La clĂŠ du bonheur
Œuvres du même auteur : – – – – –
Marre des adultes Entre Père et Fils À l’abri de la différence À fleur de cœur Poe aime Noël
Couverture de Séverine VIALON
Séverine VIALON
La clé du bonheur Roman
Éditions Sevylivres
J’ai écrit à l’encre bleue Ce qui fait pleurer mon cœur monotone, Un fardeau qui résonne Chaque fois qu’il pleut Comme un flambeau qui me guide Dans cette vie perfide. Quand s’ouvre une porte, Un bouton me transporte, Vers un espoir d’évasion, Loin de cette vie de bohème Qui resterait dans mes poèmes. Je suis devant une décision, Suivre la nouvelle route Peut-être parsemée de doute, Mais qui m’inspire confiance Ou rester dans ma souffrance.
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La saison était belle en cette fin avril et les températures clémentes dans ce petit village d’Auvergne. Fred remontait la côte en flânant, profitant ainsi des rayons du soleil qui réchauffaient petit à petit l’atmosphère après un hiver long et rigoureux. La classe était terminée, ses cahiers corrigés, il pouvait enfin rentrer chez lui. Depuis le mois de septembre, il était en fonction dans cette petite école de village qui ne possédait qu’une classe, la sienne. Pourquoi un tel poste ? Une punition de l’administration ? Un reste bien maigre de jeune enseignant une fois les anciens servis ? Non, c’était un vrai choix de sa part, un choix raisonné et mûrement réfléchi. Fred avait eu son premier poste dans une grande école du centre-ville. Jeune débutant, l’envie de tout faire parfaitement, il s’était vite trouvé surchargé de travail, ne dormant presque plus la nuit, ne faisant plus de pause le midi. Débordé par les événements, il avait fini par devenir invivable, dur avec ses élèves, irritable avec ses collègues. Il avait craqué. Une collègue avait alors fait irruption dans sa classe en fin de journée pour tenter un sauvetage. — Fred, tu ne peux pas continuer sur ce rythme. Alors, tu fermes tes cahiers et tu rentres te coucher ! — Me coucher ?! Tu n’y penses pas ! Je dois encore préparer ma classe pour demain. — Demain ? Tu improviseras ! — Impro quoi ? Tu rigoles j’espère !
— Absolument pas, révision des opérations, dictée, un exercice sur la phrase, une lecture, et hop, tu prends le temps de bien corriger au tableau et ta matinée sera passée. Art visuel l’après-midi, un peu de chant, et c’est bon. Je te note tout ça, tu vas dormir et rendez-vous dans ta classe, en forme, demain à huit heures. Fred n’en était pas revenu. Épuisé, il n’avait plus eu la force de lutter et s’était mis en route tel un petit garçon puni. Le lendemain, sa collègue lui avait expliqué qu’il ne pouvait pas tout préparer au poil tous les jours pour toutes les matières dès sa première année. Il devait faire un choix. — Pour toi, quel est le plus important ? — Maths, français. — Alors, cette année, tu prends comme objectif de bien préparer ces deux matières. Pour le reste, tu prépares, bien sûr, mais plus rapidement. Pense qu’il y a plein de choses bien faites sur internet, et tu as des collègues qui peuvent t’aider. Et de temps en temps, tu peux te permettre une petite relâche. Sophie, sa collègue, lui avait été d’un grand secours. Elle lui avait donné des fiches de préparation toutes faites, des listes de blogs correspondant à son niveau, et l’avait épaulé de très près. Trop près. Un soir, ils avaient dîné ensemble, après avoir bien travaillé. Elle l’avait raccompagné chez lui, un dernier verre, puis la nuit. Fred avait repris le dessus. Il était mieux organisé dans son travail, il était amoureux. L’année scolaire avançait à grand pas et il était bien. Jusqu’à ce fameux mois de mai. Une autre collègue s’arrêta pour son congé maternité et un remplaçant fut nommé sur son poste. Sophie fut immédiatement attirée par la chair fraîche, et Fred se retrouva seul. De nouveau, il sombra. Il n’avait plus goût à rien, était morose et redevenait imbuvable. Son collègue directeur ne pouvait le laisser ainsi. — Fred, un problème ? Fred lui avait alors tout raconté. — Tu t’es fait avoir, toi aussi ? — Comment ça ?
— Sophie est une bonne prof mais au niveau perso, comment dire… Tout homme qui passe dans cette école, passe par Sophie. — Tu veux dire que… — Oui. Alors pense à autre chose. La fin de l’année arrive, le soleil va te donner du baume au cœur. Avec les grandes vacances, tu vas pouvoir te reposer et repartir sur de bonnes bases à la rentrée prochaine. Oublie-la. C’est ce qu’il avait fait, difficilement au début, puis l’été avait fini le travail. Mais à la rentrée, la croiser de nouveau avait été un vrai supplice. Il n’avait pas sombré, mais il était resté terne. C’est alors qu’une autre collègue s’était occupée de lui. Loin de retenir la leçon, sa tristesse l’avait fait basculer de nouveau. Celle-ci avait oublié de le prévenir qu’elle était mariée. Au bord du gouffre, il avait décidé de participer au mouvement pour changer d’air. Il avait alors choisi une école à classe unique. Depuis septembre, il enseignait donc dans ce petit village. Il voyait ses collègues du regroupement de temps en temps, pour les réunions communes et il vivait très bien ainsi. Il avait trouvé une petite maison en location dans le haut du village avec une cour sur la rue. Il était seul, loin de la gent féminine susceptible de lui courir après. Le bonheur. Fred remontait donc la rue par cette belle fin d’aprèsmidi
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d’avril. Les oiseaux chantaient encore, les arbres montraient leurs belles couleurs, les fleurs égayaient les maisons. Il passa devant un terre-plein où était installé un trio de vieilles dames. — Bonsoir mesdames. — Bonsoir monsieur, répondirent-elles en chœur.
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2
Arlette, Lucienne et Fernande avaient enfin pris leur quartier d’été. Il leur tardait tellement de se retrouver tous les après-midis sur leur petit lopin de terre au bout de leur rue. Arlette surveilla la progression du jeune homme jusqu’à ce qu’il disparût en haut de la rue. — Eh, les filles, c’est qui ce beau jeune homme ? — Et poli de surcroît, ce qui se fait rare de nos jours. — Tu as bien raison. — Alors ? — Peut-être un vendeur en assurance, ou un banquier ? Vous avez vu sa belle sacoche ? — Ah non, moi, je n’ai pas regardé sa sacoche… — Voyons, Lucienne ! — Bé quoi ? Il avait un beau visage, je n’allais pas regarder ailleurs ! Elles se mirent à rire toutes les trois. Que ça faisait du bien après ces journées enfermées toutes seules dans leurs maisons respectives. Une douce voix vint les interrompre. — Alors mesdames, on traîne dehors ? C’est la joie, ici, à ce que je vois ! — Ah, bonjour Virginie. Eh bé oui, vois-tu, il fait beau, alors
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nous sortons ! — Et c’est le soleil qui vous met dans cet état ? — Mais non, c’est Lucienne qui a été éblouie par un beau jeune home qui remontait la rue ! — Arlette ! Ne dis donc pas de bêtise ! Et elles se remirent à rire. — À part ça, quelles sont les nouvelles ? — Oh, pas grand-chose, tu sais, on sort juste et il n’y a pas eu grand passage aujourd’hui. — Au moins les enfants à la sortie de l’école ? — Bien sûr, mais de moins en moins de bonjour en passant. — Que veux-tu, ma pauvre Fernande, les parents ne le disent pas eux-mêmes. Comment veux-tu que les enfants le fassent ? — De mon temps, eh bien, on disait « bonjour madame », ou alors gare à notre matricule. — De notre temps, comme tu dis, de notre temps, on respectait les anciens. Aujourd’hui, on ne respecte plus rien ni personne. Et nous, les vieilles dames, qui s’en soucie ? — Moi, bien sûr, surtout si l’une d’entre vous a fait le goûter… — Heureusement que tu es là, Virginie, ou on oublierait mon bon gâteau au chocolat. — Au chocolat ! Ce serait un crime de l’oublier. Vous saviez que vous traîneriez dehors cet après-midi ? — Quand j’ai vu le beau soleil, et cette douceur dès le matin, je me suis dit, ma Fernande, il va falloir te bouger et préparer le premier goûter de la saison. — Vous avez bien fait ! Fernande sortit son gâteau et le coupa en plusieurs parts. Chacune se servit et le dégusta, et pour son bon goût, et pour le plaisir de le partager entre copines. La solitude de l’hiver allait se calmer grâce au retour de ces petites rencontres quotidiennes.
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Arlette fut la première à rompre ce moment gustatif. — Au fait, Lucienne, tu sais que la Maria, elle est revenue ? — La Maria ? Mais je croyais qu’elle ne pouvait plus vivre seule et qu’elle vivait chez sa fille ! — Eh bien, faut croire qu’elle a changé, sa fille l’a remise dans sa maison. Chacun chez soi. — La pauvre… — Je peux participer ? — Désolée Virginie. Maria est une copine à nous. Il y a quelques années, sa fille l’a convaincue qu’elle ne pouvait plus vivre seule, elle était trop vieille, ce n’était pas raisonnable. Alors, elle a quitté sa maison pour s’installer chez sa fille. Mais aujourd’hui, elle est de retour chez elle. Je ne sais pas trop pourquoi. Elle se retrouve toute seule, après des années chez sa fille et ses petits enfants. — Seule ? Dois-je comprendre qu’elle aurait besoin d’une petite visite ? — Je n’osais te le demander. — Voyons, Arlette, tu ne me connais pas ? Donne-moi son adresse, je vais aller la voir. — Tout de suite ? — Eh oui, si tu veux que je puisse voir tout le monde. J’ai encore Germaine et Janine à visiter. — Comment va-t-elle la Janine ? — Pas bien, je n’arrive plus à la faire manger le soir. Elle faiblit, je m’inquiète pour elle. Alors cette Maria, je la trouve où ? Arlette lui donna l’adresse complète et les indications pour se rendre chez leur amie. Après l’organisation pour le goûter du lendemain, la promesse de saluer la copine de leur part, Virginie se mit rapidement en route. Avec les indications d’Arlette, Virginie trouva facilement la maison. Elle traversa une cour peu entretenue et monta les
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escaliers qui la menèrent à la porte d’entrée. Elle frappa et à l’invitation de la propriétaire, elle pénétra dans une grande pièce, la pièce à vivre. À sa gauche, une cuisinière ancienne à bois, sûrement le seul moyen de chauffage. En face, un grand meuble qui prenait tout le pan de mur, entre deux portes. Devant elle, une grande table au bout de laquelle était assise une vieille dame. — Bonjour madame, vous êtes bien Maria ? — Oui, c’est bien moi. — Je m’appelle Virginie, et vos amies m’ont envoyée vers vous, car elles pensent que vous pourriez avoir besoin de compagnie. Alors, me voici. — Vous êtes bien gentille, ma petite, mais je n’ai pas les moyens de payer ce genre de prestation. — Mais qui vous parle d’argent ? — Oh, excusez-moi, je vous laisse debout à la porte. Venez vous asseoir près de moi. Virginie s’avança, prit une chaise et s’installa près de Maria qui reprit. — Vous êtes bien venue me proposer vos services ? — Tout à fait. — Et tout travail mérite salaire, surtout de nos jours où plus rien n’est gratuit. — D’accord, je vous avoue tout, je demande salaire mais qui, je suis sûre, est dans vos moyens. — J’en ai tellement peu. — Un petit gâteau, un verre de jus de fruit parfois, mais surtout et obligatoire, un grand sourire ! — Vous vous moquez ! — Oh non, loin de moi cette idée. — Je vous offre un café ? — Pas à cette heure-là, et si vous n’avez rien d’autre, je veux bien un verre d’eau. Fernande nous a fait manger un gâteau au chocolat !
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Maria se leva et se dirigea vers une petite pièce derrière elle. Elle en revint avec un pichet d’eau. Elle se rassit et servit un verre à chacune. — Je vois que vous marchez bien, remarqua Virginie. — Oui, j’ai encore cette chance. — Alors, pourquoi ne pas rejoindre vos amies l’après-midi ? — Elles se regroupent toujours au bout de leur rue ? — Oui, et à tour de rôle, on fait un gâteau pour le goûter. Je les retrouve là tous les jours après le travail, enfin, lorsque le temps le permet. Aujourd’hui, était la première sortie de la saison. Alors, vous seriez des nôtres ? — Oh, je ne sais pas, marcher jusque là-bas… — Et si je viens vous chercher ? Marcher avec moi, ça irait ? — Je pense que oui, mais je ne veux pas déranger. — Vous ne me dérangez pas, ça me fait plaisir. Et au lieu de descendre à l’arrêt du bas, je descendrai à celui du haut. Vous avez un fauteuil ? — Il doit y en avoir un dans l’escalier. Vous pourriez regarder, derrière la porte, à côté du meuble. Virginie se leva et se dirigea vers la porte entre le meuble et le poêle. Elle l’ouvrit et découvrit un escalier bondé de bric-àbrac. Il lui aurait été impossible de l’emprunter. Elle trouva le fauteuil pliant et l’amena dehors pour le dépoussiérer. Maria lui apporta une bassine d’eau et une éponge. Après une bonne toilette, il était prêt à l’emploi. Virginie le déposa à l’intérieur contre le mur, près de la porte d’entrée. — Voilà, il est prêt pour demain. Je viendrai vous chercher vers 16h30. — Vous me quittez déjà ? — Eh oui, Maria, l’heure tourne et je dois encore aller voir deux mamies, dont une qui m’attend pour souper. — Ah, et qui allez-vous voir, si ce n’est pas indiscret ? — Tout à l’heure, j’ai passé un moment avec Arlette, Fernande et Lucienne. Un vrai trio infernal !
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— Il ne manque que moi ! — Après je passe faire un petit coucou à Germaine, vous connaissez ? — Bien sûr, elle habite en face de la place. Comment va-telle ? — Bien, mais elle se déplace difficilement, alors c’est moi qui viens à elle. Et je finis ma tournée avec Janine. — Ah Janine, elle doit être la doyenne du village ! — Peut-être, mais elle est bien faible et je l’aide à manger avant de rentrer chez moi. Allez, je vous laisse ou je vais être en retard. À demain Maria, soyez prête ! — À demain, euh… — Virginie ! — Ah oui, Virginie, ne m’en veuillez pas. — Mais non, à force, vous allez retenir. Virginie fit remarquer gentiment à la vieille dame que ses cheveux n’étaient pas au meilleur de leur forme. Loin d’elle l’idée d’être désagréable mais la qualité de vie de ses mamies était importante à ses yeux. Maria lui avoua que ses rhumatismes dans les bras la gênaient pour se coiffer correctement et l’empêchaient tout bonnement de se les laver. Après le choc de voir à quel point elle pouvait se négliger faute de moyens, Virginie lui proposa de passer rapidement le matin afin de la coiffer, avant de se rendre à son travail. Ce serait rapide mais efficace. — A demain donc. — A demain Virginie et merci pour votre visite. Cela m’a fait grand plaisir. — Voilà, vous venez de me donner ma plus grande paie. En vis-à-vis avec l’école, se dressait fièrement une maison à un étage, une des rares maisons à faire face à la place du
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village. Depuis maintenant quelques années, les volets à l’étage restaient clos. Seul le rez-de-chaussée était habité par Germaine. Son fils, déjà adulte et qui vivait en ville, l’avait convaincue de n’occuper que le bas de la maison. Moins de frais et surtout moins de fatigue pour sa maman qui ne pouvait presque plus se déplacer. Alors, les escaliers ! Il lui avait installé sa chambre dans la pièce qui servait jadis de salon. Et sur le devant de la maison, elle avait conservé son banc en pierre sur lequel elle s’asseyait pour prendre l’air, l’air qui se rafraîchissait en cette fin de journée. Mais Germaine était toujours là, son châle sur les épaules, regardant tantôt à droite, tantôt à gauche. Son visage s’égaya soudain lorsqu’elle la vit qui descendait la côte. — Bonsoir Virginie, je commençais à m’inquiéter. — Désolée, Germaine, je ne suis pas en avance aujourd’hui. Elle l’embrassa comme tous les soirs. — Vous n’avez pas froid à rester dehors. Le temps se rafraîchit, ce n’est pas raisonnable. — Je t’attendais ma petite. — Allez, rentrons à l’intérieur pour bavarder. Je ne vais pas pouvoir rester longtemps, j’ai encore Janine à voir. — Tu vas quand même pas partir de suite ? L’eau doit être chaude, et les biscuits t’attendent sur la table ! Virginie la rassura, elle n’allait pas l’abandonner si vite, et encore moins rater son thé. Elle avait, en plus, un tas de nouvelles à lui donner. Les copines avaient repris leur quartier d’été, ce qui lui permettait de les voir toutes en même temps. — Et du coup, tu ne vois pas l’heure passer et tu en oublies la pauvre Germaine qui ne peut plus monter la rue. — Mais non, je ne vous ai pas oubliée, et je n’ai même pas papoté longtemps avec les copines, c’est juste que… — Excuse-moi, après tout, cela ne me regarde pas, et tu n’as pas de comptes à me rendre. La jeune femme la rassura et lui expliqua la raison de son
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retard. Une nouvelle recrue à visiter, faire connaissance, lui avait pris du temps. Et tout cela n’était pas prévu. Cela étonna la vieille dame qui n’avait pas eu vent de l’arrivée d’une vieille dame dans le village. Une personne âgée pour sûr car autrement, Virginie n’irait pas s’en soucier. Celle-ci lui expliqua qu’il s’agissait d’une ancienne du village qui revenait vivre parmi eux. — Ah ? Je la connais ? — Sûrement, il s’agit de Maria. — Maria ? Bon sang de bonsoir, mais il y a une éternité que je ne l’ai pas vue. Elle va bien ? — Physiquement, elle a l’air, mais côté moral, il y a du travail. Ces nouvelles inquiétèrent la mamie qui fut rassurée de savoir que Virginie allait l’aider. Elle lui raconta qu’elle avait réussi à convaincre Maria de rejoindre le trio infernal, la seule condition étant qu’elle aille la chercher pour l’aider à marcher. Ainsi les quatre fantastiques allaient être reconstituées. — Et pourquoi pas le club des cinq ? s’amusa la jeune femme. C’était bien tentant pour la grand-mère qui en avait une envie folle. Il aurait fallu être dotée d’un fauteuil roulant. Virginie lui proposa d’en parler au maire. — Au maire ?! Qu’est-ce qu’il en a à faire de vieilles rombières comme nous ?! Virginie continuait sur son idée, imaginant ramener Germaine sur le fauteuil, l’installer et retourner chercher Janine qui pourrait rester dedans tout le temps du goûter. Ainsi, les six compagnonnes seraient de nouveau réunies. Elles pouvaient bien en rêver, en parler, et pourquoi pas l’exaucer ? Elle redescendit sur terre, voyant l’heure tourner. Elle devait poursuivre ses visites. — Allez, Germaine, je vous laisse et m’en vais voir votre voisine. Vous n’avez besoin de rien ?
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— Non, non, ça va aller. — Vous êtes sûre ? Je ne suis quand même pas à deux minutes. Tout est prêt pour votre repas, vous voulez que je réchauffe quelque chose ? — Non, tu es mignonne, je peux me débrouiller toute seule. Va donc t’occuper de Janine, elle en a plus besoin que moi. — Très bien, alors, à demain. La jeune femme embrassa tendrement Germaine et quitta la maison pour rendre visite à sa dernière mamie.
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Peu de pas étaient nécessaires pour se rendre chez Janine, pourtant, Virginie prenait un temps inhabituel ce soir-là. Ses pas se succédaient à la vitesse d’une tortue qui n’était pas pressée d’arriver. La jeune femme ne traînait pas, ses pensées la faisaient ralentir. Elle était inquiète pour cette mamie qui fondait à vue d’œil depuis quelques jours. Elle maigrissait, son énergie la quittait autant que son appétit de vivre. Que faire ? Elle ne pouvait pas la laisser ainsi. Devant la porte, elle hésita quelques secondes, frappa puis entra avec un sourire à ravir les plus malheureux. — Bonsoir Janine, comment allez-vous ce soir ? La réponse de la doyenne ne convainquit pas Virginie qui n’en laissa rien paraître. Au contraire, elle s’excusa de son retard et lui proposa de mettre la soupe à réchauffer avant de commencer à discuter. — Ne te donne pas cette peine, je ne mangerai pas. Je n’ai pas très faim ce soir. Virginie ne voulut pas se laisser vaincre et se fâcha. — Pas très faim ce soir ? Mais c’est ainsi tous les soirs ! Vous vous êtes vue ? Vous ne pouvez pas rester comme ça et je ne
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peux pas vous laisser faire. Alors, soit vous mangez, soit j’appelle le médecin. — Non, sois gentille, pas le médecin ou il va m’enfermer à la maison de retraite. Je ne veux pas quitter ma maison, tu le sais. Virginie vit les yeux de Janine briller de larmes qui ne demandaient qu’à couler. Elle n’était pas sans cœur, mais ne pouvait pas abandonner la bataille. Elle supplia la vieille dame de lui expliquer pourquoi elle refusait de manger. Dire qu’elle n’avait pas faim ne passait plus au vu de son état physique. La laisser de la sorte devenait de la non-assistance à personne en danger. — J’ai… c’est tellement gênant ! — Pas de gêne avec moi. Elle s’assit devant elle et lui prit les mains tout en radoucissant sa voix. — Vous pouvez tout me dire, vous me connaissez, je suis là pour vous. Janine pris une grande inspiration et se lança. À son âge, il était long pour elle du coucher jusqu’au lever. Elle en avait honte. Virginie dut la rassurer, il ne fallait pas avoir honte de vieillir, c’était la vie. Janine lui expliqua que la soupe du soir lui donnait envie d’aller aux toilettes et comme elle ne pouvait plus se lever seule… Lorsque l’aide ménagère arrivait le matin, il était souvent trop tard, ce qui lui valait de se faire rouspéter comme une petite fille. Son aide la secouait et la mettait hors du lit sans ménagement, pestant, car elle allait avoir du travail en plus, qu’elle n’avait pas que ça à faire. Elle disait même que la vieille dame le faisait exprès pour l’ennuyer. — Mon Dieu ! Mais, vous ne lui avez pas demandé de cuisiner autre chose pour le dîner ? — Cuisiner ? Elle lui fit ouvrir le placard au-dessus de l’évier. Virginie ne vit que des boîtes de conserve (les repas de midi) et des briques
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de soupe (les repas du soir). L’employée faisait les courses le lundi et ne faisait donc pas de ménage ce jour-là. Tous les jours, à midi et demi, tout était rangé, elle mettait la soupe dans la casserole pour faire croire, et à 13h, dernier délai, elle était partie ! — 13h ! Vous voulez dire que vous êtes depuis… ! Oh, mais ma pauvre, vous devez avoir besoin de… — S’il te plaît. Virginie courut chercher le moto-banc et y installa vite Janine qui n’attendit pas que la jeune femme se soit éloignée, pour se soulager. Une fois retournée dans son fauteuil, elles purent reprendre leur conversation. — Si je comprends bien, si je vous donne autre chose que de la soupe, vous mangerez ? La vieille dame acquiesça. Virginie vida le contenu de la casserole dans une boîte plastique qu’elle avait aperçue dans le placard et se dirigea vers la porte. — Ne bougez pas ! Je reviens très vite. Une fois dehors, elle réalisa ce qu’elle venait de dire. Il était évident qu’elle n’allait pas bouger. Elle revint vers la place et remonta d’un pas rapide la côte, jusqu’à sa rue face au lopin de terre, maintenant vidé de ses occupantes. Elle s’arrêta devant la maison de Arlette et sonna. La vieille dame apparut à son balcon. — C’est toi Virginie ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu as l’air toute essoufflée. — Je peux monter une minute ? — Même deux ! Je t’envoie la clé. Arlette mit la clé dans un petit panier qu’elle fit descendre par le balcon. Virginie la réceptionna, pénétra dans la maison et rejoignit Arlette au premier. — Je viens troquer du potage contre pitance solide. Je te préviens, c’est de la soupe en brique, pas de la bonne cuisine maison.
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— J’ai des légumes du pot-au-feu de midi. Ça te va ? Virginie fut ravie de l’échange. Ces soupes ne convenaient plus à Janine, ce qui expliquait son manque d’appétit. Elle ne pouvait dire autrement sans être indiscrète. L’aide ménagère ? C’était un problème qu’elle pensait bien aller régler de ce pas. De retour chez Janine, elle fit réchauffer les légumes dans une poêle et lui servit son repas. Tout en l’aidant à manger, elle composa le numéro de l’association espérant trouver encore quelqu’un à cette heure-là. Bien décidée à tenter le coup, elle alla même jusqu’à se faire passer pour la fille de la vieille dame afin d’être entendue par la responsable du service. Complètement remontée par les premières paroles qui insinuaient qu’il ne s’agissait que de mots mal compris ou de gestes mal interprétés alors que Virginie parlait de maltraitance et de travail non fait, cette dernière menaça d’aller porter plainte à la police. Elle trouvait, à raison, qu’il était inadmissible de profiter ainsi des personnes âgées et qu’elle était en droit d’être un minimum écoutée. Son interlocutrice la calma et lui demanda de raconter les faits. Son visage se décomposa au fur et à mesure de l’avancée du récit de la jeune femme. Elle lui fit part du dilemme face auquel elles se trouvaient. Le problème de la maltraitance était fâcheux car il n’y avait aucune preuve et qu’il s’agirait de la parole de l’une contre celle de l’autre. Par contre, il était assez facile de prouver que cette dame abandonnait son poste avant l’heure, ce qui donnerait une bonne raison à l’association pour la mettre à la porte. Elle lui proposa de faire en sorte que Janine reçoive son aide ménagère comme tous les jours, sans faire ni commentaire ni allusion à leur conversation. De son côté, la responsable s’engageait à lui trouver une remplaçante. Elles viendraient ensemble le lendemain pour constater le départ de la personne avant l’heure puis passerait l’après-midi avec Janine afin de faire connaissance, voir les habitudes et les
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souhaits de la vieille dame. Virginie était ravie d’un tel arrangement et en fit part à la responsable qui reprit. — Maintenant que ce problème est réglé, dites-moi, vous n’êtes pas vraiment sa fille ? — C’est tout comme, je m’occupe d’elle tous les soirs depuis deux ans. Mais comment… — Madame Camère n’a jamais eu de fille, c’est inscrit sur son dossier. Un silence s’installa, Virginie se sentit prise au piège mais ne regrettait aucun de ses actes. Si c’était à refaire, elle n’hésiterait pas. La responsable la libéra en lui demandant si elle aurait l’occasion de la rencontrer le lendemain. Elles essayèrent de faire correspondre leurs horaires, un effort de chacune allait pouvoir permettre une rencontre même rapide. Virginie reposa le téléphone tout en réalisant que son emportement lui avait fait oublier Janine qui attendait sagement la suite de son repas. Elle éclata de rire. — Décidément, ce soir, je ne suis bonne à rien, j’oublie les toilettes, le repas… — Et de me raconter ! Sur le visage de Janine se mêlaient à la fois un sentiment d’amusement et un sentiment d’inquiétude. Le sourire aux lèvres ne suffisait pas à masquer l’expression de ses yeux. — Eh bien, on n’est pas couchées ! Virginie remit le repas dans la casserole pour le faire réchauffer une seconde fois puis reprit place près de la vieille dame qui s’inquiéta. — Tu te donnes tant de mal pour moi, tu ne seras pas à l’heure chez toi, et… — Et rien Janine, personne ne m’attend. Alors, vous mangez et je vous raconte. Les heures supp ne sont pas un problème pour moi si cela vous apporte un peu de joie. — Tu es si gentille. — Vous allez me faire rougir.
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Virginie aida la vieille femme tout en lui donnant les consignes pour le lendemain. Le plus important étant de ne rien laisser paraître, tout accepter sans broncher, mais pour la dernière fois. Janine ne fut pas mécontente de cette nouvelle et ce fut les larmes aux yeux qu’elle embrassa Virginie une fois couchée. De son côté, la jeune femme la quitta plus sereine qu’elle ne l’était en arrivant en début de soirée. Dans la fraîcheur du soir, elle remonta la rue et rentra chez elle pour y trouver un repos bien mérité.
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