Le journalisme en Syrie : une mission impossible ?

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Introduction Une sordide loterie Des reporters de guerre chevronnés évoquent la “loterie”, voire la “roulette russe”. A propos de l’exercice du reportage en Syrie… “Il y a quelques mois, affirme l’un d’entre eux, on prenait des risques à s’y rendre; aujourd’hui, il faut de la chance pour s’en sortir vivant, au moins libre”. Si le genre journalistique consistant à couvrir un conflit comporte toujours des risques, les reporters et leurs collaborateurs ne sont pas censés être les cibles des belligérants. Ni des proies pour les tireurs d’élite, les soldats équipés de mortiers, ou encore les preneurs d’otages. Or le terrain syrien est si mouvant, les protagonistes si entremêlés, que même les reporters les plus aguerris, ceux qui d’habitude savent où l’on peut mettre les pieds sans risques excessifs, perdent leurs repères. En Syrie, il est plus ardu que dans d’autres conflits de savoir qui contrôle tel quartier, de connaître les alliances et parfois, tout simplement, de savoir qui est qui. C’est un pays où l’art sinistre de la dissimulation politique et de la manipulation a été cultivé pendant les décennies de règne du clan Al-Assad. La Syrie est aujourd’hui le pays le plus dangereux au monde pour les journalistes. Selon le recensement de Reporters sans frontières, plus de 110 acteurs de l'information ont été tués dans l'exercice de leurs fonctions depuis mars 2011 (parmi eux, 25 journalistes professionnels) et plus d'une soixantaine sont aujourd’hui privés de liberté. Parmi ces derniers, certains sont retenus en otages par des groupes islamistes, d’autres croupissent dans les geôles de Bachar Al-Assad. Il convient de souligner parmi les victimes le nombre important de “citoyens-journalistes” qui paient chèrement une activité aussi indépendante que possible. Ces acteurs de l’information non-professionnels, que Reporters sans frontières distingue naturellement des propagandistes des deux camps, remplissent par endroits, par moments, le vide laissé par les journalistes. Les difficultés et dangers rencontrés par les acteurs de l’information ont évolué au cours des trente-deux mois de conflit. Au début, seule l’armée régulière syrienne et ses sbires visait les journalistes en représailles de la couverture des manifestations et de leur répression. Désormais, les journalistes étrangers et syriens sont pris en étau entre l’armée

régulière et les groupes armés djihadistes dans les zones “libérées” du nord du pays, auxquels il faut ajouter les forces de sécurité du Parti de l'union démocratique (PYD), principale force politique dans le territoire à population kurde. Les enlèvements se multiplient. “Dans tout conflit il y a du danger, estime en effet Jean-Philippe Rémy, grand reporter au quotidien Le Monde. En Syrie, les journalistes courrent les mêmes risques que dans des conflits comparables du passé. Mais la différence est que l’enlèvement s’est systématisé dans certaines zones du territoire. A commencé une sorte de chasse aux journalistes”. Si Bashar Al-Assad était le seul “prédateur de la liberté de la presse” en Syrie en 2011, le groupe Jabhat Al-Nosra a fait son apparition sur la liste des prédateurs publiée par Reporters sans frontières en mai 2013. D’autres groupes djihadistes tels que l’Etat islamique d’Irak et du Levant (ISIS) méritent aujourd’hui de rejoindre ce club des ennemis de la liberté de l’information. La question de l’information en Syrie est essentielle. D’après des estimations fiables, ce conflit aurait fait plus de 110 000 victimes. Les médias gouvernementaux sont le bras non-armé du régime dans sa guerre de propagande et de désinformation. De leur côté, les nouveaux médias se muent souvent en marionnettes de la “révolution”. Ils pourraient propager une nouvelle forme de dictature de la pensée. Les journalistes étrangers, souvent privés de visas, n’ont que rarement accès aux deux côtés du conflit. Or la présence de ces témoins neutres et indépendants de part et d’autre des lignes de front est essentielle pour décrypter la complexité d’une situation et éclairer la communauté internationale sur la réalité du conflit. 

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Introduction - une sordide loterie

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1. Le pays le plus dangereux pour les journalistes

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1.1 : Journalistes étrangers : « la chasse est ouverte »

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1.2 : Les acteurs syriens de l’information dans le collimateur du régime

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1.3 : Les prédateurs de la liberté de la presse

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2. Journalistes étrangers : le parcours du combattant

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2.1 : Un travail de plus en plus difficile

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2.2 : la volonté de contrôle

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2.3 : “L’important est que la Syrie ne disparaisse pas de la carte”

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3. Les médias syriens, entre presse officielle à la solde du pouvoir et nouveaux médias en quête d’indépendance

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3.1 : La presse officielle : entre désinformation et propagande

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3.2 : “Notre mission était de tuer par la parole”

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3.3 : Des journalistes sous haute surveillance

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3.4 : Une nouvelle génération de journalistes et de médias

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4. Reporters sans frontières soutient les acteurs de l’information en Syrie

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4.1 : Protection des acteurs de l’information

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4.2 : Assistance aux journalistes en exil

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4.3 : Des formations et du matériel pour les nouveaux acteurs de l’information et leurs médias

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4.4 : Des campagnes de communication pour dénoncer les violations de la liberté de l’information

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4.5 : Plaidoyer contre l’impunité auprès des instances onusiennes

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Lexique

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© Zac Baillie / AFP

SommaireI


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Le pays le plus dangereux pour les journalistes

1.1 : Journalistes étrangers : « la chasse est ouverte » Depuis le début du conflit, • 7 journalistes étrangers tués, • Une trentaine de journalistes étrangers arrêtés par les forces gouvernementales, • 37 journalistes étrangers enlevés et ou portés disparus. 1.1.1 : Otages ou portés disparus Fin octobre 2013, au moins 16 journalistes étrangers sont détenus, retenus en otages ou portés disparus en Syrie. Au total, Reporters sans frontières a recensé au moins 37 cas d’enlèvements ou de disparitions de journalistes étrangers depuis mars 2011, dont une partie a été libérée. Ces derniers mois le rythme des enlèvements s’est accéléré. Ils revêtent un caractère de plus en plus professionnel. Et créent une atmosphère qui décourage un certain nombre de reporters de se rendre sur le terrain. Comme le souligne Patrick Cockburn dans The Independent : “la violence est une chose mais ce sont les kidnappings qui causent la véritable terreur”.

En septembre 2013, certains forums djihadistes n’hésitent plus à appeler à “capturer tous les journalistes”, notamment étrangers, soupçonnés d’être des “espions à la solde de l’occident”. Des menaces prises au sérieux. Le 21 octobre 2013, le Département d’Etat américain publie une alerte annonçant avoir connaissance d’un complot destiné à enlever des journalistes occidentaux qui se rendent dans le centre et dans le sud de la Syrie. Les enlèvements de journalistes étrangers débutent en juillet 2012. Deux photographes indépendants, le Néerlandais Jeroens Oerlemans et le Britannique John Cantlie sont kidnappés quelques jours par des rebelles, avant d’être libérés par l’Armée syrienne libre. Cette pratique tend à se systématiser à la fin de l’année 2012, et davantage encore au printemps 2013. Les journalistes étrangers deviennent alors la cible d’enlèvements dans les zones dites “libérées” du nord du pays par des groupes mafieux ou des groupes armés d’opposition, mais surtout par des groupes djihadistes tels que ISIS. Dans la liste de leurs faits d’armes, entre autres les enlèvements de Matt Schreier, photographe freelance américain (otage de janvier à juillet 2013), Jonathan Alpeyrie (journaliste franco-américain détenu pendant 83 jours jusqu’à sa libération le 20 juillet 2013), ou le journaliste italien Dominico Quirico et l’enseignant belge Pierre Piccinin (détenu d’avril à septembre 2013).

Journalistes étrangers otages (liste non exhaustive à la fin octobre 2013)

• 4 Français : Edouard Elias et Didier François en mission pour Europe 1 (enlevés le 6 juin 2013), ainsi que Nicolas Hénin et Pierre Torrès (enlevés le 22 juin 2013) • 2 Américains : Austin Tice, collaborant avec le Washington Post, Al-Jazeera en anglais et McClatchy (13 août 2012) et James Foley (22 novembre 2012) ;

•1 Espagnol : Marc Marginedas, envoyé spécial du quotidien espagnol El-Periodico (4 septembre 2013) •1 Jordanien d’origine palestinienne : Bashar Al-Kadumi, travaillant pour la chaîne américaine Al-Hurra (20 août 2013); •1 Libanais : Samir Kassab, cameraman de Sky News Arabia (15 octobre 2013) •1 Mauritanien : Ishak Mokhtar, reporter de Sky News Arabia (15 octobre 2013)

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Si certains de ces enlèvements sont crapuleux, d’autres sont motivés par des raisons politiques. En revanche, les motivations d’ISIS, qui retient certains journalistes en otages, ne sont pas claires : ces enlèvements sont-ils dus à des raisons idéologiques ou religieuses ? S’agit-il d’obtenir de l’argent ? De vider la région de tous témoins gênants, étrangers et syriens ? L’absence de revendications publiques laisse la porte ouverte à toutes les suppositions. Les proches des journalistes pris en otage nagent en pleine incertitude. La majorité des familles choisissent souvent la confidentialité, avant de rendre l’enlèvement public en cas d’enlisement ou d’absence de dialogue avec les ravisseurs, voire d’accusations portées à l’encontre de leurs proches qui nécessitent de justifier publiquement leur qualité de journalistes.

portrait d'Olivier Voisin par Alfred de Montesquiou, journaliste à Paris Match et Prix Albert Londres 2012 C’est une tranchée creusée dans la boue, qui longe la « route de la mort », principale artère reliant les villes de Homs et Hama à Idlib, au nord de la Syrie. Depuis leurs positions, les rebelles tirent sur tous les véhicules qui tentent de passer. Mais depuis les collines d’en face, l’armée de Bachar El Assad répond aux attaques insurgées par un barrage d’artillerie. « On dirait les tranchées de la guerre de 14-18 » affirme le réalisateur Grégoire Deniau, qui s’est retrouvé là, le 20 février dernier. Les rebelles lui tendent alors un appareil photo couvert de sang et quelques affaires. Ce sont les objets personnels du photographe de guerre Olivier Voisin, qui vient d’être fauché par un obus. Olivier mourra quatre jours plus tard des suites de son hémorragie cérébrale. Il aurait dû fêter ses 39 ans le 1er mars. Bourguignon d’adoption, Coréen de peau, apatride dans l’âme, Olivier cherchait depuis plusieurs années à donner sens à sa vie en chroniquant par la photo les zones de conflit. Ce n’est pas tant l’excitation du danger qui le stimulait, mais l’ambition d’arriver à saisir - en image - l’injustice de la guerre : la souffrance, l’inquiétude face à l’aveuglement gratuit des armes. Profondément humaniste, c’est l’humanité de tous ceux pris dans la spirale des violences qu’il cherchait à montrer. Ce point de rupture où chacun doit choisir s’il veut rester « humain », ou plonger dans la barbarie.

Dans les conflits dits “modernes”, l’enlèvement de professionnels de l’information est monnaie courante. Et ceux de journalistes étrangers plus encore. La Syrie n’est malheureusement pas une exception en la matière. Ainsi, en Irak, Reporters sans frontières avait recensé 93 enlèvements entre 2003 et 2010. Aucune nationalité n’avait été épargnée : britannique, turque, américaine, tchèque, française, italienne ou japonaise. Le pays le plus touché (hors Irak) avait alors été la France, qui n’était pourtant pas membre de la Coalition, avec neuf journalistes français kidnappés. A noter que l’ensemble des professionnels de l’information étrangers pris en otage en Irak ont été libérés, à d’exception du journaliste freelance italien Enzo Baldoni, exécuté par ses ravisseurs en août 2004 (lire le rapport, “Guerre en Irak, la plus grande hécatombe pour la presse, mars 2003 - août 2010”). En Afghanistan, au moins 16 journalistes étrangers ont été kidnappés depuis janvier 2002.

Abandonné très jeune en Corée du sud, élevé dans un petit village de Bourgogne, Olivier Voisin avait fini par retrouver sa famille biologique en 2008, aux Etats-Unis. Il était hanté par la question de l’adoption, de sa pertinence morale et des souffrances qu’elle peut induire. Un seul autre sujet trouvait grâce à ses yeux : la Syrie. Comme si, par un détour mystérieux, sa recherche de vérité photographique dans la guerre avait rejoint sa quête de vérité personnelle. Olivier avait déjà chroniqué le conflit israélo-palestinien et la Libye, mais c’est bien en Syrie qu’il avait donné toute sa mesure. Presque tous ceux qui allaient en reportage dans le pays ravagé y croisaient, près du front, sa petite silhouette nerveuse et son sourire débonnaire. Il est parti rejoindre pour de bon les 60 000 autres victimes qu’a déjà faites la guerre civile. Texte publié dans l'album "100 photos pour la liberté de la presse" de Reporters sans frontières, n°42 printemps-été 2013

© HO / AFP

1.1.2 : Des journalistes étrangers arrêtés et malmenés Les journalistes et médias étrangers font l’objet de divers types de violences, de menaces en aggressions, en passant par des interpellations ou des arrestations. Environ 60 % de ces arrestations sont le fait du régime. Le 10 mars 2012, au lendemain de la publication d’un communiqué du ministère de l’Information menaçant de prendre des mesures contre les médias et journalistes étrangers entrés illégalement en Syrie, deux journalistes turcs, Adem Özköse, correspondant pour le quotidien Milat et le magazine Gerçek Hayat, ainsi que le cameraman Hamit Coşkun, sont enlevés par une milice progouvernementale dans la région d’Idlib (Nord-ouest) avant d’être remis aux services de renseignements syriens. Ils seront libérés deux mois plus tard après médiation de la République islamique d’Iran. Plus récemment, le journaliste allemand Armin Wertz est arrêté le 5 mai 2013 à Alep et libéré le 5 octobre dernier.


Visa officiel en poche, le journaliste brésilien Klester Cavalcanti du magazine IstoÉ comptait faire un reportage sur les conditions de vie des habitants de Homs, ville ravagée par les affrontements entre rebelles et forces gouvernementales en février 2012. Il arrive le 19 mai 2012 à Damas et saute dans le bus pour Homs. Vers trois heures de l’après-midi, le journaliste arrive à la gare routière et prend un taxi pour se rendre dans le centre-ville. Le véhicule est aussitôt arrêté par l’armée syrienne. Il a beau leur montrer son visa de journaliste, les soldats décident de l’emmener au poste de police. Menotté, le journaliste passe un bref interrogatoire. À l’instar des soldats, précédemment, les policiers veulent savoir ce qu’il fait à Homs. “Je suis ici pour faire mon travail et ma présence a été autorisée par le gouvernement syrien,” répète le journaliste. Il demande à passer un appel mais la police refuse. Un policier lui présente une feuille blanche et sort une cigarette de sa poche. “Si tu ne signes pas cette feuille, je te brûle l’œil.” Klester Cavalcanti refuse d’obtempérer. Le policier allume la cigarette et l’écrase sur son visage, à côté de l’œil. Le journaliste signe. Le lendemain à l’aube, il est transféré dans une prison et enfermé dans une cellule avec une vingtaine d’autres détenus. L’un d’eux parle un peu anglais ce qui lui permet de communiquer. Certains ont combattu contre l’armée syrienne, d’autres ont commis de simples délits. En comparaison avec le poste de police, “ce n’était pas si mal”, se souvient le reporter, si ce n’est l’incertitude totale dans laquelle il était plongé. “Je ne savais rien sur rien”. Il est resté dans le noir total six jours durant. Le 25 mai, sans plus d’explication, il est sorti de sa cellule et emmené à Damas. Libéré, Klester Cavalcanti reste néanmoins coincé deux jours dans la capitale, son visa ayant expiré. Une fois sa situation régularisée, il quitte la Syrie pour le Liban, dans une voiture de l’ambassade brésilienne. D’autres journalistes n’auront pas autant de chance. 1.1.3 : Les journalistes étrangers tués en Syrie Au moins sept journalistes étrangers ont perdu la vie en couvrant le conflit syrien, dont quatre en 2012 et trois en 2013. Assassinats ciblés ou dommages collatéraux du conflit, dans tous les cas, l’impunité prédomine. Le 11 janvier 2012, Gilles Jacquier, grand reporter à France 2, est tué par obus de mortier alors qu’il était en reportage à Homs. En février 2012, Rémi Ochlik, photographe français pour l’agence IP3 Press, perd la vie aux côtés de Marie Colvin, journaliste américaine du Sunday Times, au cours des intenses bombardements qui ont touché le quartier de Baba Amr (Homs), et auraient visé, d’après des témoignages, le centre des médias. En août 2012, Mika Yamamoto, correspondante japonaise pour l’agence de presse Japan Press, trouve la mort alors qu’elle couvre les affrontements entre l’armée syrienne et les rebelles dans le quartier de Suleiman Al-Halabi à l’est d’Alep.

Le 17 février 2013, Yves Debay, en reportage pour la revue française spécialisée Assaut, est abattu à Alep par un tireur embusqué. Le photographe français Olivier Voisin meurt le 24 février 2013 à l’hôpital international d’Antakya de graves blessures à la tête et au bras droit causées par des éclats d’obus alors qu’il couvrait les opérations d’une katiba dans la région d’Idlib (nord de la Syrie). En août 2013, Hadi Baghbani, documentariste iranien qui travaillait pour la radio-télévision iranienne et pour des médias proches des Gardiens de la révolution (comme l’agence de presse Tasnim), est tué près de Damas alors qu’il est “incorporé” avec l’armée syrienne régulière. Si les journalistes étrangers sont de plus en plus ciblés par les différentes parties au conflit, les acteurs syriens de l’information demeurent en première ligne. Comme le rappelle JeanPhilippe Rémy : “Syriens et étrangers sont la cible d’enlèvements. Le risque est infiniment plus grand pour les journalistes syriens, sans aucune mesure. La différence est que les étrangers ont un prix, alors que les Syriens n’ont pas les mêmes moyens de paiement”.

1.2 : Les acteurs syriens de l’information dans le collimateur du régime Depuis le début du conflit en mars 2011 : •A u moins 107 acteurs syriens de l’information ont été tués (au moins 17 journalistes ; 85 citoyensjournalistes et 5 collaborateurs), •P lus de 200 ont été arrêtés par les forces gouvernementales, •A u moins 58 ont été arrêtés ou enlevés par les forces non-gouvernementales (Armée syrienne libre; les forces de sécurité du PYD en territoire à population kurde; Jabhat Al-Nosra et ISIS), •A ujourd’hui, au moins 50 sont aujourd’hui détenus, enlevés ou portés disparus (par les différentes parties au conflit). 1.2.1 : Ciblés par le régime et ses shabbiha L’année 2012 marque le début d’une véritable hécatombe pour les acteurs de l’information syriens : 13 journalistes, 47 citoyens-journalistes, et 5 collaborateurs des médias sont tués. Au cours des huit premiers mois de l’année 2013, 5 journalistes et 27 citoyens-journalistes perdent la vie dans l’exercice de leurs fonctions. Neuf acteurs de l’information ont trouvé la mort en 2011.

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Mazen Darwish et le Centre des médias Le 16 février 2012, le Centre syrien pour les médias et la liberté d’expression (SCM) fait l’objet d’une véritable rafle. Quatorze personnes sont arrêtées. Trois sont toujours incarcérés : son directeur Mazen Darwish et deux collaborateurs, Hussein Gharir et Hani Zaitani. Leur procès a été repoussé une nouvelle fois au 18 novembre 2013. Sont également visés Mansour Al-Omari et Abdel Rahman Hamada, libérés le 6 février 2013. Tous sont poursuivis pour “publicité

d’actes terroristes”, en application de l’article 8 de la loi anti-terroriste, promulguée par le président Bashar Al-Assad en 2012. Ils encourent une peine allant jusqu’à 15 ans de prison, assortie de travaux forcés. Reportée déjà à quatre reprises depuis mai dernier, l’audience du 18 novembre est censée permettre au juge de décider du maintien ou de la levée des accusations portées contre Mazen Darwish et ses collaborateurs par les forces syriennes du Renseignement aérien. Les cinq hommes sont poursuivis en raison de leurs activités au sein du Centre. Parmi les activités incriminées figurent le suivi des informations publiées en ligne par l’opposition syrienne,

Jusqu’en juin 2012, les exactions contre les acteurs locaux de l’information sont principalement commises par les autorités syriennes et les shabbiha, qui arrêtent à tour de bras les manifestants réclamant des changements démocratiques et les activistes venus couvrir ces rassemblements. Les autorités entendent alors imposer un black-out médiatique sur les événements et leur répression. Le recours à la torture est systématique, les agressions physiques quotidiennes. Le caricaturiste Ali Ferzat en a fait les frais. Enlevé le 25 août 2011 place des Omeyyades dans le centre de Damas par les services de sécurité, il est passé à tabac et son corps est brûlé au moyen de cigarettes. Ses tortionnaires prennent soin de lui casser la main gauche, celle qui lui sert à dessiner. Il est relâché quelques heures plus tard sur la route de l’aéroport, la tête recouverte d’un sac. Les Syriens et les étrangers résidant dans le pays ont peur de témoigner. Ceux qui osent parler ou collaborer avec les médias étrangers paient souvent le prix fort. Ainsi le journaliste Omar Al-Assad, qui travaillait depuis le début du conflit avec de nombreuses publications, notamment les quotidiens As-Safir, Al-Hayat, ou la chaîne Al-Jazeera, est arrêté le 3 juillet 2011 et passe cinq mois en détention. D’autres citoyens syriens, bravant la peur des représailles, ont aussi été arrêtés, certains sont toujours incarcérés et torturés pour leurs contacts et soutien au travail des journalistes étrangers. A compter du deuxième semestre 2012, les assassinats ciblés, nouveau mode opératoire favorisé par le régime, se développent. Les arrestations continuent, mais dans une moindre mesure. Le 1er août 2013, les forces de sécurité ont arrêté à Damas Jihad As’ad Mohamed, ancien rédacteur en chef du journal d’Al-Qassioun jusqu’au début des événments en Syrie, et icône du journalisme syrien.

la publication de rapports sur la situation des droits de l’homme et des médias en Syrie, la documentation du nombre et de l’identité des personnes détenues, disparues, recherchées ou tuées depuis le début du conflit syrien. L’acte d’accusation dispose que ces activités ont été qualifiées, par le juge d’instruction chargé de l’enquête, comme constitutives d’une tentative de “déstabilisation de la situation intérieure, ayant amené les organisations internationales à condamner la Syrie”. Lesdites accusations constituent incontestablement une violation de la liberté d’information. Mazen Darwish a reçu, en 2012, le Prix RSF pour la liberté de la presse.

1.2.2 : Médias et journalistes pro-gouvernementaux, cibles des forces d’opposition Les premières attaques des groupes armés d’opposition contre des médias gouvernementaux ou affiliés se produisent fin juin 2012. A l’exception de Shoukri Ahmed Ratib Abu Bourghoul, directeur adjoint du département de la censure au sein du journal pro-gouvernemental Al-Thawra et animateur d’émissions pour la Radio Damas, mortellement blessé d’une balle dans la tête le 30 décembre 2011. La guerre de l’information, marquée par une désinformation omniprésente, prend une telle ampleur qu’il devient impossible d’établir avec certitude l’identité des commanditaires de certains assassinats et attentats. En l’absence de témoins neutres et indépendants, il est très difficile de démêler le vrai du faux. Le règne de la rumeur s’installe. L’information indépendante se réduit à une portion congrue, prise en étau entre la propagande des autorités, et celles de certains nouveaux médias syriens. Ainsi l’agence de presse officielle SANA annonce, le 27 juin 2012, que les locaux de la chaîne privée pro-gouvernementale Al-Ikhbariya TV, situés à Drousha, à 20 km au sud de Damas, sont la cible d’un attentat. Les autorités qualifient cette attaque de “terroriste” et “barbare”. SANA diffuse les images des locaux détruits. “ Les groupes terroristes ont pris d’assaut le siège d’Al-Ikhbariya, ont placé des explosifs dans les studios et les ont fait exploser ”, affirme en direct à la télévision d’État Omran Al-Zo’bi, le nouveau ministre de l’Information, précisant que ces terroristes ont “emporté des équipements ”. Il affirme en outre que le groupe a “exécuté des journalistes et des employés ”, sans fournir de détails sur l’identité des victimes, ni leurs fonctions au sein de la chaîne, ni les circonstances exactes de leur mort. La chaîne continue pourtant à fonctionner… Il est également difficile d’établir avec


certitude le bilan humain de l’attentat qui a visé le 6 août 2012 le siège de la télévision d’État syrienne, au cœur du quartier ultra sécurisé des Omeyyades à Damas, ainsi que celui de l’assaut contre le bâtiment de la télévision officielle à Alep deux jours plus tôt. Depuis mars 2011, une vingtaine de journalistes pro-gouvernementaux sont la cible d’enlèvements et d’exécutions sommaires. Ainsi, Talal Janbakeli, cameraman de la télévision officielle syrienne, est kidnappé à Damas le 5 août 2012 par la katiba Haroun Al-Rachid de l’Armée syrienne libre (ASL). Cinq jours plus tard, c’est le tour de quatre employés de la chaîne de télévision pro-régime Al-Ikhbariya d’être enlevés par une katiba de l’ASL alors qu’ils couvrent des affrontements en banlieue de Damas. Trois d’entre eux sont libérés à Al-Tal au terme d’une opération militaire de l’armée syrienne. Le quatrième membre de l’équipe, l’assistant cameraman Hatem Abu Yehiah, trouve la mort le 10 activiste devenu photographe août dans des circonstances freelance, enlevé par ISIS troubles. Le journaliste Ali Abbas, de l’agence officielle “J’ai été enlevé par da’eish le 4 août SANA, est assassiné à son 2013, dans la zone industrielle de domicile à Jdaidet Artouz le Sheikh Najjar au nord-est de la ville 11 août de la même année. Le d’Alep. J’étais arrivé la veille pour 27 mai 2013, Yara Abbas, installer Internet pour le compte d’une journaliste pour Al-Ikhbariya ONG internationale. Je circulais avec TV, succombe au tir d’un trois autres personnes dans le véhicule sniper alors qu’elle couvre le de l’ONG quand un 4X4 nous a barré siège d’Al-Qusseyr. la route. Six ou sept hommes portant des masques et armés jusqu’aux dents 1.2.3 : Les acteurs en sont descendus et nous ont intimé de l’information dans le l’ordre de changer de véhicule. Arrivés collimateur des groupes à destination, ils ont pris tous mes djihadistes effets personnels avant de me fouiller L’émergence, à la fin de et de me menotter les mains dans le l’année 2012, des groupes dos. Ils ont commencé par interroger djihadistes en Syrie, tels le chauffeur, qui a été relâché cinq que Jabhat Al-Nosra et heures plus tard. Ensuite ça a été mon plus récemment d’ISIS, a un tour. Ils m’ont demandé si je priais, ce impact direct sur les acteurs que je faisais à Alep pour cette ONG. syriens de l’information Ils m’ont entre autre accusé d’installer dans les zones “libérées”. Au du matériel d’espionnage et d’aider cours des derniers mois, la une organisation humanitaire kufar. plupart des exactions à leur Ils m’ont aussi beaucoup questionné encontre sont le fait d’ISIS, sur mon travail de photographe et qui entend imposer sa loi sur mon lien avec les médias, notamment les territoires qu’il contrôle. étrangers. Et comme ils avaient trouvé La région de Raqqa est tout de la musique dans mon ordinateur, ils particulièrement dangereuse. m’ont accusé d’écouter du hard rock. Le calvaire a duré 33 jours au cours On est ainsi toujours sans desquels j’ai été torturé cinq fois: battu nouvelles de Rami Alà plusieurs reprises avec des câbles Razzouk, collaborateur électriques de différentes sortes et des de ANA Radio, enlevé le chaînes, subi des chocs électriques 1er octobre 2013 à Raqqa sur la langue, suspendu pendant 10 par ISIS, qui a par la suite minutes par les mains… Avant d’être vandalisé les locaux et saisi le relâché, ils m’ont forcé à signer un matériel de retransmission du document dans lequel je m’engageais à ne plus travailler pour des médias.”

Portrait d'Omar Al-Khani

média. Pas de nouvelles non plus de Sami Jamal, reporter freelance pour Radio Rozana, enlevé le 14 août dernier à Al-Atarib (est d’Alep), par ISIS ni de ‘Aboud Haddad, déserteur devenu photographe en décembre 2011, arrêté le 26 juin 2013 par ISIS dans la région du rif Idlib. Les trois membres d’une équipe de la chaîne Orient TV, le journaliste Obeida Batal, l’ingénieur du son, Hosam Nizam Al-Dine, et le technicien, Aboud Al-Atik, enlevés le 25 juillet 2013, à Tel Rifaat (40 km au nord d’Alep), n’ont toujours pas été relâchés. Pour Massoud Akko, membre de l’Association des journalistes syriens, les dangers auxquels les acteurs syriens de l’information sont confrontés dans les territoires à population kurde diffèrent d’un endroit à l’autre. Il distingue trois cas de figure : 9 la région de Hassaka (appelée Al-Jazira), celle de rif Raqqa et rif Halep sharqi (est d’Alep) et celle de ‘Afrin. Dans la région d’Al-Jazira, les forces de sécurité du régime sont toujours présentes, tout comme des groupes djihadistes, en plus de la présence du Parti de l’union démocratique, qui entend contrôler le travail des médias notamment via l’Union des médias libres (Itihad Al-I’lam Al-Hur). Dans la région de rif Raqqa et rif Halep sharqi, le danger vient principalement d’ISIS selon lui. “Personne ne peut travailler, pas uniquement les Kurdes”, dit-il, en prenant en exemple le cas de Nour Mohamed Matar, frère de ‘Amer Matar, disparu depuis le 13 août 2013. Dernier cas de figure : la région de ‘Afrin enfin, où les forces de sécurité du PYD, les YPG (littéralement: Unités de Protection du Peuple), font la loi. Un journaliste de Tel Abiyad raconte comment la population, et notamment les journalistes, sont pris en étau entre le PYD, Jabhat Al-Nosra et ISIS. “Je suis accusé par la hay’at shar’iya tenue par Jabhat Al-Nosra de travailler pour le PYD ; et ce dernier m’accuse lui de collaborer avec Jabhat Al-Nosra (…) On ne peut pas tout écrire, les deux parties refusent que tu écrives librement”. Massoud Hamid, rédacteur en chef du bimensuel Nûdem en langue arabe et kurde, déplore auprès de Reporters sans frontières les difficultés rencontrées pour distribuer son journal dans certaines zones du nord du pays du fait de la présence de groupes djihadistes sur les routes, notamment à promiximité des villes de ‘Afrin, Kobene, et Tel Abiyad. “Même dans mon journal, je ne peux pas écrire tout ce que je veux. J’ai peur pour mes équipes. Alors même que notre zone est plus sûre que les autres !”, ajoute le journaliste. Aussi reconnaîtil se plier à un certain nombre de tabous. Il cite notamment la relation entre le PYD et le régime de Damas, mais également le danger que pourrait constituer la publication de toute critique à l’encontre de figures politiques du Kurdistan irakien (Massoud Barzani, Jalal Talabani, etc…), son journal étant imprimé à Dohuk au Kurdistan irakien.


1.3 : Les prédateurs de la liberté de la presse 1.3.1 : Le club des prédateurs s’agrandit En 2011, seul Bashar Al-Assad figurait, au titre de la Syrie, dans la liste des trente-huit prédateurs de la liberté de la presse épinglés chaque année par Reporters sans frontières à l’occasion de la Journée mondiale de la liberté de la presse. Ces chefs d’Etats, hommes politiques, chefs religieux, milices et organisations criminelles censurent, emprisonnent, enlèvent, torturent et parfois assassinent les journalistes et autres acteurs de l’information. Puissants, dangereux, violents, ces prédateurs se considèrent au-dessus des lois. Après trente ans d’une dictature implacable dirigée par son père Hafez Al-Assad, Bashar Al-Assad arrive au pouvoir le 10 juillet 2000. Le peuple syrien, tout comme la communauté internationale, croit alors voir en lui un homme d’ouverture et un réformateur qui apportera la démocratie à son pays. Treize ans plus tard, le constat est bien différent. Depuis le début de la révolution syrienne au printemps 2011, le président syrien a obstinément rejeté la voie de la réforme, n’hésitant pas à faire taire les voix de l’opposition par l’emprisonnement, la torture, l’exécution sommaire. Prêt à tout pour se maintenir pouvoir, il est responsable d’un bain de sang sans précédent, et d’une lutte acharnée contre les acteurs de l’information indépendants témoins de la répression. Dans l’édition 2013 des prédateurs de la liberté de la presse, le président syrien est rejoint par le groupe djihadiste Jabhat Al-Nosra, du fait des exactions commises par ce groupe armé à l’encontre d’acteurs de l’information, qu’ils soient syriens ou étrangers. La vocation de Jabhat Al-Nosra, créée en avril 2011, est officiellement de combattre et de renverser le régime de Bashar Al-Assad. Le groupe djihadiste prône l’instauration d’un Califat imposant la charia. Depuis l’été 2012, la libération de certaines zones à l’est et au nord de la Syrie, l’accroissement de la violence et un sentiment de stagnation de l’opposition ont renforcé son assise. Fin 2011, Jabhat Al-Nosra est désigné par les États-Unis comme une organisation terroriste. En 2013, le groupe déclare allégeance à Al-Qaeda. Il est fort possible qu’en 2014 ISIS vienne grossir le rang des groupes djihadistes ennemis de la liberté de la presse. ISIS est une émanation d’Al-Qaeda en Irak (AQI), établi en 2004 en réaction à l’intervention américaine en Irak en 2003, avec pour ambition d’établir un Califat dans les régions majoritairement sunnites du pays. En 2006, après la mort de son leader Zarqawi, AQI change de nom pour devenir l’Etat islamique d’Irak (ISI). En 2012, avec les événements en Syrie, ISI se renforce. En avril 2013,

son leader, Abu Bakr Al-Baghdadi, annonce que Jabhat Al-Nosra est un produit d’ISI, et qu’ISI et Jabhat Al-Nosra fusionnent pour devenir “Islamic State of Iraq and Sham”. Affirmation démentie par le leader de Jabhat Al-Nosra, Abu Golani, appuyé par le leader d’Al-Qaeda, Ayman Al-Zawahiri. Mais Abu Bakr Al-Baghdadi persiste, avec différents faits d’arme, parmi lesquels la prise de la base aérienne de l’armée régulière à Minakh (gouvernorat d’Alep) en août 2013. ISIS est aujourd’hui principalement présent dans les régions “libérées” du nord de la Syrie, telles que Raqqa, Idlib et Alep. Ce groupe djihadiste est responsable de la majorité des exactions contre les populations civiles dans les régions “libérées” du nord de la Syrie, telles que Raqqa, Idlib et Alep depuis le printemps 2013, parmi lesquelles les acteurs de l’information. Son principal mode opératoire : les enlèvements. “Aujourd’hui, les acteurs de l’information dans les zones “libérées” ont davantage peur d’ISIS que du régime ! Ils agissent plus comme des gangs, ils sont imprévisibles, contrairement à une armée régulière”, confirme Lina Chawaf, directrice des programmes de Radio Rozana. 1.3.2 : Autres sources de menaces Autres sources de menaces pour les journalistes, dans une moindre mesure : les YPG, les forces de sécurité du Parti de l’union démocratique, principale force politique dans les zones kurdes. Les acteurs syriens de l’information sont la cible d’arrestations et de menaces de leur part. Nombreux sont ceux à avoir témoigné, auprès de Reporters sans frontières, des exactions qu’ils ont subies, mais sous couvert de l’anonymat, par crainte de représailles contre leurs familles. Toutefois, différence de taille à souligner : contrairement au PYD qui relâche les individus qu’il arrête après les avoir interrogées pendant plusieurs jours, rares sont les individus enlevés par ISIS à bénéficier d’une remise en liberté rapide. 1.3.3 : Des justices parallèles ? Certains de ces groupes djihadistes se dotent d’outils ou de structures qui, du fait de leur caractère arbitraire, constituent une menace pour le respect des libertés fondamentales, et pour le travail et la sécurité des journalistes et citoyens-journalistes. Tel est le cas des comités juridiques (hay’at shar’iya) mis en place par des groupes armés d’opposition dans les zones qu’ils contrôlent afin de rendre la justice. Suite à la prise de l’est d’Alep, la Cour de l’unité d’Alep a été créée en septembre 2012 par les différentes liwa, dans un effort de construction de l’administration civile. Destinée à sanctionner les exactions commises par les combattants de l’Armée syrienne libre, cette cour devait étendre son autorité sur la province d’Alep et coordonner pour chaque ville la mise en place de cours de justice locales.


Le manque de ressources pour soutenir cet effort de construction d’un appareil judiciaire parallèle a précarisé son fonctionnement quotidien, laissant se développer d’autres initiatives, telle la création en novembre 2012 de hay’a shar’iya par Al-Tawhid, Ahrar Al-Sham, Suqqur Al-Sham et Jabhat Al-Nosra. A Alep, les deux systèmes de tribunaux sont par la suite entrés en concurrence, sur fond de compétition entre la municipalité d’Alep et la hay’at shar’iya pour le contrôle de la gestion de la ville. Des négociations pour une réunification des deux tribunaux d’Alep sont actuellement en cours, mais la Cour de l’unité, faute de financement, a perdu de son poids, tandis que la hay’at shar’iya refuse de coopérer avec les institutions civiles d’Alep. Si la hay’at shar’iya d’Alep essaie de coordonner les actions de ses homologues des zones libérées afin d’unifier les pratiques et les décisions, d’autres cours échappent à cette initiative de centralisation. A noter qu’à Alep, la hay’at shar’iya a perdu depuis de son poids et de son influence depuis le retrait de Jabhat Al-Nosra (mars 2013). Et ISIS semble vouloir contrôler des hay’at shar’iya dans les autres zones “libérées” dont il s’empare. De manière générale, ces différents tribunaux (cour de l’unité, hay’at shar’iya répondant de la volonté de centralisation, et les hay’at shar’iya autonomes) appliquent des lois différentes, en fonction du juge et donc de l’orientation politique du groupe qui contrôle le territoire. Ces cours s’inspirent directement des textes religieux ou du code pénal arabe unifié (écrit en 1996 au Caire par la Ligue arabe, sans pour autant être adopté). La Coalition, dont les membres sont soumis à des influences divergentes et contradictoires, n’a pas tranché sur la nature de la loi qui devrait s’appliquer dans les zones dites “libérées”. Cette absence de décision politique permet à de nombreux pays, notamment aux Etats du Golfe, de financer des formations expresses de magistrats qui visent à l’application de ce code pénal arabe unifié. L’absence d’unification de la loi utilisée et de coordination entre ces comités est source d’arbitraire, notamment pour les peines prononcées et les droits de la personne arrêtée. Ces justices parallèles développées par les groupes djihadistes sont l’un des outils utilisés pour asseoir leur emprise des zones “libérées”. Elles créent de nouveaux obstacles pour les acteurs de l’information syriens et pour les journalistes étrangers qui continuent de venir couvrir la tragédie syrienne malgré une dégradation inquiétante de leurs conditions de travail. D’abord accueillis en témoins essentiels, ces derniers doivent désormais faire face à la méfiance, voire à la vindicte, des groupes proches de l’opposition et de la population. Mais d’abord, il leur faut pénétrer sur le territoire syrien. 

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Evolution du nombre d’acteurs de l’information tués par l’armée régulière et les forces armées qui s’y opposent entre mai 2011 et octobre 2013 Armée régulière Forces armées opposées au régime

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Evolution des arrestations de journalistes étrangers par l’armée régulière et par les forces armées qui s’y opposent entre mars 2011 à octobre 2013 7

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Evolution du nombre d’arrestations par l’armée régulière et par les forces armées qui s’y opposent entre mars 2011 à octobre 2013

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Journalistes étrangers : le parcours du combattant 2.1 : Un travail de plus en plus difficile 2.1.1 : “Voir ce qui se passe sur le terrain”, “savoir doser”… et résister à la désinformation Les rédactions s’adaptent à la dangerosité du terrain. La plupart des grands médias internationaux limitent aujourd’hui drastiquement l’envoi de leurs reporters - sauf autorisation officielle de se rendre à Damas - et comptent sur un nombre croissant de journalistes freelances présents sur le terrain. La couverture de la Syrie continue malgré tout. La position du Sunday Times, qui depuis la mort de sa journaliste Marie Colvin refuse de publier les contributions des freelances, affirmant que cela les pousse à prendre des risques supplémentaires, reste minoritaire. Nombreux sont les pigistes qui malgré les conditions précaires dans lesquelles ils exercent continuent à se rendre sur le terrain. Dans un article en date du 12 septembre 2013, William Dermody, le responsable adjoint du service étranger de USA Today, explique que faute de visa pour la Syrie, son journal s’appuie sur des sources à Damas, Alep et Homs et sur un réseau de freelances basés dans différents pays du MoyenOrient, ainsi que sur des Syriens en exil ou des troupes rebelles à la frontières. Il continue alors à envoyer des journalistes en Syrie mais pour de très courtes périodes : “La région est tellement dangereuse à couvrir que les journalistes peuvent se rendre à un endroit pour un jour, parfois deux, avant d’en ressortir.” “Cette fenêtre de temps n’est pas suffisante pour couvrir une guerre de manière à pouvoir vraiment expliquer aux gens ce qui se passe. C’est un “quick hit” et le reporter court un grand risque d’être capturé, blessé ou tué”. Sammy Ketz, directeur du bureau de l’Agence France-Presse à Beyrouth, explique à Reporters sans frontières en juillet 2013 qu’il continue à se

rendre régulièrement en Syrie avec un photographe, l’AFP ayant un bureau avec deux personnes sur place. “On peut écrire pas mal de choses, mais il faut savoir doser, panacher.” “Un journaliste de presse écrite disposant de contacts peut encore travailler à Damas même si ce n’est pas le terrain idéal pour exercer son métier, estime Georges Malbrunot, grand reporter du Figaro. En revanche dès qu’une caméra de télévision apparaît, les services de sécurité surgissent. C’est une vraie galère pour la télévision d’exercer son métier.” Jean-Philippe Rémy cite ainsi l’exemple de l’un de ses confrères travaillant pour une chaîne de télévision qui a pu se rendre légalement à Damas pour y faire un reportage, mais qui a refusé de monter son sujet tant il estimait, au vu des circonstances dans lesquelles il s’était retrouvé, que son travail se résumait à faire de la propagande pour le régime de Damas. Pour Georges Malbrunot, “l’intérêt d’aller à Damas est de pouvoir rencontrer encore les quelques rares sources indépendantes présentes sur place, notamment la mission des Nations unies qui fait un travail remarquable, car elle est en contact avec les deux camps”. “On peut sans problème se déplacer dans Damas quand on est seul. Sortir de la capitale est par contre plus difficile : quand je suis allé à Homs, j’ai dû en informer les


mukhabarat, qui m’ont suivi, et j’ai dû passer voir le gouverneur. Tout de suite, le travail des journalistes est plus encadré, raconte Georges Malbrunot. A Lattaquieh ce fut la même chose, heureusement, j’avais deux ou trois contacts personnels que j’ai sollicités, et j’ai pu avoir ainsi un ressenti plus proche de la réalité.”

“Et compte tenu de la multiplication des prises d’otages, je ne souhaite pas revivre une seconde fois une telle expérience.”

“Le plus difficile pour moi sur la Syrie, explique le journaliste du Figaro, est de trouver des sources fiables et indépendantes, qui ne soient pas toujours dans l’émotion et qui ne fassent pas du ‘wishful thinking’, même si on peut comprendre une telle réaction après autant de violences.”

Privés de visa, de nombreux journalistes sont contraints d’entrer illégalement en Syrie. “Sans visa, toute une partie du territoire nous est interdite. On est contraints de couvrir ce conflit d’un seul côté. Est-ce que cela fait de nous pour autant des imbéciles et des porte-parole de la révolution ? Justement, avec Laurent Van Der Stock, on a décidé d’aller à Damas parce qu’on voulait vérifier ce que disaient les rebelles sur le fait que la bataille de 15 Damas était lancée. On voulait voir sur le terrain ce qui se passait vraiment. Or la couverture d’une guerre se passe avant tout sur le terrain (…) si la couverture terrain n’apporte pas tout, elle est irremplaçable”, remarque Jean-Philippe Rémy.

“J’aurais aimé aller dans le nord, du côté des rebelles, mais je pense que je n’aurais pas été le bienvenu, notamment après la publication de l’article dans lequel j’écris que les rebelles sont responsables de l’assassinat de Gilles Jacquier, à la suite d’une bavure”, regrette Georges Malbrunot.

Luc Mathieu, de Libération, souligne qu’à l’inverse, il est très rare que le régime accorde des visas à un journaliste qui a travaillé du côté des rebelles.

© Nicole Tung / AFP


2.1.2 : Dégradation progressive de l’environnement de travail des journalistes Au début du soulèvement et jusqu’à l’ouverture du point de passage Öncüpınar/Bab Al-Salama près de Kilis par les autorités turques à l’été 2012, les journalistes multiplient les allers-retours entre la Syrie et la Turquie sans posséder les autorisations ou visas nécessaires. Ces derniers entrent illégalement en Syrie certes, mais ils sortent aussi illégalement de Turquie pour entrer à nouveau de manière illégale en territoire turc une fois leur reportage terminé. “Il fallait trouver des passeurs, faire des kilomètres à pied avec tout le matos, éviter les patrouilles, et surtout, essayer d’éviter de se faire repérer. Les passeurs, la plupart du temps des trafiquants, venaient me chercher à l’hôtel en Turquie. Mais l’entrée en Syrie n’était pas le principal problème. Le retour en Turquie lui était compliqué. En mars 2012, ils m’ont attrapé près de Reyhanlı, en Turquie, de l’autre côté de la ville syrienne d’Atma. Ils ne croyaient pas que j’étais journaliste, ils me prenaient pour un espion. Ils m’ont gardé 20 heures en garde à vue à Antakya avant de me relâcher”, se souvient Luc Mathieu. Un temps, les autorités turques ont même imposé de lourdes amendes et quelques interdictions de territoire aux journalistes qu’ils prenaient sur le fait. Au printemps 2013, la situation sécuritaire dans le nord du pays se détériore, et avec elle les conditions de travail des journalistes étrangers. Le risque principal ? L’enlèvement. “Tu peux toujours être tué ou blessé dans un bombardement, mais ce n’est plus le danger principal (…). Toutefois, dans certaines zones du nord, à Idlib ou Hama, où les combats sont encore lourds, c’est la « double peine » : tu peux être tué par le régime, ou enlevé par des djihadistes, estime Luc Mathieu. Aujourd’hui, c’est de la loterie. Normalement, on estime que celui qui se fait kidnapper n’a pas eu de chance. Là c’est l’inverse : ne pas être kidnappé relève du coup de chance”. Le journaliste de Radio France Omar Ouamane parle lui de « roulette russe », ajoutant : “on en vient à oublier la guerre, les snipers, les bombardements”. “Au printemps 2013, on voyait les djihadistes, mais on s’évitait mutuellement. On savait qu’il ne fallait pas les photographier ou filmer sans les prévenir. On pouvait cependant demander à les rencontrer. Aujourd’hui ce n’est plus possible, tu ne peux pas parler avec eux. Comme s’ils avaient des consignes. Ils se méfient des journalistes, de télévision notamment”, estime Luc Mathieu. “En mars dernier, entre Hama et Idlib, on s’est fait arrêter par six hommes cagoulés qui ont demandé qui on était”, se souvient Omar Ouamane. “Le chauffeur a dit que j’étais journaliste. J’ai dû montrer mon passeport français. Un des hommes m’a demandé si j’étais venu pour le djihad. J’ai répondu que non, j’étais journaliste. Musulman ? J’ai tant bien que mal récité une sourate. Et ensuite, j’ai pu faire une interview avec eux et leur

demander leurs motivations. Aujourd’hui, pas sûr que je pourrais le faire. La situation est devenue extrêmement précaire et aléatoire”. Luc Mathieu a quant à lui préféré annuler un reportage en septembre 2013. “C’est rare que j’annule, mais là, je ne le sentais pas. Il aurait fallu une escorte armée avec deux pickups et dix combattants. On ne peut plus travailler avec des activistes des centres des médias. Ils ne peuvent pas nous protéger. Mais même avec une escorte, ce n’est pas sans risque : non seulement il faut bien la choisir pour que ce ne soit pas eux qui t’enlèvent, et ensuite qu’ils soient suffisamment forts pour passer un barrage d’ISIS et enfin te protéger une fois sur place. Ensuite vient


la question de comment tu travailles avec une escorte. Quel degré de liberté a un journaliste quand il travaille comme ça ? Sans compter que ça se paie : il faut compter entre 500 et 1000 dollars rien que pour faire la route entre Kilis et Alep”. “En Libye ou en Côte d’Ivoire, les lignes de front étaient quelque part bien identifiées. En Syrie, tout est brouillé. Rien n’est clair, avec une démultiplication des fronts. Et on ne voit pas le bout du tunnel”, constate Omar Ouamane. Pour Luc Mathieu qui a travaillé longtemps en Afghanistan: “en Afghanistan, même dans les zones dangereuses, tu peux organiser des reportages, tu peux rencontrer les taliban, sans parler de la possibilité d’être “intégré” dans une armée étrangère. Cela peut s’organiser. En Syrie, on n’a personne avec qui négocier, d’autant que ce ne sont pas forcément des enlèvements crapuleux. Tu ne peux pas appeler ISIS pour leur demander une autorisation ! Et on ne sait pas ce qu’ils veulent.” 2.1.3 : “Ne rien laisser au hasard”. Le choix crucial du fixeur Pour Luc Mathieu, “c’est à chaque fois plus compliqué, plus dangereux, plus long à organiser. Se déplacer, trouver des traducteurs, évaluer les risques… tout ça prend beaucoup plus de temps.” Le temps de préparation des reportages s’est considérablement rallongé.

© Anwar Amro / AFP

Le choix du fixeur est crucial : cet individu, recruté pour sa connaissance de la région et son réseau de contacts, sert souvent d’interprète. “Le plus important est d’avoir un bon contact, parce qu’une fois à l’intérieur, on s’en remet totalement à lui. Tu ne peux rien faire sans lui une fois que tu es en Syrie”, explique le journaliste espagnol Angel Sastre. “Les bons fixeurs sont rares, ce qui n’est pas sans poser de problème : ils sont connus des brigades ou des groupes armés et ne passent donc pas inaperçus. Alors soit on prend un fixeur recommandé, high profile, avec les risques que cela

comporte ; soit il est moins connu, mais alors on ne sait pas toujours qui il est”, commente Marine Olivesi, qui souligne combien les questions de sécurité ont pris le dessus dans la préparation des reportages. “On s’y prend des semaines à l’avance. La logistique prend souvent le pas sur le reste (…) Quel changement lorsque je suis allée faire un sujet en Grèce sur les réfugiés syriens qui veulent entrer en Europe. Tout était simple, spontané. Des conditions de travail normales.” Omar Ouamane confirme : “Avant d’entrer en Syrie, depuis Paris, puis en Turquie, je verrouille tout ce que je peux verrouiller. Ne rien laisser au hasard. Notamment le fixeur et le chauffeur. Tu vérifies bien leurs motivations. Que ce ne soit pas qu’une question d’argent.” “En Libye c’était différent : on montait dans la voiture d’un fixeur rencontré juste à la frontière, sans même penser qu’on pouvait être kidnappé. En Libye, le danger était sur la ligne de front”, se souvient Marine Olivesi. 2.1.4 : Témoignages de journalistes femmes Marine Olivesi souligne l’avantage que constitue le fait d’être une journaliste femme : “Etre une femme, clairement ça aide. Habillée en Syrienne, on peut plus facilement se fondre dans la masse, tout simplement parce qu’on ne nous regarde pas. Un journaliste homme ne peut pas passer inaperçu de la même manière, notamment au check-point, vu que c’est à lui qu’on s’adresse et à qui on demande les papiers”. Et Hala Kodmani d’ajouter : “En tant que femme, on a accès aux femmes des maisons, ce qui ne serait pas possible pour un homme.” La journaliste franco-syrienne estime quant à elle que son âge constitue également un avantage. “Je ne suis pas une petite jeune. Tout de suite, j’ai constaté que cela apportait respect et affection.” “En novembre 2012, alors que j’étais à Binnish, le neveu de la famille chez qui j’étais m’emmenait tous les soirs sur sa moto au café Internet. J’avais mon hijab. Ça a pu passer parce que j’étais comme sa khaltu (sa tante). Si j’avais eu 25 ans, je n’aurais jamais pu faire ça.” “Et comme je suis Syrienne, les gens oublient que je suis journaliste. Leur parole se libère facilement. Je me souviens en novembre 2012 avoir assisté aux débats au sein de la famille chez qui j’étais sur l’apparition de Jabhat Al-Nosra dans la région de Binnish, un des neveux de la famille venant de rejoindre les rangs. Et autour de la table, les discussions étaient animées à ce sujet. Et puis, je peux prendre les transports en communs, être témoin de la vie quotidienne sans être repérée. Même chose quand je suis allée à Raqqa en septembre dernier. J’ai franchi la frontière à Jarablus en jeans et chemise à manches longues, un hijab sur la tête, mis juste avant la frontière. Avec mon passeport syrien, mes

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Š Tauseef Mustafa / AFP


deux énormes valises pleines de shampoings et autres choses demandées par la famille chez qui j’allais, je passe pour une Syrienne qui vient voir des proches. L’activiste qui m’attendait de l’autre côté de la frontière m’a même fait la bise, comme si j’étais sa tante, là encore. Une fois à Raqqa, la seule chose qui m’importe : passer inaperçue, ne pas attirer l’attention et surtout pas être repérée comme journaliste étrangère, sans quoi je risque de mettre en danger la famille qui m’accueille. Si les très proches de la famille savent qui je suis, pour les autres, je suis présentée comme une amie de Damas. C’est la mère de famille qui prenait systématiquement l’initiative de me présenter, pour que j’adapte mon comportement en conséquence. La fois où j’ai fait l’erreur de sortir mon appareil photo près de l’Euphrate avec elle, des hommes de Jabhat Al-Nosra sont venus pour voir ce qu’on faisait. Mais face à deux femmes de 50 ans, qui n’ont pas l’air de journalistes, ils sont repartis en s’excusant presque !”

© Hervé Bar / AFP

2.1.5 : Une méfiance croissante à l’encontre des journalistes étrangers La perception sur le terrain des journalistes étrangers a changé. “Aujourd’hui clairement une partie de la population a l’impression qu’on lui a menti : les journalistes leur expliquaient au début combien il était important qu’ils soient là pour que les choses changent. Et aujourd’hui, comme rien n’a changé, … Cette méfiance est présente notamment à Alep, où pendant plusieurs mois il y a eu une très forte concentration de journalistes”, estime Marine Olivesi, journaliste freelance. Et Luc Mathieu d’ajouter : “A Alep, en mai dernier, et même avant, il est devenu plus compliqué de photographier ou de filmer dans les hôpitaux ou sur les lieux de bombardements.” “En Libye, les journalistes étaient vus comme des alliés par la population. Française, on m’accueillait bras ouverts en disant « Sarkozy !!! » ; ça rendait les choses assez simples. En Syrie, du fait de l’absence de changements, de l’inaction de la communauté internationale, il y a une sorte d’incompréhension, mais aussi de méfiance, voire d’agressivité de la part de la population à l’égard des journalistes. Même si je n’ai pas eu personnellement d’expérience négative, il ne se passe pas une interview sans qu’on soit interrogé sur l’inaction de nos gouvernements. A Deir Ezzor en mai dernier, comme il y avait eu très peu de journalistes étrangers à être venus jusque là-bas, je n’ai pas du tout constaté ou souffert de cette attitude de lassitude, au contraire”, raconte Marine Olivesi.

2.2 : la volonté de contrôle 2.2.1 : Visas et accréditations, les armes de contrôle du régime Visas et accréditations sont des sésames difficiles à obtenir et qui n’exonèrent pas des risques. Au début du soulèvement, un certain nombre de correspondants de médias étrangers sont expulsés. Les correspondants des agences Associated Press et Reuters sont arrêtés et expulsés dès le début de la contestation en mars 2011. Khaled Ya’qoub Oweis, correspondant de Reuters à Damas, se voit retirer son accréditation le 25 mars 2011. Al-Jazeera ferme ses bureaux en avril 2011 suite à des menaces et aggressions contre ses journalistes. La chaîne qatarie est accusée de “mensonges” et “d’exagération” dans sa couverture des manifestations. Ses locaux sont vandalisés. A partir de mai 2011, les autorités commencent à limiter drastiquement l’accès des journalistes étrangers au sol syriens en n’accordant des visas à la presse étrangère qu’au compte-gouttes, en fonction des médias concernés et de la situation internationale.


Georges Malbrunot a quant à lui été interdit de séjour en Syrie de 2006 à 2011 suite à la publication d’un article en janvier 2006 sur la minorité alaouite dont est issue Bashar Al-Assad. En août 2011, il profite de l’invitation lancée par un groupe d’industriels syriens pour aller passer deux jours à Hama, avec un visa du ministère de l’Intérieur. Caroline Sinz, consœur de France 3, est également présente, raconte le journaliste du Figaro. “Après Hama, je suis allé à Damas, où je suis resté 5 jours. J’y ai rencontré des diplomates occidentaux, des opposants et la population, hostiles au régime pour certains, mais d’autres aussi qui hésitaient, et dont on ne parle pas beaucoup. Cela fait près de vingt ans que je vais en Syrie, où j’ai mes propres contacts. Je n’ai pas recours aux services d’un fixeur, souvent lié au régime, mais seulement à un traducteur quand le besoin s’en fait sentir. J’y suis retourné en septembre 2012 avec un visa presse cette fois, tout comme en février, en juin et enfin en septembre 2013.” La patience s’impose. “Il m’a fallu un an, entre 2011 et 2012, pour pouvoir y retourner, commente Georges Malbrunot. L’AFP, la BBC, CNN arrivent également à obtenir des visas. Il est très difficile pour un journaliste français d’avoir un visa pour entrer en Syrie. Les autorités syriennes estiment que la presse française a d’entrée de jeu condamné le régime, assurant que ‘ses jours étaient comptés’ tout en sous-estimant l’infiltration islamiste au sein de l’insurrection. D’autre part, elles souhaitent que les médias effectuent une couverture globale qui ne se résume pas à rapporter l’activité des rebelles.” Si les autorités syriennes annoncent fièrement en mars 2012 avoir accordé des autorisations à 365 médias arabes et étrangers depuis le début du soulèvement un an plus tôt, dans les faits, de nombreux journalistes se sont vus refuser l’accès au territoire syrien avec un visa presse. Rémy Ourdan, directeur adjoint de la rédaction, rappelle que Le Monde n’a jamais obtenu de visa pour entrer en Syrie, malgré les nombreuses demandes. “C’est un choix du régime”. Aussi les reporters sont-ils contraints d’entrer illégalement par la frontière libanaise ou la frontière turque. D’autres parviennent toutefois à entrer au moyen de visas d’affaires, voire avec des visas touristiques, en 2011. Certains accèdent au territoire syrien car ils n’ont pas besoin de visa pour y entrer (Libanais, Algériens, etc..). Dans un communiqué publié le 9 mars 2012, peu de temps après le bombardement du Centre des médias de Bab Amr par l’armée régulière, au cours duquel Rémi Ochlick et Marie Colvin ont trouvé la mort, le ministère syrien de l’Information n’hésite pas à menacer de prendre des mesures contre les

médias arabes et étrangers et leurs correspondants entrés illégalement en Syrie, ainsi que contre toute personne collaborant avec eux. Le ministre les accuse de complicité avec les “terroristes”, de couvrir leurs activités en “faisant l’apologie de leurs crimes” et en “fabriquant de fausses informations”. Assertions réaffirmées par Bashar Al-Assad dans une interview accordée au Figaro en septembre 2013. A la question: “Plusieurs journalistes français sont retenus en Syrie. Avez-vous de leurs nouvelles? Est-ce le pouvoir qui les détient?”, Bashar Al-Assad répond: “S’ils sont otages chez les terroristes, c’est aux terroristes qu’il faut demander de leurs nouvelles. Si en revanche l’Etat arrête quiconque entré dans le pays de manière irrégulière, il sera traduit en justice.” La politique de délivrance (ou non) de visas aux médias étrangers varie en fonction du contexte géopolitique. En période de faiblesses et de doutes du régime, les visas sont accordés au comptegouttes ou uniquement à des médias étrangers “amis”. Lorsque l’opposition perd du terrain à cause de la montée des groupes djihadistes, les autorités, en position de force, redoublent d’arrogance et sont alors enclines à délivrer ces précieux sésames. Ainsi, en septembre 2013, alors que la France et les Etats-Unis envisagent des frappes militaires sur la Syrie, de nombreux médias occidentaux se voient accorder des visas. 2.2.2 : Collaboration avec les “centres des médias” de l’opposition, entre improvisation et méfiance “Au cours de l’été 2012, je travaillais seul, raconte Omar Ouamane de Radio France. Je dormais en Turquie, et de là je prenais un taxi pour les différentes villes de la région d’Alep. Là-bas, on travaillait avec les centres des médias. Ils formaient un pool, et on allait sur les lignes de front avec eux, aux côtés de l’ASL. Au moins on pouvait bosser”. Luc Mathieu confirme : “Il était très facile d’être embedded aux côtés de l’ASL. Ils étaient toujours d’accord pour qu’on les accompagne. On se déplaçait ainsi, gratuitement.” Les dangers alors dans le nord ? Pour Luc Mathieu, “à cette époque, ils venaient du régime : il y avait beaucoup de bombardements. Sans compter les snipers, ou les shabbiha.” Certains journalistes critiquent toutefois la manière dont les professionnels de l’information sont “exposés” par les brigades de l’ASL, ainsi que leur faible marge de manœuvre lorsqu’ils sont sur le front. “Dans cette situation, tu ne maîtrises rien, tu ne peux pas t’exfiltrer en cas de problèmes. Les journalistes étaient des sortes de porte-voix pour couvrir les attaques et des combats menés par l’ASL”, note Omar Ouamane.

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D’autres journalistes soulignent la marge de manœuvre limitée dont ils disposent pour travailler lorsqu’ils passent par les centres des médias, notamment ceux de ‘Azaz et d’Alep. Certains ont l’impression que ces centres sont un moyen mis en place par les activistes pour se faire de l’argent sur le dos des journalistes étrangers, en leur imposant de passer par eux pour trouver fixeurs, traducteurs et chauffeurs. Or de nombreux reporters ont déjà leur propre réseau de contacts. Le responsable d’un des centres des médias à Alep interrogé par Reporters sans frontières en avril 2013 estime au contraire que ces centres constituent des lieux de ressources clés pour les professionnels étrangers, et que les mesures prises ont pour but de protéger et de garantir la sécurité des journalistes. D’autres s’inquiètent des liens que ces centres entretiennent avec l’ASL, ainsi que leur proximité géographique avec les bases des rebelles. “C’est devenu plus compliqué de travailler avec les centres des médias quand ils ont commencé à s’embrouiller entre eux, notamment après l’assassinat d’Abdallah Yassin le 2 mars 2013”, se souvient Luc Mathieu. Militaire qui avait fait défection, Abdallah Yassin était devenu citoyenjournaliste à Alep, alternativement fixeur et traducteur pour des journalistes étrangers. Les rumeurs sur la responsabilité de cet assassinat ont engendré tensions et suspicions entre les différents centres des médias à Alep. Par la suite, la situation s’est progressivement détériorée, avec la radicalisation des groupes armés d’opposition et l’apparition de groupes djihadistes, notamment Jabhat Al-Nosra. Le travail des journalistes étrangers suscite critique et suspicion parmi les combattants et au sein de la population. Les combattants reprochent aux journalistes le fait qu’après la publication ou la diffusion de leurs reportages, les lieux photographiés ou filmés sont parfois bombardés. Pour ces Syriens, bercés depuis le début de la dictature des Assad par la rhétorique de la théorie du complot, ces journalistes étrangers, perçus comme des espions, deviennent rapidement l’objet de méfiance. Aussi sont-ils réticents à les emmener sur les lignes de front. “Les gens que tu rencontres te demandent d’éteindre ton téléphone portable, d’enlever la batterie, de ne pas prendre de photos. Ce n’était pas comme ça en juillet 2012”, témoigne Omar Ouamane. Le reporter de France 24 en Syrie, Chady Chlela, est ainsi contraint d’être évacué, le 29 juillet 2012, 48 heures seulement après son entrée dans le pays, suite à de graves menaces proférées à son encontre. Relayées sur les réseaux sociaux, elles appellent à l’empêcher de travailler auprès des rebelles et le faisant passer pour un agent chiite à la solde du régime syrien. Freelance australo-

libanaise, Rania Abouzeid dit n’avoir jamais menti sur son identité. Ce qui ne l’a pas empêchée de faire de très nombreux reportages en Syrie dans les zones contrôlées par les rebelles. “Du fait de mon accent libanais, certains rebelles me prennent au début pour une espionne à la solde du Hezbollah. Certains de mes articles n’ont pas été appréciés, notamment quand je parlais des pillages par certains groupes armés”, déclare-t-elle en juillet 2013. Nombreux sont les combattants et civils à critiquer la couverture que ces journalistes font de leur révolution, et notamment de l’émergence des groupes djihadistes dans les zones “libérées”, que eux de leur côté minimisent, voire nient. Certains journalistes se voient même menacés par des activistes. Naît alors une rumeur selon laquelle une “liste noire” de journalistes étrangers interdits d’accès au territoire aurait été constituée. Info ou intox ?

2.3 : “L’important est que la Syrie ne disparaisse pas de la carte” “En Syrie comme ailleurs, on fait notre métier pour que nos articles fassent réfléchir, poussent à agir. Mais des centaines d’articles ont été écrits et les gens ne voient pas vraiment les répercussions de notre travail”, remarque Marine Olivesi. Un constat partagé par Luc Mathieu : “mon travail de journaliste n’a servi à rien. Tout a été écrit, documenté, filmé… mais ça n’a servi à rien. Peut-être ponctuellement. Mais sur le fond, rien. C’est très frustrant et difficile à comprendre. Mais je ne me suis jamais posé la question de ‘putain qu’est-ce que je fais là’. Non, on sait pourquoi on y va.” Pour Angel Sastre, “l’important est que la Syrie ne disparaisse pas de la carte”. Fabrice Rousselot, directeur de la rédaction à Libération, explique à Reporters sans frontières en octobre 2013 que la rédaction du journal a temporairement décidé de ne pas envoyer de journalistes en Syrie pour des raisons de sécurité. La direction ne souhaite en effet pas participer aux voyages de presse organisés


par le régime de Damas, qui ne laissent selon lui que peu de marge de manoeuvre aux journalistes. Et de l’autre côté, le risque d’enlèvements est trop élevé pour que la rédaction prenne la responsabilité d’envoyer des reporters sur place. Pour Rémy Ourdan, directeur adjoint de la rédaction au Monde, “la direction du journal est très prudente par rapport aux kidnappings, mais on ne s’interdit pas pour autant d’y aller.” “Aujourd’hui, il n’y a pas beaucoup de récompense en terme de visibilité de notre travail, et ce malgré les risques démesurés pris. Est-ce que ça vaut le coup de risquer sa vie si notre travail n’est pas publié ? C’est entre autres pour ça que j’ai décidé d’aller à Deir Ezzor en mai dernier. Très peu de journalistes y étaient allés, on n’en avait donc très peu parlé de cette ville, contrairement à Alep. Or cette région présente des spécificités intéressantes, notamment liées à la présence de pétrole. Je savais qu’en y allant, je pourrais placer des sujets”, raconte Marine Olivesi. “Dans notre métier, on est habitué à une certaine instabilité, à la difficulté de pouvoir prévoir quoi que ce soit. Mais là, la différence est qu’on ne sait pas si on pourra y retourner”, déplore la jeune journaliste qui a fait le choix de s’installer à Antakya “afin de rester au contact de la Syrie, notamment des réfugiés et des acteurs humanitaires.”

Et d’ailleurs, de nombreux confrères sont partis pour Istanbul : “L’hiver dernier on était une dizaine à être basés à Antakya. Aujourd’hui il ne reste que moi.” Avant de conclure : “Malgré tout, je pense qu’il faut continuer à être sur le terrain pour documenter ce conflit.” Pour Luc Mathieu, “aujourd’hui, depuis la Turquie, c’est trop risqué. Depuis le Liban, clairement non. Depuis la Jordanie, c’est difficile à cause de l’attitude des autorités jordaniennes. Depuis l’Irak ? Le problème est que le gouvernement irakien soutient Bashar, et que ISIS comme son nom l’indique est des deux côtés de la frontière. Alors comment couvrir la Syrie ? Je ne sais pas, je n’ai pas de solution. Il faut attendre.” Alors que les journalistes étrangers sont souvent privés de visa, contraints d’entrer illégalement en Syrie, et s’interrogeant chaque jour davantage sur la possibilité pour eux de couvrir ce conflit, les journalistes syriens indépendants sont soit arrêtés soit forcés de quitter le pays. Les médias syriens gouvernementaux deviennent alors le bras non-armé du régime de Damas. Sans professionnels de l’information indépendants pour documenter ce soulèvement pacifique et sa violente répression, les citoyens syriens s’organisent et se transforment en nouveaux acteurs de l’information. 

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© Louai Beshara / AFP


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Les médias syriens, entre presse officielle et nouveaux médias 3.1 : La presse officielle : entre désinformation et propagande Du temps de Hafez Al-Assad, les seuls journaux autorisés, outre les publications du parti Baath, étaient les quotidiens gouvernementaux Tishreen, Al-Baath, et Al-Thawra. Le paysage médiatique, monolithique, était uniquement composé de chaînes de radios et de télévisions appartenant à l’Etat. Si en 2001 Bashar Al-Assad lève l’interdiction de création de médias privés, de nombreuses restrictions restent toutefois de mise. Ainsi, seules les personnes proches du parti Baath se voient alors octroyer l’autorisation de publier un journal ou un magazine. Lina Chawaf, ancienne responsable des programmes de la radio privée Arabesque, raconte qu’elle n’a jamais pu être salariée d’un média public, “parce que je n’avais pas les relations qu’il fallait, et parce que je viens de Hama”. Ce qui n’empêche pas le pouvoir de sanctionner sévèrement tout écart, ou ceux qui viendraient à prendre trop de liberté. C’est ainsi que le gouvernement ferme Al-Domari, le très populaire journal satirique d’Ali Ferzat, la première publication privée qui se vendait à plus de 75 000 exemplaires alors que les autres publications avaient du mal à écouler plus de 6 000 numéros. Victime de son succès et de sa popularité, Al-Domari avait déjà eu à affronter tracasseries et autres difficultés technico-administratives d’impression et de distribution. Le journal est

finalement interdit en 2003 suite à la publication d’une caricature sur l’intervention américaine en Irak, le régime accusant Ali Ferzat de soutenir les EtatsUnis, alors même que les autorités soutenaient Saddam Hussein. Le ministère de l’Information veille à la conformité des lignes éditoriales des publications avec la ligne édictée par le parti. Les médias sont considérés à la fois comme un instrument de propagande et de contrôle des masses. Le nombre de journalistes indépendants en Syrie est alors réduit à une peau de chagrin. Le concept même d’indépendance est d’ailleurs pour ainsi dire étranger au modèle baathiste. Lorsqu’éclate le soulèvement populaire en mars 2011, ces médias, instruments de propagande et de désinformation, vont devenir le bras non-armé de la politique de Bachar Al-Assad. “Les journalistes professionnels qui étaient contre le régime ont fui le pays”, explique Lina Chawaf qui a quitté la Syrie en août 2011. Les autres ont été soit tués, soit emprisonnés, commente Mansour Al-Omari, un journaliste qui a passé plus d’un an dans les geôles du régime, de février 2012 à février 2013. Si les radios et télévisions du régime peuvent toujours techniquement couvrir l’ensemble du territoire syrien, les journaux gouvernementaux, qui ne sont plus que huit d’après Mansour Al-Omari, ne peuvent plus être distribués que dans les zones contrôlées par l’armée régulière. Les médias officiels jouent un rôle de propagande.


3.2 : “Notre mission était de tuer par la parole” Correspondant pour l’agence de presse officielle SANA avant de fuir le pays, Fuad Abdel Aziz est contraint de relayer les mensonges du régime suite aux événements de Deraa, première ville syrienne insurgée, envahie par l’armée fin avril 2011. Ses articles sont systématiquement lus et modifiés, pour mieux alimenter la stratégie de désinformation du régime. Soupçonné de sympathie envers le mouvement révolutionnaire, le journaliste est affecté à Deraa pour couvrir les événements. “J’ai couvert les manifestations à Deraa. J’étais très surpris lorsque je voyais mes articles complétement transformés”, raconte le journaliste. “La tromperie était grossière, là où je mentionnais 50 000 manifestants, il n’en restait qu’une dizaine. Là où je parlais de slogans anti-pouvoir qui demandaient la démission de Bachar et la fin de la corruption endémique, je m’apercevais que dans l’article apparaissait un appel aux réformes et au soutien à Bachar Al-Assad, tout en niant la mort de manifestants civils.” Lina Chawaf se souvient de l’arrivée des agents des mukhabarat dans les rédactions des médias gouvernementaux. “Les journalistes n’avaient plus qu’à s’asseoir et les regarder faire, trop effrayés pour leurs familles pour dire quoi que ce soit.” Présentateur vedette du journal d’information de la télévision officielle, Ahmed Fakhoury explique comment la télévision officielle devient rapidement l’outil principal de la propagande du régime. Les journalistes subissent d’importantes pressions afin de lire les rapports rédigés par les services de sécurité et de renseignements ainsi les dépêches de l’agence officielle d’information, SANA. Il revient sur les techniques de désinformation utilisées par les autorités syriennes afin de filtrer l’information, en prenant l’exemple des manifestations de Hama qui ont fait 106 victimes le 3 juin 2011. “La télévision officielle a passé des images des manifestations, filmées de très près tant pour faire croire à l’échec de l’action que pour affirmer un nombre de participants très en-deçà de la réalité (…) Les consignes données étaient très claires : il fallait qualifier les manifestants de terroristes, les snipers d’agents travaillant pour des parties étrangères”. Des propos confirmés par Lama Al-Khadra, responsable des programmes politiques et culturels de Radio Damas : “Il fallait systématiquement dénigrer les opposants, remplacer par exemple le terme «manifestants» par « groupes armés » et « contestation » par « complot» .”

Ahmed Fakhoury évoque également l’obligation qui lui est faite de relayer des informations erronées portant sur le meurtre de manifestants par des terroristes pendant l’une des plus importantes manifestations de Douma (Damas) en juillet 2011. Pris au piège, il rencontre le président de la commission d’enquête et d’inspection judiciaire qui insiste pour ne pas aborder la responsabilité des forces de sécurité dans cet incident. Sur le plateau de France 24, Kamal Jamal Beck, ancien directeur des programmes à la radio d’Etat, témoigne : “Cette radio n’est plus une vraie radio. Nous ne pouvions utiliser comme source que l’agence officielle du régime, Sana. Nous avions bien des reporters sur le terrain, mais ils n’étaient envoyés qu’auprès de l’armée régulière. Ils étaient eux-mêmes sous pression. La couverture était donc unilatérale, et de notre côté nous étions forcés de nettoyer l’information et de la déformer. En outre, le simple fait de regarder une chaîne étrangère comme France 24, la BBC ou Al-Jazeera vous rendait suspect (…) Il y a bel et bien un régime qui est en guerre contre un peuple, notamment à travers ses médias officiels.” “Alors que pendant des années on nous a interdit de parler politique à l’antenne, il nous fallait faire des émissions avec des auditeurs qui appelaient pour dire combien ils soutenaient le régime. Quand ils m’ont demandé de faire de mon émission hebdomadaire « Zerobesk », qui traitait de problèmes de société, un programme politique, je suis partie”, commente Lina Chawaf. Baddour Abdelkarim, ancienne responsable du service culture de la Radio Damas, raconte : “Une fois ma collègue Lama Al-Khadra a appelé un numéro qui s’est avéré être celui d’un opposant qui l’a suppliée de respecter ses propos et ne pas trafiquer la vérité sur les meurtres qui incombent aux services de renseignements”. L’entretien a été interdit de diffusion et a disparu des archives. Et Lama Al-Khadra a reçu un blâme. Baddour Abdelkarim résume son travail au sein de la radio en une seule phrase : “notre mission était de tuer par la parole”. Elle quitte la Syrie avec Lama Al-Khadra et Kamal Jamal Beck en décembre 2012. Dans une interview sur France 24, Lama Al-Khadra va elle jusqu’à déclarer : “Dès le début du soulèvement, dans tous les journaux diffusés sur notre radio, nous avions le sentiment de tuer le peuple syrien avec nos mots”.

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3.3 : Des journalistes 3.4 : Une nouvelle sous haute surveillance génération Au sein de l’agence SANA, des mesures de journalistes exceptionnelles de surveillance des journalistes sont mises en place. Fuad Abdel Aziz quitte le et de médias pays en mars 2012 après son arrestation suite au signalement dont il a fait l’objet par le « comité de crise ». Ce dernier, composé de journalistes proches du sérail et des services de renseignements, a pour rôle de surveiller les journalistes, et d’établir une liste des professionnels de l’information susceptibles de représenter une menace pour le régime ou voulant quitter le pays. Ahmed Fakhouri est arrêté en juin 2012. Il sera libéré grâce à l’intervention du ministre de l’Information en octobre 2012. “Certains d’entre nous ont subi des pressions, de la hiérarchie ou des services de sécurité du régime, car considérés comme proches de l’opposition. J’ai moi-même été interrogé trois fois, dont une fois par les services de renseignement, se souvient Kamal Jamal Beck. La première question posée par l’officier qui menait l’interrogatoire était la suivante : « Nous avons des informations selon lesquelles tu es du côté du peuple contre le régime, c’est vrai ? » (…) Chaque étage du siège de la radio-télévision d’État était gardé par des hommes en armes, des snipers étaient postés sur le toit, et nos allées et venues était surveillées. Cette pression constante et la censure en cours entraînaient par conséquent une sorte d’autocensure.” Dans une conférence de presse le 13 décembre 2012 à Paris au cours de laquelle ils annoncent leur défection, les trois journalistes expliquent que le fait de diffuser de fausses nouvelles depuis le début du soulèvement était une réelle souffrance, mais que démissionner était très difficile. “Les pressions étaient trop fortes. On nous convoquait, on nous menaçait sans arrêt, nous ou notre famille. ‘Si vous n’avez pas peur pour vous, nous disaientils, craignez pour votre famille, vos parents, vos enfants, vos frères et sœurs’. C’était clairement des menaces de mort”, témoigne Lama Al-Khadra.

3.4.1 : Le rôle essentiel des citoyens-journalistes Du fait du manque flagrant d’indépendance des médias officiels syriens, de l’absence de professionnels des médias couvrant les manifestations et leur répression, et compte-tenu de la difficulté pour la presse étrangère d’avoir accès au territoire, des citoyens syriens deviennent des citoyens-journalistes pour documenter le soulèvement et sa répression. Armés de téléphones portables, de caméras, ces citoyens-journalistes commencent à couvrir les marches, rassemblements et autres manifestations pacifiques. Face à la répression et à l’absence de structure médiatique préexistante pour contrer la propagande du régime, ces citoyens, devenus activistes de l’information, s’organisent. Rapidement se mettent en place des réseaux, des coordinations, puis des centres de médias, etc. Dans certains cas, une division des tâches s’instaure, pour des raisons de sécurité et d’efficacité. Certains filment les manifestations, d’autres acheminent les vidéos qui seront ensuite téléchargées et envoyées aux chaînes d’information du monde entier. Rapidement, le conflit syrien devient le conflit le plus documenté et filmé. Facebook et YouTube deviennent les principaux dépositaires et relais de ces informations. Chaque ville a au moins son « media office ». Un temps, une petite dizaine de centres des médias coexistaient à Alep. Jameel Salou, journaliste fondateur de l’agence de presse syrienne libre (FSNA, Free Syria News Agency) sourit en déclarant en septembre 2013 que la ville de Raqqa ne compte pas moins de 39 bureaux des médias civils. Ces citoyens-journalistes sont principalement des hommes, entre 18 et 30 ans. “Il y a des femmes certes, mais leur nombre tend à se réduire considérablement”, déplore Lina Chawaf. La plupart n’ont pas fait d’études de journalisme. Certains


avaient leur propre carrière, certains un bagage universitaire, d’autres non ; certains avaient de l’argent, d’autres pas. “Ce n’était pas une question de milieu social, ni de capital culturel”, souligne-t-elle. L’image de ces citoyens-journalistes, des civils engagés dans une démarche d’information, risque parfois d’être brouillée par la plus grande implication des combattants et de leurs communicants dans la bataille de l’information et par l’émergence des “activistes médias des groupes militaires”. Cette catégorie reflète des réalités extrêmement différentes. Par exemple, un individu, du fait de ses convictions, intègre un groupe armé pour se battre. En plus (ou en même temps), ce combattant se fait communicant : il filme les faits de guerre de son groupe et met en ligne les vidéos afin de faire la promotion de son groupe. Ainsi chaque groupe armé se dote d’une “équipe média”, composée d’au moins un photographe-cameraman et alimentant une page Facebook. Le but est non seulement de documenter le conflit, mais également d’attirer le financement de bailleurs de fonds potentiels, notamment dans les pays du Golfe.

© Antonio Pampliega / AFP

De manière générale, “les citoyens-journalistes se sont professionnalisés et la qualité des contenus a grandement progressé. Certains ont su acquérir de vraies compétences journalistiques, en réponse notamment aux demandes des chaînes arabes et internationales. Ainsi indiquer le lieu précis, la date, l’heure des images prises est devenu un réflexe”, souligne journaliste Hala Kodmani lors

d’une intervention à l’Institut du Monde arabe le 9 octobre 2013. Cette professionnalisation est également le résultat des sessions de formation mises en place par différentes organisations non gouvernementales. La journaliste parle aujourd’hui d’une “armée de reporters”, pas seulement d’amateurs. “L’activisme médiatique est devenu une source de revenus pour beaucoup de jeunes, une façon de gagner sa vie. Beaucoup travaillent pour des médias internationaux mais aussi pour des médias locaux.” Se créent également des organisations de journalistes : la Syrian Journalist Association, le Rassemblement des journalistes libres, l’Union des journalistes kurdes syriens, le Syndicat des journalistes du Kurdistan de Syrie. 3.4.2 : Les nouveaux médias : une nébuleuse émergente Pour Lina Chawaf, directrice des programmes de Radio Rozana, il existe deux catégories de médias aujourd’hui en Syrie : ceux qui soutiennent le régime, et ceux qui soutiennent la révolution. Après le début du soulèvement en Syrie, de nombreux médias ont vu le jour : des journaux, des agences de presse, des radios, etc. Plus de 100 journaux ont été créés depuis mars 2011, explique Mansour Al-Omari. Si beaucoup ont dû cesser d’être imprimés pour des raisons à la fois financières et sécuritaires, de nombreuses publications sont aujourd’hui distribuées dans les zones “libérées”.

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De nombreux rédacteurs en chef soulignent l’importance de la presse écrite, du fait des problèmes d’électricité, de l’incertitude quant à l’avenir d’Internet en Syrie. Tous ont souligné auprès de Reporters sans frontières la possibilité de partager le support, d’avoir accès à analyses plus approfondies et détaillées. Par ailleurs, “comme on est moins dans la spontanéité, cela permet d’éviter des messages de haine, ou en tous cas de les canaliser”, estime un journaliste. C’est aussi une manière de laisser une trace, une sorte d’archives. Le rédacteur en chef de Henta, Naji Jiref, souligne l’importance culturelle chez les Syriens de l’écriture : “tous les Syriens ont une bibliothèque”. “On compte ainsi 3 ou 4 magazines pour enfants, une ou deux publications à destination des femmes, et un pour les jeunes”, décrit Mansour Al-Omari. La radio est considérée comme un médium important, notamment quand les radios émettent en FM. Même si le nombre de radios en FM tend à se multiplier, telles les radios de Hawa SMART (programme lancé par SMART et l’Association de soutien aux médias libres, deux organisations qui soutiennent conjointement les médias syriens, techniquement pour l’une, financièrement pour l’autre, pour des radios) ou certaines soutenues par Basma, (autre bailleur de fonds pour les médias), ou encore Radio Al-Aan, elles ne couvrent pas encore la totalité du territoire des zones “libérées”. Beaucoup émettent encore uniquement sur Internet ou par satellite (Yasmine Souria, depuis l’Arabie saoudite, Rozana depuis Paris). A noter l’apparition de médias en langue kurde : Arta FM, basée à Amuda, diffuse une partie de ses programmes en kurde (ainsi qu’en syriaque et en arabe); Radio Al-Kul vient de lancer un programme également en kurde. Nûdem est un bi-mensuel bilingue (arabe/kurde) et Walat contient également une page en kurde. 3.4.3 : La Turquie, base arrière de ces nouveaux médias Si certains de ces nouveaux médias sont basés en Syrie, beaucoup ont choisi, pour des raisons techniques, mais également sécuritaires, d’ouvrir des bureaux (ou studios) hors du territoire syrien : au Caire (Radio Ana jusqu’aux événements du 14 août 2013 au Caire, qui ont poussé la rédaction à s’installer à Gaziantep), à Paris (Radio Rozana), aux Emirats arabes unis (Radio Al-Aan), au Kurdistan irakien (Nûdem). Toutefois, la Turquie constitue la base arrière principale de ces nouveaux médias syriens. Le pays est considéré comme plus sûr que d’autres pays voisins de la Syrie comme le Liban, marquée par une forte présence du Hezbollah, soutien du régime de Bashar Al-Assad, ou encore la Jordanie.

Ainsi, que ce soit à Istanbul, Antakya ou Gaziantep, de nombreux nouveaux médias syriens ont pignon sur rue dans le pays. C’est le cas par exemple de Radio Al-Kul à Istanbul, de Sham Newspaper jusqu’à sa fermeture et son remplacement par Sadaa Al-Sham (Antakya), la radio Nassaim Souria ou certaines éditions du journal Henta (Gaziantep). L’Association de soutien aux médias libres (ASML) entend ouvrir prochainement une agence de presse (SMART Agency) ainsi qu’un centre de formation à Gaziantep. Ces médias, certes basés en Turquie, s’adressent aux Syriens en Syrie, et reposent tous sur un réseau de correspondants dans le pays. Certains médias disposent d’imprimantes en Syrie-même pour faciliter la distribution, alors qu’une partie de la rédaction est basée en Turquie, là encore pour pallier aux difficultés techniques liées au manque d’Internet et d’électricité. D’autres opèrent intégralement en Syrie. Leurs rédactions, ainsi que leurs imprimeries (pour la presse écrite) ou leurs émetteurs (pour les radios) sont basés en terre syrienne. C’est le cas de certaines éditions de Henta (Deraa et banlieues de la capitale), Zeitoun (Saraqeb), Dawdaa (Sweida), Ayn Al-Madina (à Deir Ezzor), Al-Gherbal (Kafr Nabl), Emissa (Homs), Basma Haleb (Alep) ou encore Welat (Qamishli). 3.4.4 : Des problèmes techniques et sécuritaires récurrents Les problèmes rencontrés par les nouveaux médias dans les zones “libérées” sont de deux sortes : techniques et sécuritaires. Les difficultés techniques y sont liées à la quasi absence de réseau Internet et d’électricité. “Et sans Internet ni électricité, on ne peut pas travailler”, commente Massoud Akko, un journaliste indépendant. Dans les zones frontalières avec la Turquie ou l’Irak, la population utilise les réseaux de téléphonie et d’Internet soit turcs, soit irakiens. Mais dans les zones plus éloignées, plus centrales, il est plus difficile de travailler. Il faudrait des équipements satellitaires extrêmement coûteux. Massoud Akko cite l’exemple de la région de ‘Afrin, où les acteurs de l’information font souvent jusqu’à 40 kilomètres en voiture pour pouvoir envoyer des sujets simplement parce qu’ils n’ont pas de matériel satellitaire. La sécurité dans les zones “libérées” est le second problème majeur rencontré par ces nouvelles rédactions, de plus en plus souvent la cible de menaces de la part d’ISIS. Mais pas seulement : “les bataillons entendent contrôler les médias qui existent dans les villes dont ils s’emparent”, explique Mansour Al-Omari. La pérennité de financements indépendants et apolitiques constitue également une source importante de difficultés, comme le souligne Massoud Hamid, rédacteur en chef de Nûdem. A noter que chaque force politique et chaque bataillon se dote de ses propres médias : les Frères musulmans (Al-’Ahd), le PYD (Ronahi) par exemple.


3.4.5 : L’indépendance – un défi crucial à relever Du fait du manque de formation initiale en journalisme, la plupart des citoyens-journalistes travaillent de manière émotionnelle, constate Lina Chawaf. Avec le soulèvement, face à la propagande du régime, la révolution a fait émerger des « médias de la révolution », qui sont des médias de propagande pour le compte de la révolution. “C’est principalement vrai pour les radios; dans une moindre mesure pour les journaux”, souligne la directrice des programmes de Rozana. En voulant se construire en totale opposition, les nouveaux médias ont reproduit à l’identique le modèle du régime contre lequel ils s’érigent. En adoptant un discours de « si tu n’es pas avec nous, tu es contre nous », qui va totalement à l’encontre de la notion et du principe de neutralité des médias. Une nouvelle dictature s’érige, avec des journalistes qui idéalisent la révolution et l’opposition armée. Et Alaa Al-Rashidi, formateur, de confirmer : “Beaucoup confondent révolution et journalisme”. “Très peu critiquent la révolution”, observe Mansour Al-Omari. Un journaliste rencontré en avril 2013 à Gaziantep a en effet déclaré que pour lui “être journaliste indépendant est impossible aujourd’hui. On ne peut et on ne doit simplement pas l’être”. En avril 2013, de nombreux journalistes et activistes syriens pensaient que la mission de ces médias était de “préserver la révolution”, et que parler des exactions commises par les groupes armés d’opposition n’était pas une priorité. Nombreux sont ceux qui voulaient alors transmettre au moins ce qui se passe “vraiment” sur le terrain, loin des clichés véhiculés par les médias. Le discours s’est quelque peu infléchi lors des entretiens menés par Reporters sans frontières en septembre 2013 en Turquie. “Il n’y a pas d’indépendance des médias, notamment pour des raisons de financement”, estime Massoud Hamid. Lina Chawaf nuance : “le plus grand obstacle à l’indépendance des médias n’est pas tant le financement, mais les Syriens euxmêmes. Les citoyens-journalistes utilisent la même rhétorique que le régime : si tu ne partages pas mon point de vue, tu es mon ennemi. La plupart ne comprennent pas la posture du journaliste, qui n’est pas là pour exprimer son opinion personnelle. Il faudra au moins deux générations pour faire évoluer les mentalités”. Un autre rédacteur en chef témoigne également : “De temps en temps, quand les journalistes m’envoient leurs articles, j’ai l’impression de lire un article de la presse gouvernementale, mais avec des idées opposées : on retrouve les mêmes termes, le même style.” 

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Reporters sans frontières soutient les acteurs de l’information en Syrie Reporters sans frontières défend au quotidien la liberté de l’information et ses acteurs. Pour aider les acteurs de l’information en Syrie, elle a mis en place une série d’actions concrètes, du prêt d’outils de protection physique à l’envoi de matériel sur place, de la mise en place de campagnes de communication au soutien aux nouveaux médias syriens, de l’assistance légale et matérielle aux journalistes en danger, au plaidoyer auprès des organisations internationales.

4.1 : Protection des acteurs de l’information

Reporters sans frontières propose également aux reporters indépendants de souscrire une assurance par son intermédiaire. Trop souvent, ils partent couvrir un conflit sans être assurés. Les coûts prohibitifs et le manque d’information en sont les principales raisons. Reporters sans frontières a signé une convention avec la compagnie April International Canada (anciennement Escapade Assurances Voyages), afin de proposer aux reporters freelance une assurance à un tarif préférentiel. Depuis que Reporters sans frontières propose ce programme, fin 2002, près de 400 journalistes freelance ont souscrit une assurance auprès de Reporters sans frontières, notamment pour se rendre en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou au Soudan.

Les dangers croissants rencontrés par les reporters sur le terrain et la multiplication des enlèvements ont poussé la plupart des médias internationaux à limiter l’envoi de leurs journalistes sur le terrain et à s’appuyer sur des freelances qui n’ont pas forcément les moyens de prendre en charge du matériel de sécurité et de souscrire à des assurances. Le manque d’expérience des zones de conflit de certains de ces freelances les place dans une position vulnérable.

Reporters sans frontières met à la disposition des acteurs de l’information syriens un kit de survie numérique pour répondre à l’offensive lancée en ligne par le régime syrien. Disponible sur WeFightCensorship.org un site développé par RSF, ce kit propose des outils pratiques, des conseils et des éléments techniques pour apprendre aux netcitoyens à contourner la censure et sécuriser leurs communications et leurs données. Reporters sans frontières a fourni à des acteurs de l’information syriens des clés USB dotés de logiciels de chiffrement et met à leur disposition des VPN.

L’organisation prête gracieusement des gilets pare-balles et des casques de protection aux journalistes indépendants adhérents. Ils portent la mention “PRESS”, sont disponibles en trois tailles (petit, moyen, grand) et pèsent environ 15 et 1,5 kg respectivement. La durée maximale de prêt est d’un mois.

Reporters sans frontières tient également à la disposition des reporters un “Guide pratique du journaliste” élaboré en partenariat avec l’Unesco. Destiné aux journalistes qui se rendent dans des zones dangereuses, ce manuel rappelle les normes juridiques internationales protégeant la liberté de la presse et dispense des conseils pratiques pour


éviter les pièges du « terrain ». Quant au soutien psychologique, Reporters sans frontières informe les journalistes sur la détection des traumatismes postmission et fournit les contacts de professionnels susceptibles de les aider. Reporters sans frontières a apporté son soutien au rapport publié en aout 2013 par l’association Skeyes, basée au Liban. Le rapport est basé sur une conférence organisée par Skeyes en juillet 2013 à Beyrouth et réunissant des journalistes du monde entier qui couvrent la Syrie. Le rapport explore les conditions de sécurité sur le terrain, les bons réflexes à intégrer, le type d’assistance qui existe pour les journalistes freelances ainsi que ce qu’ils attendent de leurs employeurs. Le rapport résume les discussions tenues, émet des recommandations précises et rend public un document élaboré par les participants et intitulé “Les standards minimum de travail pour les journalistes dans les zones de conflit”.

4.2 : Assistance aux journalistes en exil La répression, la violence et les menaces émanant des prédateurs de la liberté de la presse en Syrie ont précipité le départ de dizaines de journalistes professionnels et citoyens-journalistes syriens depuis le soulèvement populaire de mars 2011. Fin septembre 2013, Reporters sans frontières dénombrait 116 acteurs de l’information syriens ayant dû se résoudre à l’exil pour assurer leur sécurité. Ils sont près de trente à avoir pris le chemin de l’exode depuis le début de l’année 2013. Echouant le plus souvent dans des Etats voisins de la Syrie, la situation de nombre d’entre eux demeure extrêmement précaire. Contraints de fuir précipitamment, certains se trouvent actuellement sans ressources en Turquie, en Jordanie, au Liban ou en Egypte. Au-delà des problèmes de ressources, l’attitude des autorités des Etats au sein desquels ils tentent de trouver refuge constitue un motif important de préoccupation. Les témoignages d’interrogatoires par les services de sécurité jordaniens et d’intimidations de la part de représentants de l’ordre égyptiens se multiplient. Taxés de soutien aux Frères musulmans, des milliers de réfugiés syriens ont fui l’Egypte et les persécutions dont ils étaient victimes suite à la destitution du Président Mohamed Morsi en juillet

2013. Après l’accès au pays, depuis longtemps problématique, c’est au tour de la question du libre séjour de se tendre pour les réfugiés syriens au Liban et notamment pour les Palestiniens de Syrie. Reporters sans frontières suit notamment le dossier de deux acteurs de l’information palestiniens de Syrie s’étant vu notifier une obligation de quitter le territoire libanais. Dans ce contexte, l’organisation a accordé 34 bourses d’assistance à des acteurs de l’information syriens depuis avril 2011. Cette aide, principalement destinée à leur permettre de faire face à leur besoin de première nécessité, a également permis à des journalistes professionnels ou citoyens-journalistes de se mettre en sécurité ou de rejoindre un pays sûr. Reporters sans frontières soutient également les demandes de visas et de protection internationale des acteurs de l’information syriens. Au cours des douze derniers mois l’organisation a rédigé une trentaine de lettres de soutien pour des journalistes syriens en exil.

4.3 : Des formations et du matériel Reporters sans frontières est partenaire de la radio syrienne Rozana, lancée en juin 2013, aux côtés d’International Media Support, de Canal France International et de Radio Netherland Worldwide. Reporters sans frontières organise également des formations à destination des médias de presse écrite, afin de renforcer la neutralité et l’objectivité des rédactions et des collaborateurs de ces nouveaux journaux et leur protection physique et en ligne. L’organisation délivre à des acteurs de l’information syriens et à des journalistes étrangers qui se rendent sur le terrain des formations destinées à améliorer la protection de leurs données et de leurs communications. L’organisation fournit parallèlement du matériel (ordinateurs, scaners, imprimantes) à des nouveaux médias syriens qui ont besoin de s’équiper pour mener à bien leur mission d’information.

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4.4 : Des campagnes de communication pour dénoncer les violations

4.5 : Plaidoyer contre l’impunité auprès des instances onusiennes

Depuis le début des événements en Syrie, Reporters sans frontières n’a eu de cesse de dénoncer les violations de la liberté de l’information dans le pays. L’organisation a également remis un certain nombre de prix et entrepris des campagnes de communication dans ce sens :

Reporters sans frontières fait campagne pour l'application de la résolution 1738 (2006) du Conseil de sécurité des Nations unies sur la sécurité des journalistes et son élargissement aux citoyens-journalistes. La résolution 1738 du Conseil de sécurité des Nations unies sur la sécurité des journalistes ainsi que les Conventions de Genève visent à protéger les journalistes et à lutter contre l’impunité des responsables des attaques physiques à leur encontre.

• Décembre 2011 – Ali Ferzat reçoit le Prix RSF de la Liberté de la presse • Mobilisation de RSF devant l’ambassade de Syrie à Paris : C’est l’encre qui doit couler, pas le sang • Mars 2012 – Les Centres des médias des comités locaux de coordination en Syrie reçoivent le Prix du Net-Citoyen • Campagne Siri vs Syrie • Décembre 2012 – Mazen Darwish reçoit le Prix RSF pour la liberté de la presse Reporters sans frontières participe également au Comité de soutien pour les journalistes otages en Syrie. Elle s’est faite aussi le relai des appels lancés par les familles d’Austin Tice, Bashar Kadumi et James Foley.

Le Président du Conseil de sécurité des Nations unies, dans une déclaration du 2 octobre 2013, a une nouvelle fois condamné “les violations généralisées des droits de l’homme et du droit international humanitaire commises par les autorités syriennes, ainsi que les atteintes aux droits de l’homme et les violations du droit international humanitaire perpétrées par des groupes armés ”. Il ajoute que “le Conseil souligne qu’il faut mettre fin à l’impunité des auteurs de violations du droit international humanitaire et des droits de l’homme et réaffirme que ceux qui ont commis de telles violations en Syrie ou en sont responsables de quelque manière que ce soit doivent être traduits en justice.” (S/PRST/2013/15).

Ils sont partis pour vous, ils reviendront grâce à vous Reporters sans frontières agit aux côtés du Comité de soutien à Didier François, Edouard Elias, Pierre Torres et Nicolas Hénin, quatre journalistes français pris en otage en Syrie depuis juin 2013. Constitué dès l’annonce de l’enlèvement de Didier et Edouard au nord d’Alep, et présidé par Florence Aubenas, Serge July et Karen Lajon, le Comité joue un rôle d’alerte et de vigie permanente. Chaque mois, une opération est organisée pour appeler à leur libération immédiate (mobilisations des collectivités locales et rassemblements de citoyens à travers toute la France, publication de tribunes dans les médias…). Une pétition, qui a déjà été signée par près de 9000 personnes, est en ligne sur le site www.otagesensyrie.org. © Haytham-Pictures / BenoitSchaeffer / famille Torres


Reporters sans frontières estime regrettable que cette déclaration ne mentionne pas les journalistes alors que les acteurs de l’information sont pleinement concernés. L’appel du Président du Conseil de sécurité à « mettre fin à l’impunité des auteurs » d’exactions risque pourtant de résonner dans le vide tant que le Conseil de sécurité ne s’entend pas pour saisir la Cour pénale internationale (CPI), comme l’a demandé Navy Pillay, Haut-Commissaire aux droits de l’homme, parmi tant d’autres acteurs internationaux. Les règles de compétence de la CPI, à l’égard des crimes visés par son statut, ne permettent pas de juger les exactions commises en Syrie. Si les crimes commis en Syrie peuvent être qualifiés de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, la Syrie n’est pas un Etat partie au Statut. Les personnes qui pourraient être identifiées comme présumées responsables ne sont pas a priori ressortissants d’un autre Etat que l’Etat Syrien et qui aurait ratifié la Convention de Rome. Pour le moment, les exactions contre les acteurs de l’information se poursuivent dans l’impunité totale. Rares sont les enquêtes ouvertes à la suite de ces exactions. En France, des juges d’instruction ont été saisis pour enquêter sur l’attaque dont ont été victimes Rémi Ochlik et Edith Bouvier en février 2012, ainsi que pour l’assassinat de Gilles Jacquier. Reporters sans frontières a rappelé à plusieurs reprises la situation des journalistes en Syrie, notamment à la Tribune du Conseil des droits de l’homme, lors de la 24ème session en septembre 2013 (voir la déclaration écrite : A/HRC/24/ NGO/62) et participe aux travaux relatifs à la sécurité des journalistes. 

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LEXIQUE •A SL : Armée syrienne libre •H ayah Al-Shareia : tribunaux shariatiques, en charge de faire appliquer la loi • I SIS : acronyme désignant le groupe djihadiste Islamic State for Iraq and Sham (ou Dawla islamiwa li-‘Irak wa Sham, d’où l’acronyme arabe utilisé par les Syriens : da’eish) • Jabhat Al-Nosra : groupe djihadiste inscrit en décembre 2012 par les Etats-Unis sur la liste des organisations terroristes - Katiba : brigade • Kafir/kufar : impie, non croyants •L iwa : bataillon •M ukhabarat : services de renseignements •P YD : le Parti de l’union démocratique, affilié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) •S habbih / Shabbiha : milicien à la solde de l’armée régulière, des services de renseignements


reporters sans frontières assure la promotion et la défense de la liberté d’informer et d’être informé partout dans le monde. L’organisation, basée à Paris, compte dix bureaux à l’international ( Berlin, Bruxelles, Genève, Madrid, New York, Stockholm, Tunis, Turin, Vienne, Washington DC ) et plus de 150 correspondants répartis sur les cinq continents.

© James Lawler Duggan / AFP

Directeur général : Christophe Deloire Responsable du bureau Maghreb & Moyen-Orient : soazig dollet moyen-orient@rsf.org


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