Pratiques familiales et sociétés de montagne, XVIe - XXe siècles

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Fasc. 29 · 2010

Pratiques familiales et sociétés de montagne, XVIe–XXe siècles Bernard Derouet, Luigi Lorenzetti et Jon Mathieu (éditeurs)



Fasc. 29 · 2010

Pratiques familiales et sociétés de montagne, XVIe–XXe siècles Bernard Derouet, Luigi Lorenzetti et Jon Mathieu (éditeurs)

A la mémoire de Jean-François Bergier, maître, cher collègue et ami

Schwabe Verlag Basel


ITINERA – herausgegeben von der Schweizerischen Gesellschaft für Geschichte – publié par la Société Suisse d’Histoire Präsident der Publikationskommission – président de la commission des publications: Dr. Sacha Zala, Bern

Publiziert mit Unterstützung der Schweizerischen Akademie der Geistes- und Sozialwissenschaften

© 2010 by Schwabe Verlag Basel Gesamtherstellung: Schwabe AG, Muttenz/Basel ISBN 978-3-7965-2660-2 www.schwabe.ch


Table des matières Bernard Derouet, Luigi Lorenzetti, Jon Mathieu: Introduction. Les pratiques familiales dans les sociétés de montagne: jalons pour une histoire Comparative . . . . . . . . . . .

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Dionigi Albera: Pour une analyse comparative de l’organisation domestique dans l’espace alpin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Rolande Bonnain-Dulon: Une stratégie de survie pour les cadets pyrénéens . . . . . . . . . . . . .

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Bernard Derouet: Héritage masculin, organisation domestique et formes d’ouverture économique: les destins divergents de la Franche-Comté et de la Creuse (XVIIe–XIXe siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Antoinette Fauve-Chamoux, Sølvi Sogner: Transmission intergénérationnelle et modèles de familles-souche: des monts de Norvège aux Pyrénées centrales . . . . . . . . . . . . . . . .

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Joseph Goy: Familles paysannes, systèmes successoraux et transmission: remarques sur la recherche dans les Alpes françaises (XVIIe–XXe siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Anne-Lise Head-König: La dévolution des biens en pays d’ultimogéniture: obstacles et parades des pratiques familiales en Allemagne du sud (Forêt Noire) et en Suisse (Emmental) aux XVIIIe et XIXe siècles . . . . . . . . . . .

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Karl Kaser: Pastoral Economy and Family in the Dinaric and Pindus Mountains (14th – early 20th centuries) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Couverture: Familie mit Dienstboten auf einem Bergbauernhof in Hüttau, Salzburg, um 1920.


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Table des matières

Luigi Lorenzetti: Des systèmes aux pratiques. Famille, rapports familiaux et organisation domestique dans les Alpes italiennes (XVIe–XIXe siècles) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Jon Mathieu: Diversity of Family Practices in Mountain Societies: Why? . . . . .

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Monica Miscali: Le partage de la terre et le partage du pouvoir. Le cas d’une communauté de Sardaigne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Francine Rolley: Pratiques familiales contrastées dans deux massifs forestiers: le Morvan et les Vosges aux XVIe–XVIIe Siècles . . . . . . . . . . . . .

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Pegerto Saavedra: La logique de deux systèmes familiaux dans la montagne du nord-ouest de la Péninsule ibérique (XVIIIe–XIXe siècles) . . . . . .

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Pier Paolo Viazzo: Pastoral and Peasant Family Systems in Mountain Environments: Comparative Evidence from the Italian Alps . . . . . . . . . . . . . . . . .

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English Summaries . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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Indications bio-bibliographiques, Adresses des auteurs . . . . . . . . . . .

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Introduction. Les pratiques familiales dans les sociétés de montagne: jalons pour une histoire comparative Bernard Derouet, Luigi Lorenzetti, Jon Mathieu Des montagnes, il y en a beaucoup qui se dressent au-dessus du monde; chacune a son relief incomparable, chacune a son visage, chacune son histoire. Jean-François Bergier

Si la recherche historique, géographique et anthropologique sur les sociétés de montagne en Europe remonte à une tradition assez ancienne, c’est seulement depuis quelques décennies que l’objet d’étude s’est assez largement déplacé de l’économie de ces régions à leurs pratiques familiales et à leur mode de reproduction sociale. Les études, principalement monographiques, se sont depuis lors multipliées sur ce sujet, bien que malgré l’importance des régions de montagne en Europe – dont il n’y a aucune raison scientifique d’exclure celles de moyenne montagne –, les travaux les plus nombreux et les plus pointus aient été consacrés aux deux massifs des Alpes et des Pyrénées. Avec les avancées permises par ces travaux et ceux encore en cours ou en projet, il nous a semblé que la meilleure contribution qu’on pourrait apporter aujourd’hui à la connaissance de la famille dans ces sociétés de montagne serait, en dépassant l’approche surtout monographique de nombre de ces travaux, de promouvoir un ensemble d’études à caractère volontairement et résolument comparatiste, et cela quelle que soit l’échelle d’observation (villages, petites régions, voire zones de montagne prises de façon plus globale). Une telle tentative, à caractère comparatif et synthétique, avait déjà été tentée pour les Alpes en 1989 par Pier Paolo Viazzo. A l’échelle de l’Europe entière, c’est un travail qui ne pouvait être mené que de façon collective, et ainsi il nous a paru qu’un colloque réunissant quelques-uns des meilleurs spécialistes européens de ces questions serait le cadre souhaitable pour donner forme à ce projet. Les Alpes, dont l’étude a tant contribué à enrichir le débat sur les pratiques familiales montagnardes, paraissaient le lieu idéal pour accueillir cette réunion. Elle a été organisée à Lugano – donc aux portes des Alpes – par l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS) de Paris, l’Istituto di Storia delle Alpi (aujourd’hui devenu LabiSAlp) de l’Università della Svizzera italiana, et le Département d’Histoire économique de l’Université de Genève. La table des matières de cet ouvrage témoigne de la diversité de provenance des auteurs, et de la variété géographique de leurs terrains d’étude à travers l’Europe,


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de l’Espagne occidentale jusqu’aux Balkans ou aux montagnes de Norvège. Mais pourquoi cette volonté de comparatisme? Souvent prônée en tant qu’outil en mesure d’améliorer la compréhension des systèmes observés, la démarche comparative est habituellement conçue pour faire ressortir les ressemblances et les différences entre deux (ou plusieurs) objets appartenant à autant d’environnements collectifs, le but étant d’élargir la connaissance et la compréhension de l’un ou de chacun d’entre eux. Puisque ce sont souvent deux entités géographiques voisines qui sont comparées, on peut d’abord apporter ainsi une contribution à la connaissance plus précise d’une cartographie des pratiques familiales dans les montagnes européennes. Mais au-delà de cette image et de la diversité qu’elle mettra en valeur, ne peut-on, par ce biais, mieux comprendre certaines raisons de cette diversité? Car mettre en parallèle deux régions voisines qui à cause de cette proximité sont semblables par quantité d’aspects (soit ethniques, ou culturels, écologiques, politiques, …) mais ne diffèrent que sur un ou deux points précis, c’est se donner les moyens de mesurer ou d’évaluer le rôle spécifique que peuvent jouer certaines variables particulières dans les différences d’organisation familiale. Si nous connaissons encore incomplètement la géographie de ces pratiques familiales montagnardes, on sait déjà cependant qu’on peut y repérer à peu près tous les types de systèmes connus ailleurs, au moins à titre de traces. Mais cette diversité se présente-t-elle principalement comme une opposition entre les massifs, ou comme une différenciation qu’on peut rencontrer dans chacun d’eux, et à quelle échelle? La réponse n’est pas certaine et partout la même, car certains massifs semblent relativement homogènes, et d’autres plus bigarrés à une échelle micro-spatiale. A cet égard, dans les Alpes par exemple et singulièrement en Suisse, la fragmentation des traits culturels, confessionnels, ethniques, économiques franchit les barrières politiques qui, ici plus encore que dans d’autres contextes territoriaux, sont loin de définir des espaces homogènes. Naturellement, au cœur du sujet d’un tel colloque et en raison de sa dimension comparatiste elle-même se trouve une réflexion sur un problème de contexte: il s’agit du rôle éventuel que peut jouer, pour les pratiques familiales, l’univers de la montagne et ses spécificités. Evitons donc, puisqu’il en est parfois besoin, toute ambiguïté ou malentendu à propos de ceci. Comme elles mêlent inextricablement des éléments d’unité et de diversité, l’essentiel, à l’égard de ces pratiques familiales, n’était pas d’en dresser un portrait-robot valable pour leur ensemble, mais de souligner à la fois convergences et divergences, et quand cela était possible de pouvoir parfois en rendre compte. Ceci explique et justifie la variété des approches déployées par les diverses contributions. Les unes inscrivent la démarche comparative à l’intérieur de l’échelle villageoise ou locale par le biais de la reconstruction documentaire et la mise en parallèle de situations en mesure de saisir l’impact de certaines


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variables sur les pratiques familiales; les autres font recours à une échelle d’observation plus large permettant d’esquisser une cartographie de ces pratiques et d’affiner nos connaissances sur les logiques qui les soutiennent. D’autre part, cette approche contextuelle ne doit pas être comprise comme une simple interrogation sur le rôle du milieu naturel et des conditions écologiques (altitude, climat, sols, etc.). Il s’agit plutôt de réfléchir sur l’influence du «fait montagnard», dans toutes ses dimensions possibles – avec l’idée qu’un contexte particulier n’entraîne pas automatiquement tel type précis de système familial, qu’il agit par un ensemble de médiations plus complexe, et que son effet dépend d’autres variables avec lesquelles il entre en combinaison ici ou là. Comme l’a souligné Jon Mathieu, il s’agit moins de considérer la nature et la culture comme des variables abstraites et distinctes (ou même antithétiques) que d’identifier les modalités de leurs entrecroisements et de leur transformation – un contexte comme la montagne redevenant alors une simple variable au sein d’un ensemble plus large de facteurs en interaction. Concernant les pratiques familiales de ces sociétés de montagne, la plupart des auteurs des contributions en ont conservé une définition assez large et compréhensive, où interviennent à la fois des données de «structure familiale» (forme et dimension des groupes domestiques), la nature des pratiques d’établissement par mariage, certains critères démographiques, et les modes de transmission du patrimoine (héritage et succession). Selon le cas, l’un ou l’autre de ces aspects a semblé plus utile pour caractériser les pratiques familiales étudiées. Mais au-delà des communications présentées ici nous voudrions souligner, sur un plan plus général, la complexité des critères à prendre en considération pour une identification pertinente du type des pratiques familiales, en milieu montagnard comme ailleurs. La forme d’établissement au mariage est importante, mais à cet égard il faut se méfier de ce qu’on pourrait appeler la «fausse» néolocalité (installation à part du nouveau couple, mais sans toujours départ du lieu d’origine, et sans vraie rupture par rapport au voisinage des parents ni éclatement de la solidarité familiale). Dans le même ordre d’idées, si l’on est attentif au sort du patrimoine et de l’exploitation, faut-il aborder simplement cet aspect sous l’angle d’une opposition entre partage et transmission intégrale? Et raisonner surtout en fonction de ce critère (partibility vs. impartibility) ne constitue-t-il pas une limite à l’approche de ces questions? On sait qu’il y a partage et partage, comme on a pu le montrer soit à propos de la Franche-Comté soit à propos des Alpes. En outre, il faut faire intervenir dans cette question tous les aspects liés à la «post-succession», qu’il s’agisse des pratiques d’indivision, des reventes, locations ou mises à disposition entre cohéritiers, des pratiques d’entraide, etc.).


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Il faut être attentif aussi aux évolutions historiques des systèmes familiaux, c’est même une dimension essentielle de leur possible comparaison. Comme le rapport des hommes à la montagne a pu changer au cours du temps, les pratiques familiales de ces populations ont pu connaître parallèlement des tournants importants. On en connaît maintenant plusieurs exemples dans le Massif central français (la Creuse notamment, mais aussi bien les montagnes du Lyonnais, ou encore le Morvan); et dans les Alpes suisses certains indices pointent aussi en direction d’évolutions sensibles. Reste, pour terminer sur ce point, les ambiguïtés que recèle la notion de «pratiques» familiales. Malgré l’intérêt du sujet nous ne reviendrons pas sur l’opposition droit/pratiques, considérant comme admis qu’il s’agit ici de comparer des comportements réels, et non pas des règles juridiques. Mais la notion de «pratiques» n’en demeure pas moins sujette à interprétations diverses, notamment lorsqu’elle se superpose à la notion de stratégie. Faut-il envisager cette relation en terme de «régularités», voire de comportements «cohérents» face aux problèmes de la reproduction familiale ou bien, comme le suggèrent d’autres auteurs, en terme de dynamiques tâtonnantes marquées par l’indétermination des effets? Le choix en faveur de l’une ou l’autre option a des effets non négligeables sur l’identification des pratiques familiales à l’égard du processus successoral. Si dans le premier cas les stratégies recouvrent à la fois le temps qui précède et qui suit la succession et la transmission, dans le deuxième cas, les stratégies se définissent uniquement dans le temps qui les suit. En outre, si avec la première option la tentation serait de percevoir le processus successoral comme étant l’espace du conservatisme et de l’immobilisme – les pratiques familiales n’étant que le résultat d’options guidées par l’expérience et l’imitation – avec la seconde le risque serait de négliger toute influence extérieure en mesure de guider (voire imposer) les pratiques familiales à l’intérieur d’un système de valeurs et de contraintes (entre autres de nature écologique), seules les contingences familiales décrétant les pratiques qui en régissent le «fonctionnement» et la reproduction. Dans un autre ordre d’idées, en nous référant au célèbre travail de J. Cole et E. Wolf sur les villages de Tret et Saint-Felix, si on considère ce que ces auteurs appellent «l’idéologie» du mode de transmission, les deux villages font apparaître des comportements radicalement opposés. Mais si par contre on inclut dans les «pratiques» tous les correctifs apportés postérieurement à l’acte de dévolution (indivisions, célibats, reventes à un seul des cohéritiers, abandons de droits…), le résultat final semble très proche pour les deux villages. Doit-on alors souligner leurs différences ou leurs ressemblances? Les deux à la fois, bien sûr, et c’est même l’intérêt de la démonstration. Mais cette analyse est exemplaire, car elle incite à réfléchir sur le contenu que nous donnons chacun à ce mot de « pratiques », à le cla-


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rifier et le préciser, quitte à distinguer soigneusement différents «niveaux» de pratiques (en y incluant ou non ce qui relève de la «post-succession» et des correctifs qu’elle apporte). Un milieu montagnard ne tient pas seulement à des traits originaux quant à ses caractères physiques et naturels, mais aux rapports que la société locale entretient avec les espaces proches ou éloignés. Or de ce point de vue, coexistent deux thèses opposées insistant soit sur la «fermeture» soit sur «l’ouverture» des sociétés de montagne, et il est évident que cette question ne peut pas être sans implications sur les systèmes familiaux. A cet égard, dans quelle mesure les montagnes ont-elles joué le rôle de conservatoires de pratiques très anciennes – dont on suppose alors implicitement qu’elles débordaient autrefois largement ce cadre géographique? Cette notion de pratiques «résiduelles», de milieu «préservé» et donc d’observatoire privilégié d’archaïsmes, se fonde sur l’idée d’un isolement des milieux montagnards: difficulté des communications, univers autarciques, force de civilisations traditionnelles dans un monde resté à l’écart des grands courants et des idées neuves, etc. Cette opinion paraît maintenant de moins en moins soutenable, même si c’est elle qui jusqu’à récemment encore inspirait bien des études sur ces sociétés. Une version un peu différente de la même idée, pour expliquer les particularités des pratiques familiales montagnardes, met en avant davantage un isolement économique et démographique, qu’un isolement culturel. C’est le cas de tout le courant néo-malthusien de l’école d’anthropologie écologique des années 1960–1980, représentée surtout par des auteurs anglo-américains, et dont le terrain d’étude favori furent les sociétés alpines et singulièrement la Suisse. En deux mots, il s’agit ici de la montagne comme «système clos»: très vite limités dans leurs possibilités d’expansion, ces mondes fermés se sont imposés à eux-mêmes des contraintes destinées à réguler le nombre des hommes, en particulier par le biais de l’âge au mariage et du célibat, avec notamment pour médiation le mode de transmission des biens. Mais que doit-on penser en fait de ces théories, dans la mesure où elles attribuent un rôle central à la néolocalité, alors que d’autres approches montrent au contraire que la famille-souche fut le moyen favori de beaucoup de sociétés de montagne pour stabiliser leur croissance démographique? Une perspective radicalement différente présente les sociétés de montagne comme étant, au contraire, des sociétés très ouvertes sur l’extérieur depuis longtemps. Et n’est-ce pas justement à partir de cela que nous pouvons mieux comprendre leurs pratiques familiales? Cette ouverture, qu’on doit analyser souvent comme une recherche de la complémentarité avec d’autres espaces, peut concerner plusieurs plans: le commerce des produits (et donc la spécialisation économique), le départ des hom-


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mes en surnombre, et l’organisation d’activités mixtes conçues en fonction de la saisonnalité du travail propre au milieu montagnard. Il est à peine besoin de mentionner ici toutes les questions éventuellement liées à cette interaction avec le monde extérieur: formes d’exclusion et d’héritage inégalitaire, organisation du groupe domestique pour combiner des activités distinctes et diversifiées, solidarités de parentèle permettant de maîtriser les distances, implications sur la vie familiale et sur les rapports intra-familiaux, etc. Ainsi, les contacts avec le monde urbain à travers l’émigration se répercutent de manière différente sur les pratiques familiales. Certaines d’entre elles assimilent les styles de vie et les modèles familiaux citadins, notamment dans la sphère reproductive ou dans celui des alliances familiales construites en fonction de leurs stratégie de mobilité et d’intégration sociale; d’autres gardent des comportements «spécifiques», guidés par la reproduction à l’identique et par une stratégie fortement axée sur les réseaux familiaux et communautaires locaux. Finalement, si l’ouverture et la fermeture constituent des clés de lecture cruciales pour saisir les pratiques familiales des sociétés de montagne, il importe de relever que la réalité historique ne les a pas définies dans un rapport de juxtaposition, mais plutôt dans une relation de complémentarité et d’équilibre mouvant, instable et pouvant définir les traits identitaires familiaux et collectifs. Ainsi, pour mesurer l’impact des facteurs d’ouverture et de fermeture sur les systèmes familiaux, la perspective comparatiste interrégionale est ici précieuse pour apprécier le rôle de telle ou telle variable spécifique: car certaines populations de montagne migrent et d’autres pas, certaines le font surtout avec des départs définitifs et d’autres avec des absences temporaires ou saisonnières, et il existe une grande variété de nuances dans les formes de relations entretenues avec le monde extramontagnard, comme le montrent l’ensemble des contributions réunies dans ce livre. Puisque l’ouverture de ces sociétés sur l’extérieur se fait souvent à l’occasion de contacts économiques, on est amené à s’interroger plus généralement sur le rôle que jouent, pour l’organisation familiale de ces sociétés, toutes les particularités des économies montagnardes: importance de l’élevage mais souvent au sein d’un système mixte agro-pastoral, rôle de l’économie forestière, contrastes climatiques saisonniers qui sont la base à la fois de la pluriactivité et des migrations saisonnières, etc. Il semble utile cependant de rester conscient que même si l’économie montagnarde est évidemment sous l’influence du milieu naturel, il n’y a pas de déterminisme absolu en la matière, et les manières de s’adapter à la montagne et de l’utiliser ont pu être très variables. Ainsi, la forêt a donné lieu selon les régions et les périodes à des types de mise en valeur très différents: utilisation pastorale, réserve d’espace à défricher pour les périodes de croissance, exploitation systématique du bois dans le cadre d’un commerce exportateur, etc. Pour le Morvan par exemple au nord-est du


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Massif central français, on a pu montrer comment le passage d’une forme à une autre s’est accompagné de transformations importantes dans les pratiques familiales et les modes de reproduction sociale. De même l’importance de l’élevage, incontestable dans la plupart des économies montagnardes, ne se traduit pas toujours pour autant par des effets toujours identiques sur les structures familiales. Pour cette raison il constitue un terrain d’analyse obligé pour envisager de manière plus fine et complexe le rapport entre famille et économie montagnarde. A cet égard et dans ce sens de la variabilité, les modes de pâturage et de garde des troupeaux peuvent jouer un rôle décisif. D’après certaines études, en milieu de haute montagne, la distance entre le village et les alpages imposerait une garde collective des animaux de la communauté par des spécialistes; en revanche, en milieu de moyenne montagne (où les distances entre les villages et les alpages sont inférieures), chaque famille serait par elle-même davantage une unité économique autonome assurant toutes les tâches, sur son espace propre et avec sa main-d’œuvre personnelle. D’où des familles à la dimension plus grande, appuyées sur la cohabitation des collatéraux et leur travail en commun. Il s’agit d’une piste captivante, mais qui se heurte à d’autres études selon lesquelles l’effet sur la taille ou la structure des ménages demeure aléatoire, voire indéterminé et reste une interrogation ouverte pour la recherche sur les sociétés de montagne. Ces éléments de réflexion laissent entrevoir les difficultés et les risques (mais aussi les chances et les opportunités) que tout regard comparatif implique. Le congrès de Lugano, dont sont issus les articles de ce volume, a eu lieu en mars 2002. Divers facteurs ont concouru au long décalage temporel qui sépare le colloque de cette publication. Mais ce décalage n’a en rien dévalué l’originalité de ses contenus qui, par ailleurs, ont été l’objet d’une mise à jour de la part des divers auteurs afin de tenir compte des avancées ultérieures accomplies par la discipline au cours de ces dernières années. Dans cette perspective, l’édition de ce volume s’avère une nécessité justifiée aussi bien par la nouveauté de l’initiative et de l’espace géographique impliqué (les espaces montagnards européens), que par le choix de l’approche comparative qui, comme le montrent diverses initiatives récentes, demeure un défi qui continue à parcourir en filigrane les questionnements majeurs autour de l’histoire de la famille. Tout en déployant des approches diverses – certains menant la comparaison à l’échelle villageoise ou locale à travers des analyses fondées sur des recherches en archives, d’autres la mettant en œuvre à une échelle plus large à travers une approche synthétique basée sur la littérature historique – les diverses contributions confirment que la relation de la société avec son milieu géographique se décline en une variété de solutions et qu’elle correspond à une multiplicité de médiations justifiant l’utilité d’une histoire comparée des pratiques familiales.



Pour une analyse comparative de l’organisation domestique dans l’espace alpin Dionigi Albera Dans la leçon d’ouverture du cours de science sociale, prononcée à la Faculté des lettres de Bordeaux en 1888, et consacrée à une introduction à la sociologie de la famille, Emile Durkheim soulignait à maintes reprises la complexité du sujet, et pointait «le double danger auquel est exposée toute théorie de la famille». «En effet, observait-il, il est arrivé souvent aux auteurs qui ont traité cette question ou bien de pécher par excès de simplisme en voulant tout expliquer par un seul principe, ou bien de renoncer à toute systématisation, sous prétexte que cette masse de faits hétérogènes ne peut servir de matière à des généralisations scientifiques» (Durkheim, 1888: 272). Les remarques de Durkheim semblent garder toute leur pertinence dans une conjoncture épistémologique bien postérieure, celle concernant le vaste chantier interdisciplinaire qui, au cours des dernières décennies, s’est attelé à l’exploration de l’histoire de la famille en Europe. Encore une fois les démarches adoptées composent un paysage contrasté: à l’esprit de géométrie des travaux de synthèse, qui ont souvent tendance à proposer des explications par les causes simples, s’oppose une documentation empirique immense, disséminée et hétéroclite et, chez plusieurs auteurs, la fascination pour une complexité inextricable de la dimension locale. Dans les années 1960, les historiens démographes du Cambridge Group ont élaboré une méthode pour l’analyse comparative de sources jusque-là négligées – les listes nominatives d’habitants –, et ensuite formulé des hypothèses audacieuses qui ont suscité des débats passionnés. L’approche proposée par Peter Laslett a donné une importance centrale au groupe corésident décrit dans les listes d’habitants, groupe sur lequel ont été bâties les typologies du Cambridge Group et les raisonnements comparatifs des chercheurs. La résidence enregistrée dans les recensements s’est transformée en une voie d’accès prioritaire à l’organisation domestique. La famille a ainsi été assimilée au ménage. Cette simplification a permis un haut degré de formalisation. Les données fournies par différents types de listes d’habitants se sont transformées en éléments quantifiables, autorisant une comparaison systématique de la «structure» familiale de populations différentes, à travers une série d’affinements statistiques de plus en plus sophistiqués. La construction des équivalences entre des échantillons extraits dans des contextes extrêmement variés ne s’est pas embarrassée d’une critique approfondie de sources. L’évidence immédiate des tableaux chiffrés a régulièrement


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remplacé l’analyse de la qualité et de la fiabilité des indicateurs. Il s’agissait d’un «programme de recherche ultra-objectiviste» (Rosental, 2000: 51) qui, dans son ambition de réaliser un comparatisme entre époques et entre régions différentes, acceptait sans trop d’inquiétude les découpages administratifs incorporés dans les dénombrements. Il était aussi bien indifférent au contenu des liens familiaux au sein des ménages qu’aux contextes dans lesquels ces derniers évoluaient. Non seulement on supposait que le ménage était un objet comparatif contrôlable, qu’on pouvait isoler en appliquant le principe des ceteris paribus par rapport aux autres variables, mais on présumait que l’indice retenu correspondait à un agrégat toujours doté de la même signification dans toutes les réalités examinées. De plus, les structures familiales qui étaient dégagées à partir de l’analyse de la composition des ménages étaient considérées comme répondant à des règles autonomes, à même de conditionner d’autres pans de l’organisation sociale. Une vision de la famille et de la parenté plus attentive à la dimension économique, où l’influence de l’ethnologie a été plus forte, a marqué plusieurs études sur les paysanneries. En France, les résultats d’études de cas nombreuses et détaillées ont été organisés dans des comparaisons et généralisations prenant en compte un nombre limité de variables, où les principes de transmission de la propriété et des statuts sont imbriqués avec les modalités de résidence (Lamaison, 1987; Segalen, 1992). Même dans ce cas, le principe des ceteris paribus semble avoir opéré. Les éléments pris en considération par l’anthropologie historique française étaient extraits de leur contexte, lorsqu’il s’agissait de porter un regard d’ensemble sur les formes de l’organisation familiale à l’échelle d’une région, d’une nation ou du continent. Les données empiriques ont été organisées dans une armature conceptuelle née de la rencontre entre le structuralisme, l’histoire des mentalités, et la tradition revitalisée de Le Play. Plusieurs auteurs ont dessiné des portraits-robots des «systèmes familiaux» européens, en traçant leurs aires de répartition (Burguière, 1986; Augustins, 1989). La lecture culturaliste de l’organisation domestique, concevant la famille comme une chose en soi, dont il semblait possible de saisir les règles de formation inscrites dans la culture, a largement dominé pendant les années 1970 et 1980. Quelques fois cette vision a pris aussi en considération d’autres variables subordonnées, comme les facteurs écologiques ou ceux liés à l’organisation du travail. De cette façon se manifestent des points de contact avec des démarches qui, sans renoncer à attribuer la même centralité à la structure des ménages capturée par les recensements et tout en accordant une grande importance à la transmission et aux catégories de dérivation le playsienne (notamment à travers la médiation de la littérature consacrée aux peasant studies), ont reconduit la forme et le fonctionnement des groupes domestiques à des variables «externes». Les synthèses historiques et comparatives concernant l’Italie ou la péninsule Ibérique, par exemple, ont souvent


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placé les données empiriques à l’intérieur des cadres interprétatifs «matérialistes». En contraste avec une lecture culturaliste très répandue en France et en Angleterre, l’interprétation des différences dans la composition et les dimensions des ménages qui ont été repérées dans les diverses régions a été ramenée surtout à des facteurs de type économique et social: les contrats agraires, le type d’agriculture pratiqué, la différenciation socioprofessionnelle (Barbagli, 1984; Chacon Jimenez, 1990). De même, de nombreux travaux menés sur l’organisation domestique en Autriche ont assigné une grande importance aux facteurs économiques et écologiques (Schmidtbauer, 1983; Mitterauer, 1993). Dans tous ces cas, le rôle de la culture n’est pas absent, mais il n’a qu’une position résiduelle. La culture est évoquée surtout pour rendre compte de phénomènes qui ne sont pas réductibles à des interprétations de nature économique. Le groupe corésident n’est plus conçu comme une «chose en soi», mais il demeure pourtant «une chose» qu’on peut isoler du contexte. C’est un objet comparatif dont on peut saisir la forme à l’aide des procédures de quantification, et dont on peut étudier les fonctions et le fonctionnement, tout comme les ajustements dus à l’influence d’autres variables. Une pratique monographique éclectique, et souvent assez empiriste, s’est développée en répondant aux sollicitations des «théories suprêmes» comme celles proposées par Peter Laslett. Dans plusieurs cas, elle a manifesté une attitude critique vis-à-vis de ces dernières, en arrivant souvent à les démentir. Mais elle a aussi absorbé une série de principes conceptuels et méthodologiques qui en découlaient. En tout cas, à partir des années 1990 les projets ambitieux visant à fonder une anthropologie ou une sociologie historiques de la famille et de la parenté ont commencé à montrer plusieurs signes de crise. On assiste à une montée en puissance des critiques, qui pointent du doigt les limites et les contradictions des cadres explicatifs proposés par les approches qui avaient régi ce champ d’études, en soulignant les discordances, les zones d’ombre et d’incertitude, les changements négligés par des perspectives plongées dans l’histoire immobile (Derouet, 1989; 1993; 1995; Bouchard, 1993). La symétrie harmonieuse et rassurante des «systèmes» familiaux qui se disposaient en bon ordre sur la carte d’Europe, en combinant un ensemble limité de traits caractéristiques, semble alors en train d’éclater en une mosaïque, dont les pièces changent de couleur au fil du temps (Albera, 1994). Le dialogue étroit entre généralisation et recherche empirique qui avait marqué les décennies précédentes apparaît désormais en crise. Les généralisations visant à tracer des portraits-robots des «systèmes» familiaux européens n’arrivent plus à gouverner des données de plus en plus récalcitrantes. Un certain nombre d’auteurs avaient précédemment manifesté leur scepticisme face à la tentative de quadrillage de l’espace européen avec un nombre restreint de systèmes familiaux. Plusieurs chercheurs italiens, liés à la microhistoire, s’étaient


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opposés dès les années 1970 au programme de recherche du Cambridge Group, avec des accents fortement critiques. En syntonie avec certaines remarques formulées par Jack Goody (1972), ils soulignaient la nécessité d’échapper au confinement analytique dans le ménage, en pointant le poids de la parenté au-delà de la cohabitation et en mettant en garde contre les distorsions et les véritables erreurs qui se glissaient si l’on isolait la famille du système global de ses relations (Levi, 1989; 1990). En général, les recherches qui se rattachent au courant de la «microhistoire» ont privilégié l’examen de la pratique. Le regard s’est concentré sur des microréalités – un village ou un groupe de familles – qui sont analysées minutieusement dans leurs composantes et dans leur ouverture sur la société extérieure. La reconstruction de cette trame de relations se sert d’une approche globale qui essaie de reproduire, dans un contexte historique, la densité de la description ethnographique, par le biais d’une analyse nominative qui met au centre de l’attention les individus et leurs accomplissements. A travers un croisement de toutes les sources disponibles, on arrive à complexifier le cadre et souvent à contester les grilles analytiques utilisées pour lire des données agrégées. Comme l’a remarqué Paul-André Rosental (2000: 58), la microhistoire peut être conçue «comme prônant une déconstruction pratique de ses objets: elle vise, par une démarche littéralement ethnographique, à s’affranchir des catégorisations proposées par les sources et par l’historiographie, pour identifier des classements ou des mécanismes supposés plus conformes à l’expérience quotidienne des populations observées». L’influence internationale de ce courant s’est fortement intensifiée dans les années 1990, en contribuant à élargir le scepticisme concernant les théories et les méthodes qui avaient orienté la constitution du champ de l’histoire de la famille à partir des années 1960. Le climat intellectuel constructiviste encouragé par le succès de la microhistoire n’a guère été favorable à une démarche comparative. L’approche microhistorique est surtout à l’aise dans un travail de déconstruction, de critique voire de démolition. Sur le front de la reconstruction les apports sont plus mitigés. Dans l’ensemble, la microhistoire a favorisé la production de modèles explicatifs sophistiqués mais étroitement ajustés aux cas qu’ils entendent interpréter, avec une faible propension à la production d’un raisonnement comparatif. Le concept de stratégie a parfois constitué une sorte de passe-partout explicatif, utilisé en relation à des entités de nature différente: individus, ménages, familles, «fronts de parenté». A la cartographie sécurisante des formes familiales a succédé un foisonnement de récits localisés. Une approche nominative a remplacé une lecture typologique et «anonyme» de la réalité sociale. La recherche de corrélations entre des variables comme l’âge au mariage, la composition des groupes domestiques, les règles de transmission de l’héritage a cédé la place à des approches centrées sur la pratique, sur les transactions entre les groupes et les individus.


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La remise en cause des paradigmes qui ont orienté la constitution du champ de l’histoire de la famille s’est traduite par une situation composite, éclectique et contradictoire. L’histoire de la famille comme sphère interdisciplinaire reconnaissable perd progressivement de visibilité, se disperse en une multiplicité de domaines d’investigations. La production demeure certes considérable, mais elle ne manifeste plus une propension à la construction d’un savoir comparatif et à la définition d’une vue d’ensemble, et est désagrégée en une pluralité de perspectives sectorielles. Une telle situation est bien résumée par le diagnostic de Paul-André Rosental: «aux classifications universelles ont succédé des observations situées; aux scénarios multiséculaires, parfois conçus à l’échelle d’un continent, se sont substitués des résultats locaux: leur valeur générale réside davantage dans l’élargissement des problématiques et dans l’enrichissement des outils que dans leur pré-tention à une quelconque représentativité» (Rosental, 2000: 70). Cet horizon théorique exclut d’emblée toute tentative de construction d’un savoir cumulatif. Une fois que les «grandes théories» basées sur la prise en compte de deux ou trois variables décontextualisées ont perdu leur position dominante, on assiste à une sorte d’impasse. En somme, pour reprendre les formules de Durkheim, après avoir péché par excès de simplisme, faut-il maintenant renoncer à toute systématisation? N’est-il pas possible de concevoir une perspective intermédiaire? Cette contribution propose d’esquisser les contours d’une analyse comparative concernant la physionomie des structures familiales dans l’espace alpin. Les Alpes constituent un laboratoire fascinant pour une comparaison «contrôlée», permettant de faire interagir l’uniformité du milieu non seulement avec un foisonnement de différences sous le profil ethnique et linguistique, mais aussi avec une série de clivages du point de vue de l’histoire politique. Une telle comparaison doit également être «dense», dans le sens qu’elle est fondée sur le concret monographique. En dépassant aussi bien le repli microhistorien sur le savoir local que les approches comparatives mettant en jeu un nombre très limité de variables décontextualisées, cette méthode opère davantage par une interpolation attentive aux cas et aux contextes, que par une extrapolation d’éléments découpés. Déterminisme et possibilisme L’histoire de la famille a accordé une importance centrale aux régions de montagne, qui ont souvent été perçues comme une sorte d’épicentre de la famille-souche. Pour André Burguière «la famille-souche est la forme d’organisation familiale préférée de toute une partie de l’Europe montagneuse ou herbagère, là aussi où l’habitat est le plus souvent dispersé (Burguière, 1986: 644). On la rencontre du nord du Portugal aux pays baltes en passant par la France méridionale et la zone alpine». La pré-


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pondérance de la famille-souche est fréquemment expliquée par les caractéristiques du milieu. L’un des objectifs les plus importants pour la paysannerie des régions montagneuses d’Europe aurait été d’éviter le partage du patrimoine: la terre était trop rare pour qu’on puisse songer à la diviser (Burns, 1963); ou encore, l’agriculture de montagne se fonderait sur un équilibre délicat entre différents types de sols, un équilibre qu’il fallait conserver de génération en génération (Wolf, 1966: 3). En tout cas, l’accent est mis sur l’adaptation au milieu de ce type de transmission. C’est donc dans l’espace montagnard que le modèle associant étroitement la famille paysanne au domaine dans lequel elle est enracinée semble trouver son application la plus cohérente, la plus «naturelle». La montagne est généralement vue comme un pôle arriéré, où la société et l’économie sont restées longtemps repliées sur ellesmêmes. Les vieilles coutumes familiales semblent donc y avoir mieux résisté. On retrouve ainsi, dans maints travaux récents consacrés à l’organisation domestique dans l’espace montagnard, des raisonnements qui s’inscrivent dans le sillon tracé par Le Play avec sa monographie célèbre sur les Mélouga. Ces perspectives sont cependant relativisées si l’on concentre le regard sur la chaîne alpine. Dans ce contexte, des synthèses régionales montrent des situations divergentes en ce qui concerne la transmission du patrimoine et les formes de cohabitation. A l’intérieur des Alpes suisses, aux XVIIIe et XIXe siècles, la division des propriétés dominait dans le Valais, les Grisons et le Tessin. Cependant, la transmission inégalitaire était diffusée dans d’autres régions alpines helvétiques (Head-König, 1992), tout comme dans les Alpes autrichiennes, où à la même époque le patrimoine familial était généralement transmis à un seul héritier, sauf dans le Vorarlberg, le Tyrol occidental et au moins quelques parties du Tyrol oriental, où le partage prédominait (Schmidtbauer 1983; Mitterauer, 1992). De même, en Slovénie la transmission privilégiait un seul garçon (St. Erlich, 1966; Winner, 1971), tandis que dans l’ensemble des Alpes italiennes la division était au contraire habituelle. En s’appuyant sur de tels constats, le travail comparatif que Pier Paolo Viazzo a consacré à l’ensemble des Alpes a pointé les limites des explications déterministes en relation à l’organisation domestique dans les Alpes, tout en y opposant les vertus d’une approche «possibiliste» (Viazzo, 1989). La discussion de la sphère domestique occupait un chapitre entier d’Upland Communities et débordait aussi sur d’autres parties du livre. Viazzo s’opposait aux théories, de matrices différentes, qui avaient souligné les avantages adaptifs de la transmission indivise des patrimoines, et donc de la diffusion de la famille-souche, dans la région alpine. L’examen de la littérature disponible lui semblait prouver que, dans l’ensemble, il n’y avait pas une seule organisation familiale typique des Alpes. Le milieu montagnard, apparemment si contraignant, admettait donc une pluralité de solutions.


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En insistant sur la diversité des situations, cette exploration comparative brossait un portrait à trois visages de l’organisation domestique à l’échelle des Alpes, en ayant recours à la distinction d’origine le playsienne entre famille souche, famille communautaire (joint) et famille nucléaire. Sans prétendre dresser un cadre exhaustif de la répartition de ces formes de famille dans l’espace alpin, vu l’état encore fragmentaire de la documentation dont il disposait, Viazzo indiquait cependant certaines divergences entre des ensembles régionaux, comme celles entre les Alpes orientales, le Valais et les Alpes occidentales. La discussion était orientée par un outillage conceptuel visant à saisir des systèmes familiaux, articulés avec des formes différentes de transmission des patrimoines, selon la vision classique des peasant studies (Goldschmidt et E. J. Kunkel 1971). La dimension du groupe corésident, saisi par le biais de la typologie du Cambridge Group, demeurait centrale, tandis que les relations de parenté à l’extérieur de la sphère de la cohabitation n’étaient pas prises en considération. Quant aux facteurs qui pouvaient rendre compte de la diversité des systèmes familiaux, quelques hypothèses provisoires étaient avancées, en oscillant entre la prise en compte des modèles récents de Laslett et Hajnal sur les différents systèmes de formation des ménages, qui mettaient en avant des facteurs culturels, et des raisonnements qui proposaient une corrélation des formes domestiques avec des facteurs locaux, comme les modalités d’organisation du travail (par exemple en ce qui concernait la gestion des alpages ou l’émigration). En outre Viazzo soulignait efficacement les corrélations entre transmission indivise des patrimoines et stratification sociale qui émergeaient de quelques recherches menées dans les Alpes orientales. L’analyse comparative de Viazzo a battu en brèche ce qu’on peut définir comme déterminisme «fort», celui qui instaure des liens directs entre contraintes de l’environnement et principes d’organisation de la transmission intergénérationnelle des propriétés, avec des retombées immédiates sur la conformation des groupes domestiques. Elle apparaît moins à l’abri face aux critiques qui pourraient venir d’une version «faible» du déterminisme, pour laquelle les effets des contraintes du milieu s’exercent surtout dans la sphère des stratégies des acteurs, qui peuvent contourner les dispositifs coutumiers ou législatifs pour assurer la viabilité des exploitations, en adoptant partout en montagne des solutions semblables, au-delà des différences idéologiques. Une telle perspective a été suggérée par une influente monographie anthropologique (Cole, Wolf, 1974) et a été souvent reprise. Un raisonnement en termes de stratégies des acteurs permettrait, par ailleurs, d’emprunter un cheminement qui va dans une direction opposée. En effet, en intensifiant l’analyse, en réduisant le champ de recherche, ne serait-il pas possible d’arriver à des constats plus fins et nuancés, qui mettraient en évidence une variété de pratiques et de solutions à l’intérieur de chaque région, voire de chaque vallée


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ou communauté? Une perspective de ce type a été développée sur un terrain alpin par Laurence Fontaine, qui propose une forme radicale de «déconstruction pratique» des objets de recherche, d’inspiration microhistorienne. Ses travaux concernant l’Oisans ont formulé une critique frontale des géographies familiales dessinées pour la France et l’Europe, à partir de l’étude rapprochée des pratiques domestiques de quelques familles, reconstruites à partir des actes notariés des XVIIe et XVIIIe siècles (Fontaine, 1990; 1992; 1994; 1995). Contre le juridisme des approches centrées sur la coutume, Laurence Fontaine développe une vision dont la clef de voûte est la notion de stratégie: «L’analyse des pratiques de la dévolution des biens dans le Haut-Dauphiné vient troubler la géographie proposée par les historiens qui ont déduit des recueils de coutumes les divers types de structures familiales qui se partagent l’espace européen. En effet, on ne rencontre pas dans ces vallées alpines du Haut-Dauphiné aux XVIIe et XVIIIe siècles un modèle de dévolution des biens – qui serait celui auquel on pouvait s’attendre en pays de droit romain, c’est-à-dire l’institution d’un héritier avec exclusion des enfants dotés – mais, tout au contraire, on trouve tous les types de dévolution mis en évidence par Jean Yver dans son Essai de géographie coutumière: le partage égal entre tous les enfants (filles et garçons), l’exclusion des enfants dotés au profit d’un unique héritier, et des modèles intermédiaires comme l’exclusion des filles dotées avec partage entre les fils restés à la maison» (Fontaine, 1994: 29). Pour L. Fontaine ce foisonnement de pratiques acquiert un sens une fois inscrit dans les cycles familiaux. A partir de l’examen de l’ensemble des actes notariés produits par quelques familles, l’auteur est à même de reconstruire des stratégies globales qui tiennent compte des temps individuel et familial; de cette façon, «la diversité observée dans les villages alpins a pris sens et la typologie géographique s’est trouvée être en fait une ‘typologie temporelle’, ou plus exactement un enchaînement de séquences.» Les différentes pratiques de la dévolution ne représentent que des choix rationnels adaptés aux différentes phases du processus familial. Des formes de transmission apparemment contradictoires relèvent en somme du même cycle évolutif, et ne font que traduire les différentes conjonctures économiques et démographiques que traversent les familles. Dans cette perspective, le choix des différents arrangements dépend des stratégies de reproduction adoptées par les chefs de famille ainsi que des aléas biologiques et économiques. L’auteur se demande en outre «si le cas alpin est généralisable et si partout les règles de dévolution des biens peuvent être – malgré leurs apparentes contradictions – les phases successives d’un même processus et non des catégories autonomes» (Fontaine, 1994: 30). Il n’est pas difficile de mesurer les implications des propositions que l’historienne dégage de ses travaux sur le Haut-Dauphiné. Les différences géographiques


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