UN CHEMIN SANS PARDON
Du même auteur
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Série chinoise
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Terreur dans les vignes (2014, Rouergue en poche 2016)
Le Mort aux quatre tombeaux (2013, Rouergue en poche 2015)
Livre illustré
L’Écosse de Peter May (2013)
Graphisme de couverture : Cédric Cailhol
Image de couverture : © Peter Schickert/Alamy Stock Photo
Titre original : The Noble Path
© Peter May, 1993
© Éditions du Rouergue, 2023, pour la traduction française www.lerouergue.com
PETER MAY UN CHEMIN SANS PARDON
Traduit de l’anglais (Écosse) par André Sellier
« Je ne mourus point et ne demeurai pas vivant. Pense maintenant toi-même, si tu as quelque entendement, quel je devins, privé tout à la fois de la vie et de la mort. »
Dante, Divine Comédie – L’Enfer
Avant-propos
C’est au milieu des années 1990 que m’est venue pour la première fois l’idée d’écrire Un chemin sans pardon. À cette époque-là, je voulais explorer le concept selon lequel l’innocence peut, dans certaines circonstances, exercer une influence corruptrice plus importante que celle du mal – par le simple fait qu’elle n’a aucune conscience de la portée de ses actes.
L’histoire en elle-même représentait une digression par rapport au genre habituel de mes productions, qui sont des romans policiers, même s’il est possible de considérer, me semble-t-il, que le scénario reste, peu ou prou, celui d’un thriller. Pour autant, je vois plus ce roman comme le récit d’une aventure profondément humaine ayant pour toile de fond le contexte de violence qui prévalait en Asie du Sud-Est pendant les années 1970.
L’action se déroule au cours de la période troublée qui a suivi la guerre du Vietnam et qui a vu le régime sanguinaire et anarchique mis en place par les Khmers rouges sur le territoire voisin du Cambodge procéder à l’extermination systématique de trois millions de personnes. Il ne s’agissait pas tant d’une forme de purification ethnique que de l’éradication des populations instruites et aptes à penser. Les Khmers rouges
considéraient en effet l’intelligence et la libre expression des idées comme une menace existentielle.
À la relecture de ce livre, une trentaine d’années après sa publication, j’observe avec une certaine tristesse que l’un de ses thèmes principaux, celui d’une crise humanitaire majeure concernant des réfugiés essayant de fuir la guerre et la misère, reste hélas d’actualité. Les « boat people » du Vietnam sont aujourd’hui remplacés par les populations en provenance de l’Afrique subsaharienne qui tentent de fuir la guerre et la pauvreté et périssent par milliers en essayant de traverser la Méditerranée sur de fragiles embarcations n’offrant aucune sécurité à leurs passagers.
Afin de faciliter l’écriture de ce récit, je me suis rendu en Thaïlande mais il ne m’a pas été possible de séjourner au Cambodge qui restait, à cette époque-là, un territoire instable et dangereux. De ce fait, la plupart des recherches entreprises par la suite ont consisté à dénicher et à exploiter un nombre important d’ouvrages ayant trait à l’histoire récente de cette région. Pas d’internet alors, ni d’accès facile à des enregistrements de séquences vidéo.
Je travaillais à cette époque-là comme script editor pour la série Take The High Road, diffusée par la télévision écossaise. Afin de pouvoir écrire le livre, j’ai pris un congé sabbatique de deux mois, je me suis acheté une vieille machine à écrire et je me suis rendu dans le Sud-Ouest de la France, au volant de ma Jeep Suzuki, afin d’emménager dans un gîte que j’avais loué. Chaque matin je me déplaçais en voiture jusqu’à la petite ville de Saint-Céré où je m’installais dans un coin du café des Voyageurs pour y écrire environ 1 600 mots quotidiens en utilisant le système de sténographie Pitman que j’avais appris comme journaliste. Le soir venu, seul dans mon gîte, je dactylographiais mes notes tout en menant un combat acharné contre les colonies de punaises qui parvenaient à se glisser sous ma porte.
Le week-end, il m’arrivait assez fréquemment d’être invité à dîner par des expatriés britanniques ou américains. C’est à l’occasion d’un de ces dîners que j’ai eu la chance insigne de faire la connaissance d’une dame nommée Maud Taillard, alors âgée d’une soixantaine d’années. Assis à table à côté d’elle, j’appris au cours de nos discussions qu’elle avait passé plusieurs années à Phnom Penh, la capitale du Cambodge. Son défunt mari avait été médecin du roi et elle me raconta par le menu les nombreuses aventures qu’ils avaient vécues là-bas, y compris leurs visites nocturnes à l’une des fumeries d’opium de la ville.
Par la suite, je lui ai rendu visite dans son impressionnante demeure située à Carennac, un village médiéval édifié au treizième siècle. Là, elle m’a montré des souvenirs et des photographies datant de l’époque où elle vivait au Cambodge.
Née d’un père français et d’une mère anglaise, Maud devint le modèle d’un des personnages du livre, Madame Grace, la tenancière de la maison close de Bangkok. Je craignais qu’à la lecture du roman, elle ne se sente offensée. Mes craintes se révélèrent infondées car elle précisa dès lors à qui voulait l’entendre, « C’est tout à fait moi, chéri ! »
Je n’ai pas terminé la rédaction du livre pendant mon séjour en France et ce n’est qu’après avoir quitté la série Take The High Road, un peu plus d’un an plus tard, que j’ai pu disposer du temps nécessaire pour achever ce travail.
J’ai très légèrement amendé le texte du manuscrit original. La principale modification porte sur la suppression de la plupart des passages à caractère sexuel dont on m’avait assuré, à l’époque, qu’ils constituaient l’incontournable prérequis de tout best-seller. En relisant mon travail après toutes ces années, j’ai revécu la gêne que j’avais éprouvée alors en rédigeant ces scènes scabreuses. Les époques changent, les goûts évoluent et je suis persuadé que le livre est bien meilleur, débarrassé des extraits évoqués.
Aujourd’hui, je suis particulièrement fier et heureux de publier de nouveau ce roman, quelque trente ans après sa parution initiale.
Peter May Lot, 2018
PREMIÈRE PARTIE
Prologue
Cambodge : avril 1975
Un proverbe du dix-septième siècle affirme que « lorsque la guerre éclate, les portes de l’enfer s’ouvrent ». Dans ce qui fut autrefois un pays magnifique, niché au cœur de l’Indochine, c’est quand la guerre prit fin que les portes de l’enfer s’ouvrirent.
Ce fut alors le temps de la libération. Le temps des jeunes gens à l’air maussade, vêtus de pyjamas noirs, arborant des foulards à carreaux rouges et étreignant leurs fusils d’assaut AK-47 avec plus d’attachement qu’ils n’étaient capables d’en éprouver pour leurs plus proches congénères. Ce n’était pas de la haine qui transparaissait dans leurs regards. C’était une vision de l’enfer.
Un souffle de vent balaya les visages. Des milliers de visages massés le long du boulevard Monivong. Il transportait l’âcre odeur de fumée d’une cité dont certains quartiers sont la proie des flammes.
Il transportait l’odeur de la peur. On disait que les Américains allaient bombarder la ville ; qu’il serait plus sûr de s’établir à la campagne. Personne n’y croyait.
Il transportait des effluves de mort. Ils avaient vidé les hôpitaux. Des corps brisés étaient évacués sur des lits médicalisés derrière lesquels traînaient des tubes et des fils d’une technologie dépassée, ainsi que des poches de plasma et de sang. Ceux qui pouvaient marcher s’appuyaient sur des béquilles. Ceux qui ne le pouvaient pas mouraient. Les débris de cette cité coloniale, jadis élégante, jonchaient les rues ; un enfant hurlait, un vieillard toussait et crachait du sang sur le trottoir, tandis qu’un million de paires de pieds épuisés se traînaient sur la route poussiéreuse menant au néant.
Un autre proverbe dit : « L’enfer est une cité. » Le 17 avril 1975, cette cité avait pour nom Phnom Penh.
Chapitre 1
Ang Serey était une belle femme, et pourtant il eût été difficile de le deviner. Son visage était noirci par la fumée et l’on n’aurait su dire si c’était de la sueur ou des larmes qui avaient laissé des traces dans la crasse qui le recouvrait. Rougis, injectés de sang, ses yeux étaient d’une absolue fixité et son regard ne déviait ni d’un côté ni de l’autre, de peur de laisser transparaître une quelconque émotion. Noyée dans la foule, elle se déplaçait d’une démarche traînante, chaussée de nu-pieds. Elle poussait devant elle un chariot contenant quelques rares effets personnels. De part et d’autre se tenaient ses enfants qu’elle n’osait regarder. « Agrippez-vous à moi pour que je sente que vous êtes là », leur avait-elle murmuré. « Si quelqu’un vous adresse la parole, ne dites rien. Laissez-moi parler. »
Pendant des jours entiers elle avait travaillé ses mains pour qu’elles soient couvertes d’ampoules et en sang. Elle avait creusé la terre meuble des bougainvilliers qui poussent dans les faubourgs, frottant la terre contre ses plaies et ses ampoules jusqu’à ce que ses mains virent à l’écarlate. Elle avait obligé ses enfants à faire de même. Au début, le garçon avait pleuré, agitant dans l’air ses mains qui le brûlaient. Pourquoi sa propre mère l’obligeait-elle à faire cela ? Elle l’avait frappé quand il avait refusé de continuer. Et quand ses larmes avaient séché,
son regard s’était fait maussade et haineux. Quoique plus âgée, la fille semblait encore moins bien comprendre.
Ang Serey était une femme intelligente. Elle avait compris qu’elle devait utiliser son intelligence précisément pour en dissimuler l’apparence ; des pyjamas noirs de paysans, des mains habituées à travailler la terre. D’une manière ou d’une autre, il fallait qu’elle contraigne les enfants à comprendre cela. Car si elle n’y parvenait pas, ils dévoileraient immanquablement la vérité et ce serait alors la mort assurée.
Si peu de temps s’était écoulé. Tout juste cinq jours depuis que Yuon avait quitté le pays à bord d’un des derniers hélicoptères de l’opération d’évacuation américaine. Dix jours depuis qu’il lui avait annoncé, le visage ruisselant de larmes, qu’il n’était pas parvenu à obtenir de places pour elle et pour les enfants. Il avait passé la plus grande partie de cette nuitlà à pleurer. Quant à elle, ses yeux étaient demeurés secs. Elle s’était demandé s’il espérait une manifestation de compassion de sa part. Cela lui briserait le cœur de les abandonner, avait-il sangloté. Et pourtant, il était parti. Peut-être savaient-ils retaper les cœurs brisés, là-bas en Occident.
Elle leva légèrement la tête vers le ciel d’un bleu limpide et sentit la chaleur du soleil sur sa peau. Ils avançaient d’une démarche traînante et avaient dépassé à présent les vestiges fumants de la cathédrale ainsi que la gare ferroviaire.