Nicolas Gex. Kurd von Hardt et sa Fondation

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ANTIKE NACH DER ANTIKE ANTIQUITY AFTER ANTIQUITY

NICOLAS GEX

Kurd von Hardt et sa Fondation

Émergence d’un lieu de savoir au service des études classiques

Antike nach der Antike

Antiquity after Antiquity

Herausgegeben von DanielBarbu, Constanze Güthenke, Karin Schlapbach, ThomasSpäth und Adrian Stähli

Band 5

Kurd von Hardt et sa Fondation

Émergence d’ un lieu de savoir au service des études classiques

Schwabe Verlag

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© 2024 Nicolas Gex, publié par Schwabe Verlag Basel, Schwabe Verlagsgruppe AG, Basel, Schweiz

Illustration couverture: Archives de la Fondation Hardt, Vandœuvres

Correctorat: Anne Kubler, Paris

Couverture: icona basel gmbh, Basel

Conception graphique: icona basel gmbh, Basel

Composition: 3w+p, Rimpar

Impression: Hubert & Co , Göttingen

Printed in Germany

ISBN Livre imprimé 978-3-7965-5209-0

ISBN eBook (PDF) 978-3-7965-5210-6

DOI 10.24894/978-3-7965-5210-6

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Je tiens àadresser mes remerciements àcelles et ceux qui m ’ont accompagné durant tout ou partie de cette longue recherche, qui aaboutià la soutenancede ma thèse en octobre 2020 àl’Université de Lausanne,sous le titre de : Au cœur de la recomposition du champ des études classiques :Kurd von Hardt et la Fondation Hardt pour l’étude de l’Antiquité classique (1948 –1958). Cet ouvrage en est une version retravaillée.

Ma profonde gratitude va àmon directeur de thèse, le Prof. François Vallotton (Université de Lausanne)qui m ’aprodiguédenombreuxetprécieux conseils tout au long des étapes de ce travail et qui atémoignéunintérêt soutenu et bienveillant pour cette recherche. Mes remerciements vont aux membres de mon jury de thèse, les Prof. Corinne Bonnet (Université de Toulouse-Jean Jaurès), Cédric Brélaz (Université de Fribourg)etStefan Rebenich (Université de Berne)pour leurs lectures fines et stimulantes, qui ont permis d’améliorer sensiblementcetravail.

Ma reconnaissance va au Prof. Pierre Ducrey (Université de Lausanne), président, puis directeur de la Fondation, qui atoujours soutenu mon travail et m ’aoffert un accès total aux archivesdelaFondation. Je tiens àremercier également Pascal Couchepin (ancien conseiller fédéral et ancien président de la Confédération) et le Prof. Jean-Louis Ferrary† (École pratique des hautes études, Paris), anciens présidents du conseildefondation et de la commission scientifique de la Fondation et, àtravers eux, l’ensemble des membres des organes de la Fondation, ainsique les collaboratrices et collaborateursdel’institution.

Grande est ma dette envers BernardGrange, bibliothécairedelaFondation et éditeur des Entretiens sur l’Antiquité classique durant près de quatre décennies (1970–2008), qui m ’agénéreusement partagé ses nombreuxsouvenirs directs et indirects sur la Fondation et ses hôtes, et afait preuve de redoutablescompétences de relecture.

Ce travail aamené àéchanger avec de nombreux spécialistes des études classiques. Ma gratitude va au Prof. Albrecht Dihle† (Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg), qui avait été hôte de la Fondation àl’été 1954, puis membre influent de ses organes entre 1959 à1991 ;à la Prof. Margarethe Billerbeck (Université de Fribourg), présidente de la Fondation de 2004 à2005 ;auProf. François Paschoud† (Université de Genève), secrétairegénéral de la FIEC de 1974 à2004

et président de la Fondation de 1995 à2003 ;auProf. Paul Schubert (Université de Genève), secrétaire général de la FIEC de 2004 à2019.

Je tiens àremercier les responsables d’archivesetdebibliothèques qui ont pris le temps de me renseigner et m ’ont laisséaccéder àdivers dossiers parfois non classés.

Mes remerciements vont au Prof. ThomasSpäth (Université de Berne)età ses collègues du comité de rédactiondelacollection «Antike nach der Antike » pour leur lecture attentive et leurs nombreux conseils, ainsi qu ’àArlette Neumann pour le soutien lors de la longue mutation de ma thèse en ouvrage.

Que la Fondation Me J.-J. van Walsem pro Universitate et la Société académique vaudoise trouvent ici l’expression de mes remerciements. Leurs subsides ont permis l’achèvement de ce travail dans de bonnes conditions matérielles. De même, je remercie le Fonds national suisse de la recherche scientifique,dont le soutien apermis la publication de cetouvrage.

Enfin, ma reconnaissance infinie va àmon épouse Atala, dont le soutien, patient et bienveillant quoique vigoureux parfois, aété constant. Je lui dédie cet ouvrage. Ma reconnaissance va évidemment aussi àmes filles Marion†,Célestine, Bérénice et Herminie, familières bien malgré elles de la Fondation et du monde des études classiques.

1.3.

3.2. Entre le Tessin et la Toscane :deux décennies de mécénat empirique (1919–1938). .. .. .. ..

3.2.1. Hardt et ses hôtes,entre amitié et mécénat

3.2.2. Donner un cadre au mécénat :les projets de fondation artistique et scientifique ..

3.3. Le tournant de 1938 :lerepli àLugano

3.4. Les années àLugano (1938–1948): entre soulagement et désillusions ..

4. Genèse et balbutiements de la Fondation (1948 – 1951) ..

91

4.1. Quitter Lugano, condition sine qua non pour un nouveau départ ... 92

4.2. Créer une fondation en réorganisant le Beaulieu-Treuunternehmen (1948–1949).

4.2.1. Un but précis :soutenir les études classiques ...

4.2.2. Àl’écoute d’avis éclairés: consulter avant d’agir

4.2.3. Des statuts pour la Fondation

4.3. Liquider des actifs pour investir et gérer le patrimoine pour entretenir

4.4. Constituer une bibliothèquederéférence :del’empirisme àl’organisation

4.5. L’accueil des premiers hôtes

5. Les débutsdelaFondation commeinstitution au service de l’étude de l’ Antiquité (1952 – 1954)

5.1. La subvention allemande :reconnaissance officielle et impulsion pour le développement de la bibliothèque

5.2. Les Entretiens, assises scientifiques de la Fondation

5.2.1. Définiruncadre et un concept

5.2.2. Réunir des orateurs :problème àmultiples inconnues

5.2.3. Des Entretiens aux Entretiens : pérenniseretaffiner une formule

5.2.4. Un modèlestable, constamment amélioré

5.3. Le 7e Congrès international de papyrologie en visite àlaFondation ..

5.4. Imprimer les Entretiens :l’aide indispensable de la Bollingen Foundation

5.5. Accueillir la relève académique :les Studiengäste ..

5.6. Triple consécration sur fond de deuil 163

6. Renforcer la Fondation en lui assurantdes moyens pour se développer (1955 – 1958 ) .. ..

6.1. Poursuivreles activités de la Fondation :organiser et publier les Entretiens 170

6.2. Ouverture internationale du recrutementdes Studiengäste ..

6.3. Assurer l’avenirdelaFondation :modifier les statuts et consolider le financement.

6.4. Àlarecherche d’ une collaboration plus étroite : les projets de la Bollingen Foundation 180

6.5. Vers un élargissement du soutien allemand. 183

6.6. Espoirs déçus :les démarchesauprès de la Ford Foundation ...

6.7. Assurer la continuité àlatête de la Fondation : qui pour succéder àHardt ?. ..

6.8. Les modifications des statuts de 1957 et 1958 : tenter de surmonter les impasses ?. 192

II. Émergence et structuration d’ un lieu de savoir : la Fondation Hardt pour l’étude de l’ Antiquité classique, 1948 – 1958

7. Les études classiques :unchamp scientifique en phase avec les évolutions du monde savant .... ... ....

7.1. Le congrès, moteur de la structuration du monde savant

7.1.1. Le temps des regroupements et de la coopération : l’entre-deux-guerres

7.1.2. Une réorganisation sous l’égide de l’UNESCO

7.2. Les études classiques :une structuration tardive

7.2.1. Les études classiques internationales jusqu’ en 1945

7.2.2. Sous le signe de la coopération internationale : la création de la FIEC en 1948

7.3. Les études classiques en Suisse :une émancipation tardive de l’enseignement secondaire .. ...

7.4. Les études classiques àGenève

7.5. Le monde académique,entre continuité et rupture dans un environnement conservateur .. ...

8. Constituer un réseau au sein d’ un champ inconnu : 1948 – 1951

8.1. Les limites du réseau personnel né sous le signe de Stefan George : 1948–1949 ..

8.2. Convergence d’intérêts :rencontre avec deux acteurs du redémarrage des études classiquesenAllemagne et àl’international, Olof Gigon et Bruno Snell ... ...

8.3. Le premier cercle de Hardt :les hôtes des années 1950–1951 271

9. Le temps de l’ ouverture du réseau àl’ ensemble du champ des études classiques :1952 –

9.1. Les Entretiens :extension du réseau de la Fondation àl’ensemble du champ des études classiques. 288

9.1.1. Les premiers Entretiens :ladécouverte du champ des études classiques et de ses usages ..

9.1.2. Transformer la dynamique :éditer les Entretiens 1952 et organiser les éditions suivantes 299

9.1.3. Un réseau mis àmal face àunsujet complexe : les troisièmes Entretiens ..

9.2. La Fondation Hardt et les acteurs des études classiques en Suisse ... 315

9.3. Ouverture vers la nouvelle génération :les Studiengäste

10. Le temps de l’ affirmation du réseau au sein du champ des études classiques :1955 – 1958

10.1. La diffusion des Entretiens : mobilisation et constitution des réseaux

10.1.1. Des diffuseurs choisis avec soin

10.1.2. La diffusion des Entretiens àl’épreuve des particularismes des marchés nationaux du livre

10.1.3. Mobilisation des réseaux et implication personnelle de Hardt :leservice de presse

10.2. La bibliothèque de la Fondation au cœur du réseau des études classiques :dons et échanges de publications académiques

10.3. Favoriser la rencontre de la relève académique franco-allemande : la secondeétape de l’accueil des Studiengäste

10.4. Des Entretiens pour étoffer le réseau de la Fondation ..

10.4.1. Des Entretiens historiques sous le signe de la FIEC : l’édition 1956

10.4.2. La communauté des spécialistes de Plotin àVandœuvres : les Entretiens 1957

10.4.3. Une organisation autonome :les Entretiens 1958

Des projets laissés en plan

10.5. Cristallisationduréseau :les nominations dans les organes de la Fondation (1957–1958).

Chronologie de la vie de Kurd von Hardt et de la Fondation Hardt

1. Introduction générale

Wir Philologen haben allen Anlaß, vorsichtig zu sein mit dem, was wir versprechen, und keine falschen Illusionen zu wecken;wir müssen sorgfältig prüfen, ob das, womit wir heute das humanistische Gymnasium empfehlen, noch in allem Vertrauen verdient, ob nicht manches längst leere Phrase geworden ist, ob es dem entspricht, was eine so vielfach veränderte Welt von uns fordert. In der Tat glaube ich, daß dem alten Gymnasium nichts so sehr geschadet hat, wie dass man es mit fatalem Pathos pries, als wäre es der einzige Weg zur «Bildung»und müsse eigentlich für jeden da sein.1

Ces propos aux accents nietzschéens2 de Bruno Snell,professeur de philologie classique àl’Université de Hambourg et acteur influent des études classiques au XXe siècle, sont sans concession. De manière concise, ils soulignent les divers débats intellectuels qui ont été portés dans la sphère publique par des spécialistes de l’Antiquité dès l’entre-deux-guerres. Après1945, ces débats ont été repris et développés par plusieursd’entre eux au moment où il était nécessaire de poser un regard critique sur les années du régime national-socialiste en Allemagne. Le jugement de Snell prolonge les reproches du même auteur contre la conception de l’humanisme hellénique développée par WernerJaeger et, àtravers elle, le Troisièmehumanisme qu ’il avait théorisé3.Ces discussions ne sont pas des querelles picrocholines entre savants ou pédagogues, car elles sont enracinées dans le passé récent de l’Europe.Ellesreprésentent un versant du discours critique sur la faillite du monde académique,qui n ’asuopposerlaraison àla barbarie nationale-socialiste. L’éducation fondée sur des valeurs transmises par les Anciens n ’ apas été en mesure de s ’imposer en rempart. Une remise en question profonde du système éducatif dans son ensemble était une impérieuse nécessité àlaquelleles philologues ne pouvaientéchapper. Ces quelqueslignesévoquent de nombreux enjeux auxquels le monde savant aété confronté dans le second après-guerre.Ils touchent divers aspects : disciplinaires, épistémologiques et contextuels. Même si la période du IIIe Reich a été vécue de manière différente selon les espaces nationaux, elle représente une

1 Snell 1962, 4.

2 Le «Wir Philologen »est un écho au texte de Friedrich Nietzsche, resté àl’état de projet. Sur ce texte et sa signification, cf. Riedel 1996 et Cancik 1995, 94–106.

3 Àpropos du jugement acéré de Snell sur Jaeger et son Troisième humanisme, cf. Andurand 2014, 338–340.

cassure importante. Elle est omniprésente dans la manière d’appréhender les initiatives scientifiques (nationales ou internationales)qui se développent dans l’après-guerre. La gestion de ce passé récent s ’opère selon un subtil équilibre entre de nécessaires ruptures avec des institutions, des individus ou des pratiques, et d’indispensables continuités. Ces tensions, plus ou moinsmarquées, s ’ajoutent àcelles qui caractérisent tout champ scientifico-académique, quelle que soit la disciplineconcernée.

1.1. Perspectives et cadre d’ analyse du travail

Cet ouvrage est consacré àundouble sujet :Kurd von Hardt et la Fondation Hardt pour l’étude de l’Antiquité classique durant sa première décennie d’existence (1948–1958). Il est peu aisé de les dissocier,tantils étaient confondus dans le regard des contemporains, même si Hardt s ’est toujours gardé d’entretenir cette confusion. Son implication personnelle dans le développement de l’institution qui porte son nom se lit àtoutes les étapes de ce processus. Durant cette période où tout est àcréer, il en est l’animateur principal, même s ’il consulte de nombreuxspécialistes du monde de l’Antiquité lorsqu’il s ’agit de prendre telle ou telle décision.À côté des tâches liées aux activités scientifiques, qui représentent une part importante du travail, l’ensemble des questions liées àlagestion, notammentfinancière, de l’institution occupent une part non négligeable de son temps. Au cours de cette décennie, Hardt désigne la Fondation comme étant l’ « œuvre de ma vie par laquelle je m ’efforce de contribuer modestement àla défense de l’héritage spirituel de l’antiquité classique »4.Son décès le 29 novembre1958 marque le début de l’autonomisation de l’institution, ou plutôt achève son processus d’institutionnalisation. Cette vision est portée par un regard rétrospectif. Bien que Hardt ait prévu cette échéance et qu ’il ait pris des dispositions pour pallier sa disparition, une impression d’improvisation se dégage de l’analyse des décisions adoptées peu avant son entrée en clinique, autour du 24 novembre1958. Cette nouvelle étape est donc franchie dans une certaine confusion. Les difficultés de ses «héritiers »à comprendre le fonctionnement du montage financier complexe dont la Fondation dépendait renforcent ce sentiment. De plus, certains fidèles de la première époque auront de la peine, pour diverses raisons, àaccepter que la structure fonctionne désormais selon des modalités nouvelles.

Un des objectifs de cette étude est de montrer dans quelle mesure le projet porté par Hardt est en phase avec le contexte, non par mode ou par imitation, mais bien par souci de satisfaire àunidéal. Institution scientifique dans ses buts

4 AFH, 2, X, Prof. 2/2, lettre de Kurd von Hardt àAlexander Turyn, [Vandœuvres], 4 décembre 1957.

et son fonctionnement, la Fondation cherche àréunir des Européens autour de leur passé commun,l’Antiquité classique, et àencourager ces derniersàdialoguer autour de ce qui les unit. Soutenir la recherche sur cette période est un moyen d’atteindrecebut. Cette démarche reçoit un écho positif àtravers l’Europe.En peu de temps, des spécialistes des études classiquesaffluent au siège de la Fondation, installé dans un domaine patricien de la campagne genevoise, pour conseiller un homme totalement étranger au mondeacadémico-scientifique dans son entreprise puis pour prendre part aux activités savantes qu ’il organise.

L’image d’ une institution élaborée et évoluant dans une bulle hors du temps et à l’abri des bruits du monde est fausse. Au contraire, la Fondation est en prise avec son époque :elle est marquée par le contexte du second après-guerre, qu ’il soit (géo)politique ou savant. Elle participe aux mutations du monde qui l’entoure, car elle répond àdes besoins divers émanant de la communauté scientifique. La singularité du projet ne se révèle pleinement que si on le confronte avec le champ des études classiques contemporain.

Le questionnement au centre de ces pages se présente donc aussi sous la forme d’ une double interrogation :comment un homme (Hardt)totalement étranger au monde savant s ’est-il mué en un acteur du champ des études classiques ?Et, comment la structurecréée par celui-ci (laFondation Hardt)estelle parvenue àsepositionner comme une institution reconnue par les spécialistes du champ et un lieu de savoir àl’identité affirmée ?Ces deux questions peuvent sembler naïves, évidentes, voire inutiles, au regard de ce qu ’est la Fondation aujourd’hui. Elles sont en vérité centrales pour l’histoire des études classiques au XXe siècle. Premièrement, elles offrent un garde-fou contre toute lecture téléologique du destin de Hardt ou de la Fondation. Secondement, elles obligent à réinterroger tant le parcours du premier que l’histoire de la secondeenadoptant une perspective nouvelle, permettant d’identifier clairement les étapes de ce développement, même dans un laps de temps aussi restreint. Cette «histoire entremêlée »souligne, en forçant un peu le trait, le processus de transformation de Hardt en «M.Fondation Hardt »dans l’esprit de ses interlocuteurs. Cette approche est utile pour relever les différentes dimensions de l’institution et du travail de Hardt, souvent négligées par rapport aux activités scientifiques, mises en avantenraison de leur prestige symbolique. Les questions financières, de gestion, d’organisation concrète de l’accueil des hôtes et de mise sur pied de rencontres savantes sont ainsi appréhendées ici avec une attention soutenue. Cette approche transformenotre perception de Hardt. Alors qu ’il était perçu comme un mécène passif, voire oisif, se contentant d’accueillir ses hôtes à Vandœuvres et de suivre les discussions savantes en retrait – vision que les nécrologies ont consacrée – la perspectivesuivie ici débouche sur un regard différent. Elle montre un homme actif, qui pense et agit en entrepreneur, ce qu ’il n ’acessé d’être tout au long de sa vie. En reliant la première décennie d’activité de la Fondation àl’existence de son créateur, il est ainsi possible de souligner

diverses dynamiques et de les comprendre.Ilenvaainsi pour les sociabilités dans lesquellesHardt s ’est inscrit. Si son entrée dans le monde savant dès 1948 donne l’impression d’ une irruption ex nihilo,secontenter de cette explication est faire acte de paresse intellectuelle, voire d’aveuglement. Hardt est un homme très «civilisé », rompu aux modes de fonctionnement de divers milieux et cercles, liés àdes sociabilités culturelles principalement extra-académiques, dont il possède tout ou partie des normes et des règles.

La Fondation et la vie de Hardt sont donc envisagées ici comme des révélateurs, au sens photographiqueduterme, de l’ensemble du champ des études classiques du second après-guerre.Ils donnent accès àununivers organisé selon des normes, avec ses propres hiérarchies,ses modes de fonctionnement et de légitimation, ses lieux et ses acteurs identifiés. Avant d’analyser les interactions développées par Hardt et la Fondation au sein de ce champ, il est nécessaire de saisir la manière avec laquelle ces deux derniers ont pu s ’yassimiler. Leur intégrations’opèredans un contexte de profondesmutations, marquées par les bouleversements nés du second conflit mondial et leursrépercussions àl’échelle des spécialistes de l’Antiquité. Ces disciplines n ’échappent pas aux tensions entre continuité et rupture qui s ’observent dans ce contextedereconfiguration. Ce travail est articulé autour de deux axes distincts dans leur méthode et semblables dans leur objet d’étude. Cettestructure en diptyque asemblé la plus efficace pour explorer aussi précisément que possible le processus d’intégration de la Fondation dans le champ des études classiquesdel’immédiat après-guerre. Cette problématique générale est abordée en recourant àdeux approches complémentaires, àdeux perspectives faisant appel àdes niveaux d’analyse différents.

La première partie est centrée sur la vie de Hardt, qui en constitue le fil conducteur. L’approche est biographique, bien qu ’il ne s ’agisse pas d’écrire une biographie àproprement parler. Àpartir des sources (rares avant 1938, puis peu abondantes jusqu’ en 1948), j’ai reconstitué le parcours de Hardt entre sa naissance en 1889 et son décès en 1958. L’hétérogénéité de la documentation à disposition et l’intérêt porté sur la Fondation (1948–1958)sont causes d’ un important déséquilibreentre ces différentes périodes. L’objectif n ’était pas de reconstruire minutieusement toutes les étapes de la trajectoire de Hardt, mais de saisir les milieux (sociaux, intellectuels, culturels)qu’il atraversés tout au long de son existence. Pour la période entre 1948 et 1958, cette approche s ’est doublée d’ une histoire institutionnelle de la Fondation, avec la mise en avant de ses aspects structurels et économiques. La seconde partie envisage les seules années 1948–1958. L’approche développée dans ce cadre s ’effectue selon la même périodisation que la précédente, mais le centre d’intérêt s ’est déplacédela Fondation àl’ensemble du champ des études classiques. L’institution de Vandœuvres devient un important «lieu de savoir »pour le domaine des études classiques, une sorte d’observatoire de son fonctionnement. Le regard développé

dans cette partie permet d’évaluer la place de la Fondation et l’originalité de son programme parmi les autres structures du champ des études classiques.

L’approche biographique adonc pour but de cerner la trajectoire de Hardt et les milieux qu ’il afréquentés. L’objectif n ’est pas d’expliquer les raisons de la création de la Fondation par ce biais, mais de cerner un univers intellectuel, culturel, social et les représentations associées, dans la période antérieure àson installation àVandœuvres, puis durant les dix années que Hardt apassé aux commandes de l’institution. Les remarques de Giovanni Levi sur les usages de la biographie ont été stimulantes et ont enrichi ma réflexion sur le sens àdonner à cette «vie »deHardt, en particulier le lien entre biographie et contexte, dans lequel j’inclus tous les aspects liés au fonctionnement du champ des études classiques5.Laforce de ce couple biographie-contexte aguidé mon propos. En adoptant une perspectivepar le champ, il s ’agit de décentrerleregard de la Fondation, en la montrant dans ses interactions avec les acteurs (individus et institutions)des études classiques, en la confrontant àununivers préexistant et fonctionnantselon ses propres normes et usages.Eneffet, les études classiques représentent un champ scientifique, lui-même découpé en de nombreuxsouschamps, les disciplines qui le composent et que sont essentiellement la philologie classique (à ne pas comprendre dans l’acception restreinted’éditiondes textes, mais comme une approche de l’Antiquité grecque et latine par l’étude de la langue et de la littérature), l’histoire ancienneetlaphilosophie antique ; l’archéologie n ’est pas prise en compte dans ces pages, car elle n ’est pas un domaine couvert par les activités de la Fondation. Il est marqué par diverses tensions internes, il dispose de ses propres instances de légitimation et d’ une certaine autonomie. Il se caractérisepar des mécanismes de rapports de force et de domination visant àacquérir la haute main sur les moyens de production et de reproduction, et àles conserver. Cette lutte s ’articule autour de la conquête du pouvoir, qui s ’exprime de manière forte dans les milieux universitaires très hiérarchisésdusecond après-guerre6 .

Je développe mon approche en jouant sur cesdeux registres d’analyse distincts dans un cadre chronologique limité aux débuts de l’institution (1948–1958). Les deux bornes qui encadrent cette décennie correspondent d’ une part aux premières démarches de Hardt (achats de livres et recherche d’ un siège pour la future institution)visant àcréer une structure destinée àsoutenir la recherche dans le domaine des études classiques dès la fin de l’hiver 1948 et, de l’autre, à son décès le 29 novembre 1958. Le recours àune périodisation brève, marquée par la figure de Hardt, permet d’envisagerune perspective d’histoire «totale », c ’est-à-dire incluant des aspects touchant aux domaines politique,culturel, intellectuel, savant, propres, selon moi, àrévéler la nature multiple de l’institu-

5 Levi 1989, 1334.

6 Bourdieu 1976, Bourdieu 1997, 14–15 et 27–29.

tion. En outre, en combinant une approche biographique, centrée sur la trajectoire de Hardt et les milieux qu ’il afréquentésaucours de sa vie, et une exploration de la Fondation dans ses interactions avec le champ savant, on peut apercevoir la densité et la multiplicité des milieux qui entourent àlafois Hardt et sa Fondation. En élargissant le cadre d’analyse àl’ensemble du champ des études classiques, il est possible d’évaluerles modalités d’intégration(ou non)decette institution et de son fondateur, d’ en examiner le fonctionnement. Cettemanière de procéder permet également de révéler(ou non)les particularités de la Fondation, son originalité dans le paysage des structures de soutien àlarecherche en études classiques ou dans les sciences humaines en général.

Cette démarche croisée est un bon antidote àtoute lecture téléologique de l’histoire de la Fondation ou du parcours de Hardt. En d’autres termes, ce dernier n ’était en rien prédestiné àcréer la Fondation ni àl’inscrire dans le soutien aux études classiques ;l’institution n ’était pas non plus vouée àdevenir un centre de recherche internationalement reconnudans ce domaine ;lecanton de Genève et la commune de Vandœuvres n ’étaient pas non plus destinés àaccueillir sur leur sol cette structure7.L’insistance sur le contexte permet de prévenir ce biais téléologique. Envisager la Fondation comme un élément du champ des études classiques permet de s ’interroger sur son originalité parmi les institutions du même type, pour finalement répondre àune question faussement ingénue : qu ’est-ce que la Fondation Hardt ?

1.2. Méthodologie :approches multiples et croisées

Mon approche puise dans plusieurscourants historiographiques en raison de la nature hybride de mon objet d’étude. Ma démarche pourrait être, par analogie avec l’histoire des intellectuels, celle de l’histoire des savants8,que François Chaubet aqualifiéecomme étant :

une micro-histoire sociale, assez empirique, interactionniste […]Cette micro-histoire sociale entend approcher les comportements d’acteurs dans le cadre effectif de leurs pratiques (« les sociabilités ») et àtravers leurs trajectoires propres (les «itinéraires ») afin de saisir les idées dans le cadre où elles ont été produites et de savoir ce qu ’elles ont signifié en leur temps. Et, àl’instar des travaux inspirés par Pierre Bourdieu, cette historiographie déconstruit les entités abstraites tels le «grand créateur », la «société », le

7 Dans son histoire de l’hellénisme genevois, Olivier Reverdin fait implicitement le lien entre la Réformation, la présence des imprimeurs Estienne, puis le développement de la tradition helléniste genevoise, créant un milieu dans lequel la Fondation ne pouvait que s ’implanter ;Reverdin 2000, 99.

8 Cette distinction est moins pertinente dans la tradition allemande, où la figure du savant joue un rôle central ;Hübinger 2006, 23.

«chef-d’ œuvre », le «texte », afin d’ysubstituer l’ examen des conditions du dire et du faire intellectuels dans un contexte historique donné.9

Cette citation évoque les grandes lignes de l’approche suivie dans cette étude, soit l’intérêt porté aux sociabilités développées autour de la Fondation et aux itinéraires de Hardt et de ses interlocuteurs. En privilégiant une micro-histoire sociale d’ une institutionsavante (laFondation Hardt), j’ai volontairement renoncé àune analyse de la production scientifique qui en arésulté (les «idées» de l’histoire intellectuelle)10,bien que j’évoque àplusieursreprises cette question de manière ponctuelle. Mon propos ne s ’inscrit pas dans une tradition d’histoire qualitative, qui aurait consisté àanalyser la production scientifique de l’institution de Vandœuvres ou des savants quiy ont séjourné et de mesurer leur impact sur l’évolution de la recherche dans leurs disciplines respectives. Une telle approche aurait nécessitélamobilisation d’ une méthodologie et de connaissances que je ne possède pas. En me plaçant dans une perspective d’histoire culturelle et intellectuelle,j’ai privilégié l’ examen de cette thématique dans sa globalité, en intégrant notamment le contexte ou plutôt, comme l’aappelé Pascal Ory, l’«environnement »11.Ilest examiné en tensionconstante avec l’objet d’étude, en portant une attention soutenue àsadimensionintellectuelle, institutionnelle, sociale même, car :« Sociale, l’histoire culturelle l’est par sa prise en considération des données techniques, économiques et politiques qui, àlafois, pèsent sur la représentation, mais, du même mouvement, la rendent possible »12.Ensuivant une démarche culturaliste, il est possible d’appréhender le processus de reconfiguration du champ des études classiques du second après-guerre àtravers l’exemple de la Fondation, en portant un regard sur ses acteurs, ses réseaux, ses institutions.

C’est pourquoi j’ai accordé une attention particulière àlamatérialité de la culture savante, qui forme ce que Françoise Waquet aappelé une «écologie du savoir [ ], en considérantlemondeintellectuel comme un milieu »13.Les réflexions de cette chercheuse sont stimulantes pour l’exploration des sociabilités, notammentdes usages et des pratiquesencours au sein du champ savant. La combinaison de ces perspectives me semble mieux àmême de saisir mon objet d’étude que des démarches plus traditionnelles, en particulier l’histoire de la recherche (traduction peu satisfaisante de l’expression «history of scholarship » ou «Wissenschaftsgeschichte »). Elle est le fruit d’ une tradition ancienne pour

9 Chaubet 2009a, 183 (souligné par Chaubet).

10 La non-prise en compte des idées dans l’histoire des intellectuels est un reproche formulé par Chaubet, qui plaide pour un renouvellement complet de l’approche en intégrant cette dimension ;Chaubet 2009a, 187–190.

11 Ory 20113,14.

12 Ory 20113,116.

13 Waquet 2015, 9.

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