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La pandémie et la mort

«La plus grande peur de tout être humain, même de celui qui a choisi de vivre en ermite, n’est pas de mourir. C’est de mourir seul.» Donato Carrisi

La pandémie et la mort Etre vieux, mourir aux autres au temps du Covid-19

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Lorsque j’étais jeune assistant, j’ai vécu l’expérience de mourants laissés seuls par l’équipe soignante dans une chambre isolée. Une telle relégation était justifiée – me disait-on – par la volonté d’épargner les voisins de grandes chambrées du spectacle de l’agonie. A l’époque, j’avais tout de même le sentiment d’une carence d’humanité liée à l’état d’abandon que la personne en fin de vie devait nécessairement éprouver. Un demi-siècle a passé depuis mes débuts en médecine et la situation a beaucoup changé. Les soins palliatifs, l’attention à la qualité de la fin de vie ont permis aux personnes âgées et aux malades, le plus

souvent, de mourir entourés de leurs proches ou, à défaut, de soignants attentifs. Mais la question pourrait se poser différemment aux soins intensifs. Le Covid-19 a changé la donne.

MOURIR SEUL, UNE FATALITÉ? Dans les conditions d’urgence, de surmenage menaçant en cette période de pandémie, les malades finissent par mourir sans un moment d’adieu de la part de leurs proches, et ces derniers de rester seuls dans leur douleur. Pas forcément! Le 20 mars, au téléjournal de la RTS, un reportage montrait des réanimateurs discuter par portable avec la fille d’une

patiente dans des conditions graves; les soignants ont ensuite filmé la patiente, intubée et en sédation. Cela m’est apparu comme un acte d’humanité qui a permis un ultime geste de piété filiale. A la toute fin de la vie, l’état de conscience est fortement altéré; en réanimation, la désafférentation est médicalement induite. Mais l’humain – conscient ou pas – n’affronte-t-il pas mieux l’épreuve si quelqu’un lui tient la main? Ou bien, au moment du trépas, est-on forcément seul? Les proches ne peuvent entrer dans les salles de réanimation, ni de toute façon accompagner leur malade au-delà du passage redouté. J’ai vu des reportages en Italie où un malade, partiellement conscient, criait pendant la nuit pour demander que quelqu’un vienne le soulager ou simplement mettre une main sur son épaule en lui disant «mon frère, je suis là».

Un mort qu’on abandonne est mort deux fois.

Si l’expérience de la mort, si difficile à traverser, concerne en premier lieu l’individu en fin de vie, elle n’épargne pas l’entourage, qu’il soit présent ou pas. Nous mourons aux autres.

LA «BONNE» MORT L’homme, par nature, ne vit pas et ne survit pas seul. Notre mort interrompt pour nous ce lien essentiel que nous avons avec les autres. C’est précisément ce lien qui rend notre vie possible et l’expérience de vivre unique et riche. Ce lien est par définition limité dans le temps à partir de la fin de sa vie biologique. Mais cela ne s’arrête pas pour ceux qui restent. Pour eux, la séparation mérite donc un espace de soins, un rituel, le temps d’un congé. Pour Philippe Ariès 1 , la bonne mort consiste à s’entourer de proches, dans une atmosphère de pacification et d’adieu ritualisé qui offre un espace de mémoire et de recherche de sens. Mais ce rituel a été banni de l’épidémie: en Italie, il n’y a plus de cortège funèbre, les morts sont massés puis transférés par camions militaires vers des destinations lointaines. L’enterrement est reporté sine die, la consolation sociale n’existe plus dans la dimension de la présence, du toucher, de l’accolade, mais se déroule le plus souvent à distance. Pour la première fois, dans cette conjoncture, je me sens appartenir de plein fouet à la classe grandissante des personnes âgées, donc à une catégorie à risque… d’être délaissée. Comme le dit avec finesse, mais non sans une certaine ambiguïté, la récente recommandation de l’ASSM 2 par rapport aux limites potentielles de nos dispositifs de santé: «L’âge est indirectement pris en compte dans le cadre du critère «pronostic à court terme» […]. Dans le contexte du Covid-19, l’âge est également un facteur de risque de mortalité qui doit être pris en compte.» A mon avis, cette recommandation implique que la vie de l’individu prend de la valeur en fonction de son horizon futur, de sa durée. Non pas que cette perspective n’ait aucune justification. Mais des conclusions inquiétantes pourraient être tirées, dans le sens d’un certain désarmement de la pensée éthique. D’un autre côté, c’est bien connu, face à un risque vital total, c’est l’action qui compte et non la pensée. Nous devons agir rapidement pour être efficaces! Laisser les vieux mourir, parce ce qu’ils vont de toute façon mourir, soit, quoique. Mais seuls? Un mort qu’on abandonne est mort deux fois. Laisser mourir les personnes âgées simplement parce que leurs perspectives de vie sont plus courtes pourrait s’avérer être une approche douteuse sur le plan moral. Ce serait comme nier la valeur ou l’intensité d’une existence car le temps alloué est réduit. Même nous, les personnes âgées, pensons que nous pouvons toujours apporter quelque chose et participer de plein droit à une société qui réfléchit sur le sens de la vie, sur la place de chacun, quels que soient son âge ou sa santé. ■

NB: Cette contribution est une version modifiée par l’auteur de son article original paru le 22 avril dans la Revue Médicale Suisse, 2020, volume 16.

1

Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident. Seuil, Paris, 1974. Académie suisse des sciences médicales, 24 mars 2020.

Dr MARCO VANNOTTI

PSYCHIATREPSYCHOTHÉRAPEUTE

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