La France en Guerre
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Rivista Militare Europea Direttore Responsabile Pier Giorgio Franzosi Grafica e Fotolito Studio Lodoli 1989, Società Poligrafica Editrice Printed in ltaly
RUDYARD KIPLING
La France en Guerre TRADUIT DE L'A NGLAIS PAR
CLAUDE
ET
JOËL
RITT
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ui, le parc n'est pas mal, fit l'officier
O français. Nous avons fait de notre
mieux pour l'embellir depuis que le propriétaire est parti. Espérons qu'il appréciera nos efforts au retour ... L'auto suivait une route serpentant à travers bois entre des talus surmontés d e petits chalets rustiques. D 'abord les petits chalets se redressaient de toute leur taille au-dessus du sol, rappelant les guinguettes où l'on boit le thé en plein air en Angleterre. Un peu plus loin, ils se tapissaient, se cachaient entre les talus, jusqu'à ce que,
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sur le haut de la montée, seuls leurs solides toits bruns fussent visibles. Des branches cassees, pendant en travers de la route, et çà et là . une place roussie, calcinée dans les buissons, faisaient assez comprendre pourquoi ils se dissimulaient si modestement. Un peu plus loin, quelques 7 5 nonchalants s'allongeaient sous les grands arbres, dans la pénombre tachée de lumière, affectant de n'être que des tas d e rondins. La route les contournait, courant en zigzag parmi les bois. Le château qui couronnait la glorieuse beauté de la forêt s'élevait fièrement au sommet d'une terrasse. Il ne semblait avoir subi aucun outrage - sauf, si on regarrlait de plus près, quelques égratignures, quelques encoches sur ses murs de pierre blanche, ou un beau petit trou, nettement creusé sous les marches d'un perron. Un
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de ces trous menait tout droit à un obus non explosé. - Oh! oui, dit l'officier, ils arrivent parfois jusqu'ici. Quelque chose beugla ; par-dessus les replis d es collines verdoyantes, quelque chose grogna en réponse. Quelque chose passa au-dessus de nos têtes, hargneusement, mais non sans dignité. Deux abois, clairs et nets, se joignirent au chœur, et un homme, sans se pre sser, se dirigea vers les insouciants 7 5. - Si on allait voir un peu là-haut ce qui se passe? suggéra l'officier qui commandait. C'était un arbre modèle - un arbre digne du parc où il était né, - un de ces arbres qu'on exhibe toujours devant les visiteurs de passage. Une échelle conduisait à une plate-forme. Le vent léger qui
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souffiaitlà-haut balançait la ciine d e l'arbre, et l'échelle craquait comme une échelle de coupee au flanc d'un navire. Une clochette de téléphone sonna, à 5o pieds en l'air. Deux pièces invisibles échangèrent pendant une demi-minute un dialogue fervent, puis s'arrêtèrent court, comme deux terriers étranglés par leur laisse. Grimpant toujours, nous arrivons à la plate-forme supérieure qui nous secoue de façon écœurante. Ici se trouvent un abri rustique (toujours le genre de la guinguette en plein air), une table, une carte, une petite lucarne encadrée de vivantes branches, par ou on peut pour la première fois regarder là-bas Satan à l'œuvre. Devant nous, une large etendue de tPrrain se hérissant de quelques pieux semblables à de vieilles brosses à dents, qui furent jadis des arbres entourant une
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ferme. Et tout autour, à perte de vue, l'herbe calcinée, aussi nue, aussi stérile en apparence que le veld sud-africain. - Ce sont leurs gaz qui ont roussi l'herbe, expliqu e un officier. Quant à leurs tranchées ... Mais voyez vous-même ... Voici que les canons recommencent, dans le bois. On dirait qu'ils n'ont rien à voir avec les nuages de fumée éclatant à intervalles réguliers au-dessus de cette petite tache qui se dessine sur la terre déserte, à 1.500 mètres de nous environ; rien du tout à voir avec les grandes voix qui grondent au-dessus de nos têtes. C'est aussi impersonnel que le bruit de la houle se brisant contre les rochers. Voici comment cela se passe : une pause - puis le son se ramasse, enfle comme celui d'une grande vague arrivant en trombe - et vous voyez soudain les 1
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crêtes échevelées de la vague se lançant farouches et blanches à l'assaut de la falaise. Tout à coup, une septième vague plus haute s'écroule et lance furieusement son écume en panache neigeux par-dessus toutes les autres. - · Ça, c'est un de nos torpilleurs - ce que vous appelez les trench-sweepers (1), vous autres, dit l'observateur, cache parmi les feuilles bruissantes. Quelqu'un traverse la plate-forme branlante pour consulter la carte. Un aveuglant nuage de fumée blanche jaillit, un peu en arrière du beau panache, comme quand la marée frappe un écueil, en dehors de la rade. Et tout à coup une voix nouvelle, formidable, s'élève dans le silence momen(1) Balayeurs de tranchées,
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tané. Un rire à côté de nous. On connait cette voix, paraît-il. - Ce n'est pas pour nous, fait quelqu'un. Ce sont ceux de ... (il nomme une lointaine position française) qui se réveillent. C'est X ... qui s'occupe d 'eux, par-là ... Nous autres, nous nous en tenons à l'ouvrage habituel. Vlan ! un autre torpilleur! De nouveau la grande plume blanche s'élève, et de nouveau les obus légers éclatent à la distance marquée, un peu au delà. La fun1ée se dissipe sur ce bout de tranchée comme l'écume du flot meurt dans l'angle du mur du havre et reparaît un demi-mille plus bas. Sa nonchalance apparente, sa lenteur terrible et ses courts accès de fureur ressemblent à l'action de l'océan plutôt qu' à celle des hommes ; et là-haut, sur notre p~rchoir aérien, le bercement, le glissement de la plate-forme
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donnent absolument l'illusion du mouvement d'un bateau, flottant avec nous vers cette grève ... - Comme tous les jours. C'est tous les jours la même chose, explique l'officier. Tantôt ici, tantôt un peu plus haut, un peu plus bas ... Moi je suis là depuis le mois de mai... Un passager rayon de soleil vint éclairer le paysage dévasté, faisant paraître plus hideux son jaune chimique. Un détachement s'avance sur la route qui conduit aux tranchées françaises, pour disparaître au pied d'une petite éminence. D'autres hommes surgissent et se rapprochent avec cet air de gens qui savent très bien où ils vont et qui ont un but très arrêté, qu'on remarque dans les deux carnps quand l'heure du dîner approche. Ils avaient la mine de gens qui ont pioché très dur.
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Toujours la même chose, continue l'officier. Vous pouvez aller d'ici en Suisse par ce boyau, et d 'ici au bout vous trouverez le même fourbi ... Ce n'est pas la guerre, ça !... - C'est mieux! fit un autre. C'est tout un peuple qui est mangé, dévoré!. .. Ils arrivent, remplissent les tranchées - et ils y crèvent, y crèvent, y crèvent. .. Ils en envoient d 'autres, qui crèvent de même. Nous aussi, naturellement; mais regardezIllOl. ça .... Du geste, il indiquait les gros nuages de fumée qui se reformaient sans cesse sur cette grève jaunâtre. c< Voilà la frontière de la civilisation, reprit-il. Ils ont contre eux la civilisation tout entière, ces cochonslà !. .. Ce ne sont plus les petites victoires de jadis que nous voulons, c'est le Barbare, le Barbare au complet ... Et mainte-
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nant que vous avez vu la chose en raccourci, venez regarder nos enfants. )> Nous quittons le bel arbre qui porte des fruits de mort, distribués au son argentin d 'une petite clochette. L'observateur reprend sa carte et ses calculs; le petit téléphoniste se raidit près de son appareil, tandis que les amateurs sortent de son existence. Quelqu'un, à travers les grandes frondaisons, demande à savoir qui s'occupe de, disons Bélial, puisque je n'ai pu saisir le nom du canon. On dirait que cette voix invisible fait partie de l'organe nouveau et terrifiant qui vient de tonner encore pour la troisième ou quatrième fois. D'après la reponse il apparaît que, si Bélial continue à parler trop longtemps, on lui répondra, d'un certain point, dans le lointain ...
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Les troupes que nous allions inspecter étaient au repos au fond de caves qui avaient débuté dans la vie comme carrières et que l'armée avait saisies pour s'en servir à sa guise. On trouvait là des couloirs souterrains, des antichambres, des rotondes et des boyaux de ventilation, avec de curieux jeux de lumière entrecroisés, qui peignaient un Goya sous vos yeux dès que vous regardiez un groupe d 'hommes en armes. Chez tout soldat sommeille une vieille fille qui se réjouit d e tous les petits arrangements de deux sous qu'elle peut ingénieusement se fabriquer avec rien. La mort, les blessures, ça vient tout seul; pas besoin de s'en inquiéter; mais coucher au sec, sur un lit moelleux et se nettoyer, voilà ce qui demande de l'adresse, de la prévoyance et du goût; et le Français est
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glorieusement artiste, homme de goüt jusqu'au bout des ongles. D'ailleurs les officiers français portent à leurs hommes un amour de mère, que ceux-ci leur rendent en affection fraternelle. Peut-être l'appellation possessive : « Mon général, mon capitaine )), aidet-elle à produire cette impression que nos hommes, à nous, habillent en termes autres et plus brefs('). Et ces soldats, comme les nôtres, ont été fondus depuis ces longs mois dans un même cre uset. << Inutile de donner la moitié d es ordres, disait un officier. L'expérience nous a appris à penser simultanément. » J e crois aussi que si un soldat français a une idée - et ils en fourmillent, -·- son ( 1) Le soldat anglais nomme son d1 c>f « sir ,, - c< monsieu r » - qu el que soit son g rad e. (Note du traducteur.)
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idée arrive plus vite à son officier que chez nous. L'impression dominante est une impression de santé, de vitalité éclatante; en outre ils sont racés. Tandis qu'ils se comportaient avec désinvolture, avec laisseraller, qu'ils semblaient savourer joyeusement, audacieusement cette dure vie, leurs voix, s'interpellant d'un boyau à l'autre autour des piquets d'armes, étaient des voix modulées par la civilisation. Et pourtant, si un trait de lumière perçait la pénombre, on eût dit des bandits se partageant leur butin. Un tableau qui n'a rien de la guerre demeure peint sur ma rétine. Un beau gars à la peau brune, un jeune géant de proportions superbes, vient d'arracher sa « pelure )) bleue, pour la jete~ sur les épaules d'un camarade à demi nu, agenouillé à ses pieds et arrangeant sa
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chaussure. Ils se détachent sur un fond de vapeur bleuâtre à travers lequel brille un tas de paille cuivrée à moitié recouverte d'une couverture rouge. Par un divin hasard d'éclairage et de pose, ils forment le groupe de saint Martin se privant de son manteau pour en couvrir Je mendiant. Je rencontrai beaucoup de ces tableautins dans la tranchée demi-obscure par exemple cette chapelle creusée dans le roc, où le rouge de la croix, sur la rudetoile de la nappe d 'autel se détachait, brillait comme un rubis ... Tout au fond des caves~ nous trouvons une rangée de petits chenils creusés dans le roc, chacun habité par un chien sagace et silencieux. Leur service commence le soir, avec les sentinelles, et au poste d'écoute. cc Et vous pouvez m 'en croire, me dit avec un juste orgueil le maître de l'un
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d'eux : mon camarade connaît la différence entre nos obus et ceux des Boches! » Quand nous reparûmes au grand air, nous eûmes occasion de bien étudier la chose. Des voix et des ailes nous rencontraient, nous dépassaient; un arbre jeune et fort que nous avions noté au passage n'était pas courbé ainsi en travers de la grande allée, quand nous la traversâmes pour la première fois. Que voulez-vous? dit un officier avec philosophie, il faut bien que les obus tombent quelque part; et après tout, c'est nous que vise le Boche ! Mais venez donc voir mon terrier. C'est quelque chose de tout a fait supérieur. - Non, dit un autre. Venez plutôt voir notre mess. C'est le Ritz de l'endroit. Et ils vont racontant avec gaieté comment ils ont réussi à se procurer les choses
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nécessaires, et même les élégances de fa vje, tandis que des mains empressées se tendent dans l'ombre, que des voix fraternelles nous souhaitent la bienvenue à travers bois. Les bruissements d'ailes ctaient encore actifs, après le lunch, quand l'auto ayant glisse devant les guinguettes plantées sur la route, nous arrivâmes en pleine campagne. Des femmes et des enfants travaillaient à la moisson. De larges trous d'obus se montraient, tant sur la route qu'au milieu des champs; son vent aussi on voyait une villa crevée comme un carton à chapeau par un parapluie. Je m'imagine retrouver ici la marque de Bélial qui ne cesse de mugir vers le nord, parmi les collines. Nous cherchions une ville qui vit perpétuellement sous le feu des obus. Comme
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on nous avait prévenus que la route était cc malsaine )> non pas que les femmes et les enfants eussent l'air de s'en soucier beaucoup nous prîmes un chemin détourné où certains coins et monticules trop exposés étaient masqués par des ronces et des branchages. Les trous de bombes se multipliaient en cet endroit; vieillards, femmes et enfant~ n'en surveillaient pas moins leurs bestiaux et leur moisson. Partout où les obus avaient détruit une maison, les débris étaient mis en tas proprement, et, si une chambre restait debout, on voyait qu'elle était habitée, au pauvre rideau dont la loque flottait au vent, orgueilleuse comme un drapeau. Il fut un temps où j'accusais la jeune France qui toujours cherchait __.à se faire écraser sous les roues de ma voiture; la corpulente vieille qui traversait la route LA FRANCE EN OUERRE
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sans tenir compte d'aucun avertissement ; le vieux bonhomme sourd comme un pot, qui dormait tranquille dans sa charrette au risque de se faire ecraser cent fois . Aujourd'hui j'ôterais volontiers mon chapeau à tous et à chacun, s'il n'était pas trop incommode de traverser tout un pays tête nue. Plus nous approchions de notre ville, plus les gens se faisaient rares ; enfin, nous arrivâmes à un faubourg pavé et bien bâti où la vie semblait avoir cessé ... Ce silence était éloquent, autant que l'herbe drue qui croissait entre les pavés; l'air avait une odeur de pierre écrasée et de mortier; le bruit des pas resonnait comme l'écho d'un caillou jeté dans un puits. Tout d'abord le spectacle de magasins éventrés, de paisibles intérieurs dévoilés fait jaillir une inutile protestation de colère. Il n'est pas convenable que le cœur
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de ces demeures soit arraché à la protection de ses murs comme on arrache la mie d'un morceau de pain; que le toit de la villa soit jeté en travers des grilles de garage; que les portes du salon rebattent solitaires dans leur cadre resté debout au milieu du vide général! L'œil se lasse à voir le dessin monotone qu'ont tracé les obus sur la pierre des murs, et le cœur vous manque a sentir avec persistance l'odeur du mortier et du bois brûlé. Un bon quart de la ville a été rase jusqu'au sol; là où une façade subsiste encore, pareille à un décor de théâtre, la maison n'a ni toit, ni fenêtres, ni portes. Nous sommes près de la cathédrale, toujours la cible favorite du païen. Les murs en sont troués et déchirés. A travers ses blessures, les oiseaux entrent et sortent à volonté. Les toits sont défonces; de grands mor-
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ceaux de maçonnerie, arrachés aux contreforts, sont venus s'écraser en étoiles sur le pavé de la place. Cet après-midi même ils étaient à l'ouvrage, quoiqu'il ne m'ait pas semblé que pour le moment la cathédrale fût leur objectif. Nous allions et venions dans le silence des rues, toujours accompagnés de ces bruissements au-dessus de nos têtes. A un moment donné, une jeune femme tourne le coin d'une rue en 'se garant contre le mur. Une vieille pousse son volet (comme il grince!) et lui adresse la parole. Puis le silence se rétablit et il me semble entendre des chants - cette sorte de chants souterrains qui résonnent clans ]es cités de cauchemar. - Bah! dit un officier, qui chanterait ici? Nous contournons de nouveau le mo-
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nument, et nous voyons ce que des pavés peuvent faire contre leur propre ville, si des obus viennent à les projeter dans les airs. Mais c'était bien, après tout, du chant que j'avais entendu. Il venait d'une petite porte pratiquée dans le flanc de la cathédrale, du côté opposé à celui que nous avions vu d'abord. Un peu hésitants, nous entrons. Une centaine de personnes, des femmes pour la plupart, étaient agenouillées devant l'autel d'une chapelle non encore détruite. Nous nous retirâmes doucement de ce lieu sacré, et ce n'était pas seulement dans les yeux des officiers français qu'on voyait des larmes ... Une très, très vieille femme se hâtait de traverser le square, son livre de prières en main, en retard, évidemment, pour le service.
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- Qui sont ces personnes? demandai-je. - Quelques-unes sont chargées du matériel de l'eglise. 11 y a aussi de petits boutiquiers. (Vous n 'ignorez pas qu'il reste encore un quartier debout où l'on peut acheter.) Et puis, il y a les vieux qui refusent de s'en aller. C'est leur ville; ils y sont nés! ... - Et ce bombardement se renouvelle souvent? ~ Il ne cesse pas. Vous plairail-il de voir la station du chemin de fer? Bien entendu, elle n ~a pas souffert autant que la cathédrale. Nous marclü1m~s à travers la nudite des rues jusqu~à la station, qui se trou-v ait, comme av<1it dit mon ami, moins
endommagcc que la cathcclrale, qu01que fort gravement atteinte. Puis nous eùrnes ,'t traverser une longue rue d'où
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le Boche pouvait nous voir distinctement. En jetant un cçmp d'œil vers l'extrémité de cette rue, on constatait combien la guerre est pour les ronces la véritable trêve de Dieu. Là, elles croissaient en force, s'étaient établies solidement, surveillées par la longue ligne des fenêtres vides ... Ayant quitte cette ville blessée, mais invaincue, et nous étant faufilés à travers des chemins le long desquels des femmes surveillaient leurs vaches, nous parvînmes sur une hauteur où cantonnait un régiment de Marocains. Ces mahométans rappelaient de façon déconcertante quelque demidouzaine de types de notre frontière hindoue, mais ils ne parlaient aucun dialecte qui nous fût accessible. Ils avaient, cela va sans dire, transformé les bâtiments de la ferme où ils étaient établis en un petit
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c01n d'Afrique - couleur et odeur. C'étaient des hommes expérimentés, rompus à tous les hasards de la guerre; ils avaient été asphyxiés en Flandre, bombardés ailleurs, mitraillés partout; et en Afrique septentrionale, nous dit un officier, ils avaient soutenu une lutte que nous ne connaissons pas : l'interminable, obscure, brûlante guerre du désert qui se prolonge des années et des années, un contre quinze, un contre vingt. .. - Et une fois la chose finie - est-ce ainsi chez vous? ajouta-t-il - nos meilleures recrues nous viennent des tribus mêmes que nous avons combattues. Ces hommes sont des enfants. Ils ne nous suscitent aucune difficulte. Ils ne demandent qu'une chose : aller où l'on brûle des cartouches. Ils sont de ces races assez rares pour qui se battre est une fête ...
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- Depuis combien de temps êtes-vous avec eux? - Il y a longtemps, longtemps... J'ai aidé à organiser le corps. Je suis de ceux dont le cœur est resté en Afrique ... Il parlait lentement, cherchant presque ses mots. Il eut à donner un ordre et, détournant de nous ses yeux, les porta sur un grand gaillard aux traits bronzés, au type essentiellement africain, qui semblait attendre des ordres, accoté à son fourniment.Je n'oublierai jamais la qualité de ce regard! Il avait deux faces, ce guerrier barbu, à la peau brillée, à la parole lente, aperçu au passage et perdu de vue pour toujours en une heure brève. A près un merveilleux intermède dans ce château de rêve aux arbres majestueux, aux lacs argentés, aux enfilades de salons blanc et or (le propriétaire est chauffeur
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quelque part au front, et l'on but largement à sa santé), la journée finit dans un petit village où le crépuscule fleurait le pétrole de plusieurs centaines d'automobiles et la saine odeur des troupes saines. Dans un camp on peut se fier à son nez pour se conduire. Et quoique j'aie fourre le mien un peu partout ici, nulle part je n'ai flairé ces viles senteurs qui révèlent l'homme malpropre et mal nourri. Niême observation pour les chevaux du train. Il est difficile de garder l'œil et l'oreille bien aiguises après des heures de plein air et de spectacles nouveaux; si bien qu'on perd des tas de choses tr6s intt':rcssantes. Le dîner au quartier genc~ral est le rendezvous des professionnels : la Ligne, !'Artillerie, le service des Renseignements avec ses stupéfiants photoplans des trancht':es ennemies~ l'I ntendance; n~tat-major qni
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collectionne et note tout, et qm est, comme de juste, pas mal << blagué )>; et, bien entendu, !'Interprète, qui, à force de questionner les prisonniers, devient une sorte de saducéen('). Tous ces gens ont leurs petits a parte, leur argot, leurs demimots, qui, si on les comprenait au lieu de sommeiller sur son assiette, donneraient en raccourci l'histoire du jour. Mais la fatigue et les difficultés d 'une langue (non pas étrangère!), d'une langue sœur viennent tout brouiller, et l'on gagne son lit au milieu d'un murmure de voix confuses, du bruit des autos solitaires sillonnant la nuit, du passage des bataillons, des appels se prolongeant, s'entrecroisant à travers la ligne qui jamais ne dort ... Ce long repli de terrain, avec ses pins (1) Les saducéens : secte qui niait la résurrection. Ici le sens est élargi .
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dispersés, aurait à peine dissimulé quelque jeu d'enfants. Un cheval serait certainement resté visible; mais rien n'indiquait qu'il y avait ici des canons, n'eût été le sémaphore annonçant la défense de passer par là, à cause de la batterie qui faisait feu. Le Boche devait, lui aussi, avoir eu vent de cette batterie; car le sol était criblé d e trous d'obus de tout calibre, quelques-uns aussi frais que les traces de taupes au matin dans le champ humide; dans d'autres, les coquelicots avaient eu le temps de germer et de fleurir, au cours de l'été. - Et où sont les canons ? demandai-je enfin. Ils étaient presque sous nos mains, avec leurs munitions dans des caves improvisées près d'eux. Autant qu'on en puisse juger, le 7 5 n'a pas de petit nom d'amitié. La baïonnette, c'est Rosalie, la vierge de
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Bayonne, comme chacun sait; mais la pièce de 75, cette gardienne intrépide de la tranc:hee, cette petite sœur fidèle de la Ligne, semble ne devoir connaître que la sobre appellation de soixante-quinze. Même ceux qui l'aiment le plus ardemment ne disent pas qu'elle est belle. Ses mérites s'imposent; ils sont français : la logique, la droiture, la simplicité avec le don suprême de se trouver toujours à la hauteur de l'occasion, quelque effort qu'on puisse lui demander. On examine, on étudie les agencements de cette pièce si simple, et il semble que n'importe qui aurait pu l'inventer. - Et en fait, dit le commandant, l'inventeur en est bien un peu tout le monde. Le recul, établi sur tel et tel système dont la patente est périmée, a été amélioré par nous; la culasse, sauf quelque légère
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modification, est due à un autre; la mire et la hausse, peut-être, nous sont tout à fait spéciales, mais au fond, ceci est un assemblage heureux d'éléments déjà existants. Parfait! Tout comme Shakespeare, pour écrire ses chefs-d'œuvre, n'a usé que des mots du dictionnaire et des lettres de l'alphabet. L'artillerie française fait ses canons comme il a fait ses drames. Ce n'est pas plus malin que ça! Il n'y a rien en train pour le moment. « Le temps est trop brumeux ))' dit le commandant. (Je crois que le Boche étant avant tout méthodique, a ses moments de relâche, et c'est alors que les amateurs sont introduits rlans les batteries : au moins ai-je remarqué qu'il y a des heures saines et des heures malsaines, qui varient avec chaque position.)
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- Cepend3:nt, reprend le commandant, il y a bien un endroit. .. Voyons ... Il donne un chiffre, une indication de distance. Les servants se tenaient un peu à l'écart avec le dédain ennuyé du professionnel pour l'intrus qui vient se mêler de ses mystères. D'autres civils avaient déjà passé, examiné; souri, complimente, s'étaient retirés laissant le canonnier sur sa hauteur, griller, moisir ou geler pendant des semaines et des mois. Alors le « soixante-quinze )) parla. Sa voix est d'un diapason plus haut que le nôtre, à cc qu'il me sembla. Son recul fut aussi vif et aussi gracieux que le haussement d'épaules d'une Française; le caisson vide bondit et résonna sur l'affût; les cimes de deux ou trois pins situés à 4o mètres de là, se firent un signe d'intelligence, quoiqu'il n'y eût aucun vent.
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Ils vont se creuser la tête pour comprendre le sens de ce tir solitaire. Nous leur en servons d'habitude une plus forte dose, dit quelqu'un en riant. Nous attendions dans le silence embaumé. Rien ne répondit du fond du brouillard qui enveloppait le terrain inférieur, quoique aucun obus n'ait jamais été accompagné de vœux plus sincères pour qu'il fît du mal. On parla de la vie des canons, du nombre de coups que certains peuvent donner, et que d'autres sont incapables de fournir; on dit c'omment on s'y prend pour faire deux bons canons avec trois pièces gâchées, et quelle chance folle on a parfois avec un seul coup pointé au petit bonheur. Il faut qu'un obus tombe quelque part, et parfois, par la loi des moyennes, il va
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droit où il faut qu'il aille, droit comme le pigeon vole au colombier. Sous l'explosion, la terre s'ouvre, un trou de plusieurs mètres se creuse, il faut déterrer les hommes: quelques-uns, simplement essoufflés, secouent leurs oreilles,jurent un peu, et reprennent le travail; d'autres ont senti l'âme leur échapper dans le cataclysme. Ceux-ci, il convient de les soigner comme leur psychologie le demande, et l'officier français est bon psychologue. L'un d'eux me disait : - Notre psychologie a changé ; moimême, je ne la reconnais pas. - Qu'est-ce qui a fait ce changement? - Le Boche. S'il s'était tenu tranquille encore une vingtaine d'années, le monde était à lui - pourri, mais à lui tout entier. Maintenant c'est lui qui sauve le monde. - Comment? LA FRANCE EN G~ERRE
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Parce qu'il nous a montré ce que c'est que le mal. Nous - vous et moi, l'Angleterre et la civilisation -- avions commencé à douter de l'existence du mal. Le Boche nous tire de cette erreur. On se remit à étudier la bête dans sa tranchée - un peu plus près cette fois, et plus tranquille à cause du brouillard. C'est toujours la même chose, où que vous releviez des observations : poste d'écoute, table, périscope, cartes, téléphoniste; les mêmes canons, toujours dissimulés, toujours prêts; le même morceau de tranchée barbouillée, fumant et flambant; de la Suisse à la mer, c'est la même chose. La conduite de la guerre varie avec la nature du pays, mais les outils restent les mêmes. A la fin, l'œil se lasse à les regarder, comme il se lasse à voir l'infinie répétition d'hiéroglyphes égyptiens. Un
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long profil bas, flanqué d'une grosseur sur le côte, signifie la pièce de campagne avec ses munitions. Un cercle avec une rainure indique le poste d'observation; la tranchée est une ligne en zigzag semée de panaches d'explosion verticaux. Les grandes pièces de position allant et venant sur leurs autos se suivent comme une procession de scarabées; et l'homme lui-même est une tache bleuâtre pas plus grosse que rien, tantôt rampant et reptant, tantôt dressé et bondissant parmi ces symboles terrifiques. Mais on ne trouve plus d'hiéroglyphes à Reims; aucune brume, aucune atténuation possible devant les abominables attentats commis sur la cathédrale. Aveugle et mutilée, l'auguste ruine pointe vers le ciel, au milieu .du naufrage du palais archiépiscopal, des débris de maisons
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amoncelés autour d'elle. Ils ont bombardé, ils bombardent encore, avec des explosifs, des obus incendiaires; si bien que les statues, les sculptures, ont pris par endroits la couleur de la chair vive. Les gargouilles sont en pièces, les fleurons et. clochetons démolis, les murs crevés et arrachés; les fenêtres éventrées, tout dessin obliterè. Qù que l'œil se porte sur le monument torturé, il ne trouve que profanation et sacrilège - et jamais son âme ne fut plus visible qu'aujourd'hui! A l'intérieur ((( Couvrez-vous, :Niessieurs, dit le sacristain, ceci n'est plus lieu consacré »), tout est balayé ou brûle d'une extrémité à l'autre, à l'exception de deux flam11eanx placés devant la niche où se dressait naguère la statue de Jeanne d'Arc. On y voit aujourd~hui un drapeau français. Quand je vis pour la dernière fois la
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cathédrale de Reims, c'était par un beau crépuscule de printemps; les grands vitraux étincelaient à l'ouest, et la seule
lumière venant de l'intérieur était celle de deux cierges allumés par un Anglais pénitent en l'honneur de Jeanne d'Arc, et brûlant dans ces mêmes flambeaux. Le grand autel était recouvert de tapis de pied; les tuiles du pavé étaient fendues et déplacées par les lourds fragments tombés de la voûte; on marchait sur des debris de pierre calcinée, de fer tordu, de vitraux en poudre. Le grand portail, défoncé par un obus venant à travers le jardin de l'archevêque, présentait la forme incongrue d'un tonneau. Mais je ne veux pas continuer; la liste a été faite, et elle est en de meilleures mains que les miennes. Le souvenir en durera autant que dureront les générations parmi lesquelles le
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nom du Teuton sera honni, mis au ban de l'humanité - pendant ces longues années paisibles où, la guerre du corps etant finie, la guerre véritable commencera. Reims n'est qu'un des autels que le païen a dressés pour que les peuples du monde entier y viennent commémorer sa mort. C'est un ouvrage qui servira. Un signe d'infamie que toute la terre connaît aujourd'hui, et qu'ils ont laisse comme le sceau visible de leur condamnation. Quand ils mirent le feu à la cathédrale, il y avait a l'intérieur quelques centaines de blessés allemands. Les Français en sauvèrent autant qu'ils purent, mais il fallut, de force, en laisser quelques-uns ... Dans le nombre de ces malheureux, se trouvait un commandant grièvement blessé qu'on avait placé le dos appuyé à un pilier. La destinée a voulu que la marque
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de ses tourments demeurât empreinte sur la pierre - deux jambes et la moitié du corps, dessinés en une sorte de noir graisseux. Beaucoup de g~ns prient et espèrent que ce signe sera respecté, au moins par les enfants de nos enfants. Et cependant, Reims vaque à ce qui lui reste d'affaires avec cette endurance de fer, cette foi qui est l'héritage nouveau de la France. Il y a, certes, d e l'émoi, des douleurs et des d euils quand les obus tombent; et toujours l'abominable profanation continue. Les vieillards et les enfants s'abreuvent tous les jours à cette coupe amère, mais l'amertume ne pénètre pas dans leurs âmes. De simples paroles d'admiration seraient impertinentes, mais, je veux le dire, la qualité exquise d e la civilisation français e me plonge dans la stupeur. Eux-mêmes disent à l'occasion : « Nous
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ne sav10ns pas ce qu'était ce pays. Franchement, nous n'attendions pas ce qui s'esL produit; et, vous voyez, cela continue ... )> Une femme, plus logique peut-être, me disait : « Pouvions-nous faire autrement? Nous savions depuis 1870 ce qu'est le Boche, vous l'ignoriez. C'est contre la bête féroce que nous combattons; il n'y a pas d'arrangement possible avec la bête! >) Voilà le point vital que l'Angleterre doit bien voir. Nous avons affaire à un animal qui s'est mis scientifiquement et philosophiquement en dehors de la civilisation. Quand vous aurez vu quelquesuns - rien 'que quelques-uns - de leurs hauts faits, vous commencerez à comprendre. Quand vous verrez Reims, vous comprendrez mieux. Quand vous aurez regardé attentivement les visages féminins,
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vous serez portes à penser que les femmes auront le droit de parler à l'heure du règlement final. Elles l'ont gagne mille fois. Voyager avec deux chauffeurs n'est pas le sybaritisme que l'on pourrait croire, puisque l'on est seul et qu'ils sont toujours deux, ces hommes de fer, à se relayer au volant. Et il m'est difficile de décider lequel vaut le mieux, d'un ancien professeur d'allemand, d'un ancien coureur qui a passé six ans dans le Connecticut, d'un maréchal des logis ou d'un brigadier, pour pousser audacieusement une auto à travers des charrois militaires longs de 3 milles, qui se répètent à des intervalles d'une demi-heure. C'étaient parfois des ambulances automobiles égrenées sur toute une perspective de route, ou des convois,
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ou ces gros canons, toujours les mêmes, qui surgissent à un tournant avec des troncs d'arbres attachés par une chaîne à leur long dos pour dérouter les aéroplanes, leurs caissons ronflant derrière eux sous du feuillage. Aux rares intervalles de répit, on rencontrait des équipes occupées à refaire la route avec des lits de cailloux et des rouleaux à vapeur. Avant la guerre, les autos n'avaient pas amélioré les routes de France; aujourd'hui, elles résistent à l'incessant charroi bien mieux que jadis aux voitures des touristes. De 700 milles de route avalés à 60 ou 70 kilomètres à l'heure, il me reste l'impression d'une perfection uniforme : sur toute cette longueur, je n'ai pas rencontré une seule voiture brisée ou seulement en panne; on les met pourtant à rude épreuve. Et, plus grande merveille, nous n'avons rien écrasé, nous
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du moins, bien qu'il nous ait fallu des miracles dans les villages pour éviter les enfants, les chats et les poulets. Si le pays s'est fait à la laideur et à l'horreur de la guerre, il a pris l'habitude aussi de sa grande courtoisie, de sa bonté, de sa patience, de la gaieté qui veut, Dieu merci! oublier l'énormité de la ruine matérielle. Un certain village avait été si bien détruit qu'il semblait plus vieux que Pompéi. Il n'y restait pas trois toitures ni une seule maison entières. A certains endroits, le regard tombait tout droit dans des caves béantes. Mais les houblons étaient mûrs, alentour, dans les champs semés de tombes; on les apportait, on les entassait entre les murs démantelés d'une maison. Des femmes, sur des chaises, dans la rue, épluchaient les bottes d'où montait l'odeur saine. A chacune qu'elles termi-
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naient, elles se penchaient en arrière et en tiraient une autre par le trou de la fenêtre, sans cesser de jouer et de rire. Il fallut faire sortir du clos en ruine qui avait eté cour de ferme une charrette pour porter le houblon au marche. Une épaisse, forte et blonde gaillarde, de l'espèce qu'a dessinée Millet, jeta tout son poids sur un rayon de la roue et la voiture avança dans la rue. Alors elle se secoua et, les mains sur les hanches, dansa en sabots une petite gigue pleine de crânerie en s'en allant chercher le cheval. Une autre fille arrivait sur un pont; elle était d'un type exactement contraire : mince, un teint de lait, des traits délicats. Au milieu de la désolation, elle portait un balai tout neuf sur son épaule; la grâce et la fierté de son port semblaient d'une Catalane. La servante de ferme sortit, conduisant le cheval,
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et les deux jeunesses, en se croisant, échangèrent un bonjour et un sourire; à leurs pieds, la vigne traînante du houblon mettait une guirlande délicate. Les canons parlaient sérieusement dans le Nord. C'était l'Argonne, où le kronprinz s'occupait activement à se débarrasser de quelques milliers de fidèles sujets de son père, afin d'être plus sûr de lui succéder un jour : chacun tient à sa place. Quand viendra l'heure lointaine où l'on écrira la vraie histoire psychologique de cette guerre, on découvrira peut-être que les gens qui nous en parurent les auteurs et agents principaux n'étaient que des incompétents de l'espèce ordinaire qui remuèrent l'enfer pour garder leur emploi. Car il est littéralement vrai que, lorsqu'un homme vend son âme au diable, il la vend pour . . moins que nen.
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La bataille dut être chaude ce jour-là. Un village en ruine, comme tous les autres, le long de cette ligne de front, la dominait d'une hauteur où le paysage se révélait presque italien des crêtes minutieusement dessinées et semées de hameaux; au premier plan, une route et une rivière coupant droit à travers une plaine, le tout dans un éclairage d'aprèsmidi où chaque détail apparaissait. Les collines fumaient, tremblaient et rugissaient; un ballon observateur monta, tandis qu'un aéroplane, qui n'avait rien à faire avec la bataille et ne servait qu'à l'apprentissage d'un débutant, tanguait et plongeait au bord de la plaine. Deux étranges piliers, d'un rose pâle, morceaux d'un mur démantelé, gardaient quelques fusains soigneusement taillés au bord d'une pelouse presque enfouie sous des
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décombres : c'est tout ce qui restait d'un hôtel où le kronprinz avait séjourné. Sur le flanc de la colline, à notre droite, des fondations de maisons s'étendaient, comme les débris de créatures éventrées, et le soleil baignait les rectangles des cavités; tout d'un coup une musique se mit à jouer sous des arbres, plus haut sur la colline, et un officier de cantonnement, coiffé du nouveau casque protecteur qui ressemble à une salade du dix-septième siècle, nous proposa de monter encore pour mieux voir. C'était un excellent homme, qui, parlant anglais, avait découvert (comme il m'arrive quand je parle français) qu'il est plus simple de s'en tenir à un seul genre. Il avait choisi le feminin et l'appliquait au Boche, ce qui me donna moins mauvaise opinion de mes facultés - et c'est le principe de l'amitié. Nous gravîmes quel·
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ques vieux degrés de pierre où des générations de petits enfants avaient joué, et nous découvrîmes une église en ruine, et à côté, un bataillon, cantonné dans ce village, qui se donnait un peu de bon temps avec de l'excellente musique et quelque tapage autour. Les affaires sérieuses, au loin sur les collines, ne les regardaient pas ce jour-là. Plus haut encore, sur l'étroit sentier à l'ombre des arbres, se tenait un prêtre avec trois ou quatre officiers. Ils suivaient la bataille et cherchaient à reconnaître à quel côté' appartenait chacune des grandes explosions de fumée, sans pourtant quitter tout à fait de l'œil les hauts et les bas de l'avion. « Ça, c'est nous! )) disaient-ils à mi-voix. « Ça, c'est eux ! - Non, pas à nous; à eux, ce coup-ci ! - Le maladroit! il se met sur une seule aile. - Tiens ! les
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shrapnells boches! L'éclatement toujours trop haut! - Un coup de notre grosse pièce, derrière la colline! - Il va tomber dans la rue s'il continue. - Une torpille aérienne !... Ces deux derniers coups, c'était eux! Mais ça (un large rugissement), ça, c'est nous. )) La vallée enfermait et accroissait les sons qui semblaient battre notre flanc de colline comme une 1ner. Un changement d'éclairage révèle un groupe de maisons finement silhouette à la crête d'une colline, au-dessus d'une sorte de brume rougeâtre. << Qu'est-ce que c'est que ce village? )) demandai-je. Le prêtre répondit d'une voix d'orgue « C'est X ... , dans les lignes boches. Il n'en reste que les murs. )> Les fumées se déroulaient en s'effaçant et se renouvelaient avec les tonnerres; LA FRANCE EN GUERRE
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les petits enfants jouaient et sautaient sur les vieux degrés de pierre; l'avion du débutant poursuivait, avec des à-coups, sa propre ombre au-dessus des champs ; des soldats demandaient à la musique leurs airs favoris. Tipperary, 1ne dit le lieutenant du cantonnement comme nous repartions. Et c'était Tipperary, - à l'accompagnement des lourdes pièces lointaines, ·dont la voix nous suivit jusque dans une ville tout enveloppée de rayons de projecteurs - français et boches à la fois, d'énormes rayons qui se menaçaient, s'affrontaient sous les étoiles. Vers le même temps, lord Kitchener et le général Joffre passèrent en revue un corps d'armée français. Nous le découvrîmes tout d'un coup, clans une vaste dépression de terrain, sous
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des nuages gris; ce fut comme la brusque apparition d'une grande eau. Cela s'étendait en nappes humaines, rompues çà et là de taches plus sombres, comme des lits de roseaux : chevaux, canons, fourgons . Une route droite coupait en deux le paysage tout le long du bord murmurant. On eût dit que Cadmus avait semé les dents du dragon, non pas en rangs réguliers, mais à toute volée, et puis qu'horri- " fié à la vue de ce qui surgissait, il avait vidé d'un seul coup tout son sac et s'était enfui. Mais les hommes que j'avais devant moi n'étaient pas des guerriers neufs. Les fastes de leurs seules batailles rangées eussent rassasié un Napoléon. Pour leurs régiments, l'impossible n'était plus que la routine de tous les jours; en douze mois, il n'y avait guère eu de semaine où ils eussent perdu le contact direct avec la
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mort. Nous passâmes devant leurs lignes, les regardant dans les yeux, ces hommes aux baïonnettes et fusils fatigués, aux épaules et aux sacs si mutuellement adaptés par l'usage que celles-là sans ceux-ci eussent paru presque étranges. On voyait les éclaboussures de la boue sur les canons, sur les roues réparées des affûts, sur les caissons dont la manœuvre est si facile. Et l'on sentait la force et la puissance de cette masse humaine, comme l'effluve de chaleur qui sort d'un mur où le soleil s'est longtemps réverbéré. Quand les automobiles des deux chefs arrivèrent, il n'y eut ni clameurs de commandement ni galopades. Les nappes d'hommes se rassemblèrent en bataillons rectilignes; les batteries firent un petit mouvement pour s'aligner, un escadron recula ou appuya l'éperon. Mais tout fut aussi rapide et facile que 1orsqu'un bon
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tireur lève et vise au signal donné. Quelques paysannes vinrent regarder les généraux descendre. Les avions qui filaient bas comme des hirondelles le long du front (quel spectacle ils devaient avoir de làhaut !) se suspendiren_t comme des faucons. Alors commença la revue; nous vîmes les deux silhouettes, la grande et la petite, diminuer l'une à côté de l'autre, au long de la route blanche. Et puis, devant des rangs de cavaliers, les deux chefs remontèrent dans leurs voitures et s'éloignèrent parallèlement à l'horizon, vers une autre levée de la plaine gris-verdâtre. L'armée va passer où vous êtes. Montez un peu de côté )), dit quelqu'un. Nous venions de nous détacher de cette immobile légion quand elle s'ébranla, précédée par des rangs de cuivres dont la <<
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musique sonnait comme la pulsation même de la France. Les deux généraux avec leurs étatsmajors et le ministre français de la guerre étaient à pied, près d'un lopin de luzerne très verte : un groupe d'environ vingt personnes. Les autos faisaient de petites taches grises sur l'horizon gris. Il n'y avait que cela dans toute cette vaste plaine; cela est l'armée : pas un bruit que les bourdonnements changeants des aéroplanes et la rumeur lourde sentie plutôt que perçue - de l'innombrable piétinement sur la terre molle. Ils arrivaient derrière une levée de terrain dont la ligne bornante se hérissait d'abord comme d'une imperceptible fourrure, puis d'une herbe : les pointes des baïonnettes tout de suite longues et, par-dessous, toute la merveilleuse infanterie. La rapi-
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<lité, l'élan, la poussée de ce large flot bleu semblaient d'un raz de marée dans un bras de mer. Tant de vitesse, avec tant de masse, une telle masse si docile à une seule main, cela faisait peur. Cependant la musique, sur une hauteur lointaine, leur disait et leur répétait (comme s'ils ne le savaient pas!) la passion et la gaieté et le haut courage de leur propre race. Elle le chantait dans la langue qu'eux seuls peuvent tout à fait comprendre. (La musique d'un peuple, c'est comme la voix d'une femme qui pense tout haut.) - Quel est cet air? demandai-je à un officier près de moi. - Ma foi, je ne me rappelle pas pour le moment. J'ai pourtant assez marche à cette mesure-là. Sambre et Meuse, peutêtre ! Tenez, voilà mon bataillon! Ces chasseurs, là-bas!
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passée en août 1915 sur le front de Lorraine, par S. i'vl. Al be du ministre de la Guerre, de lord Kitch ene r, du généra L
. PES DU XXe CORPS
t Jcr, roi des Belges, e n présence dn Présid ent de la R ép u bl iqu e,
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Lui savait, naturellement; mais que pouvait reconnaître un étranger dans ce passage de 30. 000 hommes qui faisait trembler la terre? La rumeur, derrière le repli de terrain, se fit plus profonde. « Ah! nos canons! )) dit un officier d'artillerie, et il sourit d'un air bienveillant, en regardant les extrêmes vagues bleues qui approchaient déjà de l'horizon. Ils arrivaient par rangs de 1'2 : 150 canons libres d e prendre l'air ensemble, derrière leurs attelages. Où seraient-ils la semame suivante -- isolés, ou bien par groupes de deux et de trois dans quelles montagnes, quels marais, quels bois, quelles ruines d'habitations humaines? Les grosses pièces les suivaient, avec leurs très longs nez et cet air musard qui caractérise l'espèce. L'artilleur, à mon
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côté, se taisait : son arme n'avait pas besoin d'être louée; mais quand un des gros canons, en passant sur un endroit boueux, sortit un instant de l'alignement, je vis ses sourcils se contracter. L'artillerie passa avec la même vitesse et le même silence inhumains que les troupes de ligne, et les clairons éclatants de la cavalerie fermèrent le défilé. Cette cavalerie ressemble à la nôtre par la belle tenue de ses chevaux, et les hommes parlent avec le même optimisme du jour où ils franchiront la ligne des fils barbelés et se dédommageront enfin de leur attente. Cependant on les emploie à des << services divers ))' et leur esprit est celui de cet enragé dragon anglais qui refusa net d'ôter ses éperons dans la tranchée. S'il lui fallait mourir comme un pauvre bougre de fantassin, ce n'est pas dans une
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tenue de fantassin qu'il entendait aller à sa tombe. Un certain cheval d 'un escadron de flanc décida qu'il en avait assez de la guerre et se mit à rebrousser, comme la femme de Loth. Son cavalier (nous étions tous à le regarder) finit par se faire passer une badine dont il se servit sans résultat. Alors il sauta à terre et conduisit son cheval par la bride : évidemment ce que voulait cette vilaine bête, car lorsque l'homme se remit en selle, elle recommença de se cabrer. La dernière vision que nous en eûmes fut d'une silhouette perdue dans une immense solitude, menant un méchant, mais heureux, cheval à travers un monde absolument vide. On imagine comme il dut être reçu : le seul, de quarante mille, qui fût resté en arrière. Le commandant du corps d'armée vint
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au salut. Les autos partirent, emmenant les géncTaux et le ministre de la Guerre; l'armée disparut derrière les crêtes au nord; les paysannes se penchèrent de nouveau sur la glèbe, et une brume mouillée étendit ses voiles sur la grande plaine; mais on sentait frémir en soi toute l'électricité qui venait de passer par là. O,n avait senti la solidarité de la civilisation; quand, un jour, les nations civilisées sauront ce qu'elles ignorent aujourd'hui, elles s'étonneront peut-être et riront ensemble de leur vieil aveuglement. Lorsque lord Kitchener passa les lignes en revue, avant le défi.lé, on raconte qu'il s'arrêta pour parler à un général qui avait été chef d~état-major de Marchand. Fachoda fut l'un de plusieurs cas où la civilisation se laissa presque pousser à se déchirer elle-même pour le roi de Prusse, comme
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passée en août 1915 sur le front de Lorraine, par S. M. Albe du ministre de la Guerre, de lord Kitchener, du gcn éral
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t Ier, roi des Belges, en présence du Pré~dent de la République, isime Joffre et du général commandant l'armée de Lorraine.
l'artillerie .
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on dit. La vilenie .totale du Boche se découvre mieux sur cette terre française, qui l'a trop bien connue. - Et pourtant, fit remarquer quelqu'un, nous aurions dû savoir qu'une race qui a poussé l'art des lettres anonymes jusqu'au dernier degré de perfection, dans les sales affaires de ses cours, userait des mêmes méthodes dans sa politique étrangère. Comment n'avons-nous pas prévu? - Pour la même raison, répondit un autre, que la société n'avait pas prévu un certain M. Smith, de Londres, qui, épousant trois femmes, acheta d'avance, pour chacune d'elles, une grande baignoire, et, après s'être fait instituer leur héritier, les y noya l'une après l'autre (1). - Est-ce que, par hasard, sur ces bai(1) Allusion à un procès récent.
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gnoires n'étaient pas écrits les mots Danemark, Autriche et France, 1870 ? demanda un tiers. - Non, c'étaient de respectables baignoires britanniques, mais jusqu'au jour où M. Smith noya sa troisième femme, personne ne conçut de soupçon : on n'imaginait pas que des hommes fussent capables de pareils crimes. Ce sentiment est la meilleure protection de l'assassin. Nous passons dans la zone d'une autre armée et nous trouvons dans un pays plus montagneux ou les villages frontières sont mieux abrités. Çà et là une ville et les champs qui l'entourent nous donnent un aperçu de l'ardeur endiablée que met la France à former et à manier le matériel et les troupes. Chez elle, comme chez nous, l'officier blessé et expérimenté revient au champ d'exercice pour entraî-
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ner les nouvelles recrues. Mais ce qui plus que tout va droit au cœur, c'est le spec.tacle de ces petits villages populeux, de ces civils infatigables et vaillants comme leur infatigable et vaillante armée. Sur notre route, toujours les mêmes tableaux touchants : ici c'est un groupe de petits enfants essayant vainement de faire marcher la pompe sur la place; un soldat paternel et barbu vient à leur aide, et il est embrassé à pleines lèvres par les bambins; ou s'il est jeune, mince et encore timide, il reçoit pour sa peine un joli sourire de fillette. Là c'est une grosse vieille qui interpelle vertement quelques jeunes conscrits, lesquels savent fort bien, dit-elle, ce qui est advenu de certaine bouteille de vin. « Et moi qui voulais la distribuer à tous ! Voleurs! Voleurs! )> Toute la rue l'entend ; ainsi fait le demi-
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bataillon qui traverse la route en souriant; ainsi fait l'officier qui affecte de ne rien entendre. Les jeunes gens expriment des regrets, et la vieille, pacifiée, cessant de gronder, les congédie avec une tape amicale. Ils ne semblent former qu'une seule famille. Plus loin, c'est une jeune fille poussant la charrue à travers un champ semé de tombes. Il faut éviter de toucher aux places sacrées, ce qui rend la dure tâche encore plus ardue; mais elle y va de tout cœur; ses cheveux s'envolent, elle jette des appels, et sa petite mère accourt, vient à la rescousse, tire l'attelage du sillon. Sur tous les détails et sur tout l'ensemble de la vie en France, la longue et terrible guerre a mis sa patine, sur tout, excepte sur l'héroïque résolution des masses, et cet esprit est aussi vif, aussi
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brillant que le visage même de leur terre par un beau soleil. Nous atteignîmes parmi les collines une cité - prix grandement convoité par le kaiser, qui le sait et qui a conscience de sa valeur : insolente cité, agréable et désirable en vérité. Ses rues sont pleines de vie; elle a des magasins d e nouveautés aussi vastes que ceux de Harrod, où les acheteurs abondent, et ses habitantes s'habillent et se chaussent avec le soin gracieux bien concevable chez des dames qui, d'une minute à l'autre, peuvent être mises en morceaux par les bombes d'un aéroplane. Dans une autre ville, on ne voit que des soldats à l'exercice; dans une autre encore, rien absolument que des canons et des munitions. C'est un spectacle extraordinaire. Un peu plus tard, nous arrivâmes à une
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petite ville en pierre pâle dont une armée avait fait son quartier général - une sorte de sous-centre provincial oublié qu'un romancier matérialiste des jours passés nous aurait décrite copieusement; aujourd'hui elle ressemble à une femme sans beauté qui aurait perdu connaissance en public. Cette ville avait été fière de posséder plusieurs établissements d 'utilité publique qu'on voit aujou·rd'hui transformés en hôpitaux ou magasins. Des blessés arpentent ses rues poudreuses; quelques détachements d'infanterie les traversent d' un pas vif. Au centre de la ville je rencontre un certain Janny, ou plutôt son buste en marbre, méditant au-dessus d'un minuscule jardin défendu par une grille de fer et situé en face d'une école dont le susdit Janny paraît avoir été le fondateur, en quelqu'une des arides années qui vont de L.\ FRAXCF. EN GUF.RRI-:
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1S30 à 1840. Si cette ecole ressemblait à celui qui l'a fondée, elle aussi devait avoir quelque chose d'aride, et je doute fort que même le génie français en ait jamais pu faire quelque chose de vivant. Maintenant elle est fermée; Janny trône, solitaire et poussiéreux, en face du monument de sa bienfaisance. Au surplus si la ville me parut ennuyeuse, j'y fis une rencontre qui me combla de joie : celle d'un général français que je désirais tout particulièrement connaître. Comme d'autres, ce général a su << tremper )) un instrument, une armée créée pour faire un ouvrage donné, en un temps et en un lieu donnés, et sa main a lourdement pesé sur le Boche. Nous parlâmes ensemble de la femme française, de ce qu'elle est, de ce qu'elle a fait, de ce qn 'elle fera. << On a dit et répété qu'elle
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est légère, frivole, coquette; eh bien ! vous l'avez vue, n'est-ce pas ? » dit le général. Nous célébrâmes en chœur ses louanges : sa bonté, sa foi, son courage splendide. Et quand il m'eut quitté, je revins faire mes excuses à J anny~ car, après tout, lui aussi doit avoir eu une mère. La pâle cité ne ressemblait plus à une femme évanouie en public, mais à ,une femme destinée à souffrir en public toutes sortes de maux, et à se montrer capable de les supporter dans un calme héroïque et actif. Les canons commencèrent à parler parmi les collines; l'air fraîchissait à mesure qu'on montait. La forêt nous enveloppait d'humidité, et nous avancions dans le brouillard, au bruit monotone de l'eau s'égouttant sur le roc . Il y avait un enchevêtrement de fougères humides, de pins coupés, et nous sentîmes la première
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haleine d ~automne en nous engageant dans le tunnel (Alsace). - I ,a grosse affaire a été de remettre en action les cheminées d'usine, d'en revoir la fumée, nous dit le gouverneur, pensif. Vous ne voyez pas de jeunes filles ici, parce qu'elles sont toutes occupées aux ateliers de tissage... Cet endroit-ci n'est pas 1nauvais en été pour les hôtels, mais il ne vaudrait rien, je crois, pour les sports d'hiver. Un mètre de neige à peine, et elle ne tient pas ~ excepté quand il faut hisser des canons sur la hauteur - auquel cas elle fond, se reprend, nous joue 1nille tours ... En bas, fonctionne le nouveau chemin de fer; dommage que le brouillard nous cache la vue!. .. Excepté pour les décorations qui barrent sa poitrine, il n'y a rien chez ce gouverneur qui montre qu'il n'est pas Anglais. Il
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pourrait arriver en droite ligne de la frontière hindoue. On remarque fréquemment cette ressemblance de type dans les
rangs supérieurs, et on la trouve même chez l'officier subalterne. Ces jeunes guerriers tirent de la situation tout l'amusement qu'elle comporte. Les sports qu'ils imaginent sont incroyables d'audace, et le langage dont ils usent pour les décrire ne l'est pas moins. Il m'est arrivé d'entendre la fin d'un de ces récits conté par un gamin de vingt ans à quelque autre baby camarade. Beaucoup de choses s'enveloppaient pour moi des brumes d'une langue peu familière, et le point culminant se perdait en général dans une tempête de rires juvéniles. Je pouvais
néanmoins
discerner deux choses : l'enfant avait accompli quelque action téméraire et outrepassé un peu les ordres reçus. Mais
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1c1 Je constatais comme ailleurs que le respect du subalterne pour le supérieur est le même que celui que nos enfants témoi-
gnent à leurs maîtres et chefs. L'épilogue fut ce qu'il aurait été chez nous . -- Et alors qu'a-t-il dit? demande celui qui écoute. --- Oh! rien de particulier. D'abord il tint son haleine si fort, que je crus qu'il allait éclater. Puis ce fut une volée de jurons - je ne te dis que ça ... Et je me suis arrangé pour ne pas me trouver sur sa route jusqu'au lendemain !. .. Officiellement et dans la hante atmosphère sociale du q nartier général, la dcference, la douceur qu'ils té1noignent à leurs anciens sont admirables. Dévotement ils
se soumettent à la sagesse des chefs, qui de leur côté les traitent avec une affectueuse confiance.
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Quand le rapport de la journée est fait, il y a un homme, expert en la matière, qui r6sume et concocte les événements, en fait le plat officiel -- (fusillade, duel d'artillerie, légère avance sur tel point, etc.) lequel est distribué sur tout le front. Les matériaux de ce plat sont formidables et souvent pleins d'originalité personnelle ; mais tout cela est réduit et remanié comme il convient pour la consommation domestique. Autrement nous ne pourrions le d igérer. Ici comme partout ailleurs, on constate que le front ne dort jamais; que jamais il ne cesse d 'essayer de nouvelles idées, de nouvelles armes, abandonnées sitôt qu'on s' aperçoit que le Boche les imite, pour recourir à d'autres moyens de le tarabuster. - - Le Boche est avant tout imitateur, me dit un guerrier qui en a tué soixante
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mille devant son secteur. Présentez-lui une nouvelle idée ; il la rumine un jour ou deux; puis vient la riposte : toute semblable. - Oui, mon général. C' est exactement ce qu'il fit lorsque je lui envoyai ... ceci ou cela. Pendant un jour entier, il demeura silencieux. Et, le lendemain, il avait volé ma patente. - Et vous? - J'avais flairé le tour, et changé mon procédé. Ainsi parlait le commandement supérieur, et il en va de même dans les postes semi-isolés, où des Napoléons en herbe vivent leurs personnelles et incroyables aventures. Ils sont inventifs, ces jeunes diables, ces vétérans de vingt et un ans, possédés d'un idéal unique, celui de tuer, et suivis par des hommes qui en sont uni-
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quement possédés comme eux. Les tactiques de jadis n'existent p as. Quand toute une nation se met sur pied, il ne saurait plus être question d e ces « victoires )) liv resques du v ieux temps. Mais ce qui, plus que jamais, survit, c'est la tuerie, la d estruction scientifique d e toute une tranchée, la course affolée, l'inexorable abatage de tous ses occupants; le bataillon là-bas à l'arrière, cantonné après des peines infinies et des risques extrêmes, au milieu d e décombres où il se croit à l'abri, balayé soudain par une rafale de fer et de feu , au moment où il allait se nettoyer un p eu et manger un morceau; et quelquefois enfin, plus raren1ent, quand l'animal est loin de sa machine protectrice, le corps-à-corps formidable, le terrible combat à la baïonnette. Le Boche n'aime pas ces rencontres. Il éprouve quelqu'e difficulte lorsque vient
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l'heure d e se mesurer à des hommes don t il a mutilé ou violenté les femmes, ou use d'elles comme de boucliers contre les balles. Non que ces hommes se montrent furieux ou violents. Ils ne perdent pas ù cela leur temps. Ils le tuent. Les Français sont moins réticents que nous sur les atrocités des Boches, et cela parce que ces atrocités sont devenues partie intégrante de leur existence. Chez eux les rapports des commissions ne sont pas dissimulés dans les coins ou vaguement résumés comme « trop affreux )). Plus tard, peut-être nous parlerons, nous aussi, sans réserve: non pas, remarquez-le, qu'on déblatère, qu'on fasse des phrases ou qu'on se répande, comme le Boche, en futiles appels à l'opinion publique. Le Français, à ce qu'il me semble, sait qu'il a mieux à faire. Il a le droit et le devoir de coopérer
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activement à la destruction, à l'éradication complète du Boche. Qu'il gèle et frissonne dans la boue glacée, qu'il brûle et transpire derrière ses pièces, qu'il peine à guider jusqu'au cœur des cités les lourdes barques qui apportent des munitions, ou qu'il emploie ses mains tremblantes de vieillard à faire la moisson, il travaille pour un seul but, et il est conscient de ce fait. Si c'est un civil qui vous parle, vous l'entendrez bien à l'occasion pester contre son gouvernement, lequel, après tout, ressemble fort à tous les gouvernements (une vie entière passée à surveiller les ébats du chat ne saurait former des dompteurs de lions). Mais il faut le reconnaître, on entend heaucoup moins de vaine critique qu'on ne pourrait croire, et l'opposition faite au travail utile est réduite au minimum.
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Il y a, certes, pour refroidir le fauteur habituel de discordes, un sentiment qui domine tout le reste : l'intérêt passionne attaché à celui qui se bat sur le front, et qui est sa chair et son sang. Il y a aussi au fond de son âme cette chose appelée honneur de la civilisation, à laquelle la France est ardemment attachée. Le plus humble de ses enfants a conscience de soutenir cet honneur, et se comporte avec la dignité qui convient. Ceci est écrit dans un jardin gazonné, sous un bouleau au feuillage cuivré par l'automne, devant le ruisseau du moulin, tandis que les canons tonnent du haut en bas de la vallée. Un grand chien-loup, qui se considère comme le gardien attitré de la ferme, regarde de temps à autre son jeune maître -- âgé de six ans - comme s'il ne comprenait pas bien pourquoi l'en-
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fant est assis sur le genou du marechal d es logis, l'homme de fer qui conduit l'auto. - Mais tu es Français, hein, mon petit? dit le géant, entourant le bambin d'un bras protecteur. - Oui. Je -- ne - sais -- pas - parler - français, - mais - je-· suis - Français, affirme le garçonnet, cherchant ses mots. Le petit visage disparaît dans la grande barbe. J ' ai beau faire, je ne me représente pas ce maréchal des logis assassinant des bébés, mê1ne si son supérieur, qui est là occupe à dessiner le tableau, même si cet officier lui en donnait l'ordre! Ce grand bâtiment doit avoir ét6 un monastère. Le crépuscule adoucit les lignes de ses grandes ailes; dans un angle, on a réuni une cinquantaine de prisonniers ra-
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massés parmi les brouillards de la colline. Ils s'étaient formés en ordre militaire, prêts à recevoir l'ordre de marcher. Deux d'entre eux étaient affublés de lunettes, et f en comptai huit dont le visage était absolument asymétrique tout à fait dévié d'un côté. - On en trouve pas mal de ce type parmi les derniers contingents, dit l'interprète. A part l'un d'eux, dont la tête bandée grossièrement devait avoir reçu quelque horion, tous semblaient en bonne santé. Quelques-uns, assez hébétés, demeuraient là, l'œil atone; mais la plupart paraissaient en proie à une incoercible terreur, prêts à s'effondrer. Je considérais cette bande. C'était donc là l'engeance qui, sur un mot de commandement, était sortie de ses
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repaires pour noyer des petits enfants, violer des femmes en pleine rue, répandre le pétrole, attiser la flamme des incendies; qui, sur un mot de commandement, avait vidé ses excréments sur la propriété et sur la personne des captifs!... Race impure! En dehors de l'humanité, et cependant ressemblant en quelque manière à l'humanité. J'eus un choc quand je vis l'être à la tête bandée frissonner et se mettre en marche, comme un homme, sur l'ordre d'un officier civilisé. Ce 1natin-là, à l'aube, je rencontrai Alan llreck, orné d'une balafre fraîche sur le nez, et d'un béret alpin très incliné sur une oreille. Il y a quelque cent ans, sa famille était écossaise. De nom il est demeure Ecossais et, s'il rencontrait son chef de clan, il le saluerait très bas ; mais en parlant français il laisse parfois
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échapper un ou deux mots allernauJs car par-dessus le marché il est Alsacien. -
Ceci, me dit-il, c'est tout simplement
le pays idéal pour se battre ... Pittoresque et plein de fourrés ... Moi, je suis bombardier. Voilà des mois que je suis ici. C'est très chic! On aurait pu se croire dans les collines de 1,f oussorie, et je ne pouvais imaginer comment notre auto allait se comporter là-dedans. Nlais ce diable de chauffeur - l'homme qui a vécu au Connecticut ne s'étonnait de rien et n:ienait sans sourciller sa Mercédès à travers des gorges farouches ou des villages à la mine dcmisuisse, à quelque trente milles à l'heure. 11 bondit comme une flèche en haut œune route nouvellement tracée - plus pareille que jamais à Moussorie -- et dévale la pente opposée sans un seul à-coup. Dans
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un mauvais tournant nous croisons une mule chargée de munitions pour une batterie de montagne, et, pour ne pas nous gêner, la pauvre bête se met en devoir de grimper à l'arbre le plus proche. - Hein? fit Alan. Quand je vous le disais!... Est-ce que cela pourrait arriver dans n'importe quel autre coin de . ? U n fi er pays, oui. l.... France.... On tira la mule à terre par la queue avant qu'elle eût atteint les premières branches, et elle reprit sa route, les caisses de munitions battant ses flancs absolument comme si elle allait rejoindre sa batterie à J utagh. Pour moi, à chaque tournant, je croyais voir les « petites gens >> de la montagne surgir, courbés sous leur fardeau, hors de l'ombre des grands bois; je croyais entendre le bruit d'ailes des faisans, et je m'attendais à être aveuglé par LA FRANCE EN GUBI\RK
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l'éclat des rhododendrons en fleur. La lumière, la couleur, l'odeur de fumée de bois, d'aiguilles de pins, de terre humide et de mule chaude, tout était de !'Himalaya. Seule la Mercédès était violemment, bruyamment étrangère. - Halte ! cria soudain Alan. L'auto avait failli imiter la mule. - La route continue, fit le démon du Connecticut. - Oui, mais ils vous entendront si vous allez plus loin. Arrêtez ici pour nous attendre. Nous avons une batterie de montagne à voir. Ils n 'avaient rien à faire pour le moment, et le commandant, homme sévère et énergique, me fit admirer quelques détails du frein. En les quittant dans leur niche de verdure, pareille à quelque chapelle de prêtre bouddhiste dans les montagnes,
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nous les entendîmes chanter, leurs voix se répercutant à travers les rangs serrés des ~ins, au flanc de la colline. C'est un pays terriblement aveugle. Les bois vous enserrent, oblitérant tout sens de direction, en l'air ou aux alentours. Le sol fait les angles les plus inattendus, et tous les bruits se brisent et se· mélangent contre les troncs d'arbres qui agissent comme sourdines. Là-haut, la forêt - la forêt décente, qui sait tout couvrir d'un manteau de verdure - n'était plus qu'un assemblage de tristes bâtons bleuâtres - une frange d'arbres lépreux autour du front chauve de la montagne. - C'est là que nous allons, fit Alan. Un . pays '.... c h 1c Une mitrailleuse lâcha quelques coups incertains, comme fait cette arme quand elle tâte le terrain. Un ou deux coups de
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fusil lui répondirent. Ils pouvaient aussi bien être à un demi-kilomètre qu'à 100 mètres au-dessous de nous. Un chic pays!. .. A force de grimper, nous arrivons à une autre guinguette en plein air, petites maisons basses avec l'installation téléphonique, presque invisibles dans la pénombre roussâtre de l'épaisse forêt. C'est ici que les tranchées commencent; et pour quelques heures, la vie en deux dimensions : longueur et largeur. On aurait pu s'installer pour dîner presque partout sur le sol bien balayé, car les pentes abruptes sont favorables à l'écoulement des eaux; il y a du bois tant qu'on en veut, et une main-d'œuvre illimitée; boyaux étroits, mais suffisants pour emporter les blessés au bas de la montagne; latrines propres, bien assainies à la chaux; boyaux-salles à manger et boyaux-dortoirs; abris supé-
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rieurs et ateliers là où il en faut; et comme on approche du front, des caves très habilement construites contre les torpilles. Des hommes passaient, s'activant à leur travail : une escouade, traînant un canon nouvellement capturé, qu'on allait essayer dans un creux propice ; les armuriers sur leur banc, inspectant des fusils malades; la corvée de la paille, celle des rations, celle des munitions, de longues files de silhouettes bleues, se dessinant de profil entre les deux murailles brunes et sans soleil. Et au bout d'un instant, on commence à comprendre l'état d'âme de l'homme qui a le mal des tranchées : ce rêve obscur, ce cauchemar, où le dormeur éveillé s'égare dans le dédale infini de ces boyaux souterrains jusqu'à ce que, après avoir fui pendant des siècles le long
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de ces couloirs sombres, il émerge soudain, trébuchant et aveuglé, dans la lumière blanche et crue du front n1ine lui qui se croyait presque chez lui, dans son foyer!. .. Il n'y avait plus d 'arbres au-dessus de nous. Leurs troncs, couchés le long du bord de la tranchée, étaient renforcés par de grosses pierres là où il le fallait; parfois ils laissaient pendre dans le fossé des membres déchiquetés ou des cimes chevelues. Des morceaux de drap - qui n'était pas du drap français - émergeaient çà et là des débris qui bordaient la lèvre de la tranchée; et un ca1narade prévoyant avait inscrit sur un obus boche non explose les mots : « Ne pas toucher. n Ce fut un jeune avocat de Paris qui me le fit remarquer. Nous trouvâmes le colonel sur le haut
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d'un ravm indescriptible, plein de soleil, creuse de marches descendant à pic le flanc de la colline, à l'abri d 'un parapet presque vertical. Sur la gauche, c'était une bouillie sans nom d 'arbres fracassés, de pierres éclatées, de sol en miettes. On eût dit le panier d'un chiffonnier sur une gemme colossale. Alan promena un regard complaisant sur ce chaos. Je crois bien qu'il y avait mis la main quelques jours plus tôt. - Nous tenons le haut de la colline maintenant, et les Boches sont en dessous, fit-il. Nous leur avons fait prendre quelque chose, l'autre jour... - Et voici le front, dit le colonel. J'aperçus au-dessus de nos têtes certain dispositif contre les grenades à main qui me donna à penser qu'il pouvait bien a voir raison ; mais j'en fus encore
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plus persuade quand un caporal nous engagea à voix basse à ne pas parler si haut... Les hommes étaient en train de manger la soupe, et une bonne odeur de cuisine remplissait la tranchée. C'était la première odeur que je flairais depuis que nous gravissions cette interminable hauteur - un mélange très sain de fricot, de cuir, de terreau et de graisse à fusil. - Si vous ne vous arrangez pas pour tenir votre première ligne de tranchées propre, ça ne sert à rien de nettoyer la seconde et la troisième, dit le colonel. Voilà! C'est ici que nous vivons. Il me fit examiner les nouvelles excavations et certains arrangements les concernant, qui me parurent pratiques et bien compris. Une partie des hommes 1nontaient la
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garde pendant que leurs camarades mangeaient; mais tout le monde est porté à flâner un peu à l'heure de manger, même les animaux; et il était près de midi. - C'est nous qui avons servi la soupe aux Boches l'autre jour, dit Alan. Je me rappelai la colline en bouillie et j'espérai qu'ils l'avaient trouvée à leur goût... On se faufila le long de la tranchée tranquille où, à ce qu'il me parut, les hommes regardaient avec un dédain assez justifié ce civil qui venait fourrer son nez chez eux pendant quelques minutes émotives, dans le but de faire de la « copie )) avec leur sang. Je me faisais l'effet du monsieur qui arrive en retard au théâtre et qui dérange toute une rangée de spectateurs pour gagner son fauteuil. C'était bien le même dialogue en sourdine : « Pardon, Monsieur. Faites donc,
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Monsieur! Oh! mille pardons! A droite, Monsieur... - Si Monsieur voulait bien baisser un peu la tête. - On voit mieux d'ici, Monsieur... >> etc., etc. Voilà donc le métier de ces hommes, nuit et jour, jour et nuit, sans panache, sans fracas, sans une minute de doute ou d'indécision. Ceux qui avaient à travailler travaillaient, ceux qui étaient au repos à cinq pieds en arrière, dans les caves, étaient plongés dans leur journal, ou leur soupe, ou leurs lettres; et tout autour d'eux la mort guettait, prête à fondre dans la tranchée par la fente etroite qui montrait une étroite ligne de ciel indifférent. Et pendant presque toute une semaine, j'avais marché le long d'une frise semblable, longue de 400 milles ... Les meurtrières dont on ne se servait
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pas etaient aveuglées comme des ruches à miel hors d'usage. - Tenez, regardez les Boches, fit le colonel en enlevant une des planches qui bouchaient l'orifice. Là! ... vous pouvez apercevoir leurs sacs de terre ... En clignant des yeux à travers la brousse d'arbres abattus et de pierraille, je finis par distinguer un morceau de grosse toile verdâtre. - Ils sont à 7 1nètres, à peu près, continua le colonel. C'était parfaitement exact. Nous pénétrâmes dans un petit fortin muni d'un canon, dontl'embrasure me parut inutilement· large, quoiqu'elle fût à demi bouchée par un frêle couvercle de caisse. Le colonel s'assit au canon et se mit à nous expliquer la théorie de cette sorte de redoute. - Dites donc, fit-il soudain, s'adressant
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au canonnier, est-ce qu'il n'y aurait pas moyen d'avoir quelque chose de plus solide? (Tout en parlant il arrachait le couvercle de l'embrasure.) C'est trop léger. Trouvez autre chose. Un tronc d'arbre, ,. . n importe quoi ... Ce colonel me plut singulièrement. Il y avait en lui quelque chose de massif, d'impersonnel, de bien anglais. Il connaissait ses hommes et il connaissait les Boches; il les avait repérés comme des perdreaux; s'il vous disait qu'ils étaient là, derrière ce rideau d'arbres ou ces rochers, vous pouviez compter qu'ils y étaient! Mais, ainsi que je le disais tout à l'heure, il y a toujours un peu de relâchement à l'heure de la soupe; et même si nous traversions à un endroit récemment éventré par une bombe et qu'on nous conseillât de courir en nous courbant, il ne se passait pas grand'chose.
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Ce qu'il y avait de plus impressionnant, c'était l'absence de tout mouvement du côte boche. Parfois je croyais sentir une odeur de tabac particulière ou bien entendre le chien d'un fusil retomber après un coup. Mais ils étaient aussi silencieux dans leurs trous que des sangliers à l'heure de la sieste. Nous continuions à serpenter dans le labyrinthe, passant le long des torpilleurs commodes et légers, avec leur charge prête à côté d'eux; puis une tombe ou deux; et quand je vis les hommes tenir simplement leurs armes à portée, je compris que c'était la seconde ligne; quand ils furent couches tout de leur long dans les caves, je compris que c'était la troisième. La charge d'un mauser aurait couvert les trois lignes. - Ici, il n'y a pas de ces ennuyeuses
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plaines plates, fit Alan. Pas besoin de chercher une position pour la batterie : on en trouve à la douzaine, toutes prêtes; et puis les tranchées se touchent, c'est bien plus commode ... Ln chic pays!. .. Le colonel était du même avis, mais il considérait la question d'un autre .point de vue. La guerre était son métier, comme les bois silencieux en avaient fait l'expérience - mais son dada, c'étaient les tranchées. J'imaginai qu'il arrivait de la plaine où on se bat dans l'eau; et dans ces collines il avait pu se donner un peu de mouvement. Il avait canalisé les ruisseaux de la montagne et construit une buanderie où un homme pouvait laver sa chemise, se la remettre sur le dos et aller se faire tuer, le tout dans l'espace d'une demi-journée; il avait creusé, assaini les tranchées à une lieue à la ronde, de façon
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à n'y pas laisser une flaque d'eau ou de
boue ; · et en bas de la colline il avait installé des douches chaudes et froides où un demi-bataillon pouvait se laver à la fois. Il ne me raconta pas comment on s'était battu dans ce coin : aussi durement, aussi férocement qu'à Ypres dans l'ouest; ni quels ruisseaux de sang avaient coulé sur ces pentes, avant que les parapets de ses tranchées aient surgi sur le front chauve de la montagne. Non. Il pensait seulement à combiner de nouveaux arrangements en pierre, en terre et en troncs d'arbres qui contribueraient au confort de ses hommes sur cette colline populeuse. Et voici, hors d'un bois que Dore aurait pu dessiner pour son Dante - un bois plein d'ombres rousses et de troncs d'arbres crépusculaires, voici que surgit un prêtre qui était aussi un
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sous-lieutenant. Il joignit les talons comme un officier en saluant son chef, mais son visage était celui d'un prêtre. Me plairaitil de venir voir sa chapelle? Fraîche, odorante, creusée au flanc de la colline, dévotement, tendrement ornée de branchages entrelacés, de mousses veloutées, de chaume luisant - la vraie chapelle de saint Hubert. Je vis les chasseurs défiler devant le sanctuaire, allant chercher leur gibier, là-bas, de l'autre côté de la montagne, où il gîtait... Ce soir-là, Alan me mena prendre le thé dans une ville où apparemment il connaissait tout le monde. Il revenait d'une autre hauteur, ayant été inspecter certaines batteries en position, et il avait essuyé quelques coups de canon - il avait été marmité, comme ils disent dans leur jar-
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gon. ivfarmitage assez anodin, paraît-il, et il avait repère une position boche qui était marmitable. - P eut-être bien qu'ils vont nous bombarder majntenant, ajoutait-il en clignant de l'œil. Ils bombardent la ville toutes les foi s qu'ils y pensent .. . Peut-être pendant que nous serons en train de prendre le thé ... C'était une charmante petite ville, mifrançaise mi-allemande , avec un pont moussu enjambant une rivière placide coulant entre des collines bien cultivées. Les soupiraux des caves bouches par des sacs de sable, les maisons en ruine, les pavés des rues soulevés, tout cela avait l'air aussi faux, aussi conventionnel qu'une scène de cinema, dans ce cadre simple et amène. Les gens allaient et venaient par les rues, et les petits enfants jouaient sur le trottoir. Un gros obus fait assez de rafLA FRANCE EN GUERRE
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fut en arrivant pour qu' on ait le temps d e se garer, pourvu que l'abri soit assez proche ; cela paraît suflisant dans un monde ou on a pris l'habitude du marmitage. Peut-être, en y regardant bien, trouvera-t-on les lèvres un peu plus fermes, le modelé du front un peu plus sévère, l'expression du regard un peu changée; mais rien qui puisse étonner ou alarmer un v isiteur de passage, se présentant dans l'aprèsmidi ... La maison où me conduit Alan 6tait la « belle maison )> de la ville, vieille, massive et recelant de véritables trésors en vieux meubles. On y trouvait tout ce que le cœur d 'un homme simple peut souhaiter : des jardins, des garages, des hangars, et cet air de paix qui accompagne la beauté dans la vieillesse. La maison était bâtie sur un sous-sol élevé, presque une crypte,
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et l'entrée des caves était blindée d 'un revêtement de terre et de rondins qui lui donnait l'aspect d'un blockhaus. Les caves étaient aménagées en hôpital avec lits et appareils, et une ordonnance attendait debout, sous la blanche lumière électrique, prête à recevoir les << accidents )) qu'on lui apporterait de la rue. --- Oh! orn, ce sont toujours des civils, <lit-elle. Ils arrivent a tout instant: une femme écrasée par la chute d une charpente; un enfant,la tempe trouée par un pavé volant; un cas d'amputation urgente, etc., etc. On ne peut pas savoir ... « Le bombardement, déclare le manuel boche, est destiné a frapper de terreur les populations civiles, de façon qu'elles exercent sur leurs gouvernants une pression en faveur de la paix ... )) 1
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Le thé était servi en haut, et on le prit avec toutes les politesses et tous les compliments d'usage. Non point qu'on fit semblant d'ignorer qu'on était en plein bombardement; mais, une fois la chose entendue, çela.ne vous empêchait pas de causer tranquillement de choses et autres. Je connais un hôte qui n'ouvrit guère la bouche tout le long de ce repas. Mais c'était un Anglais; et quand Alan lui demanda ensuite s'il s'était amusé: - Oh! oui, beaucoup, merci! dit-il. Ils sont gentils, n'est-ce pas? fit Alan. - Très ... Et ... le thé était délicieux ... Un peu plus tard, je m'exprimai avec plus <le chaleur, en causant avec Alan. - Ben! ... que vouliez-vous qu'ils fissent? ... Ce sont des Français!. .. dit mon ami.
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C'est ici la fin de la ligne, dit l'officier d'état-major qui nous pilotait -- le meilleur et le plus patient des mP-ntors. La ligne aboutissait à une forteresse parmi les collines, au delà de laquelle régnait un silence plus terrible que le bruit confus des affaires à l'ouest. A vol d'oiseau, elle doit avoir de 400 ù 500 milles; mais la ligne en zigzag des tranchées mesure plusieurs fois cette longueur. La voir tout entière est une chose écrasante_. L'esprit reste obsédé par l'énormité de l'ensemble, tandis que l'attention se noie dans la multitude des details. On garde comme l'impression d'une blessure formidable traversant la France de part en part, parmi des rumeurs, des flammes, des averses incessantes de décombres. Et ce n'est pas un soulage1nent de se perdre dans une forêt de pierre, de maçonnerie,
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de bois de charpente, de fil de fer barbele, de ciment armé, ou dans la montagne que forme la masse incalculable de terre creusée, d'humus fouille, jeté tout nu à la lumière et habillé selon la saison qui change -- comme sont habillés les morts privés de sépulture. Et pourtant il n'est pas de 1nots pour en peindre l'essentielle simplicite. C'est un rempart élevé par l'homme contre la bête, absolument comme à l'âge de pierre ; s'il cédait, tout ce qui nous garde de la bête ccderait avec lui. On voit cela au front aussi clairement qn'on YOit les villages français derrière les lignes allemandes. Parfois quelqu'un s'en échappe et vient conter ce qu'on endure là-bas. Oü le fusil et la baïonnette viennent à propos, on en use sur le front. Si le contean offre de rneillenres chances, on se
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glisse derrière les grenades à main, armé de la lame de 12 pouces. Chaque race est supposée combattrP- à sa manière, mais cette guerre-ci déconcerte toutes les opinions reçues. On dit que les Belges, au nord, règlent leurs comptes avec une certaine passion sèche qui n'a guère varié depuis le moment ou commença leur agonie. Quelques sections de la ligne anglaise ont produit un type à la voix douce, à l'allure réservée, qui fait son ouvrage à lèvres closes. Le Français apporte au combat une précision, une sc ience effrayantes , · lesquelles , acrouplc~cs avec son insensibilité au choc, font nn ensemble qui ne ressemble à rien de ce qu'on aurait imaginé. A vrai dire, on n'imaginera jamais, non plus, pareille provocation. Jamais, depuis que l' A~sir partit en guerre ponr museler le loup Fenris, le
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inonde entier ne s'était ainsi coalisé pour assommer la bête. Un dernier regard au front me montra Alan Breck, se hâtant d'aller retrouver ses canons parmi les montagnes, et, comme je le suivais des yeux, je me représentais quel rayon de soleil devait avoir eté au foyer la présence de ce garçon. Aides et réserves
Alors il fallut nous faire un chemin, département par département, à travers la marée débordante des hommes de l'arrière ; aides sur aides, réserves sur réserves de réserves, aussi bien qu'à travers la masse des nouvelles classes en instruction. Ils inondaient les villes et les villages, et si nous tentions de prendre un chemin de traverse, nous en trouvions dans les
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moindres sentiers. Avez-vous vu des cavaliers lisant les lettres qui v1ennent de la maison, tandis que le cheval, la bride sur le cou, s'en va lentement le long de la rue silencieuse qui semble dire : chut! à ses chiens? Avez-vous vu dans la forêt une procession de canons tout battant neufs, marchant droit de la fonderie au front? En dépit de sa passion pour le théâtre, il n'y a pas vestige chez le Français du goût de l'étalage. Le Boche, qui est le roi des commis voyageurs, n'aurait pas manqué de solliciter l'attention des neutres, d'organiser une réclame monstre à propos de ces vastes rassemblements d'hommes et de matériaux. Mais le même instinct qui porte les riches fermiers du pays à demeurer fidèles à leur blouse défend le Français de ces grossières manifestations. - C'est notre affaire, disent-ils simple·
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ment. Tous ceux qui y sont intéressés y prennent part. Comme la revue que vous vîtes l'autre jour, elle se passe de spectateurs. - Mais il pourrait être avantageux que le monde sût ... A peine ai-je dit ce mot que je le regrette. Il n'y a qu'un monde aujourd'hui : celui des allies. Chacun d'eux sait ce que font les autres, et le reste ne compte pas. C'est une chose qui vous ravit quand on vient à la saisir pour la première fois. Et pensez à ce que ce sera plus tard, quand nous circulerons les uns parmi les autres, que les cœurs s'ouvriront librement, que nous nous entretiendrons de tout le passe en une fraternité intime et exclusive, fraternité qui ne pourra jamais exister entre nous et ceux qui n'ont pas versé leur sang pour l'honneur de la civilisation!
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Je couchai cette nuit-là dans une petite ville où pendant toute la nuit chaude et noire je fus tenus éveillé par les terribles gémissements d'un blessé. Je me réjouis d'abord qu'il fût isolé; car si un seul s 'abandonne, tous les autres suivent. Et pourtant, cette plainte solitaire était plus déchirante peut-être que les hurlements de toute une ambulance. J'aurais voulu qu'une délégation de grévistes pût l'entendre ... Qu'un civil se trouve dans la zone de guerre, cela seul est une garantie de sa bonne foi. Mais c~est lorsqu'il en sort que les ennuis commencent et que la g uestion des permis devient epineuse. Si le laissez-passer est irrégulier - mais écartons cette hypothèse ... s'il est régulier, on ne se trouve pas pour cela à l'abri des à-coups. Comme nous disait le sergent à la station, lorsqu'il nous aida à sortir d'une
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impasse « Vous comprenez, ce sont surtout les indésirables qui nous présentent des papiers parfaitement réguliers. C'est leur métier de s'en procurer qui soient en règle ... Le commissaire de police est à l'Hôtel de Ville; si vous voulez bien me suivre pour cette petite formalité ... Pour moi, je tenais boutique à Paris. Mon Dieu! que ces villes de province sont désolantes. » Il aurait aimé son Paris tel que nous le trouvâmes. La vie renaissait dans les rues dont le dessin et les proportions nous étaient invisibles jadis. Les yeux des passants, surtout ceux des femmes, avaient pris un regard plus large, plus enveloppant. On aurait dit qu'ils venaient de la montagne ou de la mer, où les choses sont simples et rares, plutôt que de l'intérieur étroit et encombré des maisons.
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Grande amélioration : on n'y voyait pas d'étrangers. Pour la première fois, la ville etait française d'un bout à l'autre. Il me sembla revenir chez un ami pour une bonne causerie familière, après que la demeure s'était libérée d'une nuée de visiteurs. Les fonctionnaires, la police avaient dépose leur masque de politesse officielle et se montraient amicalement humains. Dans les hôtels, comme à l'école deux jours avant la rentrée, le valet de pied impersonnel, la femme de chambre âu sourire de 2 francs, l'impassible régisseur, avaient fait place à des frères, à des sœurs, avec qui l'on partage angoisses et peines. cc Mon fils est aviateur, Monsieur. J'aurais pu me réclamer pour lui de la nationalité italienne; mais il n'a nen voulu savoir... - Mes deux frères sont partis,
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Nlonsieur; l'un est n10rt déjà; et de mon fiancé, je n'ai pas de lettre depuis le mois de mars. Il est cuisinier dans un bataillon... - - Voici la carte des vins, 111onsieur. Oui, mes deux fils et un neveu sont au front, et de tous les trois je suis sans nouvelles. YI on Dieu! On a beaucoup à souffrir, aujourd'hui. >) Et c'est ainsi dans toutes les boutiques où l'on entre. Un bref énoncé des pertes, des douleurs subies; jamais un mot de doute ou un gémissement de désespoir. - Nlais dites-moi donc, me demande un boutiquier, pourquoi notre Gouvernement ou le vôtre, ou tous les deux, n'envoient pas à Paris quelques troupes anglaises ? Nous leur ferions bon ace ueil, Je vous assure. - Peut-être trop bon ... Il se met à rire.
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Nous les accueillerions comme nos enfants. Et ils s~amuseraient un peu. UnA hrève vision : quelques officiers britanniques, chacun la poche garnie de quatre-vingt-dix jours de solde, ayant laissé là-bas une jouvencelle ou deux, et se livrant avec rage à l'occupation de courir les boutiques. -- Sans compter, ajouta le marchand, que l'effet moral serait excellent pour Paris, si on voyait un peu plus de vos troupes. Mais je croyais voir un prévôt anglais s'esquintant et s'égarant à la chasse des malins de la nouvelle armée << qui connaissent leur Paris » !... Pourtant l'idée n'est pas mauvaise, disons pour une brigade ou deux, particulièrement vertueuses ... Pour le moment, l'officier anglais à Paris est plutôt oiseau rare, et, quand on
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l'y trouve, il se hâte d'expliquer comment et pourquoi il y est. Il lui faut une bonne raison. Je suggérai à un ami une visite chez le dentiste. ·- Ça ne prend pas, soupira-t-il en secouant la tête; ils y ont pensé, et ça fourmille de dentistes à notre arrière, à présent. .. Si vous demandiez des nouvelles de ces personnes spirituelles et brillantes qui donnaient l'an dernier des bals et des dîners, où on traitait si légèrement les sujets les plus graves, on vous donnait l'adresse d'un hôpital ; le s charmantes maîtresses de maison, ces frivoles jeunes filles semblaient toutes chargées d'une salle, ou d'une annexe, ou d'une cuisine, ou d'une buanderie. Quelques-uns des hôpitaux se trouvaient à Paris (on donnait à ces dames une heure par jour pour
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recev01r les visiteurs), d'autres, loin sur le front, là où pleuvent obus et marmites. Je me rappelai particulièrement certaine clame française qui m'avait expliqué un jour les choses indispensables pour une personne civilisée - telles qu'une masseuse, une manucure et une femme de chambre spécialement chargée de promener les petits chiens. Pour le moment et depuis plusieurs mois, cette dame s'occupe à désinfecter et à réparer les uniformes de ceux qui reviennent du front ... Quant aux hommes que j'avais connus jadis, inutile de demander de leurs nouvelles . Et avec tout cela, pas ombre de dépression. Ils étaient partis; les autres se préparaient à partir. Voilà tout. En général, les grandes villes produisent des gens qui, n'étant pas directement J.A Fl\.'1\'C:E EN GUEl\l\E
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intéressés à la guerre, ont par conséquent le temps de disserter sur la théorie de la guerre ou qui se servent de la guerre pour exposer leurs propres théories. Il en est d 'autres qui, n'ayant jamais connu l'effort n1ental ou la nécessité de s'effacer, prennent le point douloureux dans leur esprit vide ou oflensé pour un symptôme grave de l'état de la nation. Sans aucun doute on pourrait trouver quelques membres de cette confrérie déprimante, même à Paris. Mais on leur donne peu d 'encouragement à manifester leurs doléançes : on n'a pas le temps de les écouter. La France entière dirige son effort vers le front, absolument comme ceux qui font la chaîne pour combattre un incendie se passent les seaux d'eau de main en main. Quittez le feu et remontez à la source. Vous ne trouverez ni interruption, ni
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halte, n1 hâte apparente, mais un effort incessant. Chacun et chacune a son seau d 'eau, grand ou petit, et personne ne songe à se demander comment il convient de s'en servir. C'est un peuple chez qui l'art de la guerre est la tradition, la raison d'être; un peuple accoutumé à une vie dure, à un dur labeur, sainement économe par tempérament, logique par éducation; illuminé, transfiguré par la résolution, l'endurance de ces heures émouvantes. Qui de nous n'a compté parmi ses relations un de ces hommes qu'on croit connaître, de qui on se fait une certaine image conventionnelle, complètement détruite et changée par l'événement, si une catastrophe se produit dans son existence? Celui que nous considérions comme un être quelconque, un homme pareil à nous,
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se hausse soudain, très simplement, à une altitude qui nous semblait inaccessible. Lui, le simple camarade qui vivait la même petite vie que nous, est soudain devenu quelque chose de très grand. Et c'est là l'histoire de la France d'aujourd'hui. Elle a découvert la mesure de son âme. On le voit, non pas seulement dans ce mépris - c'est plus que le mépris de la mort, - dans cette divine préoccupation de tout un peuple en armes qui lni fait considérer la mort comme une quantité négligeable, mais dans la passion et la ferveur avec quoi la nation tout entière se donne à la tâche grande ou petite qui peut renforcer, aiguiser son épée. Je voudrais oser vous conter ce que je vis de l'assainissement, du nettoyage de certains réduits mal odorants; de l'éducation, des
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antécédents, de la condition sociale des personnes qui se livraient à ce nettoyage; de ce qu'elles disaient en accomplissant leur tâche, et de la gaieté, de la perfection avec laquelle cette tâche était achevée. Quelque peu rabelaisienne peut-être, cette gaieté, mais quel pur dévouement, quelle joie simple à se sentir utile! ... Et il en va ainsi, qu'il s'agisse des écuries, des barricades, des fils de fer barbelés ou du déblaiement des maisons en ruine; du service à table, continué jusqu'à ce que les servantes volontaires, toujours patientes et souriantes, sentent leurs pauvres pieds fatigués se dérober sous elles; il en va ainsi dans tous ces détails monotones, sans bcaute, qui sont l'envers de la guerre ... Les femmes, ainsi que je me suis efforce de le montrer, travaillent pas à pas à côte
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des hommes, d'un cœur aussi résolu, et avec un courage qui ne connaît ou ne supporte aucune défaillance. Une femme prend la place de l'homme absent, où que ce soit, boutique, tramway, bureau de poste, hôtel, et mille autres centres d'occupations. Elle a l'habitude des travaux des champs, et la moiùe des moissons de France, cette année, sera cueillie par elle. A chaque pas vous sentez la confiance qu'elles inspirent à leurs hommes. Elles savent - car à elles on peut tout dire quel est le sort de celles de leurs sœurs qui sont tombées aux mains impures du Boche, et dans leur âme brûle la flamme immortelle qui trempe l'acier des soldats de France. N1 homme ni femme n'ignore quels miracles il faudra encore accomplir pour refouler, « bouter dehors >> le Boche. L'armée et la nation ne faisant
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qu'un, ils savent beaucoup, bien qu'officiellement on leur dise peu. Ils se rendent parfaitement compte que la grande « victoire )> de jadis est aussi démodée, aussi vieux jeu qu'une carabine sur la ligne de front. Tous acceptent la guerre nouvelle qui consiste à fatiguer, harasser, épuiser l'ennemi par tous les moyens possibles et impossibles. Lente, coûteuse, certes, mais aussi sûre, aussi implacable que la logique qui les courbe tous sous le même joug, leur donne une pensée unique, une unique préoccupation, un seul but. Et cette même logique les empêche de gaspiller leur énergie. Ils connaissent l'Allemagne : ils ont appris à la connaître en 1870, quand personne ne voulait ajouter foi à ce qu'ils disaient; ils l'ont vue à l'œuvre avant la guerre d'aujourd'hui; ils savent cc qu'elle a fait (les photographies en sont
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soigneusement gardces) dans ces d erniers treize mois. Ils ne tombent pas en attaques de nerfs à l'idée des atrocités qn' « on ne saurait décrire », comme disent les journaux anglais. Ils les d écrivent en d étail, au contraire, et les portent au Doit et Avoir pour le règlement d e comptes. Ils ne discutent, ne considèrent, ne s'émeuvent de rien de ce que l'Allemagne invente, dit, hurle ou rabâche dans sa colère; rnensonges et intrigues les laissent froids. Ils ont ce calme, cette paix du cœur qui v ient du sentiment qu'ils peinent tous pour la patrie, que la lourde tâche est également répartie sur tous; la certitude que les femmes travaillent d e tout leur cœur avec: eux; l'assurance que d ès qu'un homme a fini la tâche à lui assignée, un autre surgit pour recevoir d e ses mains et renouer le fil brisé ...
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C'est de ces choses que sont faits leur ressort, leur faculté pour se retremper au repos, leur impassibilité raisonnée à l'ou-
vrage, et leur superbe confiance dans le succès de leurs armes. Si même la France se trouvait seule aujourd'hui en face d e l'E_nnemi du Monde, on ne pourrait presque l'imaginer vaincue ; on ne pourrait, en tout cas, imaginer de sa part aucune défaillance. La guerre continuera jusqu'à l'extinction totale de l'ennemi. Les Français ne prétendent pas connaître l'heure de la fin; ils en parlent peu; ils ne s' amusent pas à rêver de triomphes et de conditions draconiennes. Leur affaire est d'en tuer le plus possible, dans toutes les occasions possibles.
Et ils sont tout à leur affaire.
ILLUSTRA TIONS Dans les pages suivantes, quelques images tirées de Cartes Postales e de Pubblications imprimées pendant la 1 ère Guerre Mondiale.
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COMMANDANT LA Ll:GION . POLONAISE