Les réseaux électriques, vecteurs stratégiques de la transition énergétique

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Michel Derdevet*

Les réseaux électriques, vecteurs stratégiques de la transition énergétique

En 2012, la dimension novatrice — en soi — de l’électricité a été

éclipsée par son omniprésence dans nos vies quotidiennes ; elle est devenue un bien banal, dont on a oublié les qualités intrinsèques et les capacités d’adaptation. Elle nous est pourtant essentielle, en tant que sujet et objet d’innovations régulières qui permettent de s’adapter aux temps qui changent, aux usages qui évoluent et aux défis qui émergent. Tout le monde vante aujourd’hui les « smart grids », ces « réseaux électriques intelligents » incarnant LA novation miracle. C’est oublier que, depuis la fin des années 1870, l’électricité n’a cessé de constituer le cœur d’une vraie dynamique d’innovation symbolisée à ses débuts par la lampe à incandescence, plus récemment par la téléphonie et, dans les années à venir, par ces fameux « smart grids ». Par ses multiples applications, par les bouleversements qu’elle implique dans l’organisation de la consommation et de la production, l’énergie électrique a accompagné l’émergence et le développement d’un nouveau système technologique et d’une nouvelle logique industrielle. Après avoir apporté l’éclairage, elle a pu montrer, grâce à une vague d’innovations portée notamment par Westinghouse et Siemens, ses vertus industrialisantes, faisant des grandes métropoles les symboles de la nouvelle civilisation industrielle et de la modernité. Offrant ainsi une solution globale pour l’industrie et les transports, l’électricité est devenue la principale animatrice de la croissance occidentale de la fin du XIXe siècle. Après les villes, ce fut au tour des campagnes de connaître l’électrification au milieu du XXe siècle. Elle fut un vecteur essentiel et efficace de modernisation régionale, contribuant à la genèse

* Maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris. Professeur au Collège d’Europe de Bruges.


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de l’aménagement du territoire. Parallèlement à cette unification nationale, une échelle industrielle supranationale s’est développée grâce, notamment, à la création d’un système électrique européen rendu possible par la multiplication des interconnexions. Ainsi naît en 1951, suivant les recommandations de l’OECE, l’Union pour la coordination de la production et du transport d’électricité (UCPTE). L’Europe économique peut alors compter sur ce réseau pour fructifier, entraînant à sa suite la construction de l’Europe politique. Dans cette histoire de l’électricité et de l’électrification, le réseau a joué le rôle principal. Le secteur économique du transport d’électricité en France et en Europe occidentale s’est construit autour de deux logiques déterminantes : d’une part, l’élaboration et la prégnance d’une culture industrielle nationale et, d’autre part, le pouvoir croissant des réseaux et de leurs entreprises dans le projet déjà presque séculaire d’une Europe électrique. Aujourd’hui encore, l’électricité et son réseau sont questionnés par la modernité et se trouvent face à trois nouveaux enjeux : un enjeu géographique lié à la mondialisation et aux énergies renouvelables (ENR) ; un enjeu organisationnel associé à la construction européenne ; et un enjeu environnemental, véritable défi démocratique. Un enjeu géographique C’est la mondialisation qui, en modifiant les lignes et les frontières, fait émerger ce défi géographique. Il pose la question de la maille la plus pertinente pour une politique énergétique et électrique efficace. En Europe, les différents pays referment leur vision énergétique sur des approches « souveraines », déconnectées des choix de leurs voisins, alors même que la diversité des mix nationaux rend plus que jamais nécessaire — et urgent — le partage des options de moyen-long terme, afin d’éviter un grand incident électrique paneuropéen. Dans une Europe interconnectée, fonctionnant selon le même synchronisme électrique du Maghreb à la Pologne, jusqu’à la Grèce et à la Turquie, on ne peut plus raisonner en solo. Le renforcement des interconnexions entre pays va de pair avec une vision d’ensemble/harmonisation des politiques énergétiques nationales. Le choix de l’Allemagne de renoncer au nucléaire au profit des ENR a ainsi un impact non négligeable sur le fonctionnement des systèmes électriques de ses voisins, par


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le biais des interconnexions, redessinant ainsi les frontières électriques transnationales. Dans l’autre sens, le développement des ENR, encouragé par l’Union européenne, s’accompagne d’une décentralisation accrue. Même la France, pays ô combien jacobin et centralisateur, semble s’inscrire dans cette tendance ! Jeremy Rifkin prophétise ainsi l’évolution vers une société où, grâce aux nouvelles technologies de l’information et aux « compteurs intelligents », la production et la gestion de l’énergie seront, demain, décentralisées jusqu’à la maille individuelle (1). Utopie de l’addition de « boucles locales », gommant d’un trait de plume le rôle structurant et homogène des réseaux nationaux ? L’Histoire le dira. Mais on observera que l’Union européenne aussi, à travers son « paquet infrastructures » notamment, raisonne en termes de régions et non plus seulement d’États. Ce poids croissant du niveau local pose à l’évidence la question du développement du réseau ou de son « simple » renouvellement. Car à cette décentralisation en marche s’ajoutent les caractéristiques particulières des ENR. Variables et intermittentes, elles confèrent un rôle nouveau aux gestionnaires de réseaux de transport et de distribution qui doivent imaginer un réseau plus souple et plus « plastique ». L’Europe a déjà engagé une réflexion en ce sens, avec en ligne de mire cette intégration des ENR, mais également l’augmentation régulière de la consommation électrique. Le TYNDP (2), et sa traduction française le Schéma décennal de développement du réseau, offrent un cadre de réflexion utile. Mais l’exemple de l’Allemagne, qui a vu une levée de boucliers de la part des populations habitant les territoires traversés par les infrastructures de transport, nous exhorte à réfléchir aux orientations profondes qui doivent être impulsées, à la fois au niveau national et au niveau européen. Veut-on et peut-on développer le réseau à l’infini ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Comment allons-nous obtenir l’adhésion des populations désormais plus portées vers leur bien-être individuel que vers l’intérêt collectif ? Et comment allons-nous nous entendre avec nos voisins, qu’ils soient dans ou hors de l’Europe politique ? Car l’autre enjeu géographique est celui des relations électriques transcontinentales. Au niveau européen, si des tensions et des interrogations peuvent encore subsister, le système électrique reste l’un des plus « mutualisés » au monde, et la ­création de l’ENTSO-E (3) et celle de l’ACER (4) sont une illustration concrète de cette collaboration. Mais notre regard porte désormais au-delà de nos frontières avec des projets d’envergure qui nous entraînent aux portes du Maghreb, d’une part, et de la ­Russie,


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d’autre part. Le projet Medgrid doit, en effet, permettre de concrétiser la « boucle méditerranéenne » qui reliera l’Union européenne, la Turquie, les pays du Proche-Orient et l’Afrique du Nord, et cela afin de faire face à l’accroissement rapide de la demande d’électricité dans les pays concernés (de l’ordre de 8 % par an). Les contraintes techniques sont énormes, mais les enjeux économiques le sont tout autant. Et c’est aussi sans compter sur le défi géopolitique ! Car, à l’autre bout de l’Europe, l’interconnexion avec la Russie est délicate, même si les enjeux économiques sont, eux aussi, de taille. L’attitude récente de ce grand pays, grand producteur gazier par ailleurs, laisse craindre à la fois une instabilité et un manque de réciprocité d’autant plus inquiétants que l’Europe n’est pas encore capable de parler d’une seule voix. Ce défi la forcera-t-il à y parvenir ? Un enjeu organisationnel Dans le cadre de la libéralisation du marché européen de l’électricité, les États membres ont été contraints, ces dernières années, de séparer les activités concurrentielles (production, commercialisation, trading) des activités monopolistiques (transport et distribution). À travers cette stratégie d’« unbundling », il s’agissait, pour la Commission européenne, de garantir l’indépendance de celles-ci et de dynamiser la concurrence de celles-là. Plus trivialement, il s’agissait surtout de s’attaquer aux grands monopoles nationaux et régionaux de l’énergie. Les États membres avaient cependant le loisir de choisir les modalités de la réorganisation de leur marché intérieur, parmi trois options offrant une intégration verticale plus ou moins poussée. La majorité des pays de l’Union européenne a choisi un modèle de dégroupage total. La France, quant à elle, en raison de son histoire et de sa tradition de service public, a préféré opter il y a cinq ans pour un modèle dans lequel le gestionnaire de réseaux de transport reste étroitement lié à l’opérateur historique : le modèle dit « ITO » (5). Ce choix français fait aujourd’hui l’objet d’âpres débats à Bruxelles, certains acteurs considérant que la concurrence, dans ce modèle, est encore insuffisante et ne permet pas l’émergence d’opérateurs réellement indépendants. Le modèle français a pourtant apporté les garanties nécessaires. En respectant, d’abord, les exigences de séparation juridique, comptable et organisationnelle. Ainsi RTE et GRT Gaz ont-ils vu leur indépendance progressivement renforcée. Leurs statuts ont été


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modifiés au début de 2012 afin de se conformer aux règles permettant la certification comme gestionnaire de réseau public de transport d’électricité et de gaz. En mettant aussi en place, en interne, des contrôleurs de conformité (« compliance officer ») chargés de garantir l’effectivité de la « muraille de Chine » entre l’actionnaire et l’entreprise. Ces entreprises de réseaux sont, enfin, faut-il le rappeler, étroitement surveillées et contrôlées à la fois par l’autorité indépendante de régulation — la Commission de régulation de l’énergie, dont les pouvoirs ont été renforcés — et par l’État. Néanmoins, à Bruxelles, le doute demeure dans l’esprit de certains. Comment articuler au sein d’un même groupe des « synergies » entre activités concurrentielles et régulées, alors même que la « frontière », en droit européen et dans l’esprit des textes, est, par construction, quasiment infranchissable ? Depuis l’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz en France, l’indépendance de fonctionnement des réseaux n’a jamais été mise en doute, grâce à l’application de tous. Mais le soupçon de « porosité culturelle » est véhiculé par les adversaires du modèle ITO. Et la persistance de ce type de modèle, porté dorénavant par une petite minorité d’États, aux côtés d’une majorité de systèmes totalement dé-intégrés, est considérée par certains observateurs comme un frein à l’avancée vers la construction de gestionnaires de réseaux de transport (GRT) transnationaux — eux-mêmes préludes à la création éventuelle d’un GRT européen, qui serait la cheville ouvrière d’une Europe de l’énergie efficace. Ce scénario de séparation patrimoniale (« ownership unbundling ») pourrait donc revenir à l’ordre du jour ces prochaines années, poussé à la fois par les acteurs européens de marché que sont devenus les grands leaders énergétiques nationaux et par certains États membres désireux d’imposer leur modèle. Il resterait alors à répondre aux questions posées par un éventuel rapprochement, voire une fusion, entre les gestionnaires des réseaux de transport d’électricité et de gaz, porteurs, pour certains, de synergies importantes (cf. la situation britannique), ou par d’autres types de rapprochement industriel, cette fois-ci à la maille européenne, entre GRT du même secteur. Mais, là encore, le consensus est loin d’être acquis. Un enjeu environnemental La protection de l’environnement est aujourd’hui dans tous les esprits, et la Conférence environnementale des 14 et 15 septembre dernier en a fixé les grandes étapes pour les cinq années


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à venir. Il s’agit, en premier lieu, de protéger la nature et de lutter contre l’effet de serre. Mais, dans une acception large, le développement durable, c’est aussi protéger la santé et préserver les paysages. C’est précisément dans ce double champ que s’inscrivent l’électricité et son réseau. Or l’opinion publique vit cette situation de manière paradoxale. 78 % de Français s’accordent sur le fait que le réseau électrique est une source importante d’emplois en France et 77 % y voient un moteur de croissance et d’attractivité pour notre pays. Mais, dans le même temps, dans la même enquête (6), la même proportion (78 %) de Français considère que les lignes électriques constituent une nuisance visuelle et qu’elles détériorent le paysage. Tout se passe comme si la France avait migré, ces dix dernières années, vers une vision barrésienne du paysage où le pylône électrique, qui était le symbole de campagne de François Mitterrand en 1965 (cf. l’affiche « Pour une France moderne » (7)), s’était transmuté en un amas de tôles et de technologies inutiles, qu’il faudrait dorénavant dégager de la vision de chacune et de chacun. Même l’Allemagne, pays pourtant si acquis aux énergies renouvelables, voit sa population s’élever contre la construction de milliers de kilomètres de lignes électriques traversant son territoire du Nord au Sud, pour relier les grands parcs éoliens offshore de la mer du Nord à la Bavière industrielle. Cette réticence croissante des citoyens, nourrie par une méfiance grandissante envers les détenteurs de pouvoir, que celuici soit politique, technique, juridique ou financier, a conduit les pouvoirs publics à enrichir les pratiques démocratiques. Ils tentent depuis vingt ans de trouver les voies d’un consensus en renforçant les procédures de consultation et de débat destinées à impliquer les populations à tous les stades des projets. Mais, aujourd’hui, le système s’est enrayé : alors que trois ou quatre ans étaient nécessaires dans les années 1980, il faut désormais parfois près de dix années pour construire une ligne électrique. La France ayant, juste derrière l’Allemagne, les durées de procédure les plus longues. En Allemagne, il faut entre huit et quinze ans. On imagine alors mieux les difficultés rencontrées par le gouvernement allemand qui a fait le choix de sortir du nucléaire : comment permettre un développement nécessairement rapide des énergies renouvelables avec des procédures de raccordement aussi laborieuses ? Ce qui pose également la question de la viabilité des filières d’énergie éolienne et photovoltaïque dont les délais de raccordement dépassent largement ceux de construction et d’implantation de ces nouveaux moyens de production.


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À tel point que les institutions européennes se sont émues de cette dérive à l’occasion du « paquet infrastructures », avec une volonté affichée de réduire les délais. Mais il s’agit là d’un défi plus démocratique que réellement environnemental. Pour paraphraser Karl Marx, on est passé d’une misère de la démocratie, au sens où les choix énergétiques du XXe siècle manquaient à l’évidence de transparence, à une démocratie de la misère, dont le caractère direct n’est qu’une façade camouflant les « blocages » de notre société du XXIe siècle. L’enjeu est donc, demain, de trouver la meilleure voie possible pour faciliter l’expression des demandes et des inquiétudes des citoyens, sans que pour autant leur parole se voie confisquée par quelques opposants organisés, à l’idéologie purement négative. Les élus sont les premiers acteurs capables de faire évoluer les choses. D’abord, ils peuvent, au niveau national, infléchir la législation qui régit les procédures, lourdes et parfois contradictoires. Mais, surtout, ils sont le relais auprès des citoyens qui les ont élus des besoins, des impératifs, des options, des scénarios, des possibilités qui sont en jeu. Les entreprises du secteur de l’électricité ont également leur pierre à apporter à l’édifice. Elles doivent réaffirmer leur rôle d’expert, faire valoir leur savoir-faire. Mais les choix d’aménagement d’hier étaient portés par un État fort et une technostructure articulée, au nom du bien commun. Aujourd’hui, la « rationalité » des ingénieurs se heurte à une société en proie au doute, pour laquelle l’électricité a perdu son caractère magique. Quant au projet européen ou même au simple intérêt public, il n’est pour beaucoup qu’une notion théorique et abstraite. Il faut donc modestement rester à l’écoute de la « société civile », travailler en concertation avec les riverains, les associations et les ONG afin de répondre aux questions et aux inquiétudes qui se développent. L’exemple de la conférence bretonne de l’énergie est, à ce titre, séduisant et rassurant : elle a permis de trouver en commun les meilleures solutions à la situation électrique particulière de cette région. Puissionsnous, partout en Europe, nous en inspirer ! La co-construction de projets énergétiques, locaux ou nationaux, n’est pas une « figure de style » ; c’est aujourd’hui un impératif démocratique ! En ce début de XXIe siècle, les réseaux, qu’ils soient sociaux, électroniques ou professionnels, sont devenus la marque, le cœur de nos sociétés occidentales modernes. Il convient, plus que jamais, de se recentrer sur le lien humain et de garder à l’esprit ce dialogue de Confucius : « - Me considérez-vous comme un homme instruit, cultivé ?


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- Assurément, répondit Zi-Gong. Ne l’êtes-vous pas ? - Pas du tout, dit Confucius. J’ai simplement empoigné un fil qui relie tout le reste » (8). (1) Jeremy Rifkin, La Troisième Révolution industrielle, Éditions Les Liens qui libèrent, 2012. (2) Ten Year Network Development Plan. (3) European Network of Transmission System Operators for Electricity. (4) Agency for the Cooperation of Energy Regulators. (5) Independant Transmission Operator. (6) IPSOS, 2 au 8 mars 2012, enquête réalisée auprès d’un millier de Français. (7) Cf. Les Réseaux électriques, au cœur de la civilisation industrielle, p. 73, Christophe Bouneau, Jacques Percebois, M. Derdevet, Timée, 2007. (8) Raconté par Sima Qian (-145-V.-89), « Confucius », in Hu Shi, The Development of Logical Methods in Ancient China, Shangaï, Oriental Book Company, 1992.


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