fait cette malheureuse carpe ? Les Chinois en mangent, les Juifs aussi. Ce n’est pas tellement bon. Aussi, m’étais-je promis de laisser ces gros poissons en paix. Les voir croiser en groupes dans mon étang, suffisait à mon bonheur. 37


Dieux des étangs ! Comme je vous suis reconnaissant d’avoir pu établir sans ambiguïté que mon inconfort se manifestait déjà avant l’ingestion de ce malheureux cyprin. “Ne serait-ce pas l’eau ?” m’a alors demandé André. Oh, le sournois ! Attaque anodine, gratuite parce que ne reposant sur rien, et difficile à parer aussi : l’agresseur sait bien que vous n’entreprendrez pas les analyses requises pour le réfuter et garde donc le bénéfice du doute. Il justifie ainsi sa petite lâcheté de la veille en affirmant que, tous comptes faits, il était bien inspiré en évitant le contact avec cette soupe à poissons. C’est le moment de se montrer intelligent : mes petits fils, Nadine et moi avons nagé tout l’été passé, nous sommes en juillet et nous nageons depuis mai ! J’abandonne donc la lice à André, si ça l’amuse. J’en ris maintenant. Et puis, que justice soit faite ! Les petits-fils allaient raffoler du nouveau plongeoir. Enfin bien soigné, je vais mieux. Faible encore, je me remets au travail avec André car le lendemain il allait nous quitter. Au repas, faisant écho à Nadine qui suggérait l’installation d’une bicoque sur la digue, mon ami me dit soudain : “tu sais, pour construire une bicoque, tu as assez de planches. Tu fais ceci, tu fais cela…”. Ce malheureux ignorait encore que nous étions déjà décidés, Nadine et moi, à quitter ce champ de bataille au plus vite et à rompre. Chaque ami ou connaissance invité à contempler notre rural royaume y est allé de sa contribution :“Si j’étais toi, je ferais ceci, je ferais cela…”. Dans les premiers temps, ces mots déclenchaient l’angoisse : il en 38


eut fallu dix comme moi pour accomplir cette œuvre titanesque. Chaque proposition avait, dans l’optique de son auteur, un petit côté prioritaire qui m’obligeait à trouver de meilleures raisons encore pour retarder, oh ! juste un peu, la mise en route du projet. Mais pourquoi donc étais-je en permanence sur la défensive ? Je réussis à me souvenir qu’ici j’étais le maître. Ne se mettait en chantier que ce que j’avais décidé d’entreprendre. Je remerciais toutefois pour la suggestion, même si je l’avais déjà envisagée des mois auparavant. De fait, ces braves gens n’en pouvaient rien. Leurs remarques, intéressantes pour la plupart, me faisaient prendre conscience que j’avais abordé une pyramide, et que je n’étais pas Kheops. Nadine, par contre, qui avait tout déclenché, déclarait à longueur de semaine qu’elle s’en foutait, que tout ceci n’avait déjà plus de sens pour elle. C’était en août ! Le 4 août très exactement. Le jour où il avait reçu une carte d’Adrien ! Les souvenirs remontaient en foule. Pensez, dix-huit mois plus tôt ils collaboraient encore. C’eut été gai de répondre à cette attention par une longue lettre bien écrite, brossant le tableau d’une vie qui se met en place, qui affronte quelques problèmes certes, mais qui, dans l’ensemble réussit. Pouvoir lui dire : “mon vieil Adrien, nous sommes contents. Quand passes-tu donc dans le coin ?” Au lieu de cela : l’échec ! Waterloo. Que répondre ? La vérité ? Quelle vérité ? Annoncer une séparation qui n’est pas consommée, la vente de la propriété qui, peut-être, n’aura même pas lieu ? Retrait 39


dans son cocon. Eviter de communiquer. Parce qu’il faudrait dire quelque chose, et qu’on ne sait plus quoi. Ou qu’on sait trop bien ! A quoi bon claironner la défaite. Pierre soupira : “Adrien aussi, s’est retiré dans un cocon. Pour les mêmes raisons, j’imagine. Cher Adrien .” Adrien, Tony, Lucia… les absents défilaient, intéressants ou simplement sympas, perdus de vue, séparés par la distance, par les bifurcations de la vie, collègues, du pays ou étrangers. Il revoyait les enterrements… quelques crémations aussi. La cérémonie, l’évocation du mort. Son père d’abord, sa mère un an plus tard avaient pris congé via l’église, dans les règles. L’affection des témoins était au rendez-vous. Mais le vieux souvenir, cultivé toute sa vie, était le départ d’Alfred, son grand-père. Aventurier, artiste à sa façon, bohème, le tout un peu mais pas trop, cet esprit indépendant et bon vivant savait rire. Petit, comme les hommes de sa génération, pas beau, il plaisait aux femmes… jusque très tard. Ce qui tracassait ma très chrétienne de mère qui s’en faisait pour le salut éternel de son beau-père. Chère femme ! Il n’y avait pas foule à l’enterrement d’Alfred, mais tous étaient très peinés. On perdait un rayon de soleil. Retour du cimetière, les amis s’étaient rassemblés dans la modeste salle paroissiale pour la traditionnelle collation de sandwichs et café. On se connaissait. On évoqua Alfred, sa gentillesse, ses farces, ses aventures, ses pêches. On sourit, et on rit. L’adieu au disparu se termina en partie de rigolade, en 40


chaude camaraderie. Une véritable catharsis. Pierre se souvenait. Il était bien jeune encore mais comprenait qu’il était témoin d’une véritable réussite. A ma mort, avait-il conclu, je voudrais que ce soit pareil. Au fait, comment était-ce à ma mort, ou justement après ? Aucune idée.

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Mourir, c’est perdre conscience L’adieu aux connaissances La fin de l’actualité Le terme à la curiosité

Certes, il s’était arrangé pour ne pas étirer le déclin et, sans doute lui en était-on reconnaissant. Mais son départ ne pouvait pas avoir été une fête. On lui connaissait un peu d’humour, mais il n’était pas vraiment rigolo. Ses frasques se réduisaient à peu de chose et il n’avait pas non plus la simplicité d’Alfred. Sans doute, le regrettaiton un peu… mais il devait se contenter de cette supposition. Mort c’est mort, n’est-ce pas ? Que pensaient ces gens groupés autour de sa dépouille ? Acceptaientil, comme lui, que tous les contacts fussent à jamais rompus ? Tenteraient-ils, comme son père, de se consoler en pensant approcher la Sainte Vierge, voir Louis XIV au réveil, Napoléon à Austerlitz et d’autres figures qui, à défaut d’êtres grandes étaient au moins connues. Espéraient-ils vraiment détendre enfin les 42


ressorts que les frustrations accumulent ? Son père comptait bien sur l’éternité pour régler un contentieux avec des problèmes d’arithmétique ! Pur esprit, il eut été gai en effet de planer dans les espaces intersidéraux, de passer les murs et s’adonner au voyeurisme. Ni chaud, ni froid, jamais faim, jamais soif, juste regarder. Discuter le coup entre fantômes eut sans doute été plus gai encore. Le paradis, en somme. Mais c’était trop idiot, trop féerique… impossible. Ce moment alloué, ici, à “visionner” sa vie était déjà un cadeau. Ou était-ce un jugement, le jugement dernier de celui qui ne peut plus tricher ? Le vrai regret pour lui — son angoisse, le talon d’Achille de l’athée qu’il était — était la frustration de la curiosité. Cette soif ne serait-elle donc jamais étanchée ? Réflexion idiote ! Cette soif était sienne, cette soif, c’était lui. Elle ne lui survivrait donc pas. La seule perspective de mourir comportait donc déjà une damnation, une peine appliquée avant la mort même du pécheur. Pourquoi avoir inventé l’enfer, le feu éternel, quand la privation de la connaissance, à elle seule, était déjà un tourment ? Quelle connaissance ? Qu’importe ! Tout ce qu’on eut désiré savoir. Comment fondrait la banquise ; en combien de temps ? Quels mécanismes chimiques avaient enfanté les bactéries ? Comment les humains affronteraient-ils ce siècle et, il voulait l’espérer, les suivants ? Les hommes seraient-ils un jour si habiles au maniement des gènes qu’ils entreprendraient de recomposer la vie, de se 43


recomposer ? Foin des prolongations de la vieillesse ! A quoi bon une décennie ! C’était l’éternité que Pierre réclamait. N’en fallait-il pas autant pour observer la dérive des continents, pour assister à l’agonie du soleil ? En finale, les adieux n’avaient pas été si difficiles. Pour capturer un jeune, la faucheuse doit l’extirper, l’arracher à la vie. Les vieux par contre, en cela semblable à de vénérables murs tapissés de scènes antiques font parfois illusion, mais le papier ne tient plus. Dianes, éphèbes et grands cerfs se détachent par pans entiers. Depuis des années, il s’était, disait-il, déjà “dématérialisé”, jugeant inutile, voire indigne, de faire écho aux grincements d’une articulation ou d’un dos trop sollicités, de prêter attention aux ragots ou de se plaindre d’un repas mal réussi (accident rare avec Nadine)… D’ailleurs, il y avait longtemps déjà qu’il lui abandonnait toutes les décisions mineures, à Nadine ! Le programme à la télé, ce qu’on ferait le dimanche, le choix d’un restaurant… et de la table ! Quel silence, ici. C’était sans doute ce qu’on appelle un silence de mort. Etait-ce un vice, une tare, d’aimer le silence, un épais silence… que l’on peut écouter, savourer ? Nadine semblait le penser. Comme tant de gens, elle réclamait un bruit de fond. C’était évidemment son droit. D’autant que son écoute souvent sélective, fournissait des informations utiles et alimentait les conversations. Pierre la voyait un peu comme sa fenêtre sur le monde, un accès 44


à un autre côté du jardin. Cette chère Nadine… on s’arrangeait souvent pour être séparés par une porte close. Qui était-il finalement ? Quelle personne sous-tendait les multiples rôles qu’il avait joués ? Rêvant de grands espaces à prospecter, le jeune homme envisageait une vie d’agronome, de géologue peut-être (sa décision n’était pas prise), mais la famille l’avait brusquement piégé. Nadine était avant tout citadine. Soyons juste ! L’enfant en attente était une œuvre commune. Il y avait urgence, il fallait assumer. Rétrécir l’horizon aux murs des laboratoires et des salles de réunion… l’élargir à l’occasion sur le site bien choisi d’un congrès. La retraite survint au bout de trente ans. Inattendue, traumatisante, dans la débandade d’une institution sabotée par sa direction. Prématurée, elle ouvrait aussi de larges perspectives. Trop larges sans doute, trop soudaines pour que le couple prenne toute la mesure de ce qui distinguait leurs attentes. Une excursion donc, en Aveyron… qui tourne court. Adieu fruits et légumes, à l’éventuelle basse-cour, à quelques clapiers. La douloureuse parenthèse avait duré deux ans. Le couple chancelant entama une nouvelle volte face. La vraie retraite commençait. Celle qui vous cueille en plein vol, qui se décide quand votre maison est vendue. L’atterrissage forcé. Sa résilience le surprit. Cette soudaine vacance n’étaitelle pas l’occasion de chercher des réponses aux interrogations 45


accumulées, toujours repoussées, dans l’attente de l’improbable répit qui permettrait de les aborder. La vie professionnelle est en effet exigeante et les ressources intellectuelles qu’on s’autorise à détourner des objectifs “importants” sont réduites. Question d’énergie. Occasion unique donc d’étancher une soif, d’entamer une nouvelle quête de savoir. Peu importe l’ampleur de la tâche. Une question en amène une autre, et de lien en lien se tisse une toile. Le voilà donc plongé dans la géologie (évidemment !) et, captivé par l’évolution il découvre un monde, un monde dont il fait intimement partie, dont il émane, mais à côté duquel — il le découvre — il avait vécu. Un accès retrouvé à de vastes horizons, en effet ; un profond sondage dans le temps. Par personnes interposées sans doute, livresque, mais qui débride l’imagination. Enthousiaste, il devint vite contagieux, s’évertuant à partager ses connaissances nouvelles avec un maximum de gens, eux aussi enfermés dans des mondes cloisonnés. Les cours pour adultes lui valurent le nom de “professeur”. Inutile de chercher à détromper son public. Trop compliqué. Les étudiants ont besoin d’un “prof”. Prof donc, il était devenu. Pourtant, le souvenir de sa campagne aveyronnaise revenait, lancinant. Quelle était sa vraie place ? Qui était le vrai Pierre ? Le “néo colon” d’une campagne à l’abandon, le nouveau propriétaire d’un domaine à restaurer, embarqué dans un métier dont il ne connaissait rien, ou le prof totalement investi 46


dans une mission : réconcilier l’Homme et la Terre ? Il était donc tous ces rôles à la fois, un perpétuel devenir, à l’image de l’évolution, se définissant de la confrontation permanente au hasard de quelques traits esquissés dès la tendre enfance. Le souvenir de son vaste domaine à nouveau le submergea. Quelques mois à peine après leur installation, ses amis, laissés au pays, avaient reçu une lettre qui leur fit bien plaisir. Et suscita un moment d’envie, peut-être aussi : “Je me taillais, à la faux, un passage dans l’herbe qui recouvre la digue de l’étang. Sous le soleil, je retrouvais le geste efficace que m’avait enseigné le cantonnier de Fenffe. La végétation meurtrie exhalait des odeurs variées où dominait la menthe. Les courtes poses que je m’octroyais étaient consacrées à cueillir quelques grosses framboises sucrées. Sinon, je regardais les poissons à la surface de l’eau. De temps à autre, le coassement d’une grenouille déclenchait un bref concert. Je retrouvais avec tendresse cet animal qui m’avait prodigieusement intéressé pendant l’enfance et qui semble avoir totalement disparu en Belgique depuis trente ans. Je n’ai pas encore eu le temps de pêcher ou, plus exactement, le temps de réapprendre à pêcher. Mais mon fils a pris une carpe de plus de trois kilos. Comme il laissait son sort entre mes mains, j’ai opté pour sa remise en liberté pensant que Nadine ne serait sûrement pas encore disposée à préparer un gros poisson (j’ai appris depuis que les grosses carpes sont moins bonnes). 47


L’atmosphère est pure et le petit village vit discrètement. De loin en loin un chien aboie et trois voitures par jour passent dans ma rue… Vers 20 h 30 le paysage devient fantastique. Le soleil couchant est encore lumineux mais les reflets ont disparu. Les ombres sont longues, les couleurs bien tranchées, les profils nets. Je profite de ces conditions idéales mais de courte durée, pour faire de Lescure des photos inoubliables… Vraiment, se dit-il, j’ai connu là un moment de bonheur que, même l’angoisse de ne pas être à la hauteur de la tâche, ne pouvait entamer. Les Guibert se doutaient bien que leur succéder dans cette ferme ne serait pas facile. Ils téléphonèrent plusieurs fois pour s’enquérir du progrès de notre installation, de notre intégration. Usés par le travail et de graves soucis de famille ces gens nous avaient laissé un foutoir comme jamais je n’aurais pu imaginer. Interrompant la littérature pour les chiffres, la lettre donnait aux amis le bilan des denrées insolites relevées dans le grenier, les trois caves, les garages et la partie jardin. En bois (madriers, planches, sections de tronc..) environ cinq stères, quatre brouettes de vieux verre (des tessons !) menées au conteneur communal. J’évaluais les métaux à plus d’une tonne, et la commune se chargea de nous débarrasser d’un demi camion d’ordures (plastiques, matelas, sièges d’auto, tuyaux…) Il est des lieux où le courant emporte instantanément celui qui cesse de ramer. La ferme est un tel lieu. Esclave enfin libérée, la végétation 48


explose. Par milliers les noyaux de cerises, de prunes germent et se lancent à la conquête du ciel. Les écoulements se bouchent, les corniches débordent, les peintures écaillées découvrent un chambranle agonisant. Certes l’âge des Guibert n’excusait pas tout. Pas tant de crasse en tout cas. Ils étaient sales, dispersés, et l’avaient toujours été. Mais j’étais fasciné par leur résilience, leur audace, les innombrables techniques qu’ils avaient su maîtriser, allant de la fabrication du vinaigre, à la construction d’un vaste étang destiné à l’irrigation du maïs, à la construction d’un logement, de hangars… sans oublier les cultures potagères et les conserves, les lapins, la volaille, les greffes… la vannerie en hiver. En filigrane, l’incertitude d’une récolte, les fluctuations du marché de la viande… Pendant ce temps, fonctionnaire, Pierre jouissait d’un salaire garanti. Sauf grosse bourde, il était seul à être vraiment concerné par la qualité de son travail, à apprécier l’intensité de ses efforts. Ces rôles avaient été joués avec plus ou moins de conviction. Sans vraie faillite. Sans grandes réussites non plus. Tout cela était si loin ! Dix ans plus tard, consulté pour une expertise, il avait déjà eu du mal à renouer avec ce passé professionnel. Maintenant, il était hors d’atteinte… et pour toujours. Oui, l’ère des représen­tations était passée. Plus de susceptibilités à ménager, d’appuis à rechercher. Même les dieux ne viendraient plus le tourmenter. Oh, pas les siens, puisqu’il n’en avait pas. Mais les dieux que traînent les autres, ces mythes constamment intercalés entre l’Homme et la réalité, tour à tour vengeurs, culpabilisants, 49


miroirs déformants de l’Homme lui-même. De bataille en bataille le merveilleux pourtant recule. Woehler, en 1828, synthétise l’urée, matière secrétée par les êtres vivants, et donc réputée inaccessible au chimiste, inimitable. Elle inaugure un catalogue de répliques de substances naturelles destiné à devenir si épais qu’on renoncerait bientôt à le tenir à jour. Assailli de toute part le merveilleux, se retranche alors derrière la barrière de l’hérédité, domaine des dieux par excellence. La position tombe avec la découverte de l’ADN. La nouvelle ligne de repli, édifiée à la hâte, proclame : l’ADN est un secret ! Elle est emportée quelques années plus tard avec le déchiffrage du code génétique. Face à la multiplication des lignées fossiles, à l’élaboration des filiations génétiques, aux concordances temporelles solidement appuyées sur une large gamme de méthodes de datation, les fondamentalistes les plus acharnés sont contraints à l’évidence : la stricte lecture de la Bible ne fournit plus une clé de l’interprétation du monde.

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C’est toujours gênant quand des gens, que l’on croit sérieux et sains d’esprit vous disent le plus calmement du monde, avoir vu un fantôme, ou une aura… ou une soucoupe volante. Autant leur laisser le bénéfice du doute, au bénéfice sans doute des bonnes relations. La prudence, pourtant, est conseillée : avant Becquerel, la matière ne rayonnait pas. Ne me jugez donc pas trop sévèrement quand je vous assure avoir vu l’évolution en marche ! Une journée torride d’un été très sec… je longe cette série d’étangs qui s’étagent vers le nord. La partie extrême du dernier n’est déjà plus que vase craquelée. La boue infâme de la pente jouxte une eau glauque, couvertes de taches huileuses d’une végétation pourrie. Que restait-il comme profondeur ? vingt, trente centimètres ? Respirer n’était plus possible dans cette soupe anaérobie. Pourtant, quelques gros poissons (ce devait être des carpes !) survivaient dans ce milieu hostile. Délibérément à moitié émergées, elles se tortillaient dans cette vase portante. Je les ai observées de longues minutes. Leurs nageoires trop faibles pour les soutenir, elles roulaient plus ou moins d’une face sur l’autre. Mais, très actives, elles réussissaient cependant à orienter leur progression, à osciller 51


à leur gré entre l’eau et la boue. Tout à coup, je comprenais ! Ces poissons captaient par la peau cet oxygène que leurs branchies ne trouvaient plus dans l’eau. Fascinant ! Les amphibiens, il y a 400 millions d’années, avait du suivre un cheminement similaire pour entamer la conquête des terres. Je me reconnaissais dans ces poissons acharnés, bien vivants… Je voyais venir l’Homme. Une attitude scientifique eut été de vérifier si, effectivement, les carpes possèdent une capacité à survivre en conditions limites. J’ai préféré ne pas savoir. Pour ne pas compromettre cet instant merveilleux. Comme le phénix, le merveilleux a le don de renaître. Pour cela, il s’insinue. Il fait irruption… et disparaît avant d’avoir été identifié. Une nuit, il avait bien failli m’avoir. Mais il me laissait le souvenir d’un spectacle que bien peu de gens ont eu le plaisir de contempler. Pourquoi me suis-je levé à quatre heures du matin ? Pourquoi suisje allé à la fenêtre ? Mais oui… sans doute à cause de l’aveuglante lumière qui soudainement inondait ma chambre. J’étais pétrifié. Le vaste étang en contrebas brillait comme un diamant, comme si cent voitures avaient tout à coup allumé leurs phares. Les secondes passaient, j’hésitais entre la peur et l’admiration. Etais-je le témoin d’une apparition ? Lourdes me passa par l’esprit. Je me repris, compris… et goûtai quelques instants encore ce spectacle très éphémère. Il y avait du vent, beaucoup de vent. Pas n’importe lequel, un vent d’autan. Je le voyais aux oscillations des peupliers… et puis, à la surface de l’eau… toute ridée. La lune, pleine, à bonne 52


hauteur, mobilisait les crêtes des vaguelettes pour se projeter en mille exemplaires dans ma direction. Une telle conjonction, de la lune, de l’eau, du vent, en force et direction, ne pouvait être que très momentanée, mais l’impression qu’elle laissait était durable. Le hasard, ce soi-disant ennemi du merveilleux, en cette occasion, s’en était fait le complice. Alors que les grands prêtres du merveilleux se bousculent au sommet d’une pyramide d’officiants, un homme est seul, à incarner la doctrine adverse. Il fallait effectivement du courage à Darwin pour proposer un mécanisme aussi aveugle, aussi lugubre que la sélection naturelle, et lui reconnaître la faculté d’ouvrir la voie vers la conscience et la complexité. Ne pouvant manifestement plus nier l’évolution, et les longues durées qu’elle implique, les fondamentalistes proposent maintenant d’associer à l’évolution un intelligent design. Ce dernier avatar du merveilleux développe l’idée qu’une vie si complexe ne peut provenir que d’un esprit supérieur. Quelle sera la prochaine trouvaille ? Sur quel terrain se livrera le prochain combat ? Ne pouvant guère, d’une succession d’échecs, augurer de la victoire, il serait temps pour les fondamentalistes de prier les dieux de leur accorder une petite victoire. “Dieu de Clotilde”, disait il y a bien longtemps Clovis sur le champ de bataille,“si tu me donnes la victoire, je croirai en toi !” Ce jour-là, Clovis fut entendu. Mais…

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Quand accepterons-nous l’évidence que l’être supérieur, c’est nous ; que cette charge nous incombe, parce que, manifestement personne ne veut, ni ne peut l’assumer. Ah ! C’est difficile de vivre sans dieux. Que faisait-il dans cet aéronef ? Qui implorer ?

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Son destin effacé Sur cette Terre il ne sait A quel saint se vouer Ni à qui faute avouer

A qui demander justice ? Où trouver des explications à l’inexpliqué ? Voire à l’inexplicable ? La solitude de l’Homme est totale et peu de gens y résistent. Ils fantasment. Dans leur délire ils se soumettent à des personnages qui ressemblent à Dieu comme la peluche à l’animal. Otages terrorisés, ils supplient ce bourreau qui leur ressemble de leur porter secours dans des épreuves qui souvent sont leur œuvre. Ils n’ont aucune confiance dans leur propre jugement. Aux témoignages de leurs yeux ils préfèrent les versets ambigus. Nostradamus, par exemple, excellait à cet exercice : il fascine encore. Pierre revoyait ce prêtre, révolutionnaire en soutane (façon de parler, car aucun signe extérieur ne trahissait plus son ministère). Devant un petit cénacle réuni par une de ses admiratrices il dénonçait, avec beaucoup de talent, les lacunes, les lâchetés, les méchancetés aussi, d’une hiérarchie conservatrice et de plus en 55


plus anachronique. On le sentait déçu, impuissant. Pierre éprouvait pour ce personnage… un peu de pitié, certes… mais mêlée d’un peu de mépris. Clairement, l’institution à laquelle il appartenait ne pouvait être d’inspiration divine. Elle était humaine. Bien humaine ! Une formation politique de droite, ni pire ni meilleure qu’une autre. Pour son malheur le curé voulait à tout prix y juxtaposer un Dieu Providence, par définition parfait. Un gant droit pour une main de gauche. Renoncer à cette stupide idée, aurait effacé le dilemme. Il lui suffisait, à ce prêtre, de se défroquer, démarche déjà accomplie dans la réalité vestimentaire, se mettre au service d’une ONG si la philanthropie le démangeait et prendre femme, ce qui est relativement facile quand on est beau parleur. Mais non ! Lui manquait le courage d’aller jusqu’au bout de sa démonstration. Douter est une démarche adulte, celle d’une personne pour qui vivre n’est pas suivre mais participer. Rongé par le doute, le curé s’accusait de manquer de foi. Terrifiant système où le dominé supplie le dominant d’intensifier sa domination. Quelle arrogance faut-il pour exiger une foi ! “Ta foi t’a sauvé !” avait dit le Christ. Soumettre l’Homme, était-ce là le vœu du Christ ? Un Dieu pouvaitil à la fois créer l’intelligence, la volonté, et l’interdiction de s’en servir ? “Moi aussi, je prêchais !” se dit-il. C’était sans doute ce qui le rapprochait du curé. Les cours de vulgarisation scientifique, 56


donnés des années durant, n’étaient rien d’autre qu’un prêche. Mais une prédication dispensée non pour convaincre, mais pour partager quelques éléments d’une vérité toujours partielle, fugace, caduque par nature. Rapprocher les humains de leur essence toute naturelle, nouer des liens de parenté avec tout ce qui vit. “Dire, qu’à une époque, je me voulais neutre. Agnostique !” se dit-il. Cela n’avait pas duré, la position étant intenable. Comment rester neutre face à des horreurs du genre : Soyez la crainte et l’effroi de tous les animaux de la terre et de tous les oiseaux du ciel comme de tout ce dont la terre fourmille et de tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains. Tout ce qui se meut et possède la vie vous servira de nourriture… (Gen chap.9, verset 2). Ce déplorable extrait d’un texte fondateur des religions chrétiennes jalonnait les millénaires d’innombrables souffrances. Pauvres animaux ! Pierre revoyait tout à coup les petits cochons ! Innocentes bêtes roses et proprettes amenées par camions à la pesée réglementaire par des fermiers des environs. Opération banale, conduite par des gens sans “histoire”, un jour ordinaire dans un insignifiant village aveyronnais. Séance routinière, bon enfant, sous l’égide d’une aimable jeune dame assermentée, pleine de qualités, pour qui j’avais de l’amitié. Et pourtant les coups pleuvaient ! La passerelle menant du camion à la bascule tenait de la grille à bétail, piège connu des randonneurs alpins ou des promeneurs de l’Aubrac. Les bêtes très effrayées négociaient mal ces barres entre lesquelles s’enfonçaient 57


leurs pattes… Leurs propriétaires, à leur place, auraient fait moins bonne figure encore. Pourtant, les coups pleuvaient… ajoutant à la confusion et au risque d’accident. Pourquoi ne s’était-il pas interposé pour engueuler ces paysans frustres qui se défoulaient sur leurs cochons ? Craignait-il d’être mal vu, ostracisé, cet étranger, citadin de surcroît, pour avoir osé leur faire la leçon ? Il n’avait pas fait ce calcul mais, le fait est qu’il n’avait pas osé et le remords était là… était du voyage. D’où venait donc ce mépris pour leurs bêtes, à ces gens “paisibles” ? Etaient-ils honteux d’élever des cochons, plutôt que des chevaux… ou des taureaux de combat ? Qui avait chargé cet animal rondouillard, plutôt sympathique, de tous les vices et de toute la vulgarité dont est capable l’humanité ? Remplaçait-il le bouc dans sa fonction d’émissaire ? Tous les peuples heureusement ne sont pas aussi barbares. Bouddhistes, Sicks, Hindous, Tibétains, Peaux-rouges… avaient peut-être plus d’affinités pour Gê que les Occidentaux. Une recommandation complétait le texte précédent : Quant à vous, soyez féconds et prolifiques, pullulez sur la terre et multipliez-vous sur elle. (Gen. Chap.9, verset 7). Anodine au départ, cette injonction révélait aujourd’hui son extraordinaire potentiel suicidaire pour le long terme. Au mépris de toute évidence, bien des églises adhèrent encore à la lettre de leur textes fondateurs. Autosuggestion ? Lavage de cerveau ? Quelle attitude adopter quand le dialogue est impossible ? Comment, face au fanatisme militant, 58


éviter l’affrontement ?… Dans ce contexte, bulle de gaz que secrètent les grands fonds, le souvenir de Matthieu allait forcément refaire surface. Un cas, cet homme ! Ingénieur, brillant mathématicien, il était aussi témoin de Jéhovah… attitude plutôt inattendue. Comme beaucoup d’intégristes qui se fondent sur la Bible, il croyait dur comme fer au retour imminent du Christ (imminent depuis 2000 ans, il faut le rappeler). Le Bon Pasteur, tenant ses promesses, venait rassembler son troupeau de témoins et se préparait, dans la foulée, à restaurer la Terre dans sa pureté originelle. Il allait rouvrir l’Eden fermé par son père il y a 6000 ans. Comment ai-je pu pendant dix ans travailler en harmonie avec un homme qui niait tous sens à sa tâche, en amont comme en aval ? Nous participions à l’étude d’un projet d’évacuation de déchets radioactifs, inexorable conséquence de notre consommation électrique. Ces matières se désactivent avec le temps, mais très lentement. C’est pour cela qu’il fallait les confiner, les tenir résolument à l’écart pendant un million d’années. Dans son principe, cette entreprise n’a rien de sorcier. Une épaisse couche d’argile, vieille de 30 millions d’années, intacte et profondément enfouie, offrait toutes les garanties de sécurité et de succès. La mise en œuvre d’un tel projet était cependant plus délicate et demandait le concours de nombreuses compétences… dont celle de Matthieu. Par quel détour de la pensée cet homme s’impliquait-il efficacement, honnêtement, dans un projet d’im­ portance planétaire, fondé sur une vieillissime argile… coincée dans une jeune Terre créée il y a 6000 ans ? Quelles convolutions 59


cérébrales l’amenaient à coopérer à un projet visant à y insérer prochainement du plutonium pour dix mille siècles… quand le Christ était attendu demain ? De l’équipe de chercheurs j’étais sans doute celui qui se posait le plus de questions. Je guettais l’occasion. Un jour, sur la route, roulant à l’aise et par beau temps, je lui ai demandé : “Mais, comment réconcilies-tu tes croyances et ton boulot ?” J’étais toute oreille… j’attendais une révélation. J’en fus pour mes frais.“Tout d’abord, dit-il, nous pensons que 6000 ans, c’est un peu juste. La Terre en aurait bien cinquante mille.” (Un progrès !). Il poursuivit : “j’aime les mathématiques, et ce travail me comble. De plus, cette activité, c’est mon gagne pain. Ma famille en vit. Et pour le reste, les déchets nucléaires ne sont jamais qu’un déchet de plus, que le Christ, dès son retour prochain règlera avec le reste.” Je ne suis pas encore sûr de savoir ce que je dois penser de tout cela. Matthieu n’est pas le seul à cultiver la contradiction. Cette mauvaise herbe pousse dans tous les jardins. La recommandation du Christ de tendre la joue gauche avait, très tôt, semé un doute dans l’âme de l’enfant Pierre. Pensez ! Tendre la joue… après réception d’une baffe sur la joue droite ! Oui, je sais, la conciliation, la patience, revendiquent une longue liste de succès. Mais il y a des limites ! On comprenait bien le message, on ne pouvait que l’approuver, mais l’intransigeance de l’injonction 60


le déforçait. La violence est incontestablement un mal ; mais elle peut devenir le moindre mal, celui auquel il n’est plus possible de se soustraire.

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C’est vrai, les militaires l’avaient toujours fasciné. Les armes aussi, d’ailleurs. Une vague honte l’effleurait parfois… quand il percevait un bref étonnement dans le regard de son interlocuteur ou, plus fugace encore, l’esquisse d’une désapprobation. Pourquoi éprouvaitil comme un besoin de s’excuser ? Les armes, à toutes époques, ont constitué l’expression la plus avancée du savoir technique. Contexte extrême, la guerre exhume autant qu’elle enterre ; elle génère des récits extrêmes, synthèses du miracle et de l’abjection. Enfant, il avait admiré, et plaint, ces jeunes héros venus de la mer, sacrifiés en masse pour restaurer la liberté. “Comme tout était simple au temps des nazis”, se dit-il ! Tuer des Allemands rachetait tous les crimes. Rude tâche ! Car aucun peuple ne se montra plus guerrier que celuilà ! L’exaltation qui baignait la fin de la seconde guerre mondiale fut de courte durée. Les conflits s’enchaînèrent aussitôt comme les ave sur un chapelet. Du jour au lendemain l’ami russe devint l’ennemi et, secrètement, on se prenait à regretter l’engloutissement de l’entreprise allemande dans l’immensité soviétique. Pire, l’illusion communiste faisait tache d’huile, n’épargnant peut-être que les pays musulmans. Pierre se souvenait de cette période où il commença à 62


comprendre que les adversaires les plus résolus du communisme créaient le terreau même de sa prolifération. Comme les bédouins pillards créent le désert, les Américains en particulier, plus pillards encore, jetaient les désespérés dans les bras de Moscou. A ses yeux adultes les militaires se profilaient maintenant en séides assujettis à un système, instruments mêmes de ses exactions, défenseurs du peuple parfois, du pouvoir toujours, complices ambigus de causes injustes ou stupides, pour qui mourir est plus facile que dénoncer l’entreprise irresponsable ou criminelle dans laquelle on les impliquait. Le Vietnam, l’Irak, étaient là pour l’attester. Dommage pour les hommes qui perdent la vie ou la santé dans de telles campagnes. C’est le jeu. C’est le salaire. Le salaire de la peur, de la paresse ou de la naïveté… Les souvenirs se succédaient. Par vagues. Par trains d’ondes. Quelle durée séparait ces émergences ? Dix secondes, un siècle ? Sans projet, au repos, à la diète, son esprit ne draguait plus que de rares souvenirs. Et quand il n’y en aurait plus ? “Ils virent qu’ils étaient nus” ! raconte la Bible. Lui aussi, comme le couple fondateur, depuis des années déjà se savait nu. Rongées au contact des sciences naturelles, décapées au spectacle de la vie, délavées comme ces images polychromes de vieilles chapelles en restauration, les vérités mille fois ânonnées dans l’enfance, achevaient de s’écailler. L’esprit libéré découvrait qu’aucun secours, aucune consolation n’était à attendre. Il n’existait aucun pouvoir 63


vers lequel se tourner. Il était tout à fait seul. Personne ne lui demanderait des comptes.“Pourquoi”, se dit-il, “les gens attendentils une récompense, alors que la vie est déjà un extraordinaire cadeau ?” Pourquoi les chrétiens se complaisent-ils dans une vallée de larmes et les musulmans dans la fatalité ? Pourquoi tous ces fidèles s’appliquent-ils à alourdir encore ces épreuves inexorables ? Les nomades qui, il y a trois millénaires déjà, écrivaient cette phrase, la percevaient-ils comme lui ? La pomme de l’arbre de la connaissance avait-elle révélé à ces ancêtres l’étendue de leur vulnérabilité ? Au point de leur faire regretter l’innocence perdue, l’errance des chasseurs-cueilleurs, au point de les culpabiliser à jamais ? Fallait-il être macho, disons-le tout net, lâche, pour rejeter la faute sur la femme ! Pour faire d’elle l’objet d’une malédiction ! Pour assimiler à une punition ses accouchements pénibles, conséquences darwinistes d’une espèce qui tend à se donner une grosse tête ? Se pouvait-il que, horrifiés, complètement découragés par cette découverte, les humains aient délibérément entretenu des millénaires durant l’espoir d’un retour dans le ventre protecteur d’une Terre mère, imploré un pardon pour avoir eu l’audace de regarder ? En mordant à pleines dents dans les sciences, l’homme moderne, l’homme renaissant, se risquait à nouveau à braver l’interdit. Comme le jus d’un fruit trop pressé, jaillissait à nouveau la conscience de sa vulnérabilité. Surpris, cet Homme qui se proclamait d’essence 64


divine, qui se situait au-dessus, dont la vraie demeure était, croyait-il au ciel, découvrait qu’il était dedans, impitoyablement enraciné dans la Terre, cette modeste antichambre du ciel. La docte séparation des règnes n’avait plus cours : le minéral, le végétal, l’animal, l’humain, étaient désormais uns, communauté astrale lancée sur orbite. Détenteur du verbe, peut-être appartenaitil à l’Homme de rendre compte, peut-être était-ce même là sa justification, d’exprimer dorénavant la Terre dans tous ses états, et d’assumer ainsi sa part de responsabilité? Les sièges étaient confortables. En tout cas, il ne les sentait pas. “Forcément”, se dit-il, “plus de muscle prêt à se mettre en crampe, plus de sang qui exige de circuler”. L’angoisse s’était manifestée à l’annonce de la maladie du foie, latente, qui brusquement se précisait. Mais elle avait été de courte durée. Comme tous ces combattants qui acceptent la mort comme le prix même de la vie il avait décidé de s’incliner avec dignité, et célérité. Rappels et prolongations n’étaient pas pour lui. Il tirerait sa révérence aussitôt qu’il oublierait les répliques. Accumuler les années peut profiter à quelques individus, se dit-il, mais le vieillissement généralisé d’une population n’est pas un bienfait pour l’espèce. Dans une société traditionnelle, aussi longtemps qu’ils en ont la force, les vieux s’occupent des plus jeunes. Ils communiquent leur savoir, leurs techniques. Maintenant que les familles volent en éclats, que les techniques explosent, les générations sont plus séparées que les espèces. Le savoir des vieux est sans utilité pour les jeunes. Au mieux, les premiers 65


s’organisent en colonies, comme des manchots sur une plage, tandis que les seconds dérivent en bandes comme des sauterelles. Un ami médecin l’avait aidé. Ce cher homme ! Il revit Edward G. Robinson dans le mouroir du film Soleil Vert. Dix-cors dans la forêt… musique symphonique… la paix, le cadeau mortuaire d’une New York affamée, agonisante, avant de recycler les corps de ses citoyens sous forme de pellets protéinées de soylent green. C’était avant la vache folle. Non, son sort n’était en rien comparable à celui du vieil homme. Il ne mit pas de musique. Discrètement, il avait donc mis un peu d’ordre dans ses affaires, orienté quelques biens. Le problème résidait dans les possessions sans valeur : livres scientifiques, une documentation copieuse concernant les deux guerres mondiales (et d’autres conflits, s’avoua-t-il), une guitare qu’il taquinait chaque jour… plus caressée qu’une maîtresse, quelques armes, des collections embryonnaires de cailloux, de fossiles… Des écrits aussi ! Publications professionnelles, souvenirs, lettres bien torchées adressant de nombreux sujets. Et des photos ! Quelques boîtes… limbes pour gens oubliés, qui avec sa mort disparaîtraient à jamais. Ils auraient bien du plaisir ses héritiers à éliminer tout cela ! Quel cauchemar, quelle peine quand il avait lui-même trié les possessions de ses parents ! “Objets inanimés” disait le poète, “avez-vous donc une âme, qui s’adresse à notre âme et la force à aimer ?” Ses héritiers auraient sans doute la tâche plus dure encore. 66


Il quittait une humanité morcelée. Non pas suivant une partition nord-sud, ou quelques vagues méridiens, mais scindée dans l’esprit même de l’Homme. De chaque homme pourrait-on dire. Il n’y avait plus ni diables, ni saints, ni blancs, ni colorés, seulement l’amalgame hétéroclite de gens désireux de forger un avenir terrestre, d’enfants du Ciel raccrochés à des certitudes qui s’effilochent, et de tous ceux qui, les amarres rompues, dérivent sans autre cap que la jouissance immédiate. Le communisme avait rendu l’âme. Mort de sa belle mort, laissant beaucoup de gens désemparés. Défait, non pas par son apparent rival le capitalisme, mais pour avoir violé les lois mêmes de la biologie. Il avait mis du temps à comprendre pourquoi, potentiellement généreuse, cette doctrine engendrait le malheur. Parce que c’était une doctrine, précisément ! Le succès de la Vie, en clair la survie, se fonde sur la diversité entretenue au sein d’une espèce. Une société très polyvalente a des chances de générer les individus à mêmes de trouver une solution aux problèmes qui se dressent. Ces élus inspirent les autres, les guident vers des eaux plus calmes. Les communistes font l’inverse : ils suppriment les différences, dépouillent les individus de leurs responsabilités, éliminent les élites, nivellent les ressources individuelles, bref cassent les ressorts qui justement permettraient le rebond dans un contexte qui se transforme. Non, la défaite du communisme n’était pas la victoire du camp adverse : elle laissait trop de délabrement, de laissés pour 67


compte. Subitement libérés des contraintes policières, l’avidité, les superstitions, les fanatismes, surgissant des décombres, reprenaient leurs droits si l’on ose dire. Encore une fois, il émergea du néant : “L’Homme est bête ! En tous cas, moi je le suis”. Le gamin qu’il imaginait assis sur la berge, c’était lui… le regard suivant le flotteur qui trahirait l’intérêt d’un goujon pour le malheureux lombric qui pendouille. A l’époque, il se promenait, sans autre but que l’exploration du monde alentour. Le vélo s’y prêtait fort bien. Sans carte, il partait. Lui qui, il y a peu encore préparait minutieusement ses sorties, pédestres ou autres ! Fasciné par l’eau, le gamin s’arrêtait au bord d’un étang, épiant les ronds que font les poissons ; il se glissait dans un verger pour ramasser une pomme, et confiait à sa mémoire le soin de retrouver son chemin. Il y avait fort longtemps de tout cela. Du temps où il avait des heures devant lui. A vivre. Sans raison, sans justification. Etait-ce là le privilège exclusif de l’enfance ? Ou l’objectif éventuel d’une reconquête accessible seulement aux sages ? Inopinément, le temps parfois suspendait son cours, et accordait à l’adulte qu’il était devenu un instant de clairvoyance. Cette pause se manifestait par le constat : “je vis” ! “En cet instant je vis, et c’est ce qui compte !” Comme en écorché, il observait alors la mécanique dénudée d’un esprit se débattant entre pulsions et raison. Il savourait cette lucidité spontanément générée, étoile filante bondissant 68


dans un univers encombré, minuté, réglementé ! Mais ces instants étaient rares. Au fil des années l’insouciance s’était évanouie, la promenade était devenue “marche”, une randonnée dictée par des raisons d’hygiène, d’entretien. Avec de braves gens aussi fous, aussi conditionnés que vous,“les copains”, on s’enfilait les kilomètres à bonne allure. Se pencher sur quelques champignons comportait le risque d’être distancé, voire perdu. Oublier sa montre, accident rare, donnait toute la mesure de l’as­ sujettissement au temps : dix fois par heure le regard interrogeait un poignet vide. Un capital à gérer, voilà ce qu’était devenu le temps, une denrée coûteuse, rare au point de hâter la lecture en cours dans l’espoir d’endiguer l’irrésistible montée des publications non lues sur le bureau…“une menace” se dit-il, moqueur, “une menace permanente d’éboulement”. Et, à quoi bon ? Pourquoi malmener ainsi une mémoire qui déborde, une matière grise qui n’absorbe plus ? Dépourvu de scrupules comme d’humour, inconscient, son inconscient profitait de ses rêves pour poursuivre le harcèlement : le nez en l’air, inquiet, il lorgnait les classeurs vacillants, accumulés jusqu’au plafond, prêts à s’effondrer sur sa tête, en une avalanche de dossiers. Ce n’était pas sa première confrontation avec les rêves. Maintenant les souvenirs affluaient, se pressaient mais,… on a le temps, n’est-ce pas… un cauchemar à la fois. Une propriété du rêve est qu’il peut être tenace, récurrent comme un accès de malaria. Une sorte de ferment qui s’alimente aux 69


frustrations de l’âme, aux contraintes latentes, un voile sur les problèmes sans solution, un ectoplasme qui ruine les nuits de ses victimes. Imaginez une institution qui, obligée de réduire ses effectifs se débarrasse de vous. Ne dramatisons pas : bien que l’âge de la pension ne soit pas atteint les conditions de départ sont satisfaisantes. Subsiste une petite blessure d’orgueil peut-être ; celle d’avoir été évincé. Le regret aussi quand on pense aux travaux en cours que l’on aurait aimé mener à bonne fin. Mais soit : à chacun sa force de caractère, ses ressources, et sa volonté à s’adapter à une situation nouvelle. Pour le départ, une cérémonie de passation de pouvoirs bien réglée, entre gens qui s’y étaient préparés. Ce soir, en compagnie de quelques collègues, on quittera ces locaux pour n’y plus revenir. Un point final ? Voyons ! Un point de transition, pause sur laquelle je mise pour orienter la voile à d’autres brises. C’est alors qu’une nuit, des jours (des semaines ?) plus tard, sournoisement, le fantôme s’est manifesté, symptôme du malaise de l’esprit. De fait, la liberté n’est pas au rendez-vous. La pension, la vraie, ne sera réalité que dans quelques années. N’a-t-on pas laissé entendre que vous pourriez être rappelé ? Certes, votre présence sur le lieu de travail n’est plus requise ; Vous n’êtes pas un chômeur mais vous devez aller pointer… chaque mois… histoire de s’assurer qu’on vous a sous la main, que vous ne résidez pas à l’étranger (un problème qui se contourne sans trop de risque). On 70


baigne dans l’hypocrisie la plus totale (tout le monde sait qu’on ne vous rappellera jamais). Pierre se souvient d’interminables errances nocturnes dans des laboratoires encombrés, sombres, s’efforçant de nouer des contacts avec des gens sans visage, en quête d’une personne pour le renseigner. Que devait-il faire ? Qu’attend-t-on encore de lui ? Dans son sommeil, Pierre se demande ce qui le force à revenir en ces lieux. “Quand pourrais-je partir enfin, fuir cette oppression ?” Au bout d’une telle “journée de travail” le réveil est toujours un soulagement. Le rêve est lui-même si réel que la réalité ne se récupère pas instantanément. Le programme du retraité actif, bien sûr reprendra l’initiative. Jusqu’à demain peut-être, ou alors jusqu’au prochain retour du fantôme. Féru de nombres Pierre n’a pas essayé d’en comptabiliser les visites. Elles furent nombreuses mais, avec le temps s’espacèrent… et, enfin, le fantôme disparut marquant la rédemption, le terme à l’étreinte de l’emploi. Dans un grenier donc, qu’enfant il fouillait, une paire de mystérieuses caisses recelaient parmi d’autres vieilleries quelques trésors faits de récits d’aventures, cartonnés, vénérables et jaunis. D’autres papiers depuis avaient trouvé le chemin du grenier. Mais la cadence s’accélérait : aux caisses de documents qu’on redoute de bazarder s’ajoutaient des cartons remplis de périodiques, des paquets mal ficelés classés sous la rubrique “à relire plus tard”… sachant que plus tard signifiait probablement jamais. Les piles poussiéreuses et 71


branlantes obstruaient le passage, cachaient les murs, et coinçaient déjà la lourde trappe maintenant cernée de toutes parts. D’accès, elle était devenue couvercle… coupole d’un volcan sous pression ! Ce cauchemar récurrent exprimait une angoisse qui s’installe à la pensée des auteurs du futur qu’il anticipait toujours plus nombreux, toujours plus anonymes, inexorablement fondus dans l’irrésistible marée des écrits, des publications, de l’info. Une bibliothèque ! Voilà ce que serait la Terre dans un millénaire. Une bibliothèque ? L’archivage central d’une communauté solaire ? Pourquoi pas. Rêvons ! Ne suis-je pas déjà dans l’espace… entre ciel et Terre. Mille ans ? C’était de l’inconscience. Il suffisait déjà de regarder autour de soi : la foule grandissante de ceux qui prennent la plume ou défraient la chronique… cohortes défilant sous les projecteurs de l’actualité, oubliées l’instant d’après. Quand je pense qu’il y a deux siècles des gens se sont qualifiés d’Immortels ! De l’orgueil sans aucun doute… mais plus encore, beaucoup de naïveté. Tiens, au fait ! Dans les vieux bouquins (pas si vieux, je veux dire un siècle… et même moins) cherchez la date de publication. Elles sont parfois d’une surprenante discrétion. L’important pour ces auteurs, c’est eux-mêmes, bien sûr... et le présent. Ils n’ont pas besoin de dates, ils n’imaginent pas le futur. Comment leurs chefs-d’œuvres pourraient-ils jamais être égalés ? Qui oserait les oublier ? Quelques génies comme Molière, Shakespeare, Proust… qui dans une forme parfaite actionnent les 72


ressorts éternels de l’âme humaine, jalonnent le temps. Cependant dans l’ombre des géants, les écrivains réputés sont légions à se bousculer pour une petite niche dans la galerie de l’histoire… ou dans les catacombes ? Quelques Immortels survivent ainsi ; du moins le dictionnaire l’atteste… jusqu’à la prochaine édition. A l’occasion, les citer suggère qu’on a de la culture. Nous serons très vite amenés à revoir la notion même de “passé”, du souvenir, de la culture. Oublier, c’est trop simple ; dangereux aussi. Le passé était jusqu’ici un méli-mélo, un capharnaüm, un grenier accessible à quelques doctes curieux en quête de souvenirs de famille. Trop plein, nous n’y aurons même plus accès : le bric-àbrac accumulé bloquera la trappe… Mais, l’image somme toute familière, du grenier est-elle fidèle ? L’idée d’une étendue perfide de sable mouvant ne serait-elle pas plus apte à représenter le passé ? Pour nous restituer un récit décousu aux repères flous, image d’un sol inconsistant, contesté… qui, tour à tour, exalte l’holocauste ou la supprime selon les besoins ; où Turcs et Japonais sont frappés d’amnésie… Difficile d’ériger un futur sur un tel substrat. Comment structurer ce passé ? Faut-il définir des niveaux de confiance ? Distinguer clairement les faits impitoyablement avérés des manipulations mensongères qui visent à se les approprier ? Les humains à venir devront choisir ce qu’ils veulent avoir dans la tête. Ils poseront à l’enseignement des choix cornéliens… et des problèmes moraux. Il est vrai que ce 73


contact charnel, de feuilles jaunies, écornées, au toucher odorant, est appelé à disparaître. Sus au “sensuel”, place au visuel, cadrans, écrans. Comment, dans ce foisonnement, l’individu pourra-t-il, acquérir d’abord, sélectionner ensuite les éléments requis pour former un jugement, prendre une décision ? Cette responsabilité sera-telle confiée à la machine, seule encore capable de globaliser des situations de plus en plus enchevêtrées ? Allons-nous, comme la fourmilière, offrir le spectacle d’un comportement intelligent résultant de la superposition de mille conduites imbéciles ? Ou, au contraire, nos actions anarchiques, entraîneront-elles notre annihilation ? Le passé, c’est vrai, m’obnubile et en particulier en conserver les traces m’est important. Le volume crânien de l’homo dans 1000 ans ne sera pas très différent du nôtre. On n’y stockera pas davantage ; l’agencement sans doute sera différent. Comment mes contemporains voient-ils leur avenir ? Comment s’y projettent-t-ils ? Les économistes pensent à l’avenir, c’est juste. Mais leurs visions sont si courtes qu’ils s’y prennent les pieds. Quelques politiques réfléchissent en décennies, cela aussi est vrai, mais concevoir un avenir, le plus modeste soit-il (disons, sans rire, un demi siècle) personne ne s’y hasarde. Et je comprends pourquoi. En dix ans (ne chicanons pas pour une année) la technologie explose. Qu’il s’agisse de nanotechnologies et de nouveaux matériaux, de 74


l’ordinateur quantique, de techniques de mesures et d’imagerie, de sonder le cosmos, du fonctionnement cérébral, des gènes, de leur interaction et des corrections que l’on souhaiterait y introduire… Le potentiel apparaît gigantesque mais le maîtriser demandera encore du temps. Combien de temps, voilà la question. A l’allure où certaines choses changent, s’aventurer dans la prospective paraît bien téméraire.

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Dragués dans le vécu, quelques souvenirs naïfs refaisaient surface. Variés. Eventuellement, parfaitement idiots : comme l’hélicoptère, la solution aux embouteillages (selon quelques visionnaires des années cinquante !) En 1965 d’authentiques spécialistes rêvaient de compenser la relative rareté de l’uranium fissile par la mise en service du réacteur dit “rapide” dès 1970. Cette technique permettait de convertir la totalité de l’uranium en matière fissile. On mesure le progrès quand on sait que la technique en service alors, est basée sur la variété 235, limitée à moins de 1% de l’uranium. La production d’électricité nucléaire se verrait assurée pour une très longue période. La mise en oeuvre de ce réacteur faisait appel à des techniques audacieuses associées à des risques finalement inacceptables. Soixante ans plus tard, on ne parle plus du réacteur rapide ; pire, les jours des réacteurs classiques paraissent comptés. Le potentiel énergétique de la fusion de l’hydrogène fut démontré de manière retentissante par les premières explosions de la bombe H. Cette source d’énergie serait inépuisable à condition que les atomes d’hydrogène veuillent bien fusionner de manière civilisée, 76


contrôlée, autrement qu’en démonstrations apocalyptiques. Là aussi le temps a passé. Le pétrole et le gaz sont toujours rois. Les physiciens travaillent encore sur la fusion… mais discrètement. Finalement, un consensus se dégage en ce qui concerne l’avenir sombre que nous nous préparons, à court terme… en ne faisant rien. Aussi, nombreux sont ceux qui pensent (qui prévoient) que faire… ou ne pas faire, ne changera rien : les jeux sont faits, il est trop tard. Rien de neuf pour Pierre, qui depuis des décennies, suivait la course sans issue du bolide du progrès. Il se revoyait, à 23 ans, de la fenêtre surveiller le ramassage des poubelles. “Cette civilisation disparaîtra sous le poids de ses ordures”. Ce n’était pas une supposition, juste une remarque. En fait, c’était une vision, un scénario logique qui déjà s’imposait sans aucune alternative. Ce n’étaient pas là des préoccupations d’un homme jeune, voyons ! Pas étonnant que ce genre de réflexions ne plût pas à tout le monde, qu’on le disait pessimiste, voire marginal. Frustrant sans doute, mais les exhortations de l’entourage ne le feraient pas changer. Dans ses grandes lignes notre avenir est suffisamment clair : il n’éprouvait aucun besoin de s’attarder sur le détail des nombreuses études attachées à le décrire. Deux milliards d’humains supplémentaires se disputeraient férocement une nourriture de plus en plus rare ; l’eau potable serait une valeur refuge. La notion 77


de “chômage” s’effacerait simplement pour laisser la place au désœuvrement et ses corollaires d’émeutes, massacres, épidémies, exaspérations des rivalités religieuses, la désagrégation des états. Face à son enracinement dans des rites désuets (les sacro-saintes traditions !), ligotée dans des modes de pensée inaltérables, l’humanité s’enfonçait dans le surnombre. Cela se traduisait par l’extension rapide d’une misère de plus en plus abjecte, et par une corruption qui se généralisait au point de rendre de nombreux états objectivement ingouvernables, c.-à-d. incapables d’exercer une véritable action sur le cours des événements. Face à cette entreprise humaine de plus en plus difficile à gérer, le doute insidieusement s’insérait dans l’esprit de Pierre par rapport au sens des actes philanthropiques, qu’il s’agisse des siens ou de ceux que pratiquent de nombreuses ONG et autres organisations charitables. Ce pouvait-il que tous ces gens croient vraiment œuvrer à l’édification d’un monde meilleur, ou étaient-ils simplement résignés face à l’inéluctable ? Etaient-ils comme tant d’autres frappés de cécité, figés, dans une endoctrination qui dans leur cas les contraignait à la pratique de la charité ? Pierre se demandait à quoi pouvait bien servir le secours apporté à ces villageoises que dans l’est du Congo des voyous (rebelles, militaires, chasseurs de trésors…) violaient depuis des décennies en toute impunité entretenant l’insécurité, la famine. Quel 78


niveau d’horreur faut-il atteindre pour émouvoir les populations majoritairement musulmanes de l’Irak ou du Pakistan ? Peut-être le fatalisme de cette religion contribuait-il à institutionnaliser la passivité. Ces réflexions l’avaient insidieusement amené à être plus sélectif, à gâter de préférence les siens plutôt que de secourir des inconnus. Seule l’éducation restait, à ses yeux, une priorité. En toutes circonstances le savoir restait un avantage. Juste une supposition, se dit-il, si je ne donnais plus rien, qui le saurait ? Qui me jugerait ? Et puis, il y a eu l’analyse ! Ça c’était un changement. Conseillée par un médecin pour remédier à une profonde dépression ce “traitement” exige du réalisme, une certaine honnêteté. Admettre que l’édifice mental élaboré au cours d’une demi vie est caduc, que les “promesses” ne sont pas remplies, que les espoirs de bonheur sont déçus. Que l’on aurait pu mieux faire. L’analyse ouvre une porte… pour qu’une personne émerge. Tant d’eau avait déjà coulé sous le pont depuis le début de cette aventure, il ne se souvenait plus très bien mais se rappelait que le processus est éprouvant, effrayant parfois, même s’il est à l’occasion libérateur, éventuellement à l’origine de moments où rêve et réalité se confondent… Comme ce spectacle des mille feux de la lune se reflétant sur les vaguelettes de son étang. Mais ici il n’y a pas de miracle. La réalité, quelques fois mise en veilleuse est bien là. Les liens plus ou moins solides et contraignants tissés au cours de l’existence et la nécessité de gagner sa vie signalent que le moment 79


est venu de faire les comptes : le paysage mental s’est éclairci, les “valeurs” changent mais on reste désemparé. La panne trouvée, que fait-on maintenant des pièces éparses ? Engage-t-on une réforme en profondeur de l’existence ? Est-ce possible ? Que convient-il de conserver ? Que faut-il accepter ? Comment redéfinir le devoir ? La relation du “patient” avec son entourage se modifie car la conquête de la conscience n’est pas une cure, mais un éveil, le départ d’un processus permanent de comparaison. Libéré de ses anciens réflexes, de ses automatismes, l’esprit est libre de choisir, de sélectionner objectivement les facteurs qui détermineront son comportement. Que signifie précisément la notion de “Conscience” dans ce processus ? Comment s’exprime-t-elle ? Rend-t-elle le bonheur plus accessible ? Opte-t-elle pour le succès à “court terme”, ou voit-elle plus loin ? Le comportement le plus égoïste, celui qui délibérément sacrifie l’intérêt des autres aux intérêts particuliers peut-il être l’aboutissement de l’exercice de la conscience ? Ou reflète-t-il une conscience tronquée, mal informée et inapte à saisir tous les aspects de l’action ? Tous ces gens autour de moi, étaientils plus ou moins bons, plus ou moins pervers, plus ou moins cohérents avec ce que la vie leur avait donné ? Il y avait longtemps que Pierre avait renoncé à juger. Oui, un acte est bon, indifférent ou mauvais, et il convient de se garder à gauche comme à droite. Quant aux auteurs d’abomination, ils doivent être mis hors d’état de nuire. Mais, décider s’ils sont responsables ? Et 80


dans quelle mesure ?… Quelle importance d’ailleurs. Pourquoi cet acharnement de nos sociétés dites civilisées à évaluer la responsabilité de monstres ? Pierre était confondu devant la patience (ou l’hypocrisie) de la société, à l’énergie déployée, pour tout dire gaspillée, pour trancher, pour résoudre des situations parfois si évidentes tandis que les efforts de réhabilitation de délinquants moyens — quand ils sont possibles — étaient négligés. Il y a quelques années déjà des cinéastes visionnaires avaient créé le personnage de Mad Max, seigneur de la guerre, maître incontesté de son clan, débrouillard, bien armé des résidus et débris de l’Imperium Economicus à genoux. Sur ce modèle, les populations s’étaient constituées en îlots isolés, protégés, curieux amalgames d’astuces antiques et de high-tech. Le parallèle avec la fin de l’époque romaine était évident où, pour survivre au déferlement des barbares, à la désagrégation de l’ordre, les gens inventaient la féodalité, les châteaux forts, les abris retranchés, discrets. La Somalie donnait un clair avant-goût de ce qui nous attendait. Tout cela, c’était du rêve, du cauchemar plutôt. (Décidément, ce mot me poursuit). Ce n’est plus pour moi… Ouf ! Ce n’est plus pour moi ! Il était temps en effet que je m’en aille, que je me déconnecte enfin des événements et des représentations de mon infernale machine mentale, génératrice de curiosité et d’angoisse. L’ambivalence pourtant subsiste. De vraies “grandes” vacances, à l’évidence, c’est 81


bien. Mais être coupé du monde… ne plus savoir, ne plus rien voir… c’est infiniment triste. Depuis des années, j’étais pénétré d’un sentiment d’insignifiance à laquelle mon éducation ne m’avait pas préparé. Aux yeux de Dieu ou d’Allah, on compte ! Enfant ou vieillard, modeste ou doué, peu importe. La sollicitude divine est réservée à chacun, et aux plus humbles en particulier, dit-on. A mesure que les dieux perdent leur crédit, que le doute s’installe, l’anonymat paraît plus inéluctable et se vit de plus en plus mal. La création, la créativité, autrefois un don consenti par le ciel à quelques favoris, est aujourd’hui imposée à tous. Se démarquer est devenu une nécessité vitale, une stricte obligation qui nous force à revoir toutes les habitudes, à contester toutes les routines, à améliorer le parfait… jusqu’à le rendre insupportable. Jadis, emblème du divin, créer, aujourd’hui devenait le symbole même de l’humain. Au nom du “neuf”, du jamais vu, se livrent des luttes sans merci. La vie passe à prouver qu’on existe. Dans une ambiance de bourse, les uns cherchent leur identité, les autres clament leur droit à la différence. Avide d’attention, le public quitte la salle pour la scène. Son angoisse est réelle : comment briller dans un ciel constellé ? Y-a-t-il une forme de sagesse pour répondre à cette préoccupation ? Dans cette croisière, callé dans mon siège parfait, je retrouve la liberté. Les souvenirs me bercent… à leur rythme, dans leur ordre à eux. Quand il ne s’en présentera plus je serai… eh bien… au 82


terme du voyage… J’ai toujours su qu’il n’y avait pas de station spatiale, pas de relais vers d’autres cieux. L’intérieur de l’astronef n’était plus qu’une esquisse aux contours flous, les passagers indistincts comme les danseurs d’une guinguette de Renoir. Mémorable conférence ! Le thème : “La Terre, un bijou rarissime !” Le conférencier dépeignait une planète unique, objet des com­ plaisances de toutes les fées de l’Univers. Sous sa guidance, on parcourait les espaces galactiques à la recherche d’étoiles aussi bienveillantes, et chanceuses que notre Soleil. Je pense qu’il avait raison, cet homme : elles devaient, effectivement, être rares. A l’issue de cet exposé, je notai les réactions les plus diverses dans mon entourage. Face à ces révélations qui donnaient au hasard toute la mesure de son rôle, une amie très catholique sentait sa foi vaciller. Tandis que (ô ironie !), mon fils, qui se donne pour athée, estimait qu’une telle accumulation de hazards impliquait nécessairement une intervention surnaturelle. Pour moi, les choses étaient plus claires : seul fait certifié, nous étions embarqués sur un vaisseau à nul autre pareil, poursuivant dans la Voie Lactée un parcours, certes régulier, mais néanmoins semé d’embûches. En gros, tous les êtres vivants partageaient le même sort s’efforçant, avec plus ou moins de bonheur, de rester en vie. Tout le reste était invention humaine, constructions artificielles élaborées pour exorciser la mort, gardiennes de l’ordre sans doute, mais aussi instruments de subornation et ferments des guerres les plus cruelles. 83


Gê, la planète Gê, était notre réalité, le seul substrat d’un bonheur possible. Eternellement imparfait sans doute, mais perfectible. A condition d’intégrer les subtiles relations que la vie — toutes les formes de vie — entretiennent avec la pierre, l’air et l’eau, les éléments d’Aristote. En se tournant résolument vers la réalité terrestre un bonheur pouvait être construit, préservé, négocié. Non pas dans l’égoïsme superbe des bâtisseurs d’empires du XIXe siècle mais dans la fusion de toutes les composantes de Gê, de toutes les connaissances, de toutes les volontés. Face à un tel faisceau de circonstances propices à la vie, devant tant de persistance et de résilience, le biologiste James Lovelock franchissait une nouvelle frontière : Gê était pour lui plus qu’une entité cosmique. C’était une divinité (Ah ! Pourquoi n’avais-je pas pensé à introduire mon fils athée, aux idées religieuses de ce biologiste !), un être vivant qui, depuis 4 milliards d’années, œuvrait à susciter la vie, à la développer, et qui sans doute veillerait au grain pendant un milliard d’années encore. Selon Lovelock nous étions donc les enfants de Gê.“Suivre ce philosophe”, pensait Pierre “revient à échanger un Dieu le Père pour une Terre mère.” Mais, sommes-nous bien les enfants chéris de cette mère ? Ou des fils prodigues, des irresponsables qui la mettent en danger ? S’il prenait à Gê l’envie de s’ébrouer, l’humanité paierait cher cette colère maternelle ! Et, qui sait ? N’était-ce pas ce qu’elle fomentait dernièrement ?

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Mais pour quoi, pour qui devrait-elle payer, cette humanité ? Mises à part les fautes vénielles que tous les enfants commettent, qui avait-elle offensé ? Sa mémoire qui s’épuisait maintenant était pleine de compassion pour cet Homo sapiens jeté sur Terre, jeté à terre, et à qui on n’avait rien appris. Pour ce roi de la création, supposé comme les gosses modernes, savoir vivre sans avoir été éduqués. Comme tous les êtres vivants, Homo, interfère avec son habitat, en subit les éléments déchaînés, le feu, les fauves, les poisons ; il craint la souffrance, la déchéance, en même temps que petit à petit il découvre sa distinction, sa capacité à créer, à dominer. Lui, qui ne sait rien du fonctionnement intime de ce qui l’entoure, qui ne sait pas comment ni de quoi il est fait, qui ne sait même pas s’il pense avec son cœur ou avec sa tête, il doit intégrer toutes ces données, rapidement. Se donner des repères. Sa survie en dépend. Il va élaborer un modèle à peu près cohérent, un instrument qui, à l’image du cosmos de Ptolémée, interprétera l’existence des millénaires durant. Curieux quand même ! Pour l’Homme, tous les événements de la Terre vont s’articuler dans le ciel mais Ptolémée construira un système dans lequel le cosmos tourne autour de la Terre. “Ce jour-là devait être Noël”, se dit-il, “c’est alors que Dieu est né”. C’est un tel jour qu’un Surhomme fut conçu pour conjurer, sinon pour expliquer, les monstrueuses forces que révélait l’Univers. En attribuant à Dieu toutes les qualités concevables, sans 85


réserve, à l’infini, Homo créait l’Outil capable de contrôler leurs manifestations, la “Puissance” même, sans l’accord de laquelle rien ne pourrait plus se passer, se produire. C’est ce jour-là que l’Homme, pour expliquer sa différence, son originalité, s’est proclamé l’enfant de Dieu. Au moins, l’objet de son attention toute particulière. Ainsi se trouvait résolue la question de la mort : on ne mourrait pas. On quittait seulement une apparence de vie pour accéder à une transcendance, réalité située “ailleurs”. Bien naturellement, on l’imaginait dans le ciel, dans la lumière. Et pour ceux qui pouvaient concevoir ce mot, elle durerait éternellement. Comme tous les modèles, les philosophies religieuses ont leurs limites que l’on s’efforce d’occulter le plus longtemps possible. Aussi longtemps en tout cas que quelques avantages paraissent tenir en respect les inconvénients, voire les incohérences. En ordonnant les saisons, en réglant l’agriculture, le système de Ptolémée a rendu des services. Mais, comme un fluide magmatique qui enfle et s’insinue dans les sédiments lentement accumulés, les désarticule, les nouvelles données irrésistiblement effritent le système des traditions, le tissu des superstitions et intérêts particuliers. Les sciences sont ce magma. Aujourd’hui, malmenés par la science, les dieux se retirent ; ils s’éteignent, comme tant d’espèces avant eux. Inévitablement, les humains redécouvrent alors leur vulnérabilité, la nudité qu’ils avaient tant voulu cacher. Exposés, ils redécouvrent la mort. Non pas celle d’un corps qui se fige, mais la mort définitive, le sens du néant. 86


“Nous sommes trop loin, trop engagés pour pouvoir encore nier cette réalité humaine qui s’affiche, qui sort de son cocon, et je pars en pleine révolution”, soupira-t-il, “trop tôt pour voir le nouveau monde, pour voir l’Homme, à la fois victime et bourreau de Gê, entamer la symbiose avec Gê”. Trop tôt aussi sans doute — et heureusement — pour ne pas vivre l’enchaînement de catastrophes prévisibles qui pourrait bien compromettre la réalisation sinon la mise en œuvre de cette symbiose. L’explosion des technologies, a en effet façonné, marqué tous les milieux. En somme, plus rien n’échappe à notre emprise, sinon à notre influence, et d’enfants nous devenons parents, d’assistés nous nous découvrons responsables. Au point même d’envisager, de nous croire capables de détourner de la Terre les météorites qui la guettent. Le pouvoir que nous nous étions décerné sur tous les êtres vivants bute brutalement sur ses limites. Nous découvrons que sous peine d’être balayés par les vagues que notre agitation soulève, nous devons tout à coup protéger, circonscrire, respecter les habitats de nos frères vivants, cesser de conquérir, cesser de croître ! Quand les textes sacrés furent écrits les prophètes ne pouvaient envisager sept ou huit milliards d’individus. D’où leur naïveté d’inscrire l’infini dans un monde que l’on ne pouvait supposer fini. Ce goût de l’homme pour la guerre, ce culte de la mort! Cette complaisance dans la destruction, la souffrance, la poursuite de chimères (comme l’annexion du Milanais par les rois de France) est-ce autre chose qu’un plongeon dans une brève transcendance, 87


la recherche d’un ultime dépassement de soi ? Comme celui auquel parfois accède l’amour. Un moment d’illusion où fusionnent risque et immortalité. Dans la logique des religions sacrifier sa vie appelle une récompense… et le guerrier devient un saint. Sans dieux, il n’y aurait ni Kamikazes, ni Croisés. Dans Frères d’Armes, remarquable série télévisée qui retrace tout le parcours des soldats américains qui libérèrent l’Europe, ce vétéran dit à un jeune soldat que la peur paralyse, prostré dans son trou individuel quelque part en Normandie : “ton problème, c’est que tu espères encore t’en tirer. Quand on fait ce boulot, quand on est ici, on est déjà mort. Alors, tu fais ton job, et tu n’y penses plus”. C’est exactement le sort que découvre l’Homme qui se dégage de l’étreinte des divinités : naître condamne à la mort. Nous sommes tous comme ce vétéran américain : héros malgré nous, confrontés à une tâche. Mais tous les humains sont-ils taillés pour faire des héros ? Combien sont prêts à faire leur deuil du ciel, à se résigner à un horizon terrestre, à un avenir limité, mais responsable et patiemment construit ? A un avenir qui laisse aux jeunes d’autres perspectives que celles de fossoyeurs ? “On pourrait, comme Camus, déclarer le monde absurde” se ditil. Nombreux sont ceux qui aboutissent à cette conclusion… des adolescents trop souvent, ou se suicident collectivement ou qui encore, par négligence, meurent vite. Mais, Camus comprenait-il bien à quel point nous contribuons à cette absurdité ? Comprenait88


il qu’avec ce que nous savons, en harmonie avec la planète, il serait possible de construire une vie agréable et riche pour une majorité d’humains ? L’aventure scientifique, comprenons le bien, ne fait que débuter. Quels horizons ouvre-t-elle ? Sans la science, nous sommes des néandertaliens. Avec elle, que deviendronsnous ? Elle effraie parfois mais, qu’avons-nous à perdre ? Et puis, les soi-disant dangers de la science ont-ils une autre origine que son détournement au service de notre avidité, de notre désir de domination ? Alors, tentons donc l’aventure, aidons notre humanité à éclore, à se dégager des bêtes que nous sommes. “Nous sommes presque certainement uniques dans l’Univers”, concluait le conférencier. Nous représentons une singularité dans le cosmos ! Quel honneur, quelle distinction ! Quelle responsabilité aussi ! Autant relever le défi. Une singularité, en effet ! Un insatiable appétit de merveilleux, que la science, involontairement, s’acharne à traquer, mais qui, comme le phœnix, ne cesse de renaître. Enfantés par la matière, soumis à des contingences biologiques que nous tentons de dissimuler, produits d’une évolution cynique, aveugle, darwinienne, nous inventons l’esprit, la pureté, la dignité, l’amour, l’infini, l’éternité. Où situer ces concepts, si ce n’est dans cette évolution même ? Elle seule porte la responsabilité de ce que nous sommes, elle seule a véhiculé à travers les millénaires nos impossibles rêves. François Cheng écrivait que l’homme a soif parce que l’eau existe. 89


La relation de l’homme à l’eau est complexe mais, en finale, cette observation est correcte.“L’homme ne peut désirer”, dit-il, “que ce que le réel recèle déjà. Tout se passe comme si ce que l’homme désire le plus était, par avance, contenu dans le désir ; sinon auraitil pu le désirer ?”. Il poursuit : “cette liberté conditionnée du désir humain, loin de rétrécir l’existence humaine, la rehausse, l’élargit. Car elle la met au cœur d’un vaste mystère et rend l’aventure moins chimérique”. Les souvenirs se font, je pense, rares… décousus. Comment savoir ? Vagues souvenances, désirs inassouvis… occasions manquées… par lâcheté, par paresse. Perdus de vue… amis, personnes chères enlevées à notre affection. Regrets. Eternels ? Pourquoi pas. A vingt ans de distance, je pensais encore à Ian Jiade que j’ai connu en Chine, à ma mère, à Carl. Et puis, avec l’âge, quitter devient plus facile. Les forces en effet déclinent, les liens se détendent, ou se défont. Cette réalité surprend toujours. Conventionnellement, l’imagerie souvent associe l’âge à une sérénité. Peut-être. Mais s’énerver est bien plus facile : Ah ! Où sont mes bonnes lunettes !… “Mademoiselle, voulez-vous répéter. Voyez-vous je deviens dur d’oreille.” On n’ose pas trop lui dire qu’elle articule si mal. “Diable, comment s’appelle-t-il encore, celuilà ? J’ai honte !” A côté de ces bobos surgissent des accidents lourds. Comme sous un bombardement les boulets tombent : ici un corps s’écroule… un qu’on ne verra plus. Emile, n’a plus toute sa tête (il habite maintenant chez sa fille) Ici, disparaît un commerce de 90


proximité (faudra aller voir ailleurs). Mon grille-pain fait des siennes (oh, un détail) : “Cet appareil, monsieur, m’a dit un vendeur, on ne le fait plus, vous ne trouverez plus la pièce. Oui, c’était sans doute une bonne marque, mais… dix ans dîtes-vous !? Vous rêvez ; il a fait son temps, achetez donc un nouveau. Je me sens proche du grillepain… grillé. Les nouvelles expériences se font rares. Pierre, Paul et Jacques sortent moins souvent…comme nous d’ailleurs. André ne lit plus et Suzanne n’a plus qu’un intérêt : le bridge ; dommage, elle ne cuisinait pas mal. Bref, dans un paysage de moins en moins familier, mais de plus en plus banal, on s’isole. Cette façon de larguer les amarres, n’est pas sans avantages. Elle devrait faciliter les adieux.

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La Terre se réchauffera sans moi La fonte des glaces me laissera froid

L’univers physique — c’est sa loi — n’est que conversion d’énergies : le mouvement s’accumule en potentiel, qui plus tard restituera du mouvement. Curieusement, quand il s’agit du psychisme, cette loi de conservation n’aurait plus cours ? Du moins, la question ne paraît pas posée. On admet qu’un ressort un jour se détendra, qu’une molécule complexe, frappée d’un photon, cassera ; que la tour, tôt ou tard s’inclinant devant la gravitation, restituera au sol les pierres qu’elle lui a empruntées, que l’ère viendra où le pic, réduit en poussières tapissera le fond de la mer, mais personne n’estime inéluctable qu’une frustration se résolve, qu’un appétit s’assouvisse, que les amis séparés se retrouvent, que l’espoir deviennent réalité… Ces désirs insatisfaits sont des ressorts tendus… psychiques, soit, mais aussi réels qu’un fil d’acier enroulé. Leur nature matérielle est indéniable : prenant naissance dans un être de chair, ils génèrent de l’action, des effets qu’on observe tous les jours, et qui devraient suffire à convaincre de leur 92


existence… Après tout, la loi de Coulomb, qui décrit comment des charges électriques s’attirent… ou se repoussent, est-elle vérifiée autrement que par ses conséquences ? Et le big-bang, estil accessible autrement que par déduction ? Pourquoi cette loi de conservation ne s’appliquerait-elle pas à tous ces ressorts affectifs que nous tendons au cours d’une vie ? En quels lieux cosmiques se décharge, se libère, cette énergie psychique ? Les héros ne sont pas coulés d’une pièce : ils hésitent, ils reculent parfois. Accepter la mort n’est pas pour autant avoir fait le vœu d’exclure tout espoir de survie ! Et si, en dévoilant ses mystères, en nous révélant l’évolution qui nous a donné naissance, Gê essayait de nous dire quelque chose ? Si Lovelock avait raison ? Qui sait si la Terre mère n’aurait pas, patiemment pendant quelques centaines de millions d’années, mobilisant tout ce qui vit, plantes, mollusques, vertébrés divers, accumulé les énergies fossiles pour qu’un jour, libéré du labeur trop contraignant de la stricte survie, nous puissions nous ménager un répit, une période pour imaginer, créer, réaliser, rêver ? De l’énergie en abondance pour découvrir que nous sommes des singes nus, sans atours, sans couronnes, sans parents dans l’Olympe, mais très créatifs ; les bourgeonnements chaotiques d’une pensée germée sur un terreau de matière et, qui sait, promise à un grand essor ? Peut-être la Terre primitive prévoyaitelle déjà le lointain destin de quelques cellules nerveuses, l’esquisse d’un esprit, et préparait-elle la lente maturation d’une conscience 93


probablement unique, âme terrienne en somme, complexe, une singularité dans l’Univers. Mais, la Terre ? Qui sait que cette boule hospitalière existe ? Qui se préoccupe de sa trajectoire, du parcours plein d’aléas qu’elle dessine dans l’espace ? Qui est là pour lui donner un nom si ce n’est l’Homme ? Qui, depuis quelques décennies inonde le cosmos de messages et proclame à la face de la galaxie qu’ici la vie est apparue ? Tout n’est que mystère mais une chose est sûre désormais : cette planète pour exister a besoin de l’Homme ! Il est sa voix, son porteparole. C’est déjà une bonne raison pour ce dernier de s’atteler à la tâche et de poursuivre l’aventure. Ça me plaît assez cette idée de singularités… Ces domaines où la compréhension s’arrête, confins de la science… et aussi du bon sens, où les physiciens divaguent plus encore que les théologiens, où mathématiques et merveilleux deviennent synonymes. L’Univers est bien né, lui, d’une singularité, le big-bang ! Il est derrière nous, ce big-bang… et pour toujours puisque l’Univers accélère son expansion. Pour toujours ? Voilà maintenant que les astronomes en doutent ! Le big-bang ne serait pas un commencement, mais un recyclage cosmique. L’espace, nous dit-on, est miné de gouffres insondables qui le dévorent, qui avalent la matière, pièges dont même la lumière ne revient pas… Trous noirs, puits sans fond. Ou portes d’accès à 94


de nouveaux univers ? L’Univers serait rempli de ces goulots où la physique s’inverse pour enfanter un nouvel univers. Tant mieux ! J’y vois de nouvelles opportunités de recommencer... en mieux, bien sûr... nouvelles étapes vers la conscience ? Peut-être est-ce là, ma destination... aspiré dans un Trou Noir. ... Avec l’espace accordé Me voir, nouvelle Alice Englouti dans le sombre calice Surgir dans un autre Univers Découvrir...un monde à l’envers ?

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l’Athée Pour l’athée point de repos Du diable, on le dit suppôt Aux Amériques, interdit On lui refuse le paradis Son destin effacé Sur cette Terre il ne sait A quel saint se vouer Ni à qui faute avouer Moine, sacristain, aumônier Mieux vaut me résigner Ce genre d’occupations Ce n’est pas ma vocation Mourir, c’est perdre conscience L’adieu aux connaissances La fin de l’actualité Le terme à la curiosité La Terre se réchauffera sans moi La fonte des glaces me laissera froid

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J’aurais tant voulu Dans l’espace absolu Quelques amis retrouver Mille experts interviewer Au trou noir aborder Avec l’espace accordé Me voir, nouvelle Alice Englouti dans le sombre calice Surgir dans un autre Univers Découvrir...un monde à l’envers ? Alors que les élus s’envolent Mes cendres collent au sol prisonnières des chaînes Que nouent les racines d’un chêne Au ciel, en grande fraternité Chanteront pour l’éternité De Dieu les louanges Les élus dans le chœur des anges Et moi, en atomes décomposé J’attendrai la fin d’un règne Que le dieu Soleil s’éteigne Epave de matière sombre Où même le savoir sombre Pierre N Henrion 97


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Remerciements L’hydromètre marche sur l’eau. N’y voyez ni magie, ni miracle. Ce n’est même pas de sa faute, à cet insecte. A la surface de l’eau les molécules s’attirent, se “tiennent” : c’est la tension superficielle qui, selon les physiciens tisse une “mousseline”, extrêmement fine, mobile aussi mais qui tout de même supporte cette “araignée d’eau” aux longues pattes. Besoins, envies, peurs, admirations relient les humains, présents et passés, les soudent, à tout ce qui vit aussi, aux pierres et à la terre. Il m’a fallu longtemps pour apprécier l’ampleur de cette fragile trame, prendre toute la mesure de sa permanence et de sa résistance, expression même de la vie. Si j’ai vécu si longtemps, si j’ai toujours flotté (même buvant à l’occasion la tasse !), c’est grâce à vous vivants et défunts, qui autour de moi et avec moi, avez entretenu cette toile, veillé à ce qu’elle conserve son charme et son élasticité qui permet de rebondir. A tous ceux qui de gré, ou malgré, m’ont porté, m’ont supporté, je dis merci. Ce texte est le leur.

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Pierre N. Henrion Basse Montagne, 14, B-5100 Namur (Wépion) Tel  : +32 81 30 35 18 e-mail : pierre.henrion@base.be


cover design & lay-out: www.henrion-design.be • Cover photo: X

Essai par Pierre N. Henrion Le narrateur, Pierre, est embarqué sur un astronef en partance vers... ? Les passagers, tous défunts, s’embarquent dans l’ordre même de leur décès. Ils se “voient” tels qu’ils sont mais ne peuvent communiquer entre eux, ni savoir ce qui se passe sur la Terre après leur départ. Ils ne “vivent” que par leurs souvenirs et par les comparaisons auxquelles ils peuvent se livrer. La notion du temps a disparu. Pierre “pense”, se souvient, à la première personne et aussi à la troisième. Il conclut que sa conscience s’éteindra lorsque les souvenirs se tariront. Il est athée car il n’identifie aucun indice probant de Dieu. Il sent que l’Homme fait fausse route, que l’avenir n’est pas dans l’au-delà, mais doit se construire ici, sur notre bonne planète. Mais, tout de même, il pressent (et explique) que tout n’est peut-être pas dit, que la vie pourrait comporter encore du mystère non dévoilé.


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