Pierre Soulages

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Soulages


Pierre Soulages est un peintre français né le 24 décembre 1919 à Rodez (Aveyron), spécialiste du noir-lumière, l'outrenoir.


A distance

Je pense parfois à ce rectangle d'ombre qu'une peinture de Soulages inscrit sur le mur, derrière la toile, et à la façon qu'elle a de lui tourner le dos. À cette surface pure, à cette froide découpe, elle oppose le jeu (l'emboîtement) de trois plans successifs, dans la direction même de notre regard : un châssis robuste qui la détache du mur, des textures amples ou serrées qui la font surgir d'elle-même, et au-delà encore, vers nous qui la regardons, une insaisissable étendue de lumière. Ainsi bornée par un espace que nous savons mais que nous ne voyons pas et par un autre que nous voyons mais que nous ne savons pas, dans un no man's land, la peinture vit son existence muette.

A distance

La lumière que les choses nous renvoient est ce que nous voyons d'elles. Le noir, par définition, est ce qui ne renvoie pas de lumière. Devant ces tableaux « noirs », témoins d'une expérience singulière, nous nous demandons (sommes forcés de nous demander) ce que nous voyons : en tout état de cause, dans les filets de la toile, une lumière captive. Mais parce qu'elle engendre et porte sa propre lumière, et donc une pulsation particulière, il me semble qu'une peinture de Soulages invente aussi, nécessairement, un temps qui lui est propre – une sorte de présent permanent, absolu, un plus-que-présent qui nous renvoie à notre présent personnel – instable, fragile et vite aboli. Ainsi, et dans l'espace qu'elle crée, et dans le temps qui la distingue, cette peinture dure, solitaire. David Quéré


Pierre Soulages ou le noir-lumière

Dès son plus jeune âge, il est fasciné par les vieilles pierres, les matériaux patinés et érodés par le temps. Il a tout juste huit ans lorsqu'il répond à une amie de sa sœur aînée qui lui demande ce qu'il est en train de dessiner à l'encre sur une feuille blanche : un paysage de neige. « Ce que je voulais faire avec mon encre, dit-il, c'était rendre le blanc du papier encore plus blanc, plus lumineux, comme la neige. C'est du moins l'explication que j'en donne maintenant. »

Sa cote

En 2006, une Composition de 1959 est vendue 1 200 000 d'euros chez Sotheby's. En octobre 2007, 25 mai 1960, 1960, huile sur toile, 86 × 116 cm, est adjugée 782 000 euros. En décembre 2008, chez Sotheby's à Paris, une Peinture, 21 juillet 1958 , estimée entre 800 000 et 1,1 million d'euros, a été adjugée à 1 500 000 euros, record pour un artiste français vivant.


Pierre Soulages est un peintre français né le 24 décembre 1919 à Rodez (Aveyron), spécialiste du noir-lumière, l'outrenoir.


Depuis peu, d'autres œuvres sont apparues où rythme, espace et lumière, naissent des contacts violents du noir et du blanc sur l'entière surface de la toile.


Son travail pictural est proche du style abstrait d'Hans Hartung avec une palette restreinte dont les effets de clair-obscur sont perceptibles, y compris en transparence. D'emblée, Soulages a choisi l'abstraction car il dit ne pas voir l'intérêt de passer « par le détour de la représentation [...] Je ne représente pas, dit-il, je présente. Je ne dépeins pas, je peins .» Ses tableaux font beaucoup appel aussi à des minireliefs, des entailles, des sillons dans la matière noire qui créent à la fois des jeux de lumière et de... couleurs. Car ce n'est pas la couleur noire elle-même qui est le sujet de son travail, mais bien la lumière qu'elle révèle et organise : il s'agit donc d'atteindre un au-delà du noir, d'où le terme d'outrenoir utilisé pour qualifier ses tableaux depuis la fin des années 1970. «Ses toiles géantes, souvent déclinées en polyptyques, ne montrent rien qui leur soit extérieur ni ne renvoient à rien d'autre qu'elles-mêmes. Devant elles, le spectateur est assigné frontalement, englobé dans l'espace qu'elles sécrètent, saisi par l'intensité de leur présence. Une présence physique, tactile, sensuelle et dégageant une formidable énergie contenue. Mais métaphysique aussi, qui force à l'intériorité et à la méditation. Une peinture de matérialité sourde et violente, et, tout à la fois, d'« immatière » changeante et vibrante qui ne cesse de se transformer selon l'angle par lequel on l'aborde. »


Exposition

A l'occasion de son 90e anniversaire, le Centre Pompidou lui consacre du 14 octobre 2009 au 8 mars 2010 la plus grande rétrospective jamais consacrée à un artiste vivant par le Centre (plus de 3000 m² d'exposition). Dans la grande Galerie du sixième étage, une importante rétrospective « Soulages », présentera une centaine d'œuvres depuis 1946 jusqu'à aujourd'hui.

« Quand j'ai commencé à peindre, j'avais 5 ans, j'aimais ça. Et ce qui surprenait les gens, c'est que je préférais, quand on me donnait des couleurs, tremper mon pinceau dans l'encrier… parce que j'aimais cette couleur, j'aimais le noir. » Citations​ « J'aime l'autorité du noir. C'est une couleur qui ne transige pas. Une couleur violente mais qui incite pourtant à l'intériorisation. A la fois couleur et non-couleur. Quand la lumière s'y reflète, il la transforme, la transmute. Il ouvre un champ mental qui lui est propre. » « Je veux que celui qui regarde le tableau soit avec lui, pas avec moi. Je veux qu'il voie ce qu'il y a sur la toile. Rien d'autre. Le noir est formidable pour ça, il reflète. Les mouvements qui comptent ce sont ceux de celui qui regarde. »


Plus les moyens sont limitĂŠs, plus l'expression est forte.



L'exercice d'une liberté, c'est, en effet, l'impression première que ne manquera pas de donner au visiteur l'exposition, aux Abattoirs de Toulouse, d'une soixantaine de peintures sur toile et d'une douzaine de peintures sur papier peintes par Soulages entre 1946 et juillet 2009, qui, sans récapituler évidemment tout le chemin des 1200 toiles et des cinq à six cents papiers réalisés au long de ces soixante-trois années, manifestent à la fois la pluralité, la multiplicité, la force de renouvellement de cette peinture, et ce « je ne sais quoi » qui fait qu'on ne cesse jamais de la reconnaître sous des aspects aussi divers. La dernière grande exposition de Soulages en France, celle du Musée d'art moderne de la Ville de Paris, frappait par son triple systématisme : le parcours se faisait à rebours, de l'outrenoir jusqu'au premières œuvres ; le choix se resserrait, sauf exception, sur les toiles peintes en noir ou en noir et blanc ; toutes étaient accrochées aux murs. Ces partis-pris rigoureux induisaient une fascination si profonde que les cent mille visiteurs démontrant que ce pari rencontrait l'attente d'un immense public y respectaient un silence de cathédrale. L'exposition toulousaine propose un tout autre chemin dans l'œuvre, accordé à l'architecture exceptionnelle des lieux. On y recevra une émotion tout autre, mais non moins forte ni subtile.

L'exercice d'une liberté


A Toulouse, on verra des toiles rouge et noir, des toiles bleu et noir, des toiles outrenoir et l'on aura l'occasion de comparer le travail en noir et blanc de Soulages avant l'irruption de l'outrenoir et après – ce qui permettra aussi de voir et recevoir différemment ce fameux outrenoir, à côté duquel réapparaît aujourd'hui le fond blanc de la toile. La liberté que manifeste le choix proposé, et qui répond à celle du peintre, s'impose d'autant plus que l'exceptionnelle présence de l'outrenoir conduit souvent la critique à limiter aujourd'hui l'œuvre de Soulages à cette peinture qui, par reflet, donne à voir la lumière au cœur même du noir.

On ne saurait surestimer l'importance dans l'art du XXe siècle de ces 250 toiles dont la surface est entièrement recouverte de noir d'ivoire et dont aucune pourtant n'est monochrome. Aucun peintre dans l'histoire n'aura autant utilisé le noir, ni aucune autre couleur unique. Cette aventure poétique inouïe d'un homme en tête-à-tête avec cette « couleur-non-couleur », pour avoir regardé toutes ces toiles, toutes si semblables et pourtant si dissemblables, chacune changeant de visage quand je me déplace devant elle, je sais qu'elle ébranle pour toujours les certitudes routinières de l'histoire de l'art. Et, cependant, la peinture de Soulages excède l'outrenoir et c'est ne pas vouloir la connaître vraiment que de feindre de l'oublier.



J'aime particulièrement l'idée de revoir aux Abattoirs les deux toiles où Soulages a usé le plus largement de la couleur bleue dans de très grands formats horizontaux caractéristiques de son travail au début des années soixante-dix : Peinture 100 × 355 cm, 21 septembre 1971, qui a visité bien des pays mais n'a pas été montrée en France depuis 1983, où une forme peinte à l'acrylo-vinylique bleu foncé se découpe horizontalement sur le fond blanc, trouée de trois ouvertures verticales lumineuses ; et surtout Peinture 130 × 344 cm, 16 août 1971, première toile où Soulages a employé la peinture acrylique, grande voyageuse elle aussi mais qu'on n'a pas vue en France depuis 1989. Soulages y produit latéralement l'espace pictural, partant d'une masse verticale bleu foncé à droite, suivie de trois bandes verticales noires laissant passer entre elles le blanc du fond, puis d'une bande parallèle bleu foncé, qui se prolonge immédiatement d'un vaste champ coloré d'un bleu plus clair occupant toute la moitié gauche de la toile : l'ensemble, qu'on ne peut saisir que panoramiquement, procure une impression contradictoire d'équilibre et d'instabilité, de sérénité et de rupture qui ne laisse pas le regard en repos. J'y suis particulièrement sensible à la co-présence du bleu et du noir, si notoire dans les deux dernières décennies et particulièrement dans les toiles de 1986 à 1992, mais dont on ne trouvera qu'un exemple discret à Toulouse, dans Peinture 315 × 81 cm, 8 mars 1989 (millième toile peinte par Soulages), triptyque vertical outrenoir qui offre un cas limite d'utilisation du bleu hors de la surface bidimensionnelle du tableau : sur les bords extérieurs de la toile et sur les deux baguettes de bois séparant les trois chassis.

Le bleu et le noir

On trouvera encore aux Abattoirs, le bleu et le noir dans deux toiles verticales très différentes de celles de 1971 évoquées ci-dessus, et très différentes l'une de l'autre : Peinture 92 × 73 cm, 22 février 1957, impressionnante de statisme, et la superbe Peinture 162 × 114 cm, 28 décembre 1959, forme ascensionnelle noire et bleue, obtenue par raclage, où l'étagement des coups de spatule sur une diagonale dynamise tout l'espace. J'y ajouterai ici, pour le lecteur du catalogue, un troisième exemple de ces années-là : Peinture 195 × 130 cm, 30 octobre 1957, mon premier Soulages.


Le rapprochement d'un noir et d'un bleu a toujours quelque chose d'assez sensuel, on s'y livre avec une certaine voluptĂŠ.


Soulages : « Je n'ai jamais pensé que la peinture pouvait se réduire à sa matérialité. La réalité d'une œuvre, c'est le triple rapport qui s'établit entre la chose qu'elle est, le peintre qui l'a produite et celui qui la regarde. » Et, dès 1952 : « Je ne demande rien au spectateur, je lui propose une peinture : il en est le libre et nécessaire interprète. Cette position du spectateur dépend et répond de son attitude générale dans le monde et ceci avec d'autant plus de force qu'il n'est pas pris à parti à travers cette peinture qui ne renvoie pas à quelque chose d'extérieur à ellemême. C'est non seulement le peintre entier qu'elle engage mais aussi le spectateur, et le plus fortement qu'il soit possible. »

Si l'on regarde mes to leur succession appara mais comme l'exercice

Triple rapport

C'était la fin du mois d'octobre 1958 , dans le Paris triste de la guerre d'Algérie, voûté de souci, je remontais le trottoir gauche de la rue Soufflot. Brutalement, du présentoir tournant de la librairie, une carte postale bleue et noire m'a happé le regard. Avant de l'avoir retournée, je savais que c'était Soulages qui m'y faisait signe. L'automne précédent, apercevant une affiche avec ce nom, j'avais su immédiatement que cette peinture était mienne – ou que j'étais sien. Lycéen, ignorant des galeries, ne sachant comment aller vers elle, je ne doutais pas qu'elle saurait me retrouver. Nous y étions. J'acquis pour vingt-cinq centimes ce Soulages de 10 x 14 centimètres bordés de blanc qui portait au dos: Peinture 1957, 195 x 130 cm – Collection Galerie Kootz, New York. Je ne me suis pas séparé de cette carte postale pendant des années. Eussé-je eu le choix, j'aurais certainement préféré sa possession à celle de l'original, qui n'aurait pas été à ma taille, en tous les sens du terme. Mon Soulages en poche, je marchais redressé, Paris changeait de couleur ; la guerre finirait.

Je sais bien que la reproduction n'est pas l'œuvre, qu'elle la trahit dans ses dimensions, sa matière, ses couleurs, et qu'il n'est de rencontre véritable qu'avec l'objet même. Pourtant, cette toile qui ne sera pas à Toulouse, je serai comblé de la retrouver en photographie, dans les dimensions mêmes où elle s'est emparée de moi, jointe à ce texte que je n'ai peut-être écrit qu'à cette fin... Soulages a raison : la réalité d'une œuvre comprend l'ensemble des rapports que chacun de ceux qui la regardent entretient avec elle, et avec lui à travers elle, fût-ce par l'intermédiaire d'un petit carton.


oiles dans leur diversité, aît non comme une fatalité e d'une liberté.


Lui-même raconte qu'il a fait connaissance de Rembrandt par un opuscule de la radio scolaire, et de Mondrian, Ernst et Léger, chez son coiffeur, durant la guerre, dans un article de Signal consacré à « l'art dégénéré ». Peinture 195, Peinture 195 × 130 cm, 30 octobre 1957 – tel est son titre exact-, ayant pris, aussitôt peinte, le chemin de la galerie new-yorkaise de Soulages, sans avoir été montrée à Paris, je l'ai rencontrée sous la seule forme où elle fût présente à Paris, et cette présence-là suffisait à me bouleverser. A me laisser croire qu'elle attendait mon regard pour prendre toute sa réalité, comme je l'attendais pour prendre toute la mienne. Trente ans plus tard, je lui ai rendu visite à Washington, dans la new wing de la National Gallery, dont elle est la propriété. C'était l'œuvre avec laquelle j'avais vécu : incomparablement plus belle de sa présence réelle, mais c'était bien cette force interne, là devant moi, qui m'avait requis jadis rue Soufflot, et qui, réunissant muettement des éléments épars ou égarés de moi-même, avait réveillé en moi le désir d'être je. « Toute œuvre exige qu'on lui réponde » affirmait Valéry. Ni image (représentation) ni langage (expression, signification), la toile de Soulages, qui ne renvoie à rien, me renvoie à moi, et n'appelant aucun déchiffrement de sens m'appelle à me constituer moi-même comme sens.

« Ce que je rêve, écrivait Matisse au début du siècle, c'est d'un art d'équilibre, de pureté, de tranquillité, sans sujet inquiétant ou préoccupant, qui soit, pour tout travailleur cérébral, pour l'homme d'affaires mais aussi bien que pour l'artiste des lettres, par exemple, un lénifiant, un calmant cérébral, quelque chose d'analogue à un bon fauteuil qui le délasse de ses fatigues physiques. ». Il n'y aura pas de fauteuils aux Abattoirs. Soulages ne partage pas ce rêve. Par l'intermédiaire des peintures exposées, le regardeur entre en rapport avec le peintre posé en sujet dans l'acte même de peindre et qui, comme tel, propose à ce regardeur de se poser lui-même en sujet.



Soulages : « Outrenoir pour dire : au-delà du noir, une lumière refletée, transmutée par le noir. Outrenoir : noir qui, cessant de l'être, devient émetteur de clarté, de lumière secrète. Outrenoir : un champ mental autre que celui du simple noir. J'ai tenté d'analyser la poétique propre à ma pratique de cette peinture, la pictique devrais-je dire, et ses rapports à l'espace et au temps : la lumière venant de la toile vers le regardeur crée un espace devant la toile et le regardeur se trouve dans cet espace ; il y a une instantanéité de la vision pour chaque point de vue, si on en change il y a disparition de la première vision, effacement, apparition d'une autre ; la toile est présente dans l'instant où elle est vue. » On a beaucoup écrit sur l'outrenoir et, sur ce point, je ne suis moi-même pas en reste. Soulages a inventé ce terme, sur le modèle probable d'outremer, en 1990 et le commentaire très précis qu'il en a fait en 1996 n'appelle aucun développement supplémentaire. Sinon celui-ci : s'agissant de l'outrenoir, il faut oublier, lecteur, la défense et illustration de la reproduction photographique que vous venez de lire, et vous fier plutôt à cette autre réponse de Soulages : « La photographie réduit la multiplicité du temps à l'unité de l'instant, elle écrase sur la toile l'espace que crée devant elle la lumière et, ne pouvant restituer l'éclat ni la fluidité de la lumière réfléchie par le noir, elle traduit les reflets par des gris différents. C'est ainsi que la reproduction de ces toiles les renvoie, malheureusement à une conception classique de la peinture. » J'ajoute : la photo propose une image de la toile, avec une unique répartition des clairs et des sombres, quand la caractéristique même de l'outrenoir c'est de proposer des surfaces qui basculent du sombre au clair et du clair au sombre lorsque le regardeur change de point de vue. La surface de ces toiles offre au regard la potentialité d'une infinité d'images lumineuses dont aucune ne peut prétendre en retenir « la » vérité picturale.

L'outrenoir



Il faut donc aller voir l'outrenoir. Depuis 1979, où Soulages pour la première fois a recouvert la totalité de la surface de la toile d'une épaisse couche noire dont la texture, striée par la brosse ou lissée en aplat renvoie la lumière par reflet, cette pratique a beaucoup évolué, faisant vivre avec cet unique pigment noir des toiles d'une diversité insoupçonnable. Le domaine de l'outrenoir, que Soulages désigne aussi comme noir lumière, est particulièrement celui du très grand format. A Toulouse, on en verra deux ensembles majeurs, caractéristiques de traitements nettement différenciés de la surface : les neuf polyptyques carrés ou horizontaux présentés dans la grande salle du sous-sol et les cinq grands tétraptyques verticaux qui accueillent les visiteurs à l'entrée de l'exposition, fixés dans l'espace sur des câbles tendus entre la voûte et le sol de la nef, quatre d'entre eux étant présentés dos-à-dos selon un dispositif inauguré

par Soulages au musée de Houston en 1966 – métaphore saisissante de son affirmation constante que la peinture ne fait pas fenêtre mais mur auquel se confronte le regard. Le visiteur pourra y distinguer deux grands types : les polyptyques de 1985-1986 d'abord, où joue maximalement l'opposition entre les surfaces lisses et les surfaces striées, et, partant, la bascule des clairs et des sombres au changement de point de vue. C'est le cas des Polyptyques A, E et G composés de quatre éléments horizontaux superposés de 81 x 362 cm, et du tétraptyque dédoublé Peinture 162 × 724 cm, mars 1986, format le plus allongé de toute l'œuvre de Soulages, formé de quatre éléments semblables aux précédents mais juxtaposés deux à deux. Dans ces très grands tableaux, où l'élément formel, outre le format qui en est partie prenante, est volontairement réduit au rythme des oppositions lisse/strié, le regardeur est amené à combiner les


différentes lectures latérales avec une réappropriation de l'ensemble en vue simultanée. Avec mars 1986, Soulages pousse à l'extrême l'obligation d'un regard latéral dans lequel les valeurs lumineuses d'un même point s'échangent nécessairement. Les autres polyptyques outrenoirs donnent à voir un tout autre travail de lumière. Qu'il s'agisse de l'immense Peinture 290 × 654 cm, janvier 1997, ou des quatre polyptyques de 324 × 181 cm, présentés dosà-dos dans l'espace, les surfaces y sont intégralement traitées à l'horizontale, en stries rectilignes et parallèles, mais différent en épaisseur d'un élément à l'autre et parfois à l'intérieur d'un même élément. Soulages fait jouer ici maximalement la continuité lumineuse, au point que dans 22 décembre 1996 les stries enjambent les deux panneaux supérieurs. Dans janvier 1997, Soulages ramène au minimum la variation des stries au profit d'une homogénéité extrême de l'horizontalité lumineuse. Lumière infinie, insaisissable captant le regard dans un présent

éternisé, l'outrenoir atteint dans ces peintures un classicisme absolu dans l'unité du pigment, l'unité de technique de pose et l'unité de texture de la surface, proposant une lumière jamais vue. Dans sa préface du catalogue de l'exposition Matisse au Statens Museum de Copenhague en 1970, Soulages créditait L'atelier rouge de Matisse d'un « espace hypnotisé par la couleur ». Ici, l'espace pictural est hypnotisé par la lumière. Le temps semble arrêté dans une vibration perpétuelle. Mais le cinquième tétraptyque vertical, barrant la partie gauche de la nef, à l'entrée de l'exposition, qui offre au regard un élément en noir et blanc joint à trois panneaux de noir lumière, nous ramène au déroulement de l'histoire de la peinture de Soulages. Au-delà de l'outrenoir, à côté de lui, Soulages a, en effet, retrouvé le noir et le blanc.


Soulages : « J'ai toujours, autant que je m'en souvienne, employé du noir sur du blanc. J'ai souvent parlé de ce paysage de neige que j'avais vu lorsque j'avais douze ans et du fait que j'avais essayé de rendre le blanc du papier éblouissant comme celui de la neige. Pour cela, je n'avais trouvé qu'un moyen, celui de mettre du noir à côté. Dès ce moment-là, je cherchais dans le noir et le blanc, une lumière qui est propre à l'œuvre peinte. »

Le noir et le blanc

Au long des années, Soulages fera naître avec le noir plus d'une lumière picturale. L'exposition de Toulouse permettra d'en juger mieux que jamais qui est la première occasion d'un rapprochement entre le travail du noir et du blanc antérieur au tournant outrenoir de 1979 et celui qui lui est postérieur, et qui ne prend vraiment sa place qu'après 1999.


Jusqu'à l'outrenoir, le noir et blanc est travaillé par contraste d'une forme noire sur un fond blanc. Mais avec de très grandes différences, bien représentées dans le choix de Toulouse. Le tableau du MOMA, Peinture 193,4 × 129,1 cm, 1948-49, premier noir et blanc de Soulages (plus exactement : brou de noix très sombre sur fond clair) est exemplaire de ce type de contraste, où l'ensemble des coups de brosse produit une grande forme qui se donne et se lit d'un coup, mais propose pourtant toute une variation lumineuse du blanc, selon la dimension et la forme des surfaces claires délimitées par le noir. On verra dans les grandes peintures de 1963 et de 1968 à 1971, une construction très différente

de l'espace par le noir, avec les formes massives de 1968 qui envahissent presque toute la surface de la toile. Mais que le noir domine (Peinture 220 × 366 cm, 14 mai 1968) ou le blanc (Peinture 162 × 100 cm, 3 juin 1971), le principe reste le même. Dans les toiles de 1999 et 2000, il en va tout autrement. Point ici d'opposition forme/fond. Toutes ces toiles proposent une succession de larges bandes noires horizontales traversant la toile de bord à bord, séparées par d'étroites bandes blanches, où réapparaît le fond de la toile. L'interpénétration du noir et du blanc aux limites des bandes est telle qu'on pourrait s'y tromper et s'interroger s'il ne s'agit pas plutôt de blanc sur fond noir – question qui ne se pose jamais dans la peinture d'avant l'outrenoir.



La lumière ne rappelle aucunement celles de ces toiles antérieures, comme le visiteur pourra l'éprouver directement s'il se place dans la nef, face à l'entrée de la salle présentant les noirs et blanc : face à lui, à l'intérieur de la salle, la grande peinture du 14 mai 1968 ; s'il regarde sur sa droite, dans la nef, il verra, accrochée au mur extérieur de cette salle, la plus récente des toiles de Soulages : Peinture 300 × 235 cm, 9 juillet 2000, présentant côte à côte un outrenoir et un noir et blanc. Posant alternativement le regard sur l'une et sur l'autre, le visiteur aura la perception immédiate de la mutation du noir et du blanc opérée par le travail de l'outrenoir. « Dans la peinture récente, les contrastes noir-blanc produisent une lumière picturale dont la vie est très variée. Cette variété provient en grande part, outre

des rapports de surface entre le noir et le blanc, des accidents se trouvant sur les limites de séparation du noir et du blanc, et aussi, bien sûr, des dimensions de la forme des surfaces blanches encloses dans le noir. Cette lumière picturale est répartie sur tout l'espace de la toile. Le regard ne se fixe pas sur un point précis mais est sollicité de toutes parts. » C'est en effet la variation lumineuse de toute la surface, sa mise en vibration lumineuse qui caractérise cette réapparition du noir et blanc. De l'outrenoir des années 1996-1997, Soulages conserve, en effet, ici des aspects essentiels : l'unité de surface, l'afocalité, l'absence d'opposition forme/fond, la saturation lumineuse de la toile, toutes caractéristiques où ces nouveaux noir et blanc s'opposent point par point à ceux d'autrefois. Le contraste y subsiste, par définition, mais traité de telle manière qu'il produit une instabilité lumineuse qui me semble devoir être rattachée directement à l'expérience de l'outrenoir.


Un mot sur les techniques particulières de ces toiles de 1999 et 2009. Du printemps 1997 au printemps 1999, Soulages n'a pas peint sur toile, mais seulement sur papier, à l'encre de Chine et au brou de noix. C'est peut-être la légèreté, la spontanéité, l'immédiateté de ce travail qu'il cherche à conserver sur la toile quand, en 1999, il choisit un noir acrylique, matière très liquide et visqueuse. Il inaugure aussi une nouvelle technique de pose. Jusqu'alors, il a toujours peint en déplaçant sur la toile un outil y laissant la trace de son parcours. En 1999, il applique son outil perpendiculairement, sans aucun mouvement, les lignes ou bandes continues étant produites par juxtaposition des empreintes dont la liquidité du fluide efface les jointures. Aux limites de l'expansion du noir sur le blanc se produit une infinité d'interpénétrations aléatoires créant une sorte de vibration permanente de la lumière, une extraordinaire animation de la lumière picturale. A nouveau c'est la liberté qui frappe le regardeur et le fascine, la puissance d'innovation de Soulages dans une absolue fidélité à lui-même. Les grandes toiles Peinture 243 × 181 cm, 10 mai 1999 et Peinture 243 × 181 cm, 26 juin 1999 en sont des exemples parfaits, où les contours déchiquetés des frontières du noir et du blanc, les scintillements, les crépitements, les éclats innombrables procurent un effet de mouvement incessant à des contrastes pourtant fixés sur la toile, rejoignant la vibration lumineuse des grandes surfaces outrenoir qui tiennent elles leur instabilité de la variation des incidences de la lumière selon les déplacements du regardeur. Cette étrange correspondance entre l'outrenoir et le noir et blanc est porté à son point extrême dans la plus récente toile peinte par Soulages, Peinture 300 × 235 cm, 9 juillet 2000, montrée à Toulouse pour la première fois. Soulages y confronte sur la même toile, tendue sur un châssis unique, l'outrenoir et le noir. Une histoire rigoureuse montrerait que la jonction de ces deux sortes, apparemment op-

posées, de rapport du noir et de la lumière, a été cherchée une première fois par Soulages en 1995 dans deux diptyques (Peinture 187 × 81 cm, 10 janvier 1995 et Peinture 220 × 324 cm, 19 janvier 1995) et que c'est aussi par un diptyque juxtaposant un panneau noir et un panneau noir et blanc (peint à l'encre de Chine, en prolongement direct des papiers) que Soulages reprend en 1999 son travail sur toile : Peinture 72,5 × 162 cm, 28 février 1999. Mais en lui-même le choix du diptyque maintient une nette séparation entre l'un et l'autre type. Dans la toile du 9 juillet 2000 (dont Peinture 165 × 117 cm, 1e février 2000 se révèle aujourd'hui comme une première version), au contraire, tout s'organise comme si la dualité entre l'outrenoir et le noir et blanc était à la fois affirmée et niée, posée et annulée.


… tout s'organise comme si la dualité entre l'outrenoir et le noir et blanc était à la fois affirmée et niée, posée et annulée.



Si la toile, rigoureusement partagée à la verticale en deux parties égales, apparaît à première vue comme un diptyque par juxtaposition, l'oeil finit par y découvrir une imprévisible unité. La moitié droite, qui semble avoir été peinte en premier, présente, de haut en bas, une série de huit bandes horizontales parallèles, de hauteurs inégales, peintes au noir acrylique par empreintes (avec la surface imparfaitement plane caractéristique de cette technique), séparées l'une de l'autre par le blanc du fond de la toile en sept bandes étroites en lignes d'épaisseurs variables, profondément irrégulières, les bords inférieurs des empreintes noires étant fortement accidentés, déchiquetés, recouvrant parfois le blanc ou l'emprisonnant en minuscules éclats, créant une lumière vibrante qui entraîne l'oeil dans un mouvement incessant qu'équilibre le rectiligne des bords supérieurs des surfaces noires, particulièrement au bas de la toile. En regard, la moitié gauche est entièrement recouverte d'une épaisse peinture noire à l'huile, en huit aplats noirs horizontaux séparés d'étroites bandes parallèles profondément striées. La surprise du visiteur qui s'est approché d'un côté puis de l'autre, s'il se recule pour regarder la toile toute entière, c'est l'étroite correspondance structurale et picturale, la continuité étonnante de l'une à l'autre partie, l'une à l'autre lumière.

Là où le grand polyptyque vertical Peinture 324 × 181 cm, mars 1999 expose brutalement l'opposition entre ces deux modes de peinture avec le noir, dans une complète continuité entre le premier, le deuxième et le troisième élément, Peinture 300 × 235 cm, 9 juillet 2000 propose au contraire leur impossible conciliation, leur unification. Les aplats d'huile noire prolongent parfaitement les empreintes acryliques, d'un ton si proche que l'oeil ne les différencie pas, en bandes traversant horizontalement toute la toile, de même que les stries accueillant la lumière extérieure s'ajustent exactement aux parties découvertes du fond blanc, créant avec elles une sorte de continuité lumineuse d'un bord à l'autre de la toile. Selon l'incidence de la lumière sur la partie gauche, liée au placement du regardeur, la toile apparaîtra clairement divisée ou bien étrangement, « miraculeusement », unifiée. Le narrateur de La recherche du temps perdu tâche à réunir le côté de Méséglise et le côté de Guermantes, qui divisent l'imaginaire de son enfance. Je ne suis pas loin de penser que la dualité des lumières proprement picturales que donne à voir la peinture de Soulages aujourd'hui s'enracine aussi profondément dans sa sensibilité, au plus obscur de son désir de peintre. En les unifiant sur une toile, Peinture 300 × 235 cm, 9 juillet 2000, Soulages nous permet d'arrêter le regard sur un moment crucial à mes yeux dans le cheminement ininterrompu d'une œuvre qui ne manquera pas de continuer à nous surprendre par l'inépuisable de sa liberté – et de nous inviter muettement, secrètement, mystérieusement, mais avec une formidable présence, à exercer la nôtre. Pierre Encrevé


Pierre Soulages: «L'artiste est une âme primitive» Pierre Soulages, un homme libre, sûr de son art et en quête perpétuelle. Le Centre Pompidou célèbre ce révolutionnaire français de l'abstraction, né dix ans avant Warhol, peintre contemporain adulé du grand public.

Né le 24 décembre 1919 à Rodez, Pierre Soulages va fêter ses 90 ans avec sa rétrospective à Beaubourg, à partir du 14 octobre. Rencontre avec un homme remarquable à l'accent léger, un colosse gentil aux yeux d'ardoise, un homme libre, sûr de son art et en quête perpétuelle. Un fils du pays d'Oc qui parle sans faux-semblants, qui regarde toujours Paris et son petit monde avec une réserve amusée. LE FIGARO – Vous avez été élu comme l'artiste contemporain par excellence dans le « Palmarès du XXe siècle » du Figaro. Surpris d'être tant aimé ? Pierre SOULAGES – J'en suis très heureux. Quand on aime ce que je fais, cela compte. Ce n'est pas ma faute, c'est ma chance. À ma première exposition en 1947, quand j'ai accroché mes toiles sombres avec du noir - à l'époque, la peinture était ocre pâle ou rouge, jaune et bleu –, elles se voyaient comme des mouches dans un verre de lait. Picabia a dit que ma peinture était la meilleure du Salon des surindépendants. J'ai rencontré peu après ce petit monsieur aux phrases souvent terribles. Je n'aimais pas ses tableaux d'après les images des magazines, mais j'aimais ses écrits sur la peinture, si intelligents, si captivants. « Les grandes peintures noires, c'est vous ? », a-t-il demandé en me regardant de haut en bas. J'avais 27 ans. Quand il a su mon âge, il a ri : « Je vais vous dire ce que Pissarro m'a dit, un jour que je le rencontrais sur le motif : avec l'âge que vous avez et avec ce que vous faites, vous n'allez pas tarder à avoir beaucoup d'ennemis ! » Un mot qui venait de Pissarro jusqu'à moi en traversant toute l'histoire de l'art, je n'en revenais pas. La prédiction ne s'est pas vérifiée. J'ai eu beaucoup d'amis. Les ennemis, je n'en tiens pas compte. Picabia disait : « Ceux qui parlent mal de moi dans mon dos ne parlent qu'à mon cul ! » (rires). Votre première émotion artistique ? Conques. J'y étais allé enfant avec ma mère et je tremblais de peur devant la statue de sainte Foy, son regard, sa quantité d'ors et de pierres. Bien plus

tard, un professeur de lycée nous y a emmenés et a voulu nous démontrer la maladresse des sculpteurs romans. J'étais furieux : ce n'était pas maladroit, cela me touchait. J'étais là, à un point précis du transept, absolument transporté par ce que j'étais en train de voir. La musique des proportions, l'espace architectural, l'émotion. Le refus de l'ornement ou déjà le noir ? À 5 ans, j'aimais déjà le noir, je préférais tremper mon pinceau dans l'encrier plutôt que dans les couleurs. Une cousine plus âgée, morte à 102 ans, a raconté à Pierre Encrevé, auteur de mon catalogue raisonné, que je dessinais un jour, noir sur blanc, « de la neige ». Mon explication avait fait rire toute la famille, ce qui m'a sans doute humilié puisque ce n'était pas une provocation. J'ai dû essayer de rendre le papier plus blanc par le contraste. Rien de sophistiqué comme dans les paysages de neige de Monet ou de Sisley. Je me sentais directement concerné par des choses plus élémentaires. Du noir à côté d'une couleur sombre : elle cesse d'être sombre. J'ai commencé à réfléchir à la peinture assez tôt, sans le savoir. J'aimais peindre. Quand je suis retourné à Conques, j'ai compris qu'il y avait une chose importante dans la vie : l'art. Je trouvais que les adultes perdaient leur vie à la gagner, que leurs comportements étaient étranges : ils ne pensaient qu'au dimanche et le dimanche venu, ne savaient pas quoi en faire. Je ne serai pas de ces gens-là. Quels sont vos principes d'artiste ? J'ai compris très tôt que l'artiste était celui qui était attentif à ce qu'il ne sait pas, à l'inverse des artisans qui savent quoi et comment faire. Mes racines, je les trouve avant le Quattrocento et sa peinture « illusionniste  ». Même si j'admire Giotto et les chefsd'œuvre nés dans son sillage, ce qui m'intéresse est ailleurs. Je citerai saint Jean de la Croix : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un jene-sais-quoi qui s'atteint ou qui se rencontre. » Il y a de l'effort, du hasard et une rencontre. L'artiste ne sait pas toujours ce qui va se faire, c'est indépendant de sa volonté et, souvent, le plus intéressant de son œuvre. N'est-ce pas l'idée de la grâce ? Peut-être, oui. J'ai eu plusieurs de ces accidents miraculeux. Je suis en train de rater un tableau. Je suis un marécage noir. Le noir a tout recouvert. Je me


dis : « Enfin, tu n'es pas masochiste ! Si tu travailles depuis des heures, tu as une raison. » Alors, je suis allé dormir. Je suis revenu reposé et j'ai vu que je ne travaillais plus avec du noir, mais avec des états de lumière qui réfléchissent le noir, la couleur qui est la plus grande absence de lumière. Je l'ai appelé « Outrenoir » à l'image d'outre-Manche, pour désigner un autre pays au-delà de la frontière. Peutêtre s'exprime là la personne la plus primitive qui existe en soi et qui renvoie à l'artiste des églises romanes, au peintre du Moyen Age ou à celui des cavernes qui crée directement de ses mains dans la nuit même. Vos souvenirs de provincial qui débarque à Paris ? Mon premier atelier à Paris était rue Schoelcher, près de Montparnasse. Sont venus habiter Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, juste à l'étage audessous. Je les ai souvent croisés dans le quartier, j'ai surtout entendu Sartre parler haut et fort à 3 heures du matin, sa voix résonnait dans le couloir. Mais je ne peux pas dire que je les ai bien connus, ni que nous étions amis ni d'ailleurs que j'avais le moindre élan envers eux. Ils ont voulu me faire participer à leurs actions, contre la guerre de Corée, je crois. Je n'ai pas trouvé que la peinture était un bon moyen d'action politique, je n'ai pas suivi. Non que j'aie jugé Beauvoir comme une pétroleuse. Le collectif n'est pas mon tempérament. Je fuis tous les groupes, tous les chefs. Même en histoire de l'art, les regroupements n'ont pas de sens. Prenez les impressionnistes. Ce qu'ont en commun Manet et Pissarro, Monet et Renoir n'a pas d'intérêt puisque c'est partagé. Ce qui est intéressant est ce qu'ils ont d'unique, d'irremplaçable, c'est ce pourquoi je les aime. Les regrouper, c'est bon pour les sociologues, les écrivains et les historiens. Car l'on transforme ainsi l'œuvre en document. Et une œuvre est le contraire d'un document. Dans l'histoire de la sociologie, on s'aperçoit que les meilleurs documents sont de mauvais tableaux (rires). Lévi-Strauss prisait par-dessus tout les paysages de Joseph Vernet parce qu'il y voyait mille connections… Moi, j'aime bien les chefs-d'œuvre (rires). Propos recueillis par Valérie Duponchelle, Le Figaro, 2 octobre 2009.

«Soulages», Centre Pompidou, du 14 octobre au 8 mars 2010 Le monde vrai d'un grand peintre

Quand il n'est pas à Sète, dans le pays de soleil qui va bien à ce couple généreux, Pierre Soulages vit et travaille à Paris avec Colette, aussi petite qu'il est grand, femme-oiseau « rencontrée aux BeauxArts à Montpellier, (son) amie, (sa) complice depuis soixante-sept ans ». Ancrage pure rive gauche, entre Seine et montagne Sainte-Geneviève, dans l'entrelacs des immeubles biscornus du vieux Paris où les pièces se superposent. L'atelier est vide, rétrospective à Beaubourg oblige. La demeure, voisine, ne cède en rien au décorum et au superfétatoire, comme on peut s'y attendre du peintre du « noir-lumière ». Du blanc. Un splendide triptyque noir où le pinceau, fabriqué artisanalement par l'artiste avec un bout de métal ou de cuir, a creusé des sillons, tous semblables, tous différents. Des pastels de Hans Hartung, « échanges entre artistes », qui témoignent de son amitié fraternelle avec l'artiste blessé à la guerre. Une tête de mort aztèque sculptée dans le granit qui souligne l'amour de l'art depuis la nuit des temps. Mais aussi Miro, poète des formes et des couleurs, et surtout Courbet, « fantastique peintre, virtuose, novateur », qui vaut tous les bijoux du monde. Et des livres, lus, reposés, pensés. Un monde simple et beau d'amateur et d'esthète.


C'est un homme événementiel, et qu'il faut voir au temps de l'incarnation, du haut de l'an 2000, ou 3000. J'ai toujours cru à la grande jambe comme au signe du génie. Il est grand comme tous les Césars, le front trop haut, ses épaules de ruthène, son application, sa science de débater, le ton de qui vient de loin, la face lumineuse et comme enchantée, l'air un peu d'un ange qui s'esclaffe, l'œil tous azimuts qui départage souverainement l'ombre et la lumière, je ne sais quelle mathématique au fond des choses, et par dessus tout le cœur.

D'autres ont dit, diront les mystères, la grâce, le tonnerre de cette peinture, se rouleront dans les nuances et mettront les points sur les « i ». Moi maigre paléolithique, je ne connais que le fondamental. Je ne sais que « jeter un coup d'œil » sur la chose en soi, le premier coup d'œil de l'enfant (j'en reviens toujours à l'enfance), faire en somme le cadran solaire, et m'écrier soleilleusement : c'est une libellule, c'est un lion, c'est un peintre. Ou plutôt à propos de Pierre Soulages : c'est le peintre lui appliquant instinctivement l'article le pour marquer ce qu'il y a de rare, de congénital et de providentiel dans l'espèce.

Le Noir et Blanc Peindre, l'immense mot ! c'est prendre la peinture par les cornes, je veux dire par la magie.

La peinture est chose élémentaire, le jeu de la terre et du ciel (un peu comme écrire, nonobstant le mince sens écolier, n'est qu'éveiller toutes les images du monde avec quelques caractères d'imprimerie sur du papier blanc). J'imagine qu'on crée un tableau comme on plante un arbre. D'abord inventer, découvrir la charpente, comme du haut d'un avion on découvre par transparence l'ossature d'une ancienne villa romaine. Les couleurs sont des folles, la tentation du papillon, les fleurs païennes de l'Histoire, les miettes de l'esprit, les confetti. Au commencement seul règne, sur le pavois, le grand Noir monothéiste, le vrai Dieu. Pierre Soulages, je l'ai vu de loin comme à la loupe naître, prospérer et s'épanouir comme j'ai vu un jour s'épanouir pétale à pétale sur l'étang la fleur de nénuphar. Je le revois toujours à ma table de travail il y a 33 ans, il arrivait à bicyclette de son mas de la Valsière, à 800 mètres d'ici. Depuis cette époque Soulages est toujours resté mythiquement, sentimentalement, esthétiquement, enfantinement mon voisin, j'allais dire (orgueilleusement) fraternel, aussi près l'un de l'autre que de la Valsière à la Tuilerie. Que voulez-vous que je vous dise de cette peinture ! Je l'aime ! Que voulez-vous que je vous dise de cet homme ! Je l'aime ! Qu'est-ce-que l'amour ? Joseph Delteil




Conques



Conques

Conques, est une commune située dans le département de l'Aveyron et la région Midi-Pyrénées. Pendant tout le Moyen Age, Conques fut un important sanctuaire où étaient vénérées les reliques du crâne de sainte Foy. Elle est célèbre grâce à son église abbatiale dont l'architecture et les sculptures du porche sont remarquables. Depuis le XXe siècle, elle a été déclarée « étape majeure » sur le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle parce qu'elle est citée dans le dernier Livre du Codex Calixtinus, pratiquement inconnu jusqu'à son édition en latin en 1882. C'est aussi un très joli village classé par l'association Les plus beaux villages de France. Au nord de Rodez, au fond d'un cirque apparaît le village médiéval de Conques tassé autour de l'abbatiale Sainte-Foy, à mi-pente sur le versant ensoleillé. Les maisons disposées en espalier tournent leurs façades principales vers le midi. Le lien supposé avec le pèlerinage à Compostelle a valu à Conques, en 1998, le classement au Patrimoine mondiale de l'humanité de l'abbatiale et du pont sur le Dourdou.


Conques et Soulages

« D'emblée, j'ai refusé d'imaginer des vitraux avec des esquisses, gouache, lavis, aquarelle, etc… pour ne pas lier la recherche à ce que propose un procédé pictural qu'on interpréte ensuite avec du verre. J'ai alors décidé que je ne commencerai à imaginer des formes, à créer des maquettes qu'après avoir obtenu d'un matériau la lumière correspondant à ce que je souhaitais. J'ai tenu à penser chacune des 104 ouvertures et organiser l'ensemble avec le matériau qui servirait à produire.

Cette transmission diffuse modulée provenant non d'un état de surface comme dans le verre dépoli mais de la masse de la matière, c'est alors une lumière prise dans le verre même. Ainsi les baies qui ne laissent rien deviner du monde extérieur ne sont ni des trous ni des vides et surtout ne rompant pas la continuité des murs , leur surface apparaît émettrice de clarté. Cette lumière “transmutée” a la qualité émotionnelle, l'intériorité que je recherchais, qualité métaphysique en accord avec le caractère sacré de cette architecture. Ce n'est qu'à ce moment et en fonction de ce matériau enfin mis au point que j'ai dessiné des projets et les cartons. En me laissant porter par l'espace du lieu j'ai choisi des formes fluides tendues vers le haut, Formes différentes des verticales rectilignes dominantes et s'opposant à la pesanteur et l'opacité de la pierre des murs. Les barlotières (éléments de serrurerie porteurs) font partie de l'organisation plastique des formes de chaque baie, elles sont justifiées à la fois par une nécessité constructive et par le rythme du dessin, ses continuités et ses ruptures. Une même volonté m'a fait supprimer la bordure habituelle des vitraux, redondance qui non seulement diminue la surface de la baie mais nuit à la pureté de son dessin architectural. La vue des vitraux depuis l'intérieur de l'abbatiale est liée à celle de l'extérieur, l'une découlant de l'autre, selon que la lumière naturelle est réfléchie ou transmise par le verre. Elle se réfléchit d'autant plus que les opacités internes du verre ont été voulues plus denses. Dans ce cas le vitrail prend au dehors la couleur de la lumière naturelle : si celle-ci est bleutée, à l'intérieur il manque du bleu et cela crée un ton chaud. Les différences d'intensité lumineuse deviennent des différences chromatiques. Les baies se nuancent différemment suivant les heures du jour, marquant ainsi l'écoulement du temps.»




Commandés par le ministère de la culture et achevés en 1994, les vitraux de l'abbatiale Sainte-Foy sont l'œuvre de Pierre Soulages. Ils respectent, tout en la magnifiant, l'architecture romane de l'édifice et invitent la lumière extérieure à pénétrer dans l'église.


Je désirais un verre incolore respectant la lumière naturelle, translucide, mais non transparent. C'est ce qui me paraissait convenir le mieux à l'espace propre à ce bâtiment qui est conçu avec la lumière. Ne trouvant ce verre ni en France ni à l'étranger, j'ai commencé des recherches au CIRVA et d'autres, plus approfondies à St Gobain Recherche. Avec ces diverses aides, de très nombreux essais et des contrôles sur place, à Conques, et à des heures différentes, j'ai créé un nouveau matériau verrier produisant la lumière diffuse que je souhaitais.

Vitraux contemporains de l'abbatiale Sainte Foy (1987-1994)





Nadia Santini, 2010


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