en bonne compagnie Chevaucher
L’organisation militaire de Fribourg au Moyen Âge (1350–1550)
Mathijs Roelofsen
Chevaucher en bonne compagnie
L’organisation militaire de Fribourg au Moyen Âge (1350–1550)
Schwabe Verlag
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ISBN e-book (PDF)978-3-7965-5163-5
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Ce livre est le fruit des recherches quej’ai menées au sein du projet Martial Culture in Medieval Towns àl’université de Berne. Je tiens àexprimer ma profonde gratitude àRegula Schmid Keeling, ma directrice de thèse, ainsi qu ’à Daniel Jaquet pour leur direction et leurs conseils durant mes quatre années de doctorat. Je souhaite également remercierJessica Chautems pour son soutien précieux et RaphaëlLongoni pour ses relectures et ses retours. Enfin,j’adresse des remerciements particuliers au personnel des Archives de l’État de Fribourg pour leur accueil chaleureux et pour m ’avoir fait découvrir les charmes du métier d’archiviste.
II.4. Artillerie, fortifications et arsenaux ..
II.4.1. Typologie des pièces d’artillerie et fortifications
II.4.2. La constitution et l’entretien du parc d’artillerie et d’équipement militaire
II.4.3. Le prêt d’équipement militairepar la ville
III. Des cadres politico-militaires limités :PaysdeVaud, Lausanne, Genève et Neuchâtel
III.1. Les limites du service armé :l’exemple des chartes de franchises du Pays de Vaud
III.1.1. Une institution régionale :les États de Vaud
III.2. La châtellenie :une organisation militaro-territoriale
III.3. Un développement municipal conflictuel :Lausanne et Genève ..
III.4. L’influence de Berne et des Confédérés àNeuchâtel.
et fonctions
IV.2.1. Prologues des inventaires d’ armures et de provisions
IV.2.2. Ordonnances municipales sur les compagnies de chevauchée
IV.2.3. Livre du banneret de la Neuveville, Stadtsachen A594 (1428–1452), fol. 17r –
V.1.1. Archives de l’État de Fribourg, fonds «Affaires militaires
V.1.2.
V.1.3.
V.2. Littérature secondaire
Introduction
Àl’instar de ses voisines du Plateau suisse, la cité-étatdeFribourgmobilisait sa population masculine pourdéfendre ses murs et partir en guerre. Si ces événements témoignent des moments forts de la mobilisation militaire, les piliers sur lesquels celle-ci reposait étaient profondément intégrés aux structures institutionnelles,sociales et géographiques de la communauté urbaine et des campagnes avoisinantes.
La finduMoyen Âgeetledébut de la Renaissanceconstituent unepériode charnièredansl’affirmationdel’autonomiepolitique de certainesvillesetdeleurs institutions municipales, et parextensiondeleurs capacitésmilitaires. L’ espace de l’actuelle Suisse romanden’échappepas àcette règle, avec toutefoisdes différences entreles localités. Si uneville commeFribourgaffirma sonstatutdecité-état contre l’autorité de sesseigneurs habsbourgeoisetsavoyards (jusqu’ en 1477), lescommunautés urbainesduPaysdeVaud, de Genève et Neuchâtelvirent l’expansionde leur autonomielimitée.Ces influences marquèrent la complexité de l’organisation militaire de chaque ville – quelleque soit sa taille –,sanstoutefois de divergences au niveau fondamental: omniprésence d’unemobilisationmilitaire descommunautés urbaines,quelles quesoientles structures politiques dans lesquelles elles étaientintégrées ;définitionducadre de mobilisation àtravers la loi(chartesde franchises ou ordonnances);coopération militaireentre localités; gestionpartielle ou complète desaspects matérielsliésà l’organisation militaire. Commedéveloppé dans cetouvrage,ces caractéristiquestémoignentd’unedifférencededegré dans la complexité de l’organisation militaireurbaine et nondenature
L’intérêt de Fribourg réside dans l’évolutiondeson organisation militaire –passant d’ un recrutement géographique des troupes àunsystème hybride mêlant corporations, paroisses et territoires périphériques – et dans l’intégration de l’appareil militairedans les structures sociales, politiquesetéconomiques de la ville. Ces éléments ne furent jusqu’àmaintenant pas étudiés de manière systématique, notamment au regard de la richesse documentaire concernant les activités militaires de la ville. De plus, la situation de Fribourg sur le Plateau suisse – entre les régions francophones de l’actuelle Suisse romande et les villes germanophones de l’Ouest de la Suisse – offre une opportunité de comparer les pratiques militaires de la cité-état avec celles des régions plus àl’ouest :Pays de Vaud, Lausanne, Genève et Neuchâtel, celles-ci étant sujettes àdifférents régimes politiques et bénéficiant de degrés variés d’autonomie communale. En ce qui
concerne le cadre temporel, si la fondation de la plupart des villes et la reconnaissance des coutumes locales par les chartes de franchises se déroulèrent au XIIIe siècle et dans la première moitié du XIVe siècle, la deuxième moitié du XIVe siècle vit un renforcement des institutions municipales avec, comme développé dans les chapitres suivants, l’apparitiondeplusieurs conseils municipaux àFribourg ou la mise en place des États de Vaud dans le Pays de Vaud savoyard. Le XVe et la première moitié du XVIe siècles constituèrent des périodes essentielles dans le développement militaire des villes, celles-ci devant s ’adapter aux menaces extérieures (notamment les bandes armées et les princes voisins)et, dans le cas de Fribourg, mettre en place un système de mobilisation adapté àses campagnesmilitaires. La décennie 1550 marqua la fin de l’expansion territoriale de FribourgetdeBerne en Suisse occidentale, avec notamment la conquêtedu Pays de Vaud par les deux villes en –1536, l’entrée de Genève dans la sphère d’influence bernoiseen1531 et l’annexion du comté de Gruyère par Fribourgen 1555.
La ville et la guerre
Brigitte Maria Wübbeke, dans sa thèse sur l’organisation militaire de la ville de Cologne au XVe siècle, relève que l’historiographie jusque dans les années 1980 sur la guerre médiévale et moderne se concentrait principalement sur les armées princières (Ritterheere)pourleMoyen Âge, ainsi que sur les Landsknechte et les armées territoriales (territoriale Armeen)pour l’époque moderne, reléguant l’histoire militaire urbaine àunsecond plan. Or, l’organisationmilitaire présentait d’importantes interactions avec les structures constitutionnelles,sociales et matérielles des villes :« Compte tenu de cette interdépendance, il convient de s ’interroger sur l’intégrationdes affaires militaires urbaines dans les structures constitutionnelles et sociales d’ une ville, sur les conditionspersonnelles et les possibilités techniques de l’organisation militaire urbaine et sur l’importance que les affairesmilitaires avaient pour une ville »1.Bernhard R. Kroener, dans son analyse historiographique, rappelle le manqued’études approfondies sur l’ organisation militaire des villes, appuyant leur rôle de pôles d’organisationmilitaire, la défense de leurs remparts nécessitant la mise sur pied de petits groupes sociaux dédiés et l’entretien de matériel militaire2 .
1 «ImHinblick auf diese gegenseitige Abhängigkeit muss gefragt werden nach der Eingliederung städtischen Militärwesens in die Verfassungs- und Sozialstrukturen einer Stadt, den personellen Voraussetzungen und technischen Möglichkeiten des städtischen Militärs und der Bedeutung, die das Militärwesen für eine Stadt hatte », Brigitte Maria Wübbeke, Das Militärwesen der Stadt Köln im 15. Jahrhundert,Stuttgart, Franz Steiner, 1991, p. 30–31.
2 Bernhard Kroener, Kriegswesen, Herrschaft und Gesellschaft, 1300–1800,München, Oldenbourg, 2013, p. 58.
Le développement de nouvelles questions accompagna l’ouverture progressive de l’histoire militaireà de nouveaux champs de recherche. En effet, l’histoire militaire fut en premier lieu marquée par «l’histoire-bataille », une forme de récit historique dans laquelle les guerres – ainsique des personnalités politiques individualisées – prennent une place majeure, voire exagérée en comparaison d’autres événements3.L’histoire-bataille, et par extension l’histoire militaire en général, fut aussi un outil de connaissance militaire utilisé pour parfaire l’ apprentissage tactique et stratégique des officiers. Parmi les problèmes que ce type de récit historique peut soulever, il faut noter la prépondérance du «roman national »etl’importance qu ’yjouent les personnalités politiques de haut rang. Cette approche freina longtemps l’introduction de nouvelles perspectives historiques – notamment issues de l’histoire politique,sociale et économique – avant les années 19704.Une de ces perspectives fut, par exemple, proposée par Laurent Henniger, dans un article programmatique publié en 1999 par les Cahiers d’études d’histoire de la Défense. Il appela àune refonte de l’histoire batailleen une «histoire des batailles », portant l’événement «bataille »dans l’étude plus générale du combat et resituantl’événement dans une dialectique avec le «temps long », suivant les progrès du milieu anglo-saxon de l’histoire militaire. Loin de vouloir réserver la nouvelle histoire bataille aux historiens seuls, il souhaitait engager des ouvertures au niveau épistémologique, s ’appuyant sur la transversalité entre champs d’études (anthropologie, médecine, …)5.Ducôté des milieux académiquesgermaniques, Ralf Pröve, dans l’introductiondeson ouvrage Klio in Uniform ?,relève une ouverture similaire depuis les années 1960, les relations entre le milieu militaireetlasphère civile (économiques, sociales, mentalités) recevant de plus en plus d’attention des historiens et historiennes, le militaire n ’étant plus limité au cercle restreint des officiers6
Cette ouverture prend racine dans le courant américain War and Society àla fin des années 1950 dans le monde anglo-saxon, qui s ’intéressa aux relations réciproques entre guerre et société, notamment l’impact de cette première sur les institutions, et la manière dont la société influence l’organisation militaire. Cette évolution était d’autant plus importante qu ’elle permit le retour de l’histoire
3 Nicolas Offenstadt, dans sa définition de l’histoire-bataille, donne l’exemple de l’Histoire de France de Victor Duruy (1864), dans laquelle la bataille de Crécy (1364)fut racontée sur deux pages, contre une demi-page pour la peste de 1347, qui entraîna des conséquences économiques, institutionnelles et démographiques plus importantes que la bataille elle-même.
Voir Nicolas Offenstadt, «Histoire-bataille », in Historiographies, II. Concepts et débats,Paris, Gallimard, 2014 (Folio Histoire 180), p. 162.
4 Ibid.,p.163–164.
5 Laurent Henniger, «Pour une “nouvelle histoire bataille” », Cahiers du Centre d’études d’histoire de la défense,n 8 9, 1999, p. 11–14.
6 Ralf Pröve, Klio in Uniform ?Probleme und Perspektiven einer modernen Militärgeschichte der Frühen Neuzeit,Cologne, Böhlau, 1997, p. 2–3.
militaire dans le mondeacadémique après la deuxième guerre mondiale, sous couvert d’ une histoire institutionnelle.Cette transformation du programme de l’histoire militairea conduit àl’émergence àlafin des années 1970 et au début des années 1980 de la «New Military History »dans le monde anglo-saxon, grâce aux nouveaux paradigmessoulevés par John Keegan dans son ouvrage The face of battle (1976), abordant les expériences de combat vécues par les combattants. Un autre ouvrage majeurayant marqué la New Military History est le livre de Geoffrey Parker The Military Revolution (1988), qui plaça les changements dans l’organisation militaire au centre des évolutions politiques des puissances occidentales àpartir du XVIe siècle,soit le développement de l’État fiscal et la croissance de la domination européenne sur les autres continents. Si ce lien de causalité reste encore aujourd’hui discuté, l’argumentaire de Parker apermis à l’histoire militaired’entrer dans le débat plus large du développement politique et institutionnel des états européens àl’époque moderne7 . En ce quiconcerne la Suisse romande, l’histoire urbaine médiévale fut en premier lieu abordée par des historiens du droit et des institutions (voire de l’économie)8,puis àtravers l’histoire architecturale et spatialedes villes9.Les villes furent ainsi étudiées principalement selon leur contexte de fondation. Dans les monographies dédiées àune seule localité, le développement des institutions et de l’autonomie municipale tient une place centrale. Par exemple, l’historien Roger Déglon – dans son ouvrage sur l’histoire d’Yverdon au Moyen Âge –soutient que les villes s ’affirmaient par une gestion interne des biens appartenant àlacommunauté, menant àlacréation d’institutions politiquesspécifiques. En somme, les villes se distinguent par le développement d’ une autonomie communale10 . Les activités militaires étaient pourtant au cœur du fonctionnement urbain.
Pour Pierre Monnet, en renforçant l’auto-défense, la protection réciproque et la possibilité de conclure leurs propres alliances, les communautés urbaines ont cherché às’ opposer àl’autorité de leur seigneur. La prévention du désordre –qu ’il soit intérieur (révoltes et incendies)ouextérieur (guerre) – était considérée par les autorités municipale comme faisant partie intégrante de leurs prérogatives
7 Stephen Morillo et Michael F. Pavkovic, What is Military History ?,Cambridge, Polity, 2017, p. 40–45.
8 Voir notamment Hektor Ammann, «Zur Geschichte der Westschweiz in savoyischer Zeit », Zeitschrift für schweizerische Geschichte =Revue d’histoire suisse,n 8 21, 1941, p. 1–57 et «Über das waadtländische Städtewesen im Mittelalter und über landschaftliches Städtewesen im Allgemeinen », Schweizerische Zeitschrift für Geschichte =Revue suisse d’histoire,n 8 4, 1954, p. 1–87.
9 Marcel Grandjean, «Les villes. Espaces et réseau », in Agostino Paravicini Bagliani (dir.), Les pays romands au Moyen Âge,Lausanne, Payot, 1997, p. 87.
10 Roger Déglon, Yverdon au Moyen Âge (XIIIe –XVe siècle). Étude de la formation d’ une commune,Lausanne, Rouge, 1949.
et de leurs devoirs. La constructiondemurailles et l’intégration de la population dans le système militaireétaient ainsi une part importante des pratiques politiques urbaines.Auniveau politique, les capacitésmilitaires d’ une ville dépendaient d’ un degré relativement élevé d’autonomie municipale, comme en témoignent l’appareil administratif et fiscal mis en place pour gérer l’organisation militaire11.Les composantesessentielles de cette autonomie étaient la présence d’ une autorité municipale composée de bourgeois (conseil), d’instances judiciaires propres, d’ une autorité directe sur un territoire (zone urbaine et campagnesenvironnantes) et une population, d’ une gestion financièreetadministrative par les institutions municipales, de la possibilité de conclure des accords avec d’autres entités politiques et d’ envoyer des représentants aux assembléesrégionales (diète, …), et d’ une opposition officielle aux violations du droit par les seigneurs. Le développement et les formes de ces composantes étaient tributaires du lien entre la communauté urbaine et le seigneur12.Une question soulevée par l’historiographie est l’influence du type de régime politique de la ville sur l’appartenancesociale des personnes recrutées militairement. Par exemple, Monnet pose la question du lien entre les villes dirigées par les guildes et le recrutement privilégié des membres de celles-ci pour les guerres13.Au contraire, Marteen Prak soulève l’inconsistancedes modèles de recrutement géographiquesetsociaux (districts contreguildes)dans les villes de Flandre et des Pays-Bas, que les guildes soient au pouvoir ou non14.Bien que cette question soit spécifique àunprocessus de l’organisation militaire, elle metenlumière deux éléments centraux dans les pratiquesmilitaires des villes :larelation entre les communautés urbaines et leurs seigneurs, et l’intégration des personnes (bourgeois et non-bourgeois)dans les activités politiques et sociales des localités.
Questions et concepts
Pour résumer ce qui précède, l’appareil militaire se situait au centre des pratiques politiques urbaines,constituant l’affirmation d’ une communauté d’auto-défense et de solidarité et requérait un certain degré d’autonomie communale pour
11 Pierre Monnet, «Laville et la guerre dans quelques cités de l’Empire au XIVe et XVe siècles. De l’ urgence immédiate àlamémoire identitaire », in Christiane Raynaud (dir.), Villes en guerre. Actes du colloque tenu àl’université de Provence (Aix-en-Provence, 8–9juin 2006), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2008, p. 186–201.
12 Eberhard Isenmann, Die deutsche Stadt im Mittelalter 1150–1550. Stadtgestalt, Recht, Verfassung, Stadtregiment, Kirche, Gesellschaft, Wirtschaft,Cologne, Weimar et Vienne, Böhlau, 2014, p. 281 sqq.
13 Monnet, «Laville et la guerre », p. 207.
14 Maarten Prak, Citizens without Nations. Urban Citizenship in Europe and the World, c. 1000–1789,Cambridge et New York, Cambridge University Press, 2018, p. 148.
devenir une prérogative entière des autorités municipales. ÀFribourg, quelles étaient les mesures légales et administratives entreprises pour faire reconnaître cette prérogative et organiser les capacitésmilitaires de la ville ?Commentces mesures différaient-elles d’autres localités ?
Loin d’être un désordre imputable àlafatalité ou àlafolie des foules, la guerre et l’organisation collective de la violence sont le fruit de volontés délibérées des communautés, «d’actions intentionnelles »selon Bernard Boëne15.L’attention portée aux éléments concretsdelapréparation et de la conduite de l’action militaire – soit les aspects fonctionnels de l’appareil militaire –permettent d’observerles relations entre l’appareil militaire comme institution, les intentionsdes autorités municipales et l’implication militaire des différents groupes de personnes. Au contraire des sociétés modernes – notammentavec l’invention des armées permanentes –,les armées urbaines médiévales étaient principalement basées sur les devoirs militaires de ses habitants bourgeois et non-bourgeois. Dans le cas de Fribourg, ces devoirs et les modes de recrutement évoluèrent et s ’adaptèrent aux structures géographiques, professionnelles et sociales locales. Sur quelles structures civiles reposait l’appareil militairefribourgeois pour la préparation, la mobilisation et la conduite de ses armées? Comment ces structures divergèrent-elles d’autres villes ?
Enfin, en parallèle desdéveloppements du recrutement des troupes, les remparts de la villefurentétendus et la gestionduparcd’artillerie se complexifia, impliquant l’engagement de spécialistes (maîtresd’artillerie) et d’artisans (fondeurs de cloches, menuisiers, …)etamenant àlacréation de postesspécifiques dans la comptabilité municipale. L’acquisition de pièces d’artillerie et de matériaux s ’appuyait sur un réseau commercial important, Fribourg se fournissant notamment en matériel àGenève, àBâleetà Nuremberg.Des armes àfeu portatives, desarbalètes et des pièces d’ armure étaient distribuées auxhommes aptes au combatlors des situations de conflit. Ces éléments témoignentdes mesures concrètes prises parles autorités municipales pour renforcer les capacités militaires de la ville. Àl’instar du recrutement, la mise en place des moyens matériels militaires s ’appuyait sur des structures civilesetnécessitait une constructionlégale, administrative et financière spécifique par les autorités municipales. Quelles étaientles mesuresprises par les autorités municipales pour renforcer les capacités militaires communales? Commentlarépartition de l’équipementétaitelleopérée entre la ville et la population ?
Au niveau conceptuel, l’appareil militaire des villes est défini comme une organisationassujettie àune autorité souveraine, dont le fonctionnement servait un potentiel dynamique de violence adapté àune situation ;ilsebasait sur la mobilisation de groupes sociaux particuliers, potentiellement répartis dans des
15 Bernard Boëne, Les sciences sociales, la guerre et l’armée. Objets, approches, perspectives, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2014, p. 29.
rôles prédéfinis16.L’appareil militaire formait ainsiune institution spécifique, avec ses propres règles et usages (écrits et non écrits), des buts (usage déterminé de la violence)etdes moyens matériels propres (armement et logistique)17.Pour mieux identifierles différents éléments composant l’appareil militaire, il faut comprendre celui-cicomme une organisation cohérente, dont les parties s ’activaient lors de conflits, indépendamment de la volonté ou de la décision ponctuelled’ un individu particulier. Autrement dit, àl’instar des institutions étatiques médiévales en création18,l’appareil militaire regroupait un ensemble de pratiquesconstruites et constantes dans le temps, transmises entre les générations au sein d’ une communauté. Cette définition permet d’analyser l’interaction entre les institutions politiques et l’organisationmilitairedelaville, soit le cadre politico-militaire, àdes moments donnés. En plus des aspects institutionnels constituant le cadrelégal (ordonnances et chartes de franchises), le cadre politico-militaire présente des aspects matériels et humains plus concrets, comme la possessiond’armuredans le foyeroul’appartenance àune compagnie armée. La focalisation sur cette partie précise du fonctionnement municipal apporte une grille d’analyse communepourcomprendre les pratiques militaires urbaines, indépendamment des contextes de fondation des villes. De plus, elle met en lumière des relations entre les structures militaires et civiles peu étudiées dans le cas de Fribourg.
Les réalités fonctionnelles et organisationnelles de l’appareil militaire s ’ appliquaientà une grande partie de la population urbaine, indépendamment du statut bourgeoisial. Comme le soulève Marteen Prak, se limiter àlaseule catégorie légale de la bourgeoisie restreint la compréhension des rôles politiquesetsociaux joués par les personnes extérieures àcette catégorie. Il propose ainsi d’utiliser le
16 Boëne, Les sciences sociales,p.54–60.
17 Concernant la définition de la notion d’institution, je me réfère aux travaux cités dans Sylvie Mesure, «Institution », in Dictionnaire des sciences humaines,Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 633–635. Parmi les sens (plus ou moins larges)duterme «institution », je retiens notamment l’interprétation culturelle :« “Instituer” ,c ’est faire passer de l’état de nature, de désorganisation et d’inexistence sociale, àcelui de culture, d’ensemble organisé et d’activité sociale reconnue. En ce sens, les institutions sont les appareils, les lois, les représentations, les activités qui opèrent cette transmutation de la “nature” en “société” »; ceci se vérifie notamment par «laformation de règles, de conventions et de procédures de négociation » (p.634).
18 Sur la question du développement des institutions médiévales, voir Jacques Krynen, «État », in Alain de Libera et Claude Gauvard (dir.), Dictionnaire du Moyen Âge,Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 493–495. Si le pouvoir du prince est encore grand entre le XIIIe et le XVe siècle, l’administration se développe pour pallier les dépenses de plus en plus grandes du trésor (notamment àcause des guerres), posant les bases de l’État médiéval ;le pouvoir n ’étant plus lié au seul corps du prince, les institutions trouvent une nouvelle continuité comme entités abstraites.
terme de «citoyen », dont le rôle politique n ’était pas seulement limité aux bourgeois, mais s ’étendait àune grande variété de catégories d’habitants qui participaient activement àlavie politique, économique, sociale et militairedela ville19.Comme pour l’analyse centrée sur les aspects fonctionnels de l’appareil militaire, cette approche permet d’aborder les différentes formes d’implication militaire des personnes.
19 Prak utilise une définition du citoyen orientée vers les pratiques politiques et non basée sur une définition légale précise et restrictive de la bourgeoisie. Ainsi, des non-bourgeois pouvaient participer aux mêmes devoirs civiques (service armé, participation financière ou matérielle, …)que les bourgeois. Voir Prak, Citizens without Nations,p.7.
I. Les sources, leur établissement et
les méthodes d’analyse
Les documents administratifs fribourgeois, ainsi que les chartes de franchises des villes de l’actuelle Suisse romande, permettent d’identifier le cadre légal, politique et organisationnel de l’appareil militaire des villes. Le corpus présenté dans cet ouvrage est défini autour des chartes de franchises, des traités de combourgeoisie, des listes de combattants, des inventaires d’équipement et de la comptabilité municipale. Les chroniques furent écartées de l’analyse en tantque sources primaires, apportant peu de détails concretssur la mobilisation des combattants.
I.1. Les fonds d’archives en Suisse romande
Les documents témoignant des activités militaires des villes ne sont pas présents àdegrés égaux dans toutes les archives de Suisse romande. Dans les anciens territoires de Savoie (Pays de Vaud), les archivesdes différentes villes –notammentNyon, Moudon,Romont et Yverdon – ne contiennent pas plus d’ une dizaine de documents spécifiques aux expéditions militaires ou encore aux préparations matérielles des communautés en cas de conflit. En ce qui concerne l’implication militaire des localités – participation aux expéditions militaires et entretien des fortifications –,elle est principalement identifiable àtravers la comptabilitémunicipale et les actes officiels conclus entre les villes et leur suzerain, ainsi qu ’entre celles-ci et leurs alliés. Par exemple, les archives communales de Payerne conservent plusieurs lettres des ducs de Savoie et de la ville de Berne demandant àlavilledefournir des troupes1.L’implication militairede Nyon n ’est visible qu ’àtravers sa comptabilité municipale, qui se limite à l’entretiendes fortifications et àunrôle de support financier pour les opérations militaires du suzerain savoyard. Les comptes municipaux peuvent receler plus d’informations toutefois, comme les dépenses des expéditions militaires (in-
1 Les archives communales de Payerne conservent notamment deux lettres envoyées par les princes savoyards en 1387 et 1400, une charte reconnaissant l’octroi d’ une garnison par Payerne aux princes de Savoie en 1361, une liste de combattants originaires de Payerne en 1443, ainsi que cinq lettres envoyées par Berne écrites entre 1528 et 1531 demandant l’envoi de plusieurs dizaines d’hommes pour l’aide militaire envoyée àGenève. Voir la bibliographie.