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5 Ethik und Recht · Ethique et droit · Ethics and Law · Etica e diritto Edité par Alberto Bondolfi et Kurt Seelmann
I S B N 978-3-7965-2710-4
Editions Schwabe Bâle www.schwabe.ch
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783796 527104
5 Culpabilité et rétribution Essais de philosophie pénale Edité par Stefano Biancu, Alberto Bondolfi et Francesca De Vecchi
Ethique et droit
Le thème de ce volume est à la fois classique et actuel. Avec des mots et des arguments différents, la peine a constitué l’objet d’un débat qu’on pourrait qualifier d’«éternel». En même temps il a assumé, pendant ces dernières années, une physionomie assez nouvelle qui mérite une attention critique. Ce volume se propose de présenter au public de langue française des contributions relativement peu connues, touchant à la légitimation éthique de la peine et à ses conditions d’application. Les textes ici rassemblés tournent, dans la première partie du volume, autour du nœud de la culpabilité et de la responsabilité, et dans la deuxième partie, autour de la question du rétributivisme. Ces deux problématiques sont représentatives des préoccupations des philosophies contemporaines de la peine et constituent l’urgence la plus forte pour les acteurs qui travaillent dans le domaine de la justice pénale. Les textes choisis se proposent aussi de combler un vide de la production en langue française, qui semble encore ignorer certains sujets et développements ici évoqués. En effet, dans le monde culturel de langue française, la philosophie du droit et l’éthique, disciplines à caractère normatif, ont encore quelques difficultés à s’instituer dans les structures académiques et dans la production éditoriale. Ces dernières années, on peut toutefois constater une certaine reprise d’intérêts dans le domaine de la philosophie pénale. Les contributions ici réunies aimeraient s’insérer dans cette mouvance, en l’encourageant et en l’alimentant par l’approfondissement d’aspects particuliers.
Schwabe
Volume 5: Culpabilité et rétribution
Culpabilité et rétribution
L’éthique et le droit entretiennent une relation complexe. D’une part, les normes juridiques font référence à l’éthique lorsqu’elles ont besoin d’un fondement et elles intègrent diverses expressions morales comme: «adéquat», «acceptable», «de bonne foi» et même «dignité humaine». D’autre part, le droit moderne évite explicitement d’imposer des normes morales, en voulant ainsi préserver la liberté de l’individu. La collection «Ethique et droit» essaie d’explorer les relations qui lient ces deux domaines, dans les différents secteurs de la vie humaine: des nouvelles biotechnologies aux relations internationales, en passant par les problèmes éthiques de l’économie. Et de fait, on ne pourra pas, à l’avenir, renoncer à une évaluation permanente des retombées sociales des nouvelles technologies, et cela dans les perspectives éthique et juridique.
Ethik und Recht Ethique et droit Ethics and Law Etica e diritto
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Ethik und Recht · Ethique et droit Ethics and Law · Etica e diritto Edité par Alberto Bondolfi et Kurt Seelmann
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Culpabilité et rétribution Essais de philosophie pénale Edité par Stefano Biancu, Alberto Bondolfi et Francesca De Vecchi
Editions Schwabe Bâle
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Publié avec l’appui du Fonds national suisse de la recherche scientifique.
Les éditeurs de ce volume remercient toutes les institutions et les personnes qui ont contribué à sa réalisation et en particulier le Fonds National Suisse pour la recherche scientifique (qui a financé le projet de recherche «Repenser la peine» – subside 100011-118209, ainsi que la publication de ce volume), les traducteurs Marc Rüegger, Mughanda Muhindo, Elisa Verrecchia, ainsi que Valentine Haab pour sa révision. Madame Christina Scherer et Madame Marianne Wackernagel, des Editions Schwabe à Bâle, pour la bonne conduite de toute l’initiative.
© 2011 Editions Schwabe SA, Bâle Cet ouvrage ne peut être reproduit, même partiellement, sous quelque forme que ce soit (photocopie, microfilm, internet ou par quelque procédé que ce soit) sans l’autorisation écrite expresse de l’éditeur. Relecture française: Christiane Hoffmann-Champliaud Production: Schwabe SA, Imprimerie, Muttenz/Bâle Printed in Switzerland ISBN 978-3-7965-2710-4 www.schwabe.ch
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Sommaire
Introduction générale Alberto Bondolfi
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Première section: Culpabilité et responsabilité Si «Nulla poena sine culpa» alors «Nulla culpa sine poena»? Enquête sur le concept de culpabilité. Une introduction Francesca De Vecchi
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Le principe de culpabilité: l’exigibilité Luigi Ferrajoli
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Cerveau, libre arbitre et droit pénal Gerhard Roth, Monika Lück, Daniel Strüber
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Aristote, la culpabilité et les théories volitionnelles de l’action Leo Zaibert
71
Libre-arbitre, déterminisme et droit pénal André Kuhn
91
Qui est responsable, de quoi et devant qui? R. Antony Duff
107
La responsabilité collective en droit pénal Kurt Seelmann
131
Deuxième section: Le rétributivisme en question Le rétributivisme en question. Une introduction Stefano Biancu
149
La plus ancienne formulation de la peine avec sursis dans l’histoire du droit. La notion de peine avec sursis dans la Bible? Adrian Schenker
157
Kant rétributiviste? Paolo Becchi
171
Sommaire
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Autorité et «justice absolue» dans l’isla- m Girolamo Pugliesi
197
Repenser les modalités de la réponse aux délits Luciano Eusebi
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Rétributivisme et libéralisme: un mariage indissoluble? Stefano Biancu
241
Traces du dépassement du rétributivisme en Afrique subsaharienne. Prospections sur certaines pratiques juridiques de l’Afrique précoloniale Mughanda Muhindo
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Annexe Liste des auteurs
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Introduction générale Alberto Bondolfi*
Le thème de ce volume est à la fois classique et actuel. Avec des mots et des arguments différents, il a constitué l’objet d’un débat qu’on pourrait qualifier d’«éternel» et, en même temps, il a assumé, pendant ces dernières années, une physionomie assez nouvelle et qui mérite donc une attention critique. L’être humain a toujours essayé de donner des raisons de principe à son comportement répressif envers ceux ou celles qui auraient atteint à la vie pacifique et bien ordonnée en société. Les arguments que la philosophie et la théologie de la peine ont proposés, tout au long de l’histoire de l’Occident, pour légitimer l’intervention répressive de l’Etat envers ceux ou celles qui auraient violé les lois pénales sont particulièrement constants et ne varient que quant aux conditions cadre dans lesquelles ces mêmes arguments sont proposés. Je rappelle, pour mémoire, les arguments les plus classiques prônés pour justifier, aussi et surtout sur un plan moral, l’activité punitive de la part des organes de justice: a) Les théories dites «absolues» ou liées au principe de rétribution soulignent la nécessité d’une réponse répressive au délit, même si elle n’est pas un but en soi. Il faut une réponse qui soit proportionnelle au crime commis, car il est tout à fait évident qu’il faut répondre au mal du crime par le mal de la peine. b) Les théories dites «relatives» se proposent de réaliser un but précis, par le biais de la peine: celle-ci doit avoir une finalité de prévention générale de la criminalité, finalité qu’elle atteint par le fait qu’elle est menaçante via les lois pénales. Le même mécanisme doit être appliqué envers le criminel potentiel qui sera retenu, dans son comportement, par la menace d’une peine qui le concerne directement. Enfin, une fois que la peine a été prononcée, elle devrait avoir une fonction resocialisante pour le criminel. Tous ces arguments sont bien connus et je me limite à les évoquer, tout en sachant qu’aujourd’hui ils sont défendus surtout dans une «forme mixte», car les critiques émises envers ces différents arguments ont pu être, en partie au moins, diminuées en les proposant non pas de façon isolée, mais en les combinant entre eux. La littérature récente, dans le domaine de la philosophie pénale, a vu un renforcement des théories rétributivistes, mais ceci ne constitue pas l’objet de * Professeur d’éthique à l’Université de Genève et responsable du projet FNRS «Repenser la peine» (2007–2010). Introduction générale
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mon intervention. J’aimerais plutôt attirer l’attention sur les conditions cadre dont le but est de mieux justifier éthiquement la répression pénale. Ces conditions cadre remontent en grande partie à la philosophie des Lumières et, en particulier, à la contribution de Cesare Beccaria. J’en énumère seulement quelques-unes qui me paraissent les plus pertinentes: a) Nulla poena sine damnum: en d’autres termes, l’Etat de droit doit se limiter à réprimer seulement les comportements qui constituent une vraie nuisance pour la vie en société. Ce principe n’a pas toujours été respecté dans le passé et les exemples que j’évoque devraient paraître évidents: la répression de la magie, de l’hérésie et de quelques comportements sexuels «privés». On pourrait donc penser que ce principe a été accepté par toute société moderne et démocratique et qu’il constitue donc une sorte de reliquat historique. A mon avis, ce n’est tout à fait vrai: je pense que le principe nulla poena sine damnum conserve toute son actualité si l’on pense au fait qu’on discute encore aujourd’hui, et assez vivement, sur la pertinence non seulement politique mais aussi morale, de la répression pénale de quelques comportements, négatifs certes, mais surtout pour les personnes mêmes qui les mettent en œuvre. Pensons aux différentes «addictions», à l’exercice de la prostitution, à la consommation de pornographie, etc. Il n’est pas possible de problématiser ici explicitement la question de savoir comment un Etat de droit peut ou doit légitimer la répression de tels comportements. Cela nous porterait assez loin de notre propos. Je me limite à affirmer que le principe nulla poena sine damnum mérite d’être discuté encore de nos jours, car la tentation est très forte pour notre société d’utiliser la répression pénale à des fins qui ne sont pas les siens. b) Un deuxième principe cadre proposé par la tradition des Lumières est celui qui prévoit la sanction pénale pour des comportements clairement définis dans les lois. Nulla poena sine lege. On pourrait penser à première vue qu’il s’agit ici d’un principe qui remonte simplement à des règles générales et techniques du droit. Je suis convaincu du contraire: c’est avant tout par souci moral qu’on a limité la répression aux conduites clairement prévues et définies dans les paragraphes d’un code pénal. Vouloir être plus «larges», en prévoyant des sanctions aussi pour d’autres types de comportement, aurait ouvert la porte à des formes de «terrorisme moral» inacceptables. Le respect de ce principe comporte deux conséquences pour notre engagement citoyen contemporain: d’une part, il faut condamner et combattre toute forme de «terrorisme moral» qui se manifesterait sous nos latitudes ainsi qu’ailleurs dans le monde. D’autre part, il faut constater la nécessité, non seulement politique mais aussi éthique, de négocier constamment ce qui doit être soumis ou soustrait à la pénalisation d’un comportement. Ce travail est fort complexe car il doit tenir compte à la fois des métamorphoses du comportement clairement criminel ainsi que de la sensibilité morale changeante au sein d’une société par rapport à des comportements précis. J’évoque
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quelques exemples pour préciser mon propos: d’une part, il faut pouvoir réprimer de nouvelles modalités avec lesquelles s’exprime le vol, en prévoyant de nouvelles formes de délits dans le domaine de l’activité économique et en même temps, il faut décriminaliser des formes de comportement qu’on taxait de criminelles et que la sensibilité morale contemporaine ne considère plus comme telles: pensons seulement à une répression plus forte de la pédophilie et à une libéralisation des conduites homosexuelles. En d’autres mots, le principe nulla poena sine lege demande un engagement constant de pénalisation et de dépénalisation qui soit bien légitimé sur le plan éthique et non pas simplement le fruit du «vent qui tourne». c) Un troisième principe qui nous vient autant de la tradition des Lumières que des traditions chrétiennes sous-jacentes affirme: nulla poena sine culpa. En introduisant la catégorie de faute, le droit pénal s’est placé tout près de l’éthique, comprise comme réflexion rationnelle autour de nos intuitions morales. Que faut-il penser de ce voisinage? S’agit-il d’une liaison dangereuse ou d’un lien indispensable? A mon avis, la réponse est positive dans les deux cas, même s’il est nécessaire de préciser dans quel sens les deux connotations sont pertinentes et soutenables. Parler de faute dans le contexte du droit pénal et de l’éthique signifie évidemment se mettre dans une sorte d’«Irrgarten», de labyrinthe, duquel il est très difficile de sortir. Je me limite à observer que, d’une part, le lien entre la sanction pénale et une faute me paraît nécessaire pour garantir à la peine son caractère d’expression de la désapprobation morale et sociale à la fois d’un comportement qui a eu lieu dans la société. D’autre part, les raisons pour essayer d’y renoncer, toujours dans le domaine spécifique du droit pénal, sont à prendre au sérieux. Il y a en effet aussi la nécessité de réagir à des comportements très nuisibles, même si ces derniers ne sont pas toujours à rapporter à une faute morale grave envers la société. Je me limiterai donc ici à évoquer la catégorie de faute seulement dans le contexte d’une approche qui vise à y renoncer de façon globale et complète et cela pour la remplacer par la catégorie de risque. C’est lorsque l’abandon du principe de la faute est aussi radical qu’on voit menacé le principe de nulla poena sine culpa. Ce volume veut présenter au public de langue française des contributions relativement peu connues, au moins en milieu francophone, touchant justement à la légitimation éthique de la peine et à ses conditions d’application. Notre attention s’est surtout concentrée, dans la première partie du volume, sur le nœud de la culpabilité et de la responsabilité, et sur la question du rétributivisme dans sa deuxième partie. Ces deux problématiques nous ont semblé parmi les plus représentatives des préoccupations des philosophes de la peine contemporains et elles constituent l’urgence la plus forte pour les acteurs qui travaillent dans le domaine de la justice pénale. Introduction générale
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Les textes choisis ont voulu aussi combler un vide de la production en langue française, et cela par rapport à la réflexion contemporaine qui a fortement enrichi l’héritage historique. Le thème de la sanction pénale et de sa justification de principe a suivi en partie les différentes phases du renouveau de la philosophie morale1 et de la philosophie du droit2 en général, en les intégrant plus ou moins explicitement en son sein. Pour ce qui est de la philosophie du droit, on peut constater qu’au début, l’intérêt des auteurs les plus représentatifs était concentré sur la structure langagière des affirmations juridiques3 et abordait seulement ensuite les questions spécifiquement normatives à caractère moral4. Si, dans le premier après-guerre, la production philosophique autour de notre sujet n’était pas si abondante et se limitait en grand partie à la répétition scolastique des positions classiques, c’est à partir des années 1970 qu’un vif intérêt va se manifester pour la philosophie de la peine5. Les années 1980 connaissent ensuite une véritable floraison, d’abord en milieu anglo-saxon et germanophone et ensuite en milieu italophone et, malgré une certaine réticence, en milieu francophone6. En même temps, la philosophie pénale a suivi des voies propres, influencées par des facteurs externes à la philosophie morale, comme par exemple les mouvements sociaux liés aux phénomènes de la marginalité. Ainsi, si pendant les années 1960 la thèse de la peine comme «resocialisation» a retenu une attention particulière7, les dernières décennies ont vu la renaissance de débats autour
1 Cf. pour une première introduction: M. Canto-Sperber, L’inquiétude morale et la vie humaine, Paris, PUF, 2001. Pour une information autour de la première phase du débat, je renvoie à A. Bondolfi, Momenti del dibattito tedesco sull’etica (1970–1985), Religioni e società 2, 1986, p. 38–56. 2 Je renvoie, pour une information assez large sur ce renouveau, au volume: Rechtsphilosophie im 21. Jahrhundert, W. Brugger/U. Neumann/S. Kirste (éds), Francfort, Suhrkamp Verlag, 2008. 3 Cf. pour une première information: L’évolution de la philosophie du droit en Allemagne et en France depuis la fin de la seconde guerre mondiale, G. Planty-Bonjour/R. Legais (éds), Paris, PUF, 1991. 4 Cf. les recherches du philosophe italien Italo Mancini qui ont bien synthétisé les apports de la philosophie analytique du droit sans pour autant épouser toutes les thèses rattachées à cette méthodologie philosophique. Cf. I. Mancini, Filosofia della prassi, Brescia, Morcelliana, 1986 et id., L’ethos dell’occidente, Gênes, Marietti, 1989. Parmi les philosophes d’orientation analytique dans ce domaine précis cf. K. Olivecrona, Law as Fact, Londres, Stevens, 1971, ainsi que A. Ross, On Guilt, Responsability and Punishment, Berkeley, California, University of California Press, 1975. 5 Pour ce qui est de cette période cf. R.P. Callies, Theorie der Strafe im demokratischen und sozialen Staat, Francfort, Fischer Verlag, 1974; E. Daskalakis, Réflexions sur la responsabilité pénale, Paris, PUF, 1975; M. Gisel-Bugnion, L’individualisation d’une peine mesurée sur la culpabilité du délinquant, Genève, Georg, 1978; id., Punir sans prison. Quelques suggestions, Genève, Labor et Fides, 1984; E. Schmidhäuser, Vom Sinn der Strafe, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht Verlag, 1971. 6 Pour ce qui est de la production en langue française je renvoie à: M. Anquetil et al., La peine, quel avenir?, coll. Recherches morales, Paris, Cerf, 1983, ainsi que à: F. Blondieau et al., Rétribution et justice pénale, Paris, PUF, 1983. 7 Cf. surtout la contribution de M. Ancel, La défense sociale, Paris, PUF, 1985.
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de la thèse «rétributionniste» classique8. Une telle constatation est évidemment très superficielle, car en effet les tendances en philosophie pénale sont assez différentes, selon que les milieux culturels étudiés sont européens ou angloaméricains. La philosophie du droit en langues allemande et italienne, ainsi que la production en espagnol ont repris ces thèmes et ces tendances avec un certain décalage temporel, c’est-à-dire à partir des années 1970, mais sans diminuer ni en intensité ni en qualité les considérations provenant de la philosophie morale d’orientation analytique du monde anglo-saxon9. On peut déceler dans toute cette abondante production, pratiquement ignorée par la littérature pénale de langue française, tant une critique qu’une réhabilitation de la thèse rétributiviste, ainsi qu’une problématisation aussi bien philosophique que théologique de la catégorie de faute10 et une critique des différentes versions de la théorie de la resocialisation par la sanction pénale. Tout dernièrement, une réflexion s’est également développée autour du statut des victimes dans l’action répressive de l’Etat et autour du rôle réparateur de toute peine. Dans la recherche d’alternatives au système pénal classique, des études autour de la médiation ont vu le jour, études qui problématisent indirectement la question classique de la distinction entre peine et dédommagement aussi d’un point de vue normatif11. La situation de la réflexion pénale dans la littérature scientifique de langue française se révèle assez différente; cette littérature semble ignorer nombre de sujets et de développements qu’on vient d’évoquer. Dans le monde culturel de langue française, la philosophie du droit et l’éthique, disciplines à caractère normatif, ont en effet de la difficulté à s’instituer dans les structures académiques et dans la production éditoriale.
8 La littérature de langue anglaise, toujours pour ce qui est de cette orientation, est très abondante. Entre beaucoup de titres cf. spécialement: M.M. Falls, Retribution, Reciprocity, and Respect for Persons, dans: Law and Philosophy 6, 1987, p. 25–51; D. Dolinko, Some Thoughts about Retributivism, dans: Ethics 101, 1991, p. 537–559; W. Cragg, Retributivism and its Critics, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1992; S. Dimock, Retributivism and Trust, dans: Law and Philosophy 16, 1997, p. 37–62. 9 Pour la production de langue allemande cf. surtout J.-C. Wolf, Verhütung oder Vergeltung? Einführung in ethischen Straftheorien, Freiburg i.B., Alber Verlag, 1992; pour la production de langue italienne, cf. M.A. Cattaneo, Pena, diritto e dignità umana. Saggio sulla filosofia del diritto penale, Turin, Giappicchelli, 1990. 10 Cf. le volume A. Acerbi/L. Eusebi (éds), Colpa e pena. La teologia di fronte alla questione criminale, Milan, Vita e Pensiero, 1998, ainsi que A. Kaufmann, Das Schuldprinzip, Heidelberg, Winter Verlag, 1961, et W. Kargl, Kritik des Schuldprinzips, Francfort, Campus Verlag, 1982. 11 Cf. surtout: W. Naucke, Philosophie pénale contemporaine et réparation civile, dans: Archives de philosophie du droit 28, 1983, p. 1–15. Pour la production plus récente je renvoie à: A. Garapon/F. Gros/ T. Pech, Et ce sera justice. Punir en démocratie, Paris, Odile Jacob, 2001. Pour ce qui est de la médiation cf. surtout: J.P. Bonafé-Schmitt, La médiation: une justice douce, Paris, Syros Alternative, 1992, ainsi que M. Bouchard, G. Mierolo, Offesa e riparazione. Per una nuova giustizia attraverso la mediazione, Milan, Bruno Mondadori, 2005. Introduction générale
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On peut constater d’une part une sorte de résistance à faire de l’éthique une discipline philosophique à part entière, avec des institutions académiques spécifiques et d’autre part la philosophie du droit ne connaît pas les développements qu’on peut déceler dans les cultures de langue anglaise, allemande, italienne ou espagnole. Même le mouvement de la «réhabilitation de la philosophie pratique» a eu un écho relativement modeste dans la culture philosophique de langue française, si l’on excepte la production en provenance du Québec12. En ce qui concerne cette dernière, on constate d’une part une attention plus importante à la tradition anglo-saxonne, tant analytique que d’orientation herméneutique et d’autre part une sensibilité plus marquée pour une réflexion éthique autour des grands problèmes de société, parmi lesquels le comportement criminel et les dépendances toxicomanes jouent évidemment un rôle central. La recherche en sciences sociales touchant aux phénomènes de la criminalité est fort abondante ainsi que très riche sur le plan théorique. Il suffit de rappeler le rôle joué par l’œuvre de Michel Foucault dans ce domaine par son Surveiller et punir13. Ces dernières années, on peut toutefois constater une certaine reprise d’intérêt aussi en francophonie14. Les contributions ici réunies aimeraient s’insérer dans cette mouvance, en l’encourageant et en l’alimentant par l’approfondissement d’aspects particuliers. J’ose espérer que cette anthologie puisse contribuer à une vraie renaissance de la philosophie pénale en langue française pour le bien de toute la réflexion éthique dans son ensemble.
12 Cf. quand même pour un bilan: Questions d’éthique contemporaine, L. Thiaw-Po-Une (éd.), Paris, Stock, 2006, œuvre très riche en informations, mais qui n’évoque pas, parmi les débats contemporains en éthique, la problématique du fondement moral de la punition. 13 M. Foucault, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975; parmi les titres de littérature secondaire cf. surtout: M. Perrot (éd.), L’impossible prison, Paris, Seuil, 1980; J. Fellner, Der Foucaultsche Überwachungsbegriff: Implikationen und Relevanz für Wirtschaft und Leben, Marburg, Tectum Verlag, 2004; M. Cicchini/M. Porsret (éds), Les sphères du pénal. Avec Michel Foucault, Lausanne, Antipodes, 2007. 14 Il faut souligner qu’au cours de la dernière décennie, on a pu constater une sorte de renaissance de la réflexion sur la peine qui a amené à la publication de textes significatifs du point de vue philosophique. On pense, parmi d’autres, aux textes de S. Tzitzis, La philosophie pénale, Paris, PUF, 1996; A. Pires, particulièrement dans: C. Debuyst et al., Histoire des savoirs sur le crime et la peine, tome II: La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, Les Presses de l’Université de Montréal, Les Presses de l’Université d’Ottawa, De Boeck Université, 1998; B. Guillarme, Penser la peine, Paris, PUF, 2003; G. Casadamont/ P. Poncela, Il n’y a pas de peine juste, Paris, Odile Jacob, 2004; C. Nadeau/M. Vacheret, Le châtiment. Histoire, philosophie et pratiques de la justice pénale, Montréal, Liber, 2005; M. van de Kerchove, Quand dire, c’est punir. Essai sur le jugement pénal, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2005; et finalement aux travaux d’A. Garapon, Pour une nouvelle intelligence de la peine, avec Denis Salas, dans: Esprit 215, octobre 1995, p. 145–161; id., Et ce sera justice. Punir en démocratie, en collaboration avec F. Gros/T. Pech, Paris, Odile Jacob, 2001. Très importantes aussi, certaines revues, telles que par exemple le numéro monographique de la revue Informations sociales, intitulé Sanctions en octobre 2005.
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Culpabilité et rétribution – Essais de philosophie pénale
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Première section: Culpabilité et responsabilité
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Si «Nulla poena sine culpa» alors «Nulla culpa sine poena»? Enquête sur le concept de culpabilité. Une introduction Francesca De Vecchi*
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Prémisse
Nulla poena sine culpa est l’un des principes fondamentaux sur lequel se base le droit pénal ou, du moins, le principe duquel le droit pénal s’inspire en tant que principe de justice et de garantie pour toute personne1. Ce principe, en effet, affirme qu’il n’y a pas de peine s’il n’y a pas de faute. Donc, il empêche, au moins de façon théorique, qu’une personne soit punie si elle n’a pas accompli une faute. Est-ce que l’inverse de ce principe, Nulla culpa sine poena, est également un principe de justice et de garantie? De façon intuitive, on peut dire qu’il est un principe de garantie et de justice pour la personne ou les personnes ou les communautés qui ont été lésées par des fautes accomplies. Toutefois, ce sens inverse du principe fondant le droit pénal pose des problèmes importants. Si la finalité de ce principe est toujours une finalité de justice, garantie pour toute personne, comment peut-on mesurer la faute accomplie afin qu’elle soit mesurée justement et correctement? Selon quel critère pouvons-nous l’évaluer? Et comment faut-il déterminer la peine qui devrait correspondre à la faute? Quel est le sens de cette correspondance? La théorie de la peine la plus partagée par les juristes et les philosophes, à savoir le rétributivisme, semble répondre à ces questions en déclinant le principe Nulla culpa sine poena dans la formulation Tanto major culpa, quanto * Chercheuse à la Faculté de Philosophie de l’Université «Vita e Salute San Raffaele» de Milan où elle enseigne l’Ontologie sociale ainsi que collaboratrice du projet FNRS «Repenser la peine» (2007–2008). 1 Le principe Nulla poena sine culpa est aussi un fondement a priori du droit pénal. Le phénoménologue et philosophe du droit Adolf Reinach a découvert et analysé des fondements a priori du droit civil et il a affirmé qu’il y aurait des fondements a priori aussi dans des autres disciplines du droit: le droit pénal, le droit constitutionnel et le droit administratif (Cf. A. Reinach, Die apriorische Grundlagen des bürgerlichen Rechtes, 1913, Philosophia Verlag, München 1989). En ce qui concerne le droit civil, Reinach porte des exemples liés à l’institution juridique de la promesse, parmi lesquels le suivant: «toute promesse implique toujours une obligation et une prétention», donc on pourrait dire Nulla promissio sine obligatione et iure. Il s’agit d’une proposition synthétique a priori au sens kantien du terme. Elle est a priori parce qu’elle est vraie de façon nécessaire et universelle, indépendamment de l’expérience et de l’intentionnalité des sujets – et donc indépendamment de tout droit positif. Elle est synthétique et pas analytique, parce que dans le concept de promesse n’est pas contenu celui d’obligation et de droit. En revenant au droit pénal, la proposition Nulla poena sine culpa, mais aussi des propositions telles que Nulla poena sine crimine, Nullum crimen sine lege, Nemo punitur pro alieno delicto sont également des propositions synthétiques a priori parce qu’elles satisfont ces mêmes conditions. Si «Nulla poena sine culpa» alors «Nulla culpa sine poena»?
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major poena. En d’autres termes, la thèse du rétributivisme est qu’à une faute doit correspondre une peine équivalente, qu’à tant de mal accompli par le reus doit correspondre autant de peine infligée par l’Etat, et que plus une personne est coupable plus elle doit être punie2. Or les thèses du rétributivisme nécessitent d’être repensées en profondeur, afin d’en vérifier la pertinence éthique et juridique. En effet, le rétributivisme pose un problème éthique et juridique fondamental: comment peut-on établir combien une personne est coupable? C’est justement sur cette question que porte la première section du livre. On essaiera de l’éclairer en s’interrogeant sur le concept de culpabilité ainsi que sur les moments de la responsabilité et de l’intention impliqués par le concept de culpabilité. Nous nous demandons également si la position retributiviste ne s’enracine pas dans une autre thèse, qui touche ces moments constitutifs de la culpabilité: la thèse selon laquelle à une intention majeure correspond une culpabilité plus grande et donc une peine elle aussi plus importante. Afin de développer ces questions, nous avons recueilli dans cette première section les contributions de: Luigi Ferrajoli, «Le principe de culpabilité: l’exigibilité»; Monika Lück, Gerhard Roth, Daniel Strüber, «Cerveau, libre arbitre et droit pénal»; Leo Zaibert, «Aristote, la culpabilité et les théories volitionnelles de l’action»; André Kuhn, «Libre arbitre, déterminisme et droit pénal»; R. A. Duff, «Qui est responsable, de quoi et devant qui?»; Kurt Seelmann, «La responsabilité collective en droit pénal». Au moyen de ces textes, nous voudrions aborder précisément les questions: I) Quand et dans quel sens un agent est-il coupable? II) Quand et dans quel sens un agent est-il responsable? Nous procéderons maintenant en dégageant les réponses présentées par ces contributions.
I.
Quand et dans quel sens un agent est-il coupable?
1.
La culpabilité est un prédicat des actions qui sont l’objet des normes régulatrices du droit pénal
Dans son essai sur «Le principe de culpabilité», Luigi Ferrajoli montre que le concept de culpabilité doit être conçu comme un prédicat déontique concernant les normes régulatrices qui sont propres au droit pénal. Un agent 2 Sur les positions du rétributivisme, cf. la deuxième section de ce volume. Parmi les rétributivistes les plus fameux dans la tradition philosophique, on peut nommer Immanuel Kant, Georg Wilhelm Friedrich Hegel et, parmi les contemporains, Otfried Höffe et Anthony R. Duff.
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Culpabilité et rétribution – Essais de philosophie pénale
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est coupable pour avoir opté pour la commission d’une action illicite au lieu de son omission. Ce concept de culpabilité permet de sortir du problème de la nature de la culpabilité lié aux questions métaphysiques de la liberté ou de la non-liberté de l’être humain3.
1.1
Conception psychologique et déontique de la culpabilité
La signification juridique de la notion de culpabilité dans le droit pénal continental, qui correspond au concept de mens rea dans le Common Law, peut être décomposé en trois éléments qui constituent les conditions subjectives de responsabilité: a) la causalité de l’intention qui lie la décision de l’agent, l’action et l’événement du délit (ou personnalité); b) la capacité psychophysique de l’agent de s’autodéterminer (ou imputabilité); c) la conscience et la volonté de l’action (ou intentionnalité). Or le déplacement de l’accent – posé par Ferrajoli – d’une signification éminemment psychologique de la culpabilité à une autre qui conçoit les actions coupables en tant qu’objets de normes régulatrices du droit pénal, permet à Ferrajoli de donner une réponse fort intéressante au dilemme qui affecte la réflexion sur la peine et la culpabilité. A partir de la pensée illuministe, en effet, le principe de culpabilité a impliqué deux positions opposées au sujet de la pertinence de cet élément psychologique du crime. Ce dilemme est le suivant: est-ce qu’il faut seulement punir les actions objectives ou aussi les intentions? Les deux pôles du dilemme sont bien exemplifiés par les positions d’Immanuel Kant et de Cesare Beccaria. Kant pensait que la peine doit être proportionnelle à la «méchanceté intérieure» du criminel. En revanche, Beccaria affirmait qu’on ne peut pas savoir l’intention que le criminel avait. Et donc, l’élément subjectif de l’intention ne peut pas être considéré comme critère pour la punition du crime. Comme le remarque Ferrajoli, la prétention de Kant selon laquelle le droit devrait punir la «méchanceté intérieure», c’est le reflet d’une confusion entre droit et morale, et elle ouvre la route à des modèles de punition orientés non sur ce qu’on fait mais sur ce qu’on est. De l’autre côté, la thèse selon laquelle l’esprit humain est impénétrable pose une limite aux possibilités de connaissance et de preuves, mais elle constitue également une garantie pour le citoyen contre des enquêtes indiscrètes et incontrôlables sur sa conscience.
3 Dans les paragraphes suivants (1.1–1.5), je présenterai la réflexion et les conclusions de Ferrajoli à ce sujet. Si «Nulla poena sine culpa» alors «Nulla culpa sine poena»?
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1.2
Liberté, déterminisme et culpabilité
Le dilemme qui affecte le concept de culpabilité est strictement lié au dilemme métaphysique entre libertarisme et déterminisme. Selon les libertaristes, la culpabilité consiste dans le fait que le sujet responsable d’un crime aurait pu agir différemment – il était libre quand il agissait. Selon les hypothèses déterministes, il est clair que si un sujet a commis un crime, il n’aurait pas pu agir différemment qu’il ne l’a fait – il n’était pas libre. Or, comme l’affirme Ferrajoli, ces deux thèses antithétiques sur l’agir humain ont des conséquences également antithétiques sur la configuration théorique et normative de la responsabilité pénale. Dans un cas, l’intentionnalité de l’action et l’imputabilité de l’agent n’entrent pas en considération: l’élément psychologique de l’action est dévalorisé en tant que résidu d’une conception moraliste du droit pénal; la volonté du sujet est hétéro-déterminée. Le seul élément qui est valorisé est celui du dommage accompli. Dans l’autre cas, l’élément objectif est dévalorisé, et c’est l’aspect psychologique – la «méchanceté intérieure» de Kant – qui est posé au centre du crime; l’action accomplie est considérée comme importante seulement en tant qu’expression des intentions et de la personnalité de son auteur. Ainsi se posent deux positions pénalistes antithétiques: l’une qui porte sur un «droit pénal objectif pur» et l’autre qui porte sur un «droit pénal subjectif pur».
1.3
Les paralogismes enracinés dans le concept de culpabilité
Ferrajoli identifie la cause de l’influence des thèses libertaristes et déterministes sur le concept de culpabilité pénale dans l’apparente validité logique du lien entre la prémisse et la conséquence exprimées autant par la position déterministe que par la position libertaire. Les deux assertions: i) ii)
«N’importe quelle impulsion, si nous ne lui avons pas résisté, c’est qu’elle était alors, dans ces circonstances, irrésistible.»4 «Si un homme est libre d’agir et il est coupable de ses actions, alors il est aussi libre d’être un homme bon ou méchant, et il est coupable de ses inclinations et de ses choix globaux de vie.»
selon Ferrajoli sont logiquement invalides. Elles cachent des paralogismes. Lesquels? Ferrajoli les formule dans la façon suivante:
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G.L. Williams, Criminal Law. The General Part, Londres, 1953, p. 346–347. Culpabilité et rétribution – Essais de philosophie pénale
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Du fait que Pierre a agi d’une certaine façon, on peut seulement déduire qu’il pouvait agir de telle façon, et pas qu’il ne pouvait qu’agir de telle façon. Le fait de dire que si une action a été commise, alors il était impossible qu’elle ne soit pas commise est un non sequitur. De l’autre côté, l’action qui est prohibée par une norme pénale est une action qui, du point de vue pratique, peut être ou ne pas être commise de la part de l’agent. Cette alternative est l’alternative propre de la structure déontique ou régulatrice des normes pénales. Or, selon Ferrajoli, cette alternative est oubliée par les hypothèses libertaires: en effet, elles la substituent par une autre alternative concernant non plus l’action (qui peut être accomplie ou pas), mais un certain mode d’être ou de ne pas être du sujet, mode qui est indépendant de ses actions. Cette autre alternative est incompatible avec la logique des règles régulatrices du droit pénal qui portent sur les actions humaines et pas sur l’être de leur sujet (dans ce deuxième cas, il s’agirait de règles constitutives)5.
1.4
La culpabilité en tant qu’élément normatif du fait. Exigibilité et inexigibilité
Sur cette base, Ferrajoli peut concevoir la culpabilité comme un élément normatif de l’action délictueuse (et pas du sujet agent). Cet élément normatif du crime désigne une modalité déontique et avant encore aléthique (pratique): le devoir de son omission sur la base de la possibilité matérielle de son accomplissement autant que de son omission6. La thèse de Ferrajoli offre aussi une solution au problème de la liberté par rapport à la culpabilité pénale. Comme Ferrajoli l’affirme, si nous le voulons, nous pouvons bien appeler libre arbitre l’alternative ex ante entre la possibilité de commettre et la possibilité d’omettre l’action prohibée qui forme le présupposé du choix entre les deux choses. Cependant, il ne faut pas considérer cette alternative comme une alternative ontologique mais comme une alternative déontique, c’est-à-dire une alternative qui se réfère à la structure déontique des normes, et pas à celle ontique du monde. Certes – Ferrajoli le rappelle – la culpabilité n’est pas seulement une modalité déontique, mais aussi une modalité connotée par les trois éléments indiqués (le rapport de causalité, de l’imputabilité et de l’intentionnalité). Ces
5 Sur la distinction entre règles régulatrices et règles constitutives, cf. les nombreux travaux de Amedeo G. Conte, parmi lesquels: Regola costitutiva, condizione, antinomia, dans: U. Scarpelli (éd.), La teoria generale del diritto, Milan, 1983, p. 21–29. 6 Au sujet de la possibilité ou impossibilité aléthique, cf. A.G. Conte, Rassegna di nuove ricerche sopra lacune e antinomie (1964–1966), Annuario bibliografico di filosofia del diritto, Milan, 1966, p. 343–390. Si «Nulla poena sine culpa» alors «Nulla culpa sine poena»?
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éléments ne sont que les caractéristiques du fait délictueux, caractéristiques qui sont légalement requises pour pouvoir affirmer nettement le jugement de culpabilité selon lequel le sujet «aurait dû (déontiquement) agir différemment». Ces éléments sont en d’autres termes les conditions empiriques en présence desquelles la loi pénale consent à affirmer (et en l’absence desquelles elle ne consent pas à affirmer) que le sujet «aurait pu (de façon aléthique) agir différemment». Or, la culpabilité qui consiste dans une modalité déontique même si psychologiquement connotée, est exclusivement une qualification juridique de l’action et pas de son auteur. Seule une action, en effet, peut être l’objet de modalité déontique et encore avant de modalité alétique. D’une personne, on peut dire qu’elle a la possibilité et donc le devoir d’agir différemment de comme elle agit. Mais on ne peut pas dire qu’elle a la possibilité d’être différente de la personne qu’elle est. Il en suit que le libre arbitre, présupposé de la culpabilité, concerne l’agir, ou le vouloir, et pas l’être de l’agent. Le mot «coupable» par rapport à un sujet agent ne désigne pas une propriété de l’agent, mais seulement son rapport avec une action. Ce concept de culpabilité constitue selon Ferrajoli une solution contre l’anti-garantisme: dans beaucoup de législations, les personnes ont été culpabilisées à cause de leur mode d’être, et pas à cause de leur mode d’agir. C’est précisément ce mécanisme punitif, constitutif au lieu de régulateur, qui n’est plus consenti par la garantie de la culpabilité telle qu’elle est ici décrite. En outre, si la culpabilité d’une action suppose la possibilité de son omission, cette culpabilité est exclue si cette possibilité ne subsistait pas. Autant la possibilité que l’impossibilité de l’omission ne sont pas prédicables pour des raisons philosophiques abstraites (comme le font les deux opposées métaphysiques du libre arbitre et du déterminisme), mais sur la base d’éléments et de circonstances empiriques qui sont relevables au moyen de preuves. Ferrajoli alors conclut que nous pouvons appeler «exigible» l’omission du comportement coupable, et nous pouvons interpréter comme causes d’inexigibilité toutes les causes d’exclusion de la culpabilité. Les causes qui excluent la causalité (par exemple le fait a été accompli par autrui ou il s’agissait d’un cas fortuit) ou l’imputabilité (par exemple l’âge mineur ou l’infirmité mentale) ou l’intentionnalité (par exemple, l’inconscience, l’erreur, la contrainte physique). Ad impossibilia nemo tenetur.
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