Res Socialis
Qu’est-ce qu’un cas ?
Explorer les fondements de l’enquête en sciences sociales
Traduit de l’anglais par Marc-Henry Soulet et Aurianne Stroude
Traduit de l’anglais
Titre original : What is a case?
©1992 by Cambridge University Press
Cette ouvrage a été publié avec le soutien de l’Université de Fribourg
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Illustration couverture: © Vivianne Châtel, Fribourg
Relecture: Marc-Henry Soulet, Fribourg
Conception de la couverture: icona basel gmbh, Basel
Couverture: Kathrin Strohschnieder, STROH Design, Oldenburg
Composition: Doris Gehring, Fribourg
Impression: CPI books GmbH, Leck
Printed in Germany
ISBN Livre imprimé 978-3-7965-4173-5
ISBN eBook (PDF) 978-3-7965-4549-8
DOI 10.24894/978-3-7965-4549-8
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Préface à l’édition en langue française
Marc-Henry SouletPenser par cas / penser le cas
La littérature francophone est peu prolixe sur le statut du cas en sciences sociales. Il y a l'ouvrage de Jacques Hamel à la fin des années 1990 1 . L'auteur s 'intéressait au problème de la représentativité, au statut de la description et à l'écriture du cas. Il s 'attachait ainsi à spécifier la différence entre monographie et étude de cas dotant la première de la tâche de saisir dans leur contexte des objets déjà là, traditionnellement plutôt étudiés par l'anthropologie, et de les appréhender dans leur globalité. Il voyait la seconde comme une activité qui, par l'analyse insitu , parvient à dégager un phénomène de son contexte afin de pouvoir être étudié pour lui-même. Il parle peu de la construction du cas si ce n 'est pour rappeler que le statut du cas est immédiatement et indissociablement théorique et méthodologique et que la sociologie fait précisément preuve de cas expressément construits à des fins d'étude. Il pointait ainsi une double constitution du cas, théorique, d'une part -- i.e. ce qui fait cas, ce sont les qualités de la situation « que la théorie met en relief pour les fins de l'étude vers laquelle elle tend » 2 -- et empirique, d'autre part, -- i.e. des propriétés singulières déjà là qui intriguent parce qu ' elles ne rentrent pas dans des explications existantes de phénomènes semblables. Comme le résumait quelques temps après Guillaume Latzko-Toth, « la première est « illustrative » ou « probatoire » puisqu' elle consiste à tester ou corroborer une hypothèse à partir d'un cas concret », la seconde est « ouverte » dans le sens où il n ' y a pas de
1. Hamel J., Étude de cas et sciencessociales, Paris, Éditions L’Harmattan, 1997.
2. Hamel J., « Défense et illustration de la méthode des études de cas en sociologie et en anthropologie. Quelques notes et rappels » in Cahiers internationaux de sociologie , vol. 104, 1998, p. 132.
cadre a priori mais émergence de propositions théoriques au fur et à mesure de la description dense… des phénomènes sociaux observés » 3 .
Au milieu des années 2000 est paru un ouvrage 4 se proposant de lever le voile sur les particularités du cas comme mode d'appréhension du réel et de production de connaissance sur celui-ci. Dans leur remarquable introduction, Jean-Claude Passeron et Jacques Revel insistaient avec force sur les particularités de la pensée par cas. Le raisonnement par cas procède, nous expliquaientils, « par l'exploration et l'approfondissement d'une singularité accessible à l'observation » … « pour en extraire une argumentation de portée plus générale dont les conditions seront réutilisables ». 5 Leur projet est clair et sans équivoque : « …il s 'agit de penser par cas et non penser le cas, de raisonner à partirde singularités et non àpropos de singularités ». 6
Dans leur projet de qualifier le raisonnement par cas, à côté de l'élucidation des procédures de généralisation à partir d'une mise en vue de caractérisations singulières, ils identifiaient l'apparition/la constitution du cas quand « le cas fait problème ». Ce qui fait cas, c 'est que le phénomène considéré permet de mettre en problème la réalité à partir de sa considération et qu 'il ouvre la compréhension sur plus large que lui. En ce sens, le cas est bivoque. Il se penche sur le singulier, mais « il regarde simultanément du côté du général, car sinon il ne serait plus un cas, mais simplement quelque chose ou quelqu ' un de concret » 7 .
Deux traits spécifiaient le cas à leurs yeux : sa singularité et le fait qu 'il faille recourir au récit pour rendre compte de celle-ci afin d'en identifier les
3. Latzko-Toth G., L’Étude de cas en sociologie des sciences et des techniques , Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie, note de recherche n° 3, 2009, p. 8.
4. Passeron J.-C. & Revel J. (s/s la dir. de), Penser par cas, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2005
5 Passeron J -C & Revel J., « Penser par cas, ou comment raisonner à partir de singularités » in Passeron J.-C. & Revel J. (dir.), op. cit. , p. 9.
6. Lacour P., « Penser par cas, ou comment remettre les sciences sociales à l’endroit » in EspacesTemps.net, Mensuelles, 31.05.2005 http:/espacestemps.net/document1337.html.
7. Dodier N., « Compte-rendu de lecture sur Ragin C & Becker H., What is a case ? Exploring the Foundations of Social Enquiry » in Revue française de sociologie, vol 35, n° 1, 1994, p. 125.
modalités d'émergence. Les auteurs insistaient ainsi sur l'importance de bien distinguer la singularité de l'occurrence, c 'est-à-dire ce qui fait cas de ce qui apparaît. Le cas n 'existe donc que par une opération de jugement permettant de le constituer comme tel à partir d'une occurrence. Tout le raisonnement par cas ne tient en ce sens que dans un « coup de force » autant logique, théorique que méthodologique. « Faire cas, c 'est prendre en compte une situation, en reconstruire les circonstances -- les contextes -- et les réinsérer ainsi dans une histoire, celle qui est appelée à rendre raison de l'agencement particulier qui d'une singularité fait un cas. » 8 Le cas doit dire quelque chose ; il y a une essence narrative du cas. D'une certaine manière, un cas forme une intrigue, révèle une signification qu 'il faut décrypter, sinon sa vertu s 'arrête et il est impossible d'aller plus loin. Ce qu 'il raconte le dépasse en un certain sens et c 'est ce qui peut lui permettre de dire quelque chose, de faire comprendre quelque chose qui est plus grand que lui, qui l'excède. Cette mise en récit n 'est pas entendre uniquement comme une modalité de compte-rendu descriptif, mais d'abord comme un travail d'agencement, de mise en forme d'une cohérence par assemblage d'éléments disparates (mais bien souvent choisis) afin de produire une cohérence qui, sans cela, n 'existerait pas, à tout le moins demeurerait invisible, comme problème à comprendre -- le cas, c 'est en ce sens un phénomène existant ou émergent transmué en une singularité grosse de potentialités analytiques la dépassant et autorisant une compréhension élargie. C'est donc un forçage qui institue le cas, parfois en un moment originel fondateur, quand une unité empirique, quelle qu ' elle soit -- individu particulier, célèbre ou non 9 , unité territoriale administrative, entreprise multinationale -- est prise pour cas, parfois au long d'un processus de décantation au cours du déroulement de l'enquête elle-même. Un coup de force laissant ouverte, infine , la question du statut du cas et de ce de quoi il est fait.
8. Passeron J.-C. & Revel J., loc. cit. , p. 19.
9. Cf. la remarquable reconstitution, possible et plausible, de l'existence ordinaire d'un sombre inconnu tiré au sort dans les archives d'un département français. Corbin A., Le Monde retrouvé de Louis-Ferdinand Pinagot: sur les traces d'un inconnu, 1798-1876 , Paris, Éditions Flammarion, 1998.
Or, dans un ouvrage du début des années 1990, What is a case ? 10 aujourd'hui présenté à un lectorat francophone, Charles Ragin et Howard Becker s 'interrogeaient sur ce qui fait cas et comment ce qui fait cas est posé/fabriqué comme tel. Pour ce faire, ils sont partis d'un axiome fort dans la problématique générale cadrant l'ensemble des textes sollicités : il n 'est possible de penser p ar cas que si l'on a saisi comment on a pensé l e cas, tout à l'inverse donc du projet intellectuel au cœur de l'ouvrage de Jean-Claude Passeron et de Jacques Revel. Ils proposaient ainsi de dé-couvrir, au sens littéral du terme, l'activité du « faire cas » (casing 11) en sollicitant, par contributeurs interposés, des dispositifs de mise en vue pour ce faire : retour réflexif du chercheur sur sa propre pratique d'enquête pour reconstruire la logique/stratégie mise en œuvre pour constituer son cas, et analyse des procédures développées par d'autres auteurs, classiques ou non, pour convaincre le lecteur du bienfondé de leur cas et donc du raisonnement suivi pour le dégager comme tel.
Leur ouvrage a délibérément reposé sur un choix univoque et clair : expliciter les procédures par lesquelles un cas est constitué afin de lier ses particularités à des éléments plus généraux et ceci en rendant compte de l'extrême variété des façons d'y parvenir. Pour eux, le cas est toujours sujet à interprétation, puisque, d'une façon ou d'une autre, il est le résultat d'une décision. Ils se sont ainsi centrés sur ce moment (pouvant d'ailleurs être un long processus) au prix, volontairement assumé, de délaisser deux autres questions centrales :
10. Ragin C C & Becker H.S., What Is a Case ? Exploring the Foundations of Social Enquiry , Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
11. Nous avons eu quelques soucis à rendre compte de façon univoque et praticable du terme casing . Fab riq uer ou p ro dui re le cas aurait été trop fort puisque ne laissant pas place à l’émergence d’une situation comme « casable », c aser trop éloigné du sens puisque renvoyant trivialement à l’idée de ranger, souvent afin de régler une situation délicate. Fai re cas nous a semblé exprimer le mieux le fait de décréter une occurrence comme un cas, soit par évidence -- le chercheur reconnaît que la situation s’impose d’elle-même comme cas, i.e. sans discussion possible, tant l’évidence est grande, que ce soit en raison de son statut d’évènement ou de celui de singularité --, soit par construction -- le chercheur assemble des éléments factuels disparates, i.e. sans unité initiale lisible, pour construire une cohérence faisant problème ou découvrant au fil du temps la portée euristique d’une situation particulière pour exprimer une réalité plus large.
celle de la généralisation (et donc de la représentativité) du cas et celle de la nature/valeur des résultats produits. En fait, l'ouvrage de Charles Ragin et d'Howard Becker nous invitait à reprendre ce qui leur apparaissait être la question fondamentale que l'on doit, avant tout autre chose, se poser sur le cas : qu 'est-ce, véritablement, qu ' un cas ? Il déplaçait ainsi le curseur en proposant d'examiner de prime abord comment on construit un cas ou comment on décrète un cas ; ce sont les deux alternatives qu 'ils invitaient à examiner.
Dans les deux cas, il s 'agit d'une opération plus ou moins consciente, plus ou moins explicite, plus ou moins contrôlée. Mais il importe d'accorder du temps pour clarifier cette opération puisque c 'est elle qui fera du cas un cas, qui lui donnera sa validité et sa pertinence et qui convaincra le lecteur que ce cas en vaut la peine, i.e. qu 'il dit quelque chose de plus que lui, i.e. qu 'il n 'est pas que simple singularité, que concrétude seule. Dans son introduction au présent ouvrage, Charles Ragin proposait ainsi de substituer à la question « Qu 'est-ce qu ' un cas ? », et ce afin de pouvoir y apporter réponse plus aisément, celle de « Comment construit-on un cas ? ».
Faire cas : un problème théorique autant que méthodologique
Dans le langage ordinaire, être un cas, que ce soit une personne, une action ou un évènement tombe sous le sens. C'est une évidence dont il n 'est pas besoin de discuter, encore moins de gloser. La singularité, quelle qu ' en soit la signification, s 'impose d'elle-même. Tel n 'est justement pas le cas. Pour Charles Ragin et Howard Becker, au contraire même, un cas ne va pas de soi. Et ce pour au moins deux raisons qu 'il peut être utile de rappeler dans cette introduction.
Où arrêter le cas ?
Une définition classique du cas en sciences sociales, formulée au début des années 1980 par Robert Yin, insistait sur la non-évidence des limites entre le phénomène et son contexte 12 . Une vingtaine d'années plus tard, John Gerring
12. Cet auteur qualifie ainsi le cas comme « a) un phénomène contemporain dans son contexte concret, spécialement quand b) les limites entre phénomène et contexte ne sont pas
est revenu sur cette idée en indiquant que la meilleure définition d'un cas qui existe à ses yeux est celle d'une unité singulière aux limites incertaines 13 . Le cas, en somme, est avant tout flou et pose d'emblée la question des frontières. C'est ce qui va justement être en jeu dans le problème du faire cas auquel Charles Ragin et Howard Becker ont consacré leur livre.
Mais pourquoi cette question de la délimitation du cas est-elle aussi prégnante, alors que, de prime abord, ce qui identifie la singularité qui le caractérise semble justement être le fait qu ' elle se détache immédiatement et clairement dans son environnement d'autres phénomènes, justement ordinaires et banaux, se confondant souvent avec le paysage ambiant ?
Tout d'abord, parce que le cas ne se détache pas naturellement. Il faut au contraire l'extraire, et cette opération repose sur tout un ensemble de décisions ; ou bien, s 'il se détache tout seul, c 'est que le chercheur reprend à son compte un découpage qui a été produit par d'autres acteurs ou d'autres instances, qui ont, eux, antérieurement opéré ces décisions pour pouvoir singulariser un évènement, une situation, une entité. Cette omniprésence de la question des frontières, ce sentiment d'une délimitation autant incertaine qu 'indécise résonnent avec la solidité et la précision du cas. Aucune contradiction ici. Cette détermination claire et cette singularité affirmée prennent corps à partir du moment où il est possible de répondre à une énigme qui demeure vivace tant qu 'il ne lui pas apporté de réponse. Il faut en effet réussir à spécifier en quoi cette situation, cet évènement, cette unité, cet individu, cette organisation… constituent un cas, ou si l'on préfère, pouvoir expliciter de quoi ce cas est le cas. Faire d'un cas un cas suppose de préciser de quoi ce cas est fait et par quoi il se distingue. Ce processus prend des formes variées. Soit ce qui va faire cas se modifie au fur et à mesure que l'enquête progresse (ou se fige, voire régresse), et finit par apparaître comme un eurêka lors d'une conversion du regard, parfois même au terme de l'enquête ou presque, ce qui permet à Hervé Dumez de considérer que « la caractérisation du cas, sa construction même en tant qu 'unité, sont le résultat de l'étude de cas, aux deux sens de résultat : elle résulte de la démarche et elle en constitue un des résultats
clairement évidentes ». Yin R.K., « The case study crisis : some answers » in Administrative ScienceQuarterly, vol 26, n° 1, 1981, p. 59.
13. Gerring J., « What is a case and what is it good for ? » in TheAmericanPoliticalScience Review , vol. 98, n° 2, 2004, p. 341.
fondamentaux » 14 . Soit, le cas est là, donné, s 'imposant de lui-même comme tel par la force de l'évidence ou par la puissance d'une logique exogène, administrative, communautaire ou institutionnelle. Mais rien ne dispense, au contraire même, de s 'interroger sur ce que ce cas offert couvre, sur ce qu 'il impose, implicitement, comme orientation de la compréhension de ce qu 'il engage, sur ce qu 'il occulte et empêche de voir ou de saisir aussi.
Ensuite, parce que le cas ne peut être considéré en apesanteur contextuelle. Au contraire même, non seulement parce qu 'il est nécessaire de prendre en compte le contexte dans l'étude du cas pour en comprendre la signification et la portée, mais aussi parce qu ' au cours de l'enquête sur le cas, pour saisir de quoi le cas est le cas, il existe un va-et-vient continuel en le cas et le contexte, marquant un travail de détachement et de rattachement d'éléments du cas et d'éléments du contexte pour en baliser la singularité en même temps que d'en expliciter le fondement. Le cas est en effet à géométrie variable. Il est enchâssé dans un ensemble de situations, de dispositifs, de dynamiques qui pourraient aussi, selon une autre perspective, être pris pour cas.
D'une part, le cas pose la question de la temporalité. Le rapport avec le contexte est-il situé dans l'ici et le maintenant (le cas de la conversation) ou faut-il l'historiciser (le cas d'une entreprise, d'une communauté ou d'un État), mais alors jusqu 'à quand faut-il remonter (problème des états antérieurs du cas) ? Le cas pose ainsi un problème douloureux, celui de la césure temporelle que, d'une manière ou d'une autre, à un moment ou à un autre, il faudra opérer, impliquant alors de couper le cordon ombilical avec le contexte qui l'a nourri de multiples potentialités et doté de nombreuses racines et ramifications.
D'autre part, le cas se heurte à l'épreuve de la spatialité : jusqu ' où élargir le cas, quand commencer à le restreindre, qu 'inclure dans son périmètre ?
L'entreprise, ses filiales et magasins affiliés, ses succursales à l'étranger, ses fournisseurs exclusifs, ses coopérateurs… Tout cela, et peut-être même plus. Ou bien, moins que cela, juste la société-mère, fondatrice de l'identité. Tout dépend, là encore, de quoi ce cas doit-il être le cas. À chaque fois, il est possible de faire du cas un tout, mais un tout différent, quoiqu'à chaque fois singulier,
et un tout porteur d'un enjeu de portée générale, mais à chaque fois autre. Mais, jamais, paradoxalement, en clôturant le cas et en en traçant les marches, il ne sera possible d'en rendre compte dans sa totalité et d'en épuiser les significations, car, dans ce cas, autour de ce cas, avec ce cas, d'autres cas étaient possibles, voire étaient inclus. En d'autres termes, tout cas est multiple et gros d'autres cas.
En fait, clore quelque chose comme cas, c 'est, en même temps que lui assigner une délimitation, aussi lui conférer un faisceau de significations qu ' on lui fera porter et assumer à des fins qui le dépassent, que ce soit, encore une fois, en résultat d'un processus et d'une décision à l'initiative du chercheur ou, au contraire, à la lumière d'une existence déjà balisée à d'autres fins (administratives, stratégiques, identitaires…) par d'autres acteurs, et qui est reprise pour des raisons d'évidence empirique, de confort pratique ou d'adéquation théorique.
Rupture ou exemplarité ?
Le cas est ambigu et même ambivalent. Puisqu'il se doit d'être tout à la fois singularité, expression de quelque chose de spectaculaire, au sens étymologique d'attirer le regard, marquant l'attention en même temps que forçant la compréhension, et généralité, exemplifiant une signification qui l'excède, rendant ainsi compte d'une régularité à son insu. Janus bifron, il doit ainsi être doublement considéré, sinon l'emphase que l'on porte à l'un de ses aspects finirait par recouvrir l'autre. Cette dualité encombre cependant sa pleine appréhension et en fait, infine , une notion difficilement saisissable quand on en dissocie les deux faces et n ' en prend qu ' une seule en considération. Pour en appréhender l'entier de la signification, il importe de façon oxymorique, de le considérer comme « une exceptionnalité normale » 15 exprimant par la force de sa singularité la prégnance de structures sociales et symboliques autrement difficilement accessibles.
D'emblée, le cas fait irruption. Il apparaît comme un obstacle à la compréhension, une rupture dans la normalité, une brèche dans l'ordre des choses ; il est en ce sens, avant tout, une énigme à résoudre car il bloque la
compréhension 16 . Sa force ne tient pas de son expression d'être une représentation moyenne d'une situation, mais au contraire d'être une singularité unique qui instaure la perplexité dans le raisonnement en cassant l'ordre des choses. Juxtaposition de faits improbables ou aporie logique, il se révèle parce qu 'il crée « une expression de désadaptation mentale » 17 . Il fait problème et se donne à voir comme une question d'interprétation. Le roman policier nous a habitués à l'importance du détail qui ne cadre pas. Cette information était déjà entre les mains du lecteur et du détective, mais elle ne s 'avère pas cohérente avec le récit qu 'est en train de construire le détective pour résoudre l'énigme. Et c 'est parce qu ' elle ne colle pas, qu ' elle oblige à relire l'histoire autrement et, infine , à adhérer à une nouvelle explication du détective 18 .
Le cas instaure ainsi un nouveau cadre de raisonnement et redéfinit les rapports de la norme et de l'exception. Tout le monde a en tête le fameux cas du « crock» mobilisé par Howard Becker, à de nombreuses reprises dans ses textes, pour expliquer comment, dans le cas concret de la recherche qu 'il a menée avec Anselm Strauss, Blanche Geer et Everett Hughes, sur les étudiants en médecine à l'université du Kansas 19 , il a devant les yeux un détail qui ne cadre pas et qui va chambouler sa vision des choses. Confronté à une situation de visite médicale hospitalière à l'occasion de laquelle les étudiants en médecine ne s 'attardent pas devant un malade, il obtient, pour toute réponse à sa surprise, qu 'il s 'agit d'un crock , i.e. d'un cas impossible. Ce qui vaut fondamentalement ce qualificatif au malade, c 'est qu 'il somatise. Dès lors Howard Becker entreprend de construire une explication de cette situation, une explication à même de rendre compte de l'entier de la logique de l'investissement des étudiants en médecine, dépassant de beaucoup le seul cas singulier du crock. Si le malade se voit attribuer ce qualificatif, c 'est parce qu 'il somatise et que, pour une personne en formation qui cherche à articuler symptôme et
16. Boarini S., « Collection, comparaison, concertation. Le traitement du cas, de la casuistique moderne aux conférences de consensus » in Passeron J -C & Revel J., op. cit.
17. Passeron J.-C. & Revel J., loc. cit. , p. 10.
18. Soulet M.-H., « Traces et intuition raisonnée. Le paradigme indiciaire et la logique de la découverte en sciences sociales » in Paillé P. (éd.), LaMéthodologiequalitative.Posture de rechercheet travailde terrain , Paris, Éditions Armand Colin, 2006.
19. Becker H.S., Geer B., Hughes E.C & Strauss A.L., Boys in White: Students Culture in MedicalSchool , London, Transactions books, 1984.
maladie, il n ' y a rien à apprendre de quelqu ' un qui somatise. Cet incident permet à Howard Becker d'éclairer en profondeur la logique des études en médecine visant l'apprentissage de connaissances pratiques immédiatement transposables dans l'exercice futur de la profession, ce qui explique le désintérêt quasi total des étudiants pour l'abstraction et les connaissances générales livresques.
Le cas, c 'est en ce sens le contre-exemple, le cas négatif par excellence. Rebecca Emigh distingue toutefois les cas déviants des cas négatifs : les premiers permettent d'élargir la portée d'une théorie ou de montrer les limites de leur capacité à généraliser ; les seconds invitent à développer le contenu d'une théorie, à l'approfondir 20 .
Mais le cas n 'est pas qu ' un phénomène de décrochage analytique. Il est aussi « un support, facilitant notre compréhension de quelque chose d'autre » 21. Il importait fortement aux auteurs du présent ouvrage d'ouvrir l'idée de cas et de rendre compte de la pluralité des conceptions du cas. Il leur importait aussi, et surtout, de ne pas la restreindre à la seule étude monographique, à des méthodes exclusives du type ethnographie ou observation participante. Or, ne plus considérer le cas comme la prérogative des recherches qualitatives, ne plus postuler une association exclusive entre étude de cas et recherche qualitative, revient alors à reconnaître qu 'il peut y avoir des études de cas quantitatives. Et même plus peut-être, à affirmer que, dans toute recherche quantitative, il y a un ou des cas postulés. Mais alors le cas se découvre un autre statut. Il est justement exemple, exemplification même. Allons plus loin avec nos auteurs, l'idée de représentativité d'un échantillon repose sur des individus pris comme des cas porteurs d'une signification qui les dépasse aussi. Leur situation moyenne est exemplaire en d'autres termes. Et c 'est bien sur ce point que repose tout le dispositif de compréhension du réel que postulent les approches quantitatives. Mais il leur a fallu pour cela constituer des individus concrets en cas porteurs d'opinions, de visions du monde et d'expériences sociales partagées par d'autres individus connaissant des situations voisines et dotés de propriétés similaires. Il y a bien là un travail de
20. Emigh R.J., « The Power of Negative Thinking : The Use of Negative Case Methodology in the Development of Sociological Theory » in TheoryandSociety , vol 26, n° 5, 1997.
21 Stake R.E., The Art of Case Study Research , Thousand Oaks, Sage Publications, 1995,
fabrication de cas, même si ce dernier n 'est pas toujours perçu comme tel par ceux et celles qui le mettent en œuvre.
De même, considérer l'entreprise Uber comme l'emblème du « capitalisme de plateforme » consiste à en faire le représentant tout à la fois d'une économie digitale et d'un mouvement de transformation des rapports entre employés et employeur. Le cas Uber parle rapidement aux yeux de chacun ; il est une bonne illustration d'un processus général de restructuration du rapport salarial. C'est en cela qu 'il est analytiquement opportun et adéquat. S'il n 'est pas à proprement parler un phénomène moyen, il est à tout le moins emblématique. C'est pour cela qu 'il peut « faire cas », à tout le moins être saisi comme tel et soulever des interrogations qui dépasse son propre fonctionnement concret, et être vu comme signe d'un phénomène général, l'ubérisation des sociétés contemporaines affectant tout aussi bien les comportements alimentaires, les relations sociales que l'organisation des rapports de travail.
Au cœur du cas, la comparaison
Il faut l'admettre, sans comparaison, pas de cas. La notion même de cas renvoie systématiquement, implicitement ou explicitement, à l'idée de comparaison. Il n 'est pas possible de penser p ar cas, nous disaient Jean-Claude Passeron et Jacques Revel, sans faire des comparaisons continûment, ce qu 'illustrent Barney Glaser et Anselm Strauss avec leur logique de comparaison constante au cœur de la production empirique de la théorique 22 , mais plus, on ne peut pas penser l e cas sans faire de comparaison, tout simplement. C'est par cette procédure, quelle qu ' en soit la modalité, que le cas est constitué, qu 'il émerge ou qu’il soit fabriqué, et ce de différentes manières et à divers niveaux. « Le paradoxe tient au fait que le cas, qui se présente comme une unité simple, doit générer un travail systématique de comparaison : entre ce cas et d'autres appartenant aux mêmes catégories, à l'intérieur du cas entre ses éléments, entre éléments appartenant à plusieurs cas. L' essence du cas est comparative. » 23
22. Glaser B.G. & Strauss A.A., La Découverte de la théorie ancrée. Stratégies pour la recherchequalitative , Paris, Éditions Armand Colin, 2010 [1967]
23. Dumez H., loc. cit. , p. 17.