Les traces de l'eau

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Simone Quadri

Les traces de l’eau

dans la construction du territoire au Tessin

École Polytechnique Fédérale de Lausanne - 2015 -


Les traces de l’eau

dans la construction du territoire au Tessin

Introduction Le Tessin est le canton le plus méridional de la Suisse, se développant entièrement dans le versant Sud des Alpes. Sa morphologie est très variée, en combinant éléments alpins, subalpins et préalpins. De Nord à Sud le territoire se divise entre glaciers, montagnes vallées, collines plaines, rivières et lacs. La topographie est généralement très hostile, les zones plaines sont très limitées et les versants des vallées plutôt contraignants. Les éléments du support naturel ont depuis toujours influencé la pratique d’anthropisation du sol, surtout dans l’époque préindustrielle, où l’homme ne disposait pas de moyens adéquates pour se libérer des contraintes naturelles. De ce fait, le territoire anthropisé qui résulte du travail des sociétés paysannes reflète fortement l’adaptation aux contraintes des situations morphologiques. Historiquement l’anthropisation d’un espace naturel se fait dans l’esprit d’adhésion-hamonisation au support topographique1. La structure du territoire tessinois à l’époque préindustrielle est ainsi formente E. Turri, Il paesaggio come teatro dal territorio vissuto al territorio rappresentato, Marsilio Editori, Venezia, 1998, p. 63 1


morphologie et idrographie du Tessin

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dessinée par les éléments naturels, à l’issue de la forte relation entre homme et nature. Ce fait permet aujourd’hui de lire le territoire et son histoire à travers les traces des éléments naturels qui se traduisent dans la cohérence des gestes architecturaux. Un des éléments qui à laissé plus de traces dans l’esprit et le développement territorial du canton est sans doute l’eau, présente en grande quantité et sous différentes formes. Nous la trouvons dans le lacs subalpins de Lugano et Locarno, dans les lacs alpins au Nord du canton, dans les 5’000 km et plus de rivières, dans le sous-sol, dans les bassins artificiels, dans la pluie abondante, et surtout dans la structure des villages. La plaine alluviale de Magadino Au XIXème siècle le canton du Tessin était extrêmement pauvre, l’économie rurale se limitait aux pâturages dans les vallées le long des versants et dans la cultivation des terrassements. Les plaines et les fond des vallées occupées par les rivières étaient trop susceptibles aux caprices de la nature, poussant les activités de subsistance à se dérouler plutôt en hauteur. Or dans la construction du territoire les établissement traditionnellement s’éparpillent sur les versants, «en pointillant finement le territoire2». La région centrale du canton du Tessin est intéressée par une longue plaine alluviale, large quelque peu de kilomètres, marquée dans son histoire par la lutte constante contre la nature. La Plaine de Magadino incarne un exemple d’influence que l’eau joue sur les choix de l’homme dans son activité. La plaine est traversée dans sa longueur par la rivière Tessin, la plus importante du canton. Le tracé de celle-ci est furieux et coupe la plaine diagonalement dans l’axe longitudinal avant de terminer sa course dans le Lac Majeur. La plaine alluviale à l’époque pré-industrielle était pour la plupart inutilisable du point de vue agricole, le risque d’inondation et épidémies étant trop élevé. Les villages sont alors contraints de s’aligner le long de la rue qui parcourt le pied des versant, de l’Est à l’Ouest de la plaine, en position T. Carloni, La grande trasformazione del territorio, tiré de, R. Ceschi, Storia del Cantone Ticino - Il Novecento, Edizioni Casagrande, Bellinzona, 1998, p. 672 2

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situation en 1865, carte Dufour, implantation des villages par rapport à la rivière

situation en 1910, carte siegfried, en rouge les terrassements des vignes

situation en 1990, carte nationale, subtitution des vignes par le bâti

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surélevé, à l’abri de la menace de l’eau. Le schéma territorial se dessine finalement en périphérie de la plaine, respectant les contraintes que la nature impose sur les choix d’anthropisation. Seulement quelques petites constructions fonctionnelles se situent à l’intérieur de la plaine dans les zones un peu plus sûres, offrant des refuges pour les hommes et les animaux qui défient la fureur de l’eau et des maladies3. Entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, avec la progressive modernisation du canton, la plaine commence à être aissainie, afin de pouvoir en disposer pour une exploitation agricole à plus grande échelle. Les travaux d’endiguement son achevés en 1918. La phase d’assainissement et regroupement des terrains se poursuivra par contre jusqu’en 19664. Les dynamiques socio-économiques du canton ont entre temps sensiblement changé. La plaine est désormais exploitable au niveau agricole mais voit la prolifération d’une suite des nouvelles constructions liés aux besoins de l’homme du tertiaire. Les grandes centres commerciaux, les centres logistiques, les manufactures, les habitations prolifèrent dans la plaine et progressivement s’étalent sur les côtés e vers son centre. Dans l’étalement urbain on reconnait à peine les anciens villages, dont la disposition à l’intérieur de la plaine avait été décidé par la présence de la rivière. Les maisons et les immeubles grimpent du côté nord de la plaine sur les versants de la montagne. Il est curieux de voir que l’eau est liée à cette expansion vers le haut, provoquant ce que P. Bianconi définit «un’alluvione cementizia». Les versants Sud s’ouvrant sur la plaine et très bien ensoleillés ont été historiquement utilisés pour l’exploitation agricole, avant même l’assainissement de la plaine. Le paysage était donné par de longues file de terrasses voyant la prolifération des vignes. Au fil du temps, avec les changements mentionnés, ces terrains deviennent objet de spéculation immobilière car ils offrent des vues latérales vers le lac. La vue sur le lac est un bien très rentable est les terrasses agricoles viennent rapidement échangées pour des bénéfices économiques. Le Repubblica e Cantone Ticino, Rapporto di pianificazione del Parco del Piano di Magadino, tiré du document pour le Grand Conseil, 2012, p. 14 3

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Ibid. p. 15


vue d’ensemble des versant de densifiant en proximitÊ du lac

contraste entre versant urbanisĂŠ et versant traditionnel

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dessin de terrassement est produit par la proximité du lac. En effet, les vignes dans le secteur Ouest de la plaine ont complètement disparu, au fur et à mesure qu’on s’éloigne du lac vers les versants orientaux, le tissu bâti devient de moins en moins dense, jusqu’à disparaître, en révélant le caractère traditionnel des vignes. Les bourgs lacustres Il faut savoir que l’émergence du tourisme vers la fin du XIXème siècle avait sacré le Tessin parmi les hauts lieux touristiques internationaux5. Le paysage lacustre était notamment très apprécié parmi les bourgeois et les notables du Nord de l’Europe. Grâce à l’ouverture du chemin de fer du S. Gotthard, reliant Nord et Sud de l’Europe, le canton devient leiu privilégié de passage et station d’acclimatation touristique. L’afflux des touristes change radicalement le dessin des villages autours des lac et les cas de Lugano et Locarno, centres névralgiques de l’activité touristique cantonale, deviennent emblématiques. La ville de Lugano s’ouvre traditionnellement vers l’intérieur de ses rues. Le front sur l’eau est composé par l’arrière désordonné des maisons et par une étendue de sable où les bateaux de pêche se garent. La vie commerçante se déroule principalement le long des rues intérieurs, dans les places et sous les portiques. L’explosion du tourisme change radicalement ce rapport à l’eau par une suite d’interventions radicales. Afin de rester compétitif face aux autres bourgs lacustres émergents, Lugano, mais aussi Locarno, projettent des promenades le long des rives du lac. Les grand hôtels-palace viennent s’implanter le long du quai avec leur façades imposantes tournées vers le lac. Le processus de substitution des maisons traditionnelles tourne les relations anciennement introverties vers le plan d’eau. Ceci impacte dans l’élévations des villes du côté du lac. La promenade du quai s’articule sur la longueur de la rive mais se construit de manière surélevée par rapport au niveau de l’eau. Ce changement rompt avec la relation, autrefois directe, que la rive avait avec le lac. L’addition de jardins C. Ferrata, La fabbricazione del paesaggio dei laghi, Edizioni Casagrande, Bellinzona, 2008, p. 57 5

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le rapport traditionnel à l’eau, C. Domenici - Riva albertolli, tiré de R. Cavalli, Lugano com’era, Jansonius, Lugano, p. 214

la fabrication des quais, tiré de R. Cavalli, Lugano com’era, Jansonius, Lugano, p. 74

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et belvédères, ainsi que la position surélevée et détachée permettent de transformer le lac dans un objet théâtralisé, à contempler. Le lac historiquement était un lieu de travail et une source de nourriture, il constituait en somme un territoire et cela se traduisait dans la relation directe à l’eau de l’ancien rive. Avec l’avent du tourisme le lac devient un élément paysager, ce qui impose les changements dans les dispositifs urbains de l’interface à l’eau. D’autres bourgs lacustres se construisent en relation à cet élément, comme par exemple Bissone. De manière assez analogue aux villages de la Plaine de Magadino, Bissone s’implante initialement au pied de la montagne sur une petite excroissance plane. Le retrait par rapport à la rive du lac est nécessaire afin de ne pas subir les changements rapides du niveaux de l’eau qui monte rapidement à cause des alluvions. Le front bâti principal du village s’aligne avec la rue passant au pied du versant6. Le bourg est en somme tourné vers la montagne. Au fur et à mesure que le village grandit, les maisons se développent en profondeur parallèlement dans la direction du lac, jusqu’à rejoindre la rive selon un schéma urbain en peigne. Encore au XVIIème siècle les dernières maisons s’alignent directement à l’eau. A partir du XIXème siècle le dessin du bourg subit un changement radical qui précède celui de Lugano. Les maisons le long de la rive sont démolies et une grande place s’ouvre sur le lac et les montagnes d’en face. La construction de nouvelles maisons bourgeoises avec un portique au rez-de-chaussée le long de cet espace inverse les relation de l’arrière (montagne) à l’avant, lac7. De plus, aux extrémités Nord et Sud les blocs bâtis sont maintenus, ce qui cadre l’espace de la place en direction de l’eau en théâtralisant le paysage lacustre. Le cas de Locarno est lui aussi très emblématique. La trace de l’eau est inscrite dans la masse des maisons s’ouvrant sur la Piazza Grande. En regardant le plan de la place nous remarquons que le côté Nord s’articule en suivant une ligne ondulée, l’ensemble de la vieille ville se développe dans la profondeur de cette ligne sur le versant. Le côté Sud A. Rossi, B. Reichlin, F. Reinhart, E. Consolacio, M. Bosshard, La costruzione del territorio nel Canton Ticino, Fondazione Ticino Nostro, 1979, p. 174 7 Ibid. p. 175 6

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plan de Bissone, avec en haut les anciennes maisons le long de la première rue et en bas le dispositif de la place s’ouvrant vers le lac

plan de la vieille ville de Locarno montrant le déplacement de la rive, tiré de AAVV, Pratica e rappresentazione dello spazio urbano, Fondazione Ticino Nostro, 1979

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de la place est par contre maîtrisé, suivant une ligne droite et avec des bâtiments plus récents non contigus. Si on regarde les anciens plans médiévaux de la ville, nous notons que anciennement la ligne ondulé du côté nord de la place correspondait à la rive du lac. La forme de la vieille ville s’articule donc en suivant la ligne de l’eau. Au fil du temps la rivière Maggia dépose les sédiments qui éloignent de plus en plus la limite de l’eau des maison vers le côté Est. Suite à l’assainissement du delta de la rivière les terrains sur les sédiments deviennent constructible et la place, autrefois ouverte sur l’eau, devient un espace fermé. La structure urbaine garde le témoignage de la relation à l’eau disparue. Le développement de la ville se fait de manière analogue à celle de Lugano, c’est-à-dire en colonisant les espace de la plaine à l’avant et les versants offrant la vue sur le lac à l’arrière. De manière générale les lac ont contribué au développement vertical sur les versants des montagnes, laissant une trace imposante dans le territoire. De l’autre côté du delta de la Maggia nous notons le bourg d’Ascona, lui aussi se mettant en relation avec l’eau. Le noyau historique du village suit le modèle des bourgs lacustres en s’implantant au pied d’une colline. Contrairement à Locarno qui se développe dans le sens Est-Ouest, le développement de Ascona suit la progression du delta de la Maggia vers le sud. Au fur et à mesure que le sédiments avancent le village le suit , en se développant vers l’intérieur du lac. Si la place de Locarno perd sa relation à l’eau par le recul du lac, Ascona gagne de plus en plus de surface publique en relation avec ce dernier. Les deux bourg s’orientent ainsi dans deux directions différentes. Si maintenant on se concentre sur la totalité du delta de la Maggia nous notons aussi d’autres faits intéressants. La carte Siegfried de 1910 nous montre l’état des terrain à l’issue de l’endiguement de la rivière. En pointillé il est encore visible la trace ancienne de la rivière se divisant en plusieurs branches avant de rejoindre dans le lac. Si à cette image nous superposons la carte relative au développement urbain récent, nous notons des correspondances dans la limite de l’étalement résidentiel. Les lignes entres terrains alluviales et sédiments en référence à la situation avant l’assainissement 10


delta de la Maggia, mise en évidence des anciennes berges alluviales, carte Siegfried 1910

situation actuelle [évolution du bâti en rouge] respectant les traces des anciennes berges aujourd’hui disparues

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est encore bien lisible dans l’implantation des bâtiments. L’ancienne trace des cours d’eau se matérialise dans la construction urbaine comme l’ancienne trace de la rive du lac se matérialise dans le dessin de Piazza Grande à Locarno. L’avent de l’hydroélectrique L’eau au Tessin n’est pas seulement dessinatrice de villages ou de territoires, source de nourriture ou élément paysager de promotion touristique. Vers la moité des années ‘50 le canton décide d’exploiter le potentiel hydrologique de ses lacs alpins et ses rivières, anciennement dévastatrices8. La force hydrolique des eaux provénantes des glaciers est convoitée dans les centrales de production électrique fournissant l’énergie nécessaire au développement économique de la région et de la Suisse. De plus, les concessions données pour la construction de plusieurs barrages commencent à changer le visage des vallées et des montagnes. Le système de production hydroélectrique nécessite des infrastructures d’accès véhiculaire et de distribution de la courant. Ces éléments affectent sensiblement le paysage des vallées encore intact dans sa forme9. Initialement les barrages sont bien accueillis, comme trace de la modernisation du canton en faveur du progrès. Les sentiments plus récents semblent renier un peu cette intervention lourde, s’imposant dans le paysage subalpin comme élément étranger et générant des «enthousiasmes plus mitigés10». Pourtant le barrage exprime fortement le sentiment d’adhésion au support naturel, en étant “tout simplement” la réponse minime à l’action de pression de l’eau contre ses parois. Ce fait donne une image fascinante de cette infrastructure. En effet la grandeur d’un barrage n’est que la puissance de l’eau matérialisée dans un volume de béton. En regardant la puissance d’un barrage nous nous trouvons face à la quantification de la force de la nature. Nous savons que le paysage est créé sur la base du regard et du langage dont disposent un ou plusieurs C. Ferrata, L’esperienza del paesaggio, Carocci Editore, Roma, 2013, p. 73 Ibid. p. 74 10 Ibid. p. 73 8 9

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barrage de la Verzasca

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observateurs qui fabriquent des images à partir d’une unité territoriale. Peut être que les médiateurs dont on dispose aujourd’hui ne sont pas encore en mesure de nous faire apprécier cet ouvrage technologique de la même façon dont on apprécie les aqueducs Romains, mais il est vraisemblablement une question de temps. Conclusion L’eau au Tessin n’est pas seulement présente comme élément physique, appréciable et tangible. L’eau de cache dans les murs des bâtiments, dans les lignes des portiques, devient une composante invisible de dessin urbain et architectural. Les sociétés traditionnelles tessinoises ont su jouer avec cet élément, donnant vie à des paysages complexes, fortement identitaires. L’eau a su amener de la dévastation et du bien être. Les traces dans le territoire du Tessin sont des forts témoignages de la relation conflictuelle amour-haine que les populations ont ressenti pendant les siècles envers cet élément précieux.

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Bibliographie - E. Turri, Il paesaggio come teatro dal territorio vissuto al territorio rappresentato, Marsilio Editori, Venezia, 1998 - T. Carloni, La grande trasformazione del territorio, tiré de, R. Ceschi, Storia del Cantone Ticino - Il Novecento, Edizioni Casagrande, Bellinzona, 1998 - Repubblica e Cantone Ticino, Rapporto di pianificazione del Parco del Piano di Magadino, tiré du document pour le Grand Conseil, 2012 - C. Ferrata, La fabbricazione del paesaggio dei laghi, Edizioni Casagrande, Bellinzona, 2008 - C. Ferrata, L’esperienza del paesaggio, Carocci Editore, Roma, 2013 - R. Cavalli, Lugano com’era, Jansonius, Lugano, 2012. - A. Rossi, B. Reichlin, F. Reinhart, E. Consolacio, M. Bosshard, La costruzione del territorio nel Canton Ticino, Fondazione Ticino Nostro, 1979 - AAVV, Pratica e rappresentazione dello spazio urbano, Fondazione Ticino Nostro, 1979

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