Extraits du livre
TABLE DES MATIERES
PREFACE PAR GABRIEL MARCEL AVANT PROPOS CHAPITRE I - DU REGNE ANIMAL AU REGNE MACHINIQUE Notre milieu de vie. – Le règne animal ou de la mobilité. – Le règne hominien ou de la liberté. – Le règne de la machine ou du déterminé. CHAPITRE II - QUELLE FUT LA MISSION DE L'OCCIDENT ? Fatalité sans limite. – Qu'est-ce que la civilisation ? La souffrance de la mission de l'Occident. – Plus rien à conquérir, sauf sa liberté. CHAPITRE III - POURQUOI ? Dégagement de la conscience personnelle. – L'échelle de travail. – Le monde, ô Déesse, est plus grand que tu ne le crois. – Pourquoi ? CHAPITRE IV - L'INEXORABLE LOI DU BIEN ET DU MAL La règle de l'effort. – La morale naturelle. – Suicide psychique ou para conscience. – Du refus à la peur du contact. – Le mythe d'Antée. CHAPITRE V - L'AMOUR A DESERTE LA TERRE Vers l'entropie généralisée. – L'assassinat de la Terre. – L'érosion est pire que la guerre. – Mais en plus, l'érosion c'est la guerre. – Le mépris de l'animal. – Comment retrouver nos frères. – Plus besoin d'arbres ! – De la projection à la création harmonique. – Vers une morale du Cosmos. – L'Homme, vice-roi de la création. CHAPITRE VI - NOUS VOULONS AIMER NOS MACHINES Règne animal et règne machinique. -Sclérose récente de la technique. – Principes d'un programme d'équipement machinique. – Validité du micro-machinisme. – Comment dépasser le prolétariat. – L'usine fédération. – Mesures de salut public. – Nous pouvons choisir. CHAPITRE VII - QU'ATTEND-ON POUR VIDER LES CAMPS DE CONCENTRATION ? L'organisation totalitaire contre la machine. – En avant… vers Lycurgue. – Terre ! Terre ! Nous touchons … le fond. – A son tour l'Amérique découvre l'Homme. – La structure échelonnée. – Les monstres concentrationnaires. – Mission du jardin. – Le super-mecanisme concentrationnaire. – Pas de concentration sans destruction.
CHAPITRE VIII - L'ORGANISATION POLYPHONIQUE EST CREATRICE L'organisation du travail. – Organisation polyphonique ou monocorde. – Principes de l'organisation polyphonique. – La double alternance des tâches et des Chefs. – L'Organisation spontanée est polyphonique. – Réformes de structure. – De la présence du Père. – Mission de la Femme. – La "driving-force". – Comment sauver l'occident. CHAPITRE IX - IL N'Y A QU'UNE SEULE CLEF POUR LES DEUX ROYAUMES L'échelle : clef des royaumes. – Yahweh ordonne. – La guerre des dieux. – Hérésies terrestres. – Faillites des chrétiens. – Faillite des techniciens. – Et la bombe atomique ? – Pas besoin de bombe atomique. CHAPITRE X - LAZARE AUSSI ETAIT MORT ! Les Clercs et la technique. – "Il ne suffit pas d'imiter, il faut inventer". – Les conditions inviolables d'un apostolat créateur. – Lazare aussi était mort !
PREFACE Je voudrais dire tout d’abord pourquoi j’ai accepté d’écrire quelques mots en tête du livre de M. Gaston Bardet. Je ne me borne pas à reconnaître, je proclame mon incompétence sur la plupart des questions qui sont traitées ou abordées dans cet ouvrage. Dans ces conditions, il va de soi que je ne puis songer un seul instant à contresigner toutes les opinions qui sont professées ou défendues par l’auteur. Il est fort possible que sur tel ou tel point précis on puisse relever dans son livre des erreurs ou des inexactitudes. Je n’en sais rien – et de mon point de vue c’est presque sans importance, car ces erreurs de détail ne peuvent rien changer à ceci qui à mes yeux est capital : voici un homme qui, Dieu merci, n’est pas un écrivain professionnel, qui possède une connaissance directe, précise et sur beaucoup de points approfondie, de notre planète. Un homme qui est un réalisateur incontesté, qui a à son actif une œuvre considérable dans le domaine de l’urbanisme, et qui vient nous communiquer les résultats auxquels l’a conduit sa réflexion. Mais ce qui m’a profondément ému quand j’ai pris connaissance du manuscrit, c’est l’accord profond et absolument imprévu entre ses conclusions et celles auxquelles je suis moi-même parvenu par une voie bien différente, et sans le puissant équipement dont l’auteur est doté. C’est bien entendu la constatation de cet accord qui m’a décidé à écrire pour ce livre une courte préface. Ce livre est révolutionnaire au plus beau et au plus vrai sens de ce mot. Car il va à contre-courant. L’auteur s’inscrit en faux avec une force et un courage qu’on ne saurait trop admirer contre le conformisme de la révolution auquel adhèrent aujourd’hui aveuglément tant d’esprits qui se croient avancés et sont en réalité foncièrement rétrogrades. Mais penser à contre-courant ne veut nullement dire professer une doctrine réactionnaire. Au surplus le mot réactionnaire n’aurait ici aucun sens. Là où, de la façon dont il est tenu d’utiliser et de maîtriser ses techniques et de réformer sa position en face du cosmos, comment serait-il possible de procéder en réactionnaire, c’est-àdire de revenir à un temps où les problèmes ne se posaient pas, ne pouvaient même pas se poser ? Ici je parlerai en mon nom aussi bien que pour Gaston Bardet lui-même. Un jeune et obscur polémiste feignant de rendre compte de mon livre : Les Hommes contre l’Humain, dans la revue Esprit a osé parler à propos de ma pensée d’une éthique de la fuite. Le malheureux ne se doutait pas que ce sont ses amis et lui-même qui fuient dans ce qu’ils appellent l’histoire – une histoire conçue selon des idées toutes faites et que l’expérience suffit à réfuter, pourvu qu’on l’interroge honnêtement. Le courage authentique consiste aujourd’hui à se déprendre de cette tentation de l’histoire, car l’histoire est devenue une idole. Mon ami Max Picard, l’auteur de cet Homme du Néant où est dénoncé avec une si admirable lucidité le mal contemporain de la discontinuité, m’écrivait il y a quelques jours que c’est là où manque la force de présence (Kraft zu Gegenwärtigkeit) qu’on s’efforce de trouver dans l’idée de l’histoire un lieu où l’objet puisse être conservé. Mais cette force de présence est surabondante dans le livre de Gaston Bardet, et elle réside peut-être essentiellement dans sa conscience du cosmos. Seulement entendons-nous bien, l’auteur est chrétien, il est même catholique fervent. Personne n’est moins exposé à tomber dans le panthéisme. Comme Claudel avec qui je pense qu’il se rencontre sur des plans essentiels, il a sûrement beaucoup médité sur la sagesse chinoise. Mais rappelons-nous bien qu’il n’y a rien là qui ressemble au confusionnisme métaphysique dont les panthéistes d’Occident et d’ailleurs ont donné tant d’exemples. Dans l’admirable chapitre intitulé : l’Amour a déserté la terre, qui fit sensation lorsqu’il fut publié isolément dans la revue la Table Ronde, Gaston Bardet nous rend sensible, par les exemples les plus concrets et les plus émouvants cette économie harmonieuse du cosmos contre laquelle l’homme contemporain ne cesse de pécher par ignorance et par présomption. « Comment se fait-il, demande notre auteur, qu’aujourd’hui au lieu d’être un jardinier, l’homme donne l’impression d’être un pirate ? Son exploitation à blanc du sol et de l’herbe verte, son gaspillage des ressources minérales, son esclavage des animaux et de ses
semblables, sa peur des contacts et sa production d’ondes nocives de toutes sortes, son invention d’animaux mécaniques perfectionnés, la pollution de sa propre atmosphère et de ses propres eaux, sa falsification de ses propres aliments, au lieu d’accomplir la Création semblent au contraire conduire du Désordre, au retour à la terre informe et vide ». « Au lieu d’accomplir la Création » : ces mots sont lourds de sens. La vérité c’est que l’homme ne peut plus songer à accomplir une Création à laquelle il ne croit plus. C’est dès lors à un phénomène d’impossible et délirante substitution que nous assistons, et hélas ! que chacun de nous en quelque manière participe, serait-ce à son corps défendant. Et nous sommes bien ici à une des sources du nihilisme contemporain. Tout se passe en effet comme si, jusque dans ses profondeurs, l’homme devenait lui-même la victime de l’espèce d’usurpation massive dont il s’est rendu coupable…Car, en réponse à cette immense entreprise de « dé-création » l’univers change d’aspect, il apparaît non seulement menaçant, non seulement ennemi, mais absurde. Mais comment ne voit-on pas qu’il se borne à renvoyer à l’homme, usurpateur et sacrilège, l’image de sa propre absurdité. De cette terrible vérité la réflexion seule peut lui permettre de prendre conscience. Mais cette réflexion, tout, dans le monde d’aujourd’hui, tend à la décourager. Les activités de divertissement tendent partout à prendre sa place. Ici encore c’est le règne de la substitution. Or cette réflexion est au cœur même du livre de Gaston Bardet et sous sa forme positive, c’est-à-dire récupératrice. Quand par exemple il dénonce de la façon la plus précise les conséquences funestes de l’érosion, ou de certains défrichages massifs pratiqués en particulier aux Etats-Unis, il montre du même coup, clairement ce qu’il faudrait faire pour remonter cette pente fatale. « L’homme, dit-il, a fabriqué et continue à fabriquer de nouveaux milieux de vie surimposés comme des croûtes à la surface de la terre et tendant à étouffer les sources vitales. Les conditions dans lesquelles il doit maintenant vivre changent sans cesse, et c’est lui qui est la cause de ce changement dont les désordres ne peuvent qu’augmenter en violence… Seules des méthodes de culture antimodernes, antibourgeoises, anticapitalistes, des méthodes de jardinier, des méthodes manuelles comme en ont créées les Chinois et les Bantous peuvent augmenter la fertilité, sans ruiner le sol et permettre de nous nourrir en travaillant de plus en plus ». « Mais, nous dira-t-il encore, l’érosion c’est la guerre même. Il n’y aura bientôt plus, dit-il (d’après Fairfield Osborn, si je ne me trompe), à compter sur les exportations des Etats-Unis, en raison des pertes colossales de terres cultivables qui ont lieu chaque année ». Nous ne pouvons être assez reconnaissants à l’auteur pour la façon dont il établit et met en lumière les enchaînements dont la conscience paraît littéralement perdue en raison du cloisonnement dont les spécialistes sont responsables. Je ne conteste pas d’ailleurs que nous ne nous posions parfois, en lisant ce livre, des problèmes dont je ne suis pas sûr qu’il détienne toujours la solution. Quand il montre par exemple, et avec beaucoup de force, les conséquences désastreuses qu’entraîne la construction des grands barrages des Alpes et du Massif Central, le profane est inévitablement tenté de lui demander comment on peut selon lui se procurer l’énergie hydro-électrique si on n’a pas recours à de tels procédés. Peut-être – mais je n’oserais l’affirmer – peut-être nous répondra-t-il, qu’il convient de renverser l’ordre des questions et de demander si nous avons réellement besoin de ces centaines de millions de kilowatt-heures, et si les ressources ainsi gaspillées ne tendent pas à entretenir et à consolider un mode d’existence et de civilisation contraire à toute raison. Or, il serait certainement beaucoup trop commode d’accueillir de telles assertions par des haussements d’épaule. En présence des inimaginables cataclysmes qui nous menacent peut-être, il est de toute évidence que nous sommes tenus de dresser un bilan général, un bilan qui porte peut-être d’abord sur les possibilités dont nous disposons, mais ce bilan ne peut être commandé que par une conception générale de la vie et des raisons de vivre qui ne peut être que métaphysique et religieuse.
Je l’ai dit Gaston Bardet est un catholique fervent, mais il serait absurde de croire que son livre ne peut intéresser que des catholiques. En dernière analyse, j’en ai la conviction, les options fondamentales qui se présentent aujourd’hui à nous sont relativement simples. L’inimaginable complication des moyens mis en oeuvre au service d’une conception au fond technocratique du monde ne doit pas nous faire illusion sur les principes qui président à ce gigantesque agencement : ils sont au fond de la plus indigente simplicité. Nietzsche a eu certes raison de mettre l’accent sur ce qu’il a appelé la volonté de puissance. Son erreur a consisté en une indéfendable extrapolation ; c’est d’ailleurs au fond la même erreur qu’avec des moyens infiniment plus pauvres a renouvelée de nos jours un J.-P. Sartre. Nietzsche s’est radicalement trompé lorsqu’il a prétendu qu’on pouvait ramener l’esprit, ou plus exactement les exigences qui font que l’esprit est esprit – à des manifestations de la volonté de puissance. Cette réduction est en réalité impraticable ; elle l’est même si évidemment qu’une psychanalyse existentielle sera tenue de se demander comment Nietzsche a pu se rendre coupable d’une telle faute. Mais un livre tel que celui-ci a le mérite de remettre les choses en place. Il est impossible de le lire sans se rendre compte que l’homme d’aujourd’hui marche littéralement sur la tête, et que de telles aberrations ne peuvent pas ne pas avoir les suites catastrophiques que nous connaissons, celles plus catastrophiques encore que nous pouvons prévoir. Rien ne me paraît plus important dans cet ouvrage que la façon dont y est présentée concrètement l’idée d’une organisation polyphonique du travail. Sans doute faut-il mettre l’accent sur un texte capital de Karl Marx que notre auteur a mis lui-même en italique : « La grande industrie, par ses catastrophes même, établit que c’est pour tous une question de vie ou de mort de reconnaître la variété des travaux et par suite des aptitudes les plus diversifiées des ouvriers, comme la loi générale et sociale de la production, et d’adapter les circonstances à la réalisation normale de cette loi. C’est une question de vie ou de mort de changer cette situation monstrueuse, de remplacer la misérable population ouvrière toujours disponible et mise en réserve pour les besoins variables de l’exploitation capitaliste par des hommes absolument disponibles pour les exigences variables du travail, de substituer à l’individu parcellaire, simple exécutant d’une fonction sociale de détail, l’individu à développement intégral, pour qui les diverses fonctions sociales ne seraient que des façons ( ? ) différentes et successives de son activité ». En d’autres termes, Marx s’inscrit ici en faux de la façon la plus catégorique contre l’idée d’une spécialisation fonctionnelle à outrance qui ne peut être que déshumanisante. La conception que préconise Gaston Bardet peut se résumer ainsi : il s’agit d’instaurer un type d’organisation comportant l’alternance des tâches échelonnées et l’alternance des chefs d’équipe par permutation dans le cadre de chaque activité. Ce n’est pas là une conception en l’air. Elle a été expérimentée en maintes circonstances avec succès. Ses avantages sautent aux yeux. Je ne sais pas bien entendu si cette conception si séduisante est susceptible d’une application universelle, et je doute fort que l’auteur lui-même puisse être réellement fixé sur ce point. Il n’en reste pas moins – et c’en est assez pour conférer à ce chapitre un intérêt indiscutable – qu’il a du moins l’immense mérite de chercher concrètement une issue à l’espèce de cercle infernal de la production taylorisée. J’ai dit en commençant que sur la plupart des questions traitées par l’auteur, je me regardais comme incompétent et qu’il s’agissait surtout pour moi de reconnaître la concordance fondamentale entre les préoccupations qui sont les siennes et celles qui commandent le développement de ma pensée depuis plusieurs années. Mais je me sens tenu aussi de dire qu’il y a dans l’ouvrage des affirmations que je serais personnellement peu disposé à endosser. Je ne pense pas seulement à des appréciations de détail comme celles par exemple que porte Gaston Bardet sur Socrate. Je pense aussi au jugement fort peu nuancé qui est porté par exemple sur le protestantisme. Le problème infiniment complexe des rapports entre l’orthodoxie et l’hérésie demande sans
aucun doute à être traité avec beaucoup plus de nuance et, ajouterai-je, de charité, comme il l’a été d’ailleurs par le R.P. Congar. Mais il me faut dire aussi que les considérations auxquelles l’auteur se livre sur la situation présente me semblent parfois quelque peu hasardeuses. La condamnation qu’il porte sur l’Occident est certainement bien trop sommaire – et cela, je le dis, bien que je sois d’accord avec lui pour détester les maux et les erreurs qu’il dénonce. Mais enfin l’Occident est beaucoup plus que ce qu’il en dit : il y a la science de l’Occident, la philosophie et l’art de l’Occident, il y a même une piété de l’Occident qui survit. Tout cela ne peut pas être négligé dans un bilan général dont nous sommes du reste fort loin de posséder tous les éléments. Mais je me montrerais aussi assez réservé sur certaines thèses beaucoup plus précises, notamment en ce qui concerne la neutralisation de l’Europe. Gaston Bardet ne démontre nullement qu’elle soit possible en fait. Les garanties intercontinentales sur lesquelles cette neutralité devrait reposer peuvent-elles être obtenues ? et si elles le sont, peuvent-elles être effectives ? Rien n’est moins sûr. Il se peut aussi que l’auteur se fasse des illusions sur les possibilités d’une dissociation entre la Russie soviétique et son régime, etc… J’introduis surtout ces réserves pour éviter qu’on ne m’attribue indistinctement toutes les affirmations contenues dans ce livre exceptionnellement riche et bouillonnant. Ce serait contraire à toute raison. Mais j’estime que même là où elles sont discutables, les pensées de l’auteur méritent toujours de retenir l’attention. Et tout compte fait, c’est-à-dire en laissant de côté tel ou tel détail d’application, tel coup de boutoir aussi, je pense que le chemin qu’il nous invite à suivre est le seul qui conduise hors d’un monde où stupidité, folie et crime se généralisent sous nos yeux. Ce chemin c’est celui de la resacralisation de l’homme et du monde. Mais ces mots, quand ils sont prononcés par l’un d’entre nous, je veux dire, par un philosophe ou même dans bien des cas par un religieux, risquent, hélas ! de n’être que des mots. Ce qui est passionnant, ce qui est presque unique, c’est de voir un homme engagé dans l’action et la réalité la plus concrète s’efforcer de préciser les conditions de ré-enracinement et de ré-humanisation auxquelles il faudra bien que bon gré mal gré l’homme d’aujourd’hui se soumette s’il ne veut pas périr dans la pire abjection que le monde ait connue. Gabriel Marcel.
CHAPITRE PREMIER DU REGNE ANIMAL AU REGNE MACHINIQUE Notre milieu de vie Le déroulement des formes organiques, dont nous allons plus particulièrement nous occuper, est le troisième état de la matière. Du premier état, il y a dix millions d'années peut-être, nous ne savons à peu près rien, sinon que les combinaisons des particules : électrons, protons, neutrons ou mésons, etc.… c'est-à-dire des composants de l'atome, ne semblent pas irréversibles. Elles peuvent se réaliser dans un sens déterminé ou dans un autre. Dans notre monde grossier des atomes et des molécules, qui constitue la matière que nous connaissons et au milieu de laquelle nous pouvons vivre, l'irréversibilité est la loi. Boltzmann a démontré, en effet, que notre matière minérale évolue vers des états de plus en plus "probables" caractérisés par une toujours croissante symétrie, par un nivellement d'énergie. Notre globe tend vers ce qu'on appelle l'accroissement de l'Entropie, représentant l'énergie mécanique dite dégradée. Au cours de cette lente dégradation de l'énergie, l'ordre originel – autrement dit les dissymétries qui rendent l'énergie utilisable – tend à un désordre complet, absolu, par absence de dissymétrie. Tout au contraire, la matière organique, notre matière constitutive, aussi bien à l'égard des fonctions qu'à l'égard des structures, manifeste un accroissement systématique dans les dissymétries. Cela depuis quelques mille millions d'années. En un mot, "la vie remonte la matière" ou encore, la vie – qui porte en elle la macro-matière comme un principe de ruine – est "une résurrection continue". Nous ne pouvons ici – même succinctement – exposer l'histoire (approximative) des parties émergées du globe terrestre telle qu'on peut l'embrasser d'ensemble sur les parois verticales du Grand canyon du Colorado, en Arizona ; là, tous les étages géologiques se superposent, depuis les roches archéennes jusqu'à nos jours. Disons simplement que la somptueuse et élégante flore carbonifère, où les premiers reptiles se glissent dans les forêts de fougères arborescentes, où les pluies abondantes font régner une chaleur humide, uniforme et quasi équatoriale jusqu'au Spitzberg, où il n'y a pas de saisons et où le soleil n'arrive pas à pénétrer le sombre couvercle de nuages, n'est pas notre milieu. Après les convulsions terrestres du carbonifère, c'est le calme quasi absolu de la période secondaire. Pendant cent trente millions d'années, la Terre semble s'être endormie. Tout d'abord, parmi les conifères, s'ébranlent les dinosauriens bipèdes, les reptiles nageurs et les sauriens ailés, tous esclaves des conditions de température. Il n'y a plus de jets de laves embrasant la végétation touffue, plus d'orages et d'éclairs mais, malgré l'apparition des premiers marsupiaux, ce n'est point encore notre milieu.
Pourtant le climat, est très doux, les saisons n'existent pas encore. Aux conifères géants succèdent les arbres branchus et feuillus que nous connaîtrons. Les fleurs apparaissent et, avec elles, des milliers d'insectes dont la vie n'est pas abrégée par le froid hivernal : "Leurs instincts se développèrent tellement qu'ils parvinrent à un stade où les problèmes sociaux se posèrent et furent résolus par les moyens en leur pouvoir, c'est-à-dire par la spécialisation à outrance, aboutissant à créer des formes nouvelles, très différentes les unes des autres, souvent infirmes et incapables de vivre isolément. L'individu perdit son indépendance et fut réduit à un rôle inférieur d'organe, comme si la collectivité acquerrait une personnalité réelle, annulant toutes les autres". Ce n'est toujours pas notre milieu. Enfin les saisons s'accusent et les climats se particularisent. Après de très grandes pluies, des plissements et des effondrements, des chaleurs et des glaciations intenses en Europe, nous trouvons trace du premier homme paléolithique. Il y a moins d'un million d'années. C'est notre milieu. Il n'y a plus de Dinosaure, de Ptérodactyle, ni d'Archéoptrix ; les séquoias géants, l'Araucaria ou l'Ombu sont des séquelles ; toutes les formes de transition ont disparu ou sont en voie de disparition ; la Nature semble en avoir fini avec ses approches. Avec sa jeunesse ses potentialités se sont évanouies. Notre milieu s'établit dans des forêts à notre échelle, avec des feuilles légères et fragiles, des fleurs odorantes et variées. Les saisons ajoutent leur périodicité à celle des jours et des nuits, alternent les périodes d'activité et de contemplation, augmentent toutes variété et multiplient nos réflexes défensifs. Aux immenses périodes indéfinies succèdent des rythmes organiques fondamentaux : rythmes menstruel, respiratoire ou cardiaque. Désormais, les animaux supérieurs sont presque tous harmonieusement conformés, les formes et les fonctions biens ajustées. Aussi sommes-nous sensibles au déséquilibre du museau et du balai du fourmilier ou à la laideur du phacochère. En général, tous les animaux qui nous entourent présentent un équilibre entre la tête, le corps et les membres qui tend à se rapprocher de nos proportions humaines. Et ce n'est point par hasard que le Bouddha place ses réincarnations chez les mammifères : éléphant, cerf, lièvre, singe. En attendant l'hominisation volontaire il y a déjà comme un anthropomorphisme général du milieu. Les choses ne sont ni à l'échelle des dinosaures, ni à celle des insectes : ce n'est ni le décamètre, ni le centimètre, mais le mètre qui devient la mesure de notre milieu. Telle est la première leçon.