L’ADIEU AUX ORDRES
Les sécularisations des religieuses au moment de la Réforme
Les sécularisations des religieuses au moment de la Réforme
Les sécularisations des religieuses au moment de la Réforme (France – Suisse – Angleterre, XVIe siècle)
Schwabe Verlag
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© 2025ÉlénaGuillemard,publiéparSchwabe VerlagBasel,Schwabe
Illustrationcouverture:HeinrichBullingeretHeinrichThomann, [KopienbandzurzürcherischenKirchenundReformationsgeschichte], [Zurich],1605/1606,fol.86r.ZentralbibliothekZürich,Ms B316, https://doi.org/10.7891/e-manuscripta-18901.Domainepublic.
Lectorat:CorinneFournierKiss,BremgartenbeiBern
Conceptiongraphique:iconabaselgmbh,Basel
Couverture:iconabaselgmbh,Basel
Composition:3w+p,Rimpar
Impression:Hubert &Co.,Göttingen
PrintedinGermany
ISBNLivreimprimé978-3-7965-5166-6
ISBNeBook (PDF)978-3-7965-5167-3
DOI10.24894/978-3-7965-5167-3
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Partie I: Inventer la religieuse mariée
I. «Leglaive spirituel », un arsenal catholique
a. Hiérarchie catholique et concile
b. Critiques de la dispense au crible protestant
c. Fuir Dieu, désobéir au père et trahir le roi
II. Des prévaricatrices
a. Reines et rois, parlements et cours : caisses de résonance de la question des religieuses
b. Punir les rebelles
I. D’ une police des nonnes aux nonnes dans la polis
a. Lire, comprendre,manipuler les nouveaux textes
b. Quand le monderit des nonnes
c. L’habit en dérision
d. Réaccueillir au cloître les religieuses sorties, recevoir au monde les anciennes nonnes :del’implication des autorités
II. Au carrefour des lois, des représentations et du réel :lareligieuse comme créaturetrompeuse
a. Un tableau social :lareligieuse et la fraude
b. Un ennemi de taille :l
c. De faibles preuves factuelles
Partie II :Laclé des champs
I. Supplier le pape :unchœur de voix sans soliste ?.
a. Les suppliques au pape :une méthode d’approche
b. La chair, encre des suppliques
c. Rome et la sortie du cloître
II. L’apostasie par les textes, par le corps
a. De Apostasia Methodus Didactica : lecture de l’apostasie hors de Rome
b. Le corps en supplique, un corps supplicié ?.
III. Les jeux sur la dispense
a. Le «recrit », un levier en faveur des religieuses ?.
b. Les sœurs Girard
c. Il ya dispense et dispense
ChapitreV – Les belles échappées
I. Évasions volontaires, mode d’emploi
a. Les préparatifsau(x) départ(s).
b. Sortir accompagnée
c. Récits d’évasion
d. Recueil réformé de vies exemplaires.
II. De la fugitive àlachassée ..
a. Négocier la fuite forcée.
b. L’expérience du départ :les religieuses montpelliéraines ..
c. Qu’emporter ?.
III. Le relogement des délogées
a. Revenir au cloître àMontpellier :des luttes inter-religieuses ..
b. Les réseaux d’aide ..
ChapitreVI – (Faire)les frais de la sécularisation
I. Penser les apostates en précaires ..
a. La précarité des nonnes en repoussoir ..
b. «Venez travaillez de vos mains ».
c. Un clergé féminin informel ?.
d. En contrepoint, se séculariser dans le ministère réformé : une alternative masculine, mais précaire ?.
II. Des droits des anciennes religieuses ..
a. Les récupérations d’héritages
b. Les constitutions de rentes
c. Les pensionspour encadrer la sécularisation
Partie III :Séculariser les corps :enjeux, débats et résistances
ChapitreVII – «Madame la Nonnain ha fait un beau filz amonsieur le Chanoine », ou le mariage des religieuses
I. Éléments de sociologie des couples des anciennes religieuses ..
a. Obstacles de fonds : mariages de groupes, changement de noms
b. Le couple doublement clérical : une loupe déformante du phénomène
c. Des mariages de proximité ?.
II. Des retours àlagénération
a. Enfant, maternité, éducation
La transmission du péché ..
III. L’invention de nouvelles questions
a. Le mariage comme conversion ?.
b. Une recomposition de la famille ?.
I. (D)écrire le corps des nonnes
a. Refuser la chasteté pour détruire la débauche. ..
b. Sans sexualité, pas d’abus : un accord tacite bi-confessionnel ?.
c. Une érotique des corps monastiques ?.
II. De la chasteté àlachair
a. Le corps, lieu premier de la sécularisation
b. Le corps valide, prérequis de la sécularisation ?.
c. Les «débauchées »face aux autorités
III. Les anciennes religieuses face aux violences du siècle ..
a. Les réponses féminines àlasécularisation, au principedes violences ..
b. L’après-coup de la sortie, un momentviolent ..
c. Charlotte de Bourbon, le journal d’ un corps
d. Une vie biologique terrestre :vieillir et mourir hors du cloître après la dissolution en Angleterre
C’est avec joie et émotion que je remercie ici nombre de personnespour leur soutien et leurs conseils, ainsi que pourl’amitié qu ’elles m ’ont prodiguée pendant ces années de recherche. Une thèse, c ’est connu, ne se fait jamais seule : puisse cette longue liste en témoigner avec la plus grande justesse.
Merci àmes directeurs de thèse, OlivierChristin et BernardHours, pour m ’avoir accompagnée pendant ces années de réflexion, et aux membres de mon jury, Michèle Clément,Isabelle Poutrin et Denis Crouzet, pour avoir bien voulu relire ce travail avec un œil critique et bienveillant.
Merci aux éditions Schwabe, et particulièrementà FabriceFlückiger, dont l’amitié de longue date aété d’ une grande aide dans ce processus.
Les différentes équipes avec qui j’ai travaillé ont été crucialesdans ce cheminement académique :ainsi, merci au département d’histoire de l’Université Toulouse Jean Jaurès, dont l’accueil m ’apermis de terminer ma thèse dans des conditionsidéales, et tout particulièrement àValérie Sottocasa, Maïté Recasens, Gillaume Debat, Nicolas Marqué. Merci àl’équipe de l’université de Neuchâtel –àLouis Grossman-Wirth, Nicolas Balzamo, Marc Aberlé, MarionDeschamp, dont l’amitié et le soutien ont donné au doctorat le meilleur cadre possible. Ces années n ’auraient pu être les mêmes sans Raphaële Rasina et Catherine HerrLaporte et leur soutien inébranlable.
Je remercie aussi ma famille, qui asupporté sans se plaindre ces années d’histoire moderne :jesouhaite ici exprimer toute ma reconnaissance àmes parents, Catherine et Jean-Marie, mesfrère et sœurs, Alexis, Alice et Héloïse ;et Sylvie et Sliv, Léandre, Isabelle et Jacques, Chantal et Philippe. Merci àcelles et ceux qui m ’entourentdepuis plusieursannées et dont la constante amitié apermis de tout supporter, des archives perdues aux «ouvrages manquant pour un temps indéterminé », des moments de panique aux trains supprimés: merci aux ami·e·s alors thésard·e·setdésormais docteur·e·s, dont les souffrances comparées et les verres partagés ont considérablement participé à l’accomplissement de ma thèse. Merci àBenedetta, àAlya, àAdrien, àBianchi, à Thomas, et particulièrement àNicolas et àTimothée pour leurs traductions latines. Merci àMathilde, pour son soutien inconditionnel.
Àmon grand-père, avec qui j’aurais tantaimé discuter de ce travail
Les presches des Ministresretentissoient tous les Dimanches [à Metz], d’acclamations au sujet des mariages des Prestres, des Religieux &des Religieusesqui s ’yfaisoient continuellement. Ce fut alors que six Religieuses, entre lesquellesestoit mesme la Superieure, sortirent du Monastere de Saincte Magdelaine,enune nuict, pour se faire Huguenottes, dont l’ une nommée sœur Antoinette fut mariée au petit Simonet chaussetier de la petite place :sœur Marietteà un cordonnier de la porte aux Allemands, & sœur Ianon àunapostatdel’ordre de Cisteaux venu de France :sœur Marie de Mousson n ’ayant pû trouver personne qui voulust d’elle, parcequ ’elle estoit un peu vieille &d’ assez mauvaise grace, fut contrainte de demeurerau service de la Presidente de Metz :les deux autres s ’ en allerent vagabondes par le monde, &moururentenfin toutes six miserablement1 .
Une mortmisérable conclut les vies scandaleuses des religieuses messines «apostates »dupremier XVIe siècle, quiont préféré le siècle, le mariage et Luther au couvent, àla chasteté et aux vœux monastiques. Cette histoire d’ une sortie du couvent au début du XVIe siècle,rédigée a posteriori par le catholique Meurisse,pourprécise et informée qu ’elle semble, avec ces noms, ces prénomsetces métiers, reprend en réalité les codes littéraires élaborés depuis Luther sur les sorties des cloîtres. Au fil de la description apparaissent tous les éléments qui caractérisent progressivement au XVIe siècle les sorties monastiques. L’évasion se rythme selon un schéma désormais typique :les religieuses suiventunexemple pernicieux (ici, celui de leur supérieure ), elles sortent en groupe, elles profitent de la nuit pour fuir, dans le but de se convertir à «l’hérésie ». De retour dans le siècle, leur vie implique alors l’investissement de tiers, que ce soit celuideleurs époux, de leurs familles ou de relations réformées2 . En revanche, si les religieuses évadées ne peuvent solliciter l’aide de ces réseaux
1 Martin Meurisse, Histoire de la naissance du progrès et de la décadence de l’hérésie dans la ville de Metz et dans le pays Messin,Metz, Par Jean Antoine [1ère édition 1642], 1670, p. 225–226.
2 La «Présidente de Metz »est la femme d’Antoine de Senneton, président royal des villes, comtés et évêchés de Metz et de Toul. Cf. Emmanuel Michel, Biographie du Parlement de Metz, Metz, Nouvian, 1855, p. 498.
ou l’appui de quelque soutien, elles sont vouées àundestin d’ errance et de pauvreté. Enfin, sort funesteenadéquation avec l’horreur de leur crime, elles meurent toutes dans la misère.
Tout s ’enchaîneparfaitement dans cesrécits,mécaniques huilées qui présentent le départ des cloîtres comme une suite d’actions linéaires, cascade de conséquences terribles amorcée par le choix hérétique de la Réforme, et ses actrices sous les traitsdefemmes damnées, poussées par leurs pulsionscharnelles.
Pourtant, pour arriver àcerécit d’ une évasion de six «apostates », il afallu plus d’ un siècle d’élaboration d’ un canon littéraire et théorique de la sortie monastique féminine, formulé, affiné, au fil des affrontements religieux, des disputes confessionnelles et des sorties réelles ou fantasmées de monastères, de couvents et de cloîtres. Si l’ on déploie cette anecdote, cette petite archive, on découvre qu ’elle renvoie àdes histoires multiples, qui s ’yentrelacent et doivent être déroulées, comme autant de fils d’ un même écheveau.
Àlacroisée de l’histoire des ordres religieux et des femmes, des réformes religieuses et de l’histoire monastique se rencontrent ces six Messines, sorties du cloître pour rejoindre la confession réformée. Pourtant, la véracité de l’anecdote, c ’est-à-dire la réalité de ces sorties et d’ une conversion intime aux idées réformées, demande àêtre questionnée car elle s ’inscrit dans un discours antiréformé et se muent donc en arguments. S’entremêlent alors surtout dans ce petit récit l’histoire des représentations sociales des moniales, l’histoire des affrontements religieuxmédiatisés par les discours, l’histoire du rôle perçu des femmes dans les bouleversements confessionnels de l’Europe du XVIe siècle.
Démêler le vrai du faux dans ces récits s ’avèreune démarche presque aporétique :hyperboliques dans leur nature, polémiques dans leur ton, ces anecdotes littéraires de femmes qui quittent les couvents incarnent, pour les auteurs catholiques, la perversité de la confession adverse. Il faut ainsi renoncer à délimiter les éléments véridiquesdans cesécrits d’affrontements confessionnels, mais exhumer au contraire, àl’aide d’autres sources,les parcours véritables sur lesquels s ’appuient ces écrits, c ’est-à-dire ce qui leur aservi de pré-texte. Il nous faut donc partir àlaquête de ces femmes réelles, des créatures de chair, pour reprendre les motsdeleursdétracteurs, celles qui, profitantd’ un contexte heurté ou par une suite de hasards, par une conviction profonde ou par une décision spontanée,quittent les cloîtres et amorcent, entre les années 1520 et la fin du siècle, des retours dans le monde. Pour cela, il faut d’abord décrire et reconstituer l’ espace social, géographique et politique de ces itinéraires de vie inouïs.
Nous avons choisi de tenir ensemble, parallèlement, des sociétés «voisines et contemporaines3 », la France, l’Angleterre, l’ancienneConfédération helvétique, non seulement parce que les expériences singulièresdeces femmes passaient parfois les frontières mais aussi parce que le synchronisme de l’expérience des religieuses européennes au XVIe siècle,ainsi que la grande proximité de ces trois espaces presque frontaliers, rendent efficace cette comparaison – portant plutôt sur les itinéraires, les parcours, les vies séculières que sur les biographies4 Retracer des biographiesbiaiserait notre tableau, car cela reviendrait àvaloriser les femmes célèbres, les mieux nées, les plus médiatiques de notre corpus, étant donné que le XVIe siècle voit l’arrivée de certaines «apostates »bien en vue sur la scène politique et internationale5.Afin de ne pas ajouter une étude supplémentaire àla« compilation des Dignités des Femmes »relevée dans l’historiographie par Natalie Davis6,nous établirons, plutôt que des portraits de ces femmes incroyables, la «cartographie multidimensionnelle des structures sociales »dans lesquelleselles évoluent, qui prendra en compte les interactions variées de ces actrices et de leur(s) monde(s),entre société laïque et monastique7 .
Or, ces vies multiples, ces traversées simultanées d’ un siècle dans plusieurs territoires,s’appréhendent d’abord par les lieux d’origineetd’arrivée. Il s ’agit donc de retracer le parcours et ses errances, les évolutions sociales et familiales
3 Marc Bloch, «Pour une histoire comparée des sociétés européennes », Revue de synthèse historique,vol. 46, 1928, p. 15–50, ici p. 19.
4 Nous avons retrouvé un peu plus de 220 vies de femmes qui, religieuses ou anciennes religieuses, passent un temps par le siècle. Les parcours impliquant au moins un franchissement de frontière concernent un peu moins de 14 %des cas. Pour les anciennes religieuses mariées que nous avons retrouvées, une petite centaine, les itinéraires internationaux forment 14 %des cas. Cette stabilité des chiffres semble montrer que c ’est la sécularisation, et non le mariage, qui est la cause principale de la mobilité.
5 Le précédent historiographique le plus significatif, dans ce passage de la biographie àla trajectoire, réside dans l’étude de la vie de Charlotte de Bourbon, ancienne abbesse de Jouarre et épouse de Guillaume d’Orange. Sa biographie, rédigée par Jules Delaborde (Charlotte de Bourbon, princesse d’Orange,Paris, Librairie Fischbacher, 1888), décrit tous les événements de sa vie sur le mode hagiographique. Mais cette vie est, depuis les années 1990, intégrée àdes réflexions plus larges sur les religieuses qui fuient les couvents :lerécit de sa vie laisse place àla comparaison de trajectoires dans le cadre d’ une histoire des femmes. Voir par exemple
Susan Broomhall, Women and Religion in Sixteenth-Century France,Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006, ou, pour un point de vue féministe, Jane Couchman, «Charlotte de Bourbon’sCorrespondence. Using Words to Implement Emancipation », in Colette H. Winn et Donna Kuizenga (dir.), Women Writers in Pre-Revolutionary France. Strategies of Emancipation,New York, Garland, 1997, p. 101–126.
6 Natalie Zemon Davis, « “Women’sHistory” in Transition. The European Case », Feminist Studies,vol. 3, 3/4, 1976, p. 83–103, ici p. 90, (m.t.).
7 Ibid.,p.91, (m.t.).
qui caractérisent les existences des anciennes moniales. Ces existences ne se racontent plus, un demi-millénaire plus tard, selon une ligne biographique continue ou selon une trajectoire statistique,mais elles se construisent en fonction des faits et des parcours qui ont laissé des traces. Pas de modélisation possible apriori de ces expériences du siècle, mais une observation précise de détails et de fragments, de traces et de filigranes par tâtonnement.
En effet, les religieuses qui sortent des cloîtres, et c ’est là notre hypothèse, construisent leur sécularisation àmesure qu ’elles l’expérimentent. Sortir peut être un but en soi, mais ce qui suit se vit, s ’éprouve, s ’invente. En ce sens, la notion d’ une «trajectoire de sécularisation »gommerait cesaléas, parfois extérieurs et politiques(comme la soudaineinterdiction du mariage clérical sous Mary Tudor), posés aux religieuses dans le siècle, en délivrant une histoire orientée par sa fin prévue. Or, certaines religieuses qui s ’ex-cloîtrent envisagent et construisent leur sécularisation seulementaprès leur départ, par exemple quand c ’est la fermeture de leur monastère liée aux guerres qui les aremises au siècle. On ne peut donc pas comprendre leur retour au monde comme une sécularisation, mais plutôt comme une expérimentation, progressive et empirique, spontanée car imprévue, du siècle. Ainsi, sans écrire complètement des vies, nous proposons plutôt, àl’ aune aussi du peu de sources disponibles, d’écrire des fragments de vies :c ’est dans cesparenthèses d’existences, ces restes parcellaires, hors du cloître,que l’ on peut éclairer les conditionsdesécularisation des femmes de l’époque moderne.
Ces expériences, peu nombreuses puisque seulement quelque deux cents noms nous sont parvenus, invitent alors àunélargissement du propos :la comparaisonentre des parcours anglais, helvétiques et français devient rapidement essentielle. Bien sûr, la comparaisonpourrait être étendue àunplus vaste espace européen :leSaint-Empire luthérien, dont les sécularisations monastiques précoces ont déjà été bien étudiées8,sera un contrepointfréquent ànos interrogations. Pour reprendre Marc Bloch, dans son célèbre article sur les bénéfices de la comparaisonpourl’étude des sociétés européennes, nous avons choisi de suivre un «comparatisme limité ». Ainsi,des phénomènes analogues de sorties féminines du cloître, qui se déroulentdans des contextes différents d’affrontements confessionnels, mais ayant pourpoint commun une remise en question religieuse et globale, se répondent l’ un l’autre, se croisent et se fertilisent au contact de cheminements comparables mais distincts. Dans un contextede
8 Le Saint-Empire est au cœur des études les plus importantes sur l’enjeu des sécularisations. Pour ne citer qu ’ une référence, les travaux de Marjorie Elizabeth Plummer, centraux dans notre réflexion, questionnent cet espace. Les exemples qu ’elle donne seront donc souvent mobilisés. De même, des réflexions sur certaines villes d’Empire (Strasbourg, Augsbourg), au centre des études de plusieurs historien·ne·s (Lyndal Roper, Anne-Marie Heitz-Muller)enrichiront notre comparaison.
mobilité des religieuses, prisesdans les affrontements de leur siècle, la comparaison géographique entre ces vies en fonction des espaces dans lesquels elles se déroulent, semble indispensable. En effet, dans cette zone circonscrite, l’Occident, traversée par des lignes de force majeures (comme les bouleversementsreligieux), la circulationdes idées et des personnes établit aux fondements des sociétés une mobilité essentielle, qui contrevient àlavision longtemps statique des populations de l’époque moderne9.Cette mobilité est constitutive de l’ espace européen des réformations, àl’allure de «marqueterie ou de peau de léopard10 », car l’éclatement politique et religieux implique et provoque les déplacements, les fuites et les errances, les échanges et les contacts,dont ceux de ces femmes. Il faut alors étudier, en comparant les espaces et les expériences, ces femmes qui vivent parmi les premières les effets de la fin de la «tunique sans couture11 » et du cujus regio qui s ’ annonce dans les faits avant d’être formulé :les religieuses françaises en fuite qui s ’exilent en Suisse, celles des cantons helvétiques qui préfèrentretourner en terrescatholiques, les nonnes anglaises qui, restées catholiques, prennent la mer pour rejoindredes espacesoùelles peuvent vivre leur foi. En somme, il s ’agit d’étudierces trajectoires de mobilitédépassantles frontières confessionnelles, non seulement àl’échelle des individus mais aussi des royaumes et des républiques, et comparer entre eux ces parcours qui restent, essentiellement, des parcours de transgression.
Le point de rencontre de nos cas est simple :des femmes, au XVIe siècle, sortent des institutions monastiques. Cetteassertion pourrait être le résultat d’ une démarche proche de la recherche des «mythèmes »lévi-straussiens (sans tout àfait oser le néologismed’historème, àsavoir ce plus petit fait possible, qui permette justement la comparaison). Il s ’agira donc de relever ces informations
9 Les mobilités des individus ont été analysées notamment par Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages,Paris, Fayard, 2003. Pour l’étude de ces trois espaces, France, Suisse et Angleterre, nous nous inscrivons dans la lignée des travaux d’Olivier Christin qui montrent la grande mobilité des systèmes politiques et idéologiques àl’échelle de l’Europe. Son étude sur les origines du vote souligne les allers-retours entre des systèmes différents, en comparant la France et la Suisse, l’Angleterre agissant souvent en contrepoint. Voir Olivier Christin, Voxpopuli. Une histoire du vote avant le suffrage universel, Paris, Seuil, 2014. La complémentarité de ces trois espaces au moment des réformations permet d’établir des connexions et des fertilisations croisées entre eux, qui interdisent de les comprendre comme vases clos.
10 Olivier Christin, «Introduction », in Véronique Castagnet, Naïma Ghermani et Olivier Christin (dir.), Les Affrontements religieux en Europe du début du XVIe au milieu du XVIIe siècle, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaire du Septentrion, 2008, p. 11–17, ici p. 16.
11 Cette tunique, évoquée par saint Paul, représente jusqu’àlaRéforme l’unité de l’Église. Sur l’utilisation de cette expression àl’époque moderne, voir Olivier Christin, «Minorités religieuses de l’époque moderne », in Lionel Obadia et Anne-Laure Zwilling (dir.), Minorité et communauté en religion,Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2016, p. 35–45.
essentielles, cesmiettesdusiècle qui nous sont parvenues :unnom ou une date, parfois simplement la mention d’ une religieuse anonyme qui sort. Ainsi,même cette anecdote qui n ’est même pas un fait encore, tantelle est imprécise, tant elle peut n ’être qu ’ un trait polémique inséré dans un discours, sera relevée. Aucune piste ne doitêtre écartée pour construire cette méthode de prosopographie aléatoire du fragment. Nous recherchons l’élément commun, le point de recoupement qui nous permettra de trouver une norme, ou plutôt des normes. Malgré l’apparente simplicité du phénomène, largement exploité par les discoursthéologiques et politiques, les chemins individuels témoignent de l’extraordinaire variété des existences, que ce soit dans les motivations qui provoquent le départ du couvent ou dans les passages au siècle qui s ’ensuivent. Ainsi, ce phénomène de sortie du cloître n ’est probablementpas aussi convenu qu ’ un regard superficiel pourrait inviter àlesupposer. La comparaison, en ce sens, reste bien un outil essentiel de la critique des clichés historiographiques, des raccourcis polémiques, des illusions nationales ou confessionnelles qui s ’exagèrent leur singularité.Nos comparaisons, en associant parcours cités de l’historiographie et trajectoires sans échos contemporains, débanalisent ces vies, pour reprendre Bourdieu12.Longtemps cantonnées àprendre la forme écrite d’évocations désincarnées dans les listes des effets des Réformes (réduites aux deux lignes habituelles s ’étonnant, s ’enthousiasmant, ou se désolant de la présence de femmes dans cessorties monastiques), ces religieuses retrouvent, en étant rattachées àune dynamique d’ensemble àl’échelle européenne, une réalité historique.
Nous avons relevé près de 220 cas de religieuses quientreprennent ou subissent, choisissent ou se retrouvent dans des situations de sécularisation par les aléas confessionnels et politiques de leur lieu de vie au sein de ces trois espaces, pendant un siècle. Mais ces chiffres sont délicats àfaire parler et il faut renoncer à l’exhaustivité et àlaprécision statistique car ces femmes entre deux mondes présentent cette singularité, cette exceptionnalité qui éparpille les documents dans des fonds d’archives multiples. En effet, leurs vies presque nomades, entre institutions monastiques et siècle, confessions, parfois pays, diffractent en chaque espace géographique et social qu ’elles traversent, les indices et les traces que leur passage dans ces institutions produit.
Le groupe serait peut-être plus facile àdécrire. Mais les populations monastiques des trois espaces ne sont pas partout connues avec la même
12 Selon le sociologue français, la méthode comparative apour objectif principal de «rendre étrange l’évident par la confrontation avec des manières de penser et d’agir étrangères, qui sont les évidences des autres ». Cf. Pierre Bourdieu, «L’inconscient d’école », Actes de la recherche en sciences sociales,vol. 135, no 1, 2000, p. 3–5, ici p. 4.
précision, les populations globales des espaces européens non plus. Ainsi, si grâce àdes sources nombreuses sur le moment de fermeture des cloîtres et aux travaux de longue haleine des historiennes et historiens du catholicismeanglais, on sait que l’Angleterre compte environ 9000 membres du clergé régulier en 1534, dont environ 1500 femmes13,la même estimationd’ un ordre de grandeur des femmes ayant pris le voile en France au XVIe siècle n ’est pas connue. Quelques indications chiffrées aident néanmoins àcomprendre la rareté des cas de sorties, qui constituentenquelque sorte l’exception de l’exception. En effet, les membres du clergé régulier, hommes et femmes confondu·e·s, représentent entre 2et4 %dela population globale européenne au XVIe siècle.À titre d’exemple, en Espagne, àla fin du XVIe siècle,ils et elles sont estimé·e·s àmoins de 2% de la population14 . Faute de chiffres généraux plus précis, afin de montrer la faiblesse numérique des religieuses, il s ’agit de voir dans chaque ville quelles sont les proportions de membres du clergé ramenées àlapopulation globale. L’exemple de Rouen, d’après Ph. Benedict, montre un clergé composé d’environ 900 individus, soit 1,2 %delapopulation15.Cepourcentage monastique de la population est plutôt faible par rapportaux villes de l’ espace méditerranéen :ainsi, àMadrid en 1567, àune date où les deux villes sont àpeu près de la même taille, 45 couvents logent 2000 individus.
Des chiffres également peu élevés sont connus pour la Suisse. Les dénombrements déjà faits se présentent soit par ordres religieux, soit par cantons ou diocèses. Louis Binz estime que le diocèse de Genève, dans la secondemoitié du XVe siècle, abrite322 religieux et 34 moniales, et il souligne l’exiguïté des effectifs ainsi que les lacunes de sources qui rendent ces chiffres imparfaits. Il évalue alors à450 personnes les régulier·e·s du diocèse, soit 1,2 %dutotal des habitant·e·s de ce territoire16.L’ordre des clarisses, par exemple, très présent dans l’ancienne
13 Francis Dolan Logan, Runaway Religious in Medieval England c. 1240–1540,Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 174.
14 Voir Dominique Dinet, «Les ordres religieux dans la ville au XVIIe siècle », in Catherine Désos et Jean-Pascal Gay (dir.), Au cœur religieux de l’époque moderne. Études d’histoire, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2019, p. 562. Isabelle Poutrin relève le recensement de 1591 de Castille qui décompte 20.369 religieuses pour une population de 6,5 millions d’habitant·e·s. Voir Isabelle Poutrin, Le voile et la plume. Autobiographie et sainteté féminine dans l’Espagne moderne,Madrid, Casa de Velázquez, 1995, p. 27. Comme l’historienne l’explique, les autobiographies qu ’elle étudie, celles de saintes et d’aspirantes àlasainteté, ne sont pas représentatives du destin des contemplatives dans leur ensemble. Tout comme cette recherche, et pour paraphraser Isabelle Poutrin, nous ne lirons donc pas le quotidien dans ces itinéraires de femmes qui sortent, mais l’exception.
15 Philip Benedict, Rouen During the Wars of Religion,Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 5.
16 Louis Binz, Vie religieuse et réforme ecclésiastique dans le diocèse de Genève, Genève, Librairie Droz, 1973, p. 442.