Ils sont là, derrière le rideau, un peu timides. Le capitaine Blake et le professeur Mortimer, héros cultes de la ligne claire. Avec leur créateur, Edgar P. Jacobs, disciple du grand Hergé, ils ont fait vibrer des générations de lecteurs. Leurs heures de gloire sont aussi celles de la bande dessinée mondiale : La Marque jaune, Le Secret de l’Espadon, Le Mystère de la Grande Pyramide. Comme les légendes ne doivent pas mourir, on
Le livre ? Plus de 80 pages qui déroulent les
leur trouva des familles d’adoption. Ted Benoit
plus beaux croquis de Juillard – dessins pré-
et Jean Van Hamme, d’abord. Ensuite, on leur
paratoires, décors, détails, scènes inédites,
alloua d’autres papas. Des pointures aussi.
recherches de personnages. Les deux auteurs
André Juillard, l’une des plus belles plumes de la
y parlent à bâtons rompus, et sans langue de
bande dessinée francophone ( Masquerouge,
bois, de leur aventure jacobsienne. Ils parlent
Les 7 Vies de l’Épervier, Le Cahier bleu…). Yves
de leurs émotions, leurs techniques de travail,
Sente, directeur éditorial au Lombard, arrivé
leurs enthousiasmes, leur vision de la bande
presque comme un débutant sur le scénario de
dessinée en général, mais aussi leurs regrets,
la série et devenu, en quelques années, le scé-
leurs frustrations. Un livre franc et rare en même
nariste de quelques grands noms de la bande
temps qu’un objet d’art. Ce qui se passe ici, en
dessinée : André Juillard, donc, mais aussi
coulisses, est tout aussi excitant et inattendu
Grzegorz Rosinski et François Boucq. En quatre
que le spectacle lui-même. Il ne vous reste plus
albums fantastiques, ils ont réussi le double ex-
qu’à soulever le rideau, vous glisser derrière
ploit de perpétuer l’œuvre de Jacobs dans la plus
la scène et, telle une petite souris indiscrète,
stricte orthodoxie tout en insufflant leurs idées,
entrer dans l’intimité des quatre compagnons
leurs personnalités propres. Comment ont-ils
de fortune, Yves, André, Francis et Philip.
réussi un tel exploit ? Il fallait au moins un beau livre pour répondre à cette question. Vous le tenez entre les mains. Un livre voulu et rêvé par Christian Desbois, galeriste, éditeur passionné et grand passeur du neuvième art, qui accueille les travaux de Juillard sur Blake et Mortimer dans sa galerie parisienne.
Pour leurs premiers pas dans le grand théâtre de Jacobs, Yves Sente et André Juillard convoquent la guerre froide, Baïkonour, un scientifique stalinien machiavélique et un virus tombé de l’espace qui fait trembler les puissances de l’Ouest et de l’Est… Une prodigieuse entrée en matière qui accouche, déjà, d’un grand classique. André Juillard : Tout commence par une “histoire
gularité car la série ne croule pas sous les per-
de comptoir” – celui de la poste de la base de
sonnages féminins actifs, hauts en couleur. Même
Baïkonour. Ces deux dessins se répondent.
s’il faut aussi cesser de dire que Jacobs était
À droite, Nastasia, espionne de l’Ouest chez les
misogyne. C’est archifaux. Dans Le rayon U, qu’il
Soviétiques, envoie un prélèvement de virus à
avait dessiné avant ses Blake et Mortimer, il y
son contact. À gauche, Voronov, savant semi-
avait de très beaux personnages féminins. Je ne
fou qui cherche l’arme ultime contre l’Occident,
crois pas que Jacobs se retourne dans sa tombe
surprend une conversation anodine et découvre
parce que des personnages de femmes sont mis
cette trahison. Ce sont deux personnages nou-
en avant dans ses albums. Je pense au contraire
veaux, nos apports à la série. Mais ils sont émi-
qu’en faisant cela, nous nous rapprochons de
nemment “jacobsiens”.
la vraie personnalité de Jacobs – joviale, trucu-
Yves Sente : C’était important pour moi de créer
lente, jouisseuse – et de ce qu’il aurait aimé
un personnage de femme très fort. Nastasia,
faire s’il avait pu profiter en 1946 de la liberté
donc. C’était une façon de marquer notre sin-
de ton que nous avons aujourd’hui.
12 - Extraits des planches 10 et 25
André Juillard : Tu voulais une Nastasia mystérieuse et classique, hitchcockienne, en somme. Mais je ne voulais pas singer Hitchcock. Je me suis inspiré de photos de mannequins russes et des pays de l’Est d’aujourd’hui. Elle est donc à la fois marquée, stéréotypée, et assez moderne, je crois. Yves Sente : J’ai eu un choc en voyant tes premiers croquis puis tes portraits d’elle. Elle ressemblait étonnamment à une amie radiologue qui m’avait donné de précieuses informations techniques pour la crédibilité de l’album (souviens- toi de l’anémie falciforme). Nastasia, c’est elle, en chair et en os. André Juillard : J’aime beaucoup cette scène d’interrogatoire, à droite. Le professeur Voronov découvre que Nastasia travaille pour l’Ouest. Il la gifle mais ne la tue pas. Dans la réalité j’ai bien peur qu’il en aurait été autrement… Yves Sente : J’aime ce geste un peu ambigu. Est-ce machiste ou l’expression d’une amitié, d’un “amour” déçu… Le mystère persiste. C’est mille fois plus violent, selon moi, qu’un de ces coups de feu qui éclatent à longueur de bande dessinée ou de séries télévisées…
13 - Extraits des planches 9 et 11
impossibles à inventer. Comme la scène dans
Enfant, j’adorais dessiner. Je recopiais de mémoire tous mes héros de bande dessinée, mal, peut-être. Mais reconnaissables.
les égouts recouverts de graffitis que l’on voit en
Y. Sente
André Juillard : Pour cet album, qui se déroule en partie à Moscou, j’ai eu beaucoup de soucis de documentation. Au début, je t’ai un peu maudit, Yves. Contrairement à ce que l’on peut penser, il n’existe pas beaucoup d’informations, d’images sur la ville, les lieux, les gens. Il me manquait du concret, du “quotidien”. Nous avons dû faire appel à Youri Jigounov, le dessinateur de la série
Alpha. Il nous a nourris en détails, en anecdotes
couverture de l’album.
Yves Sente : Écrire un album de Blake et Mortimer, c’est avant tout faire voyager les personnages et le lecteur dans un univers géographique, politique et historique singulier. Un voyage qui soit suffisamment identifié aux années 1950 – le temps du récit – et suffisamment riche et mystérieux pour
Yves Sente : Les opposants au régime de Staline
laisser libre cours à l’imagination. Les vives tensions entre l’Est (souvenez-
se réfugiaient dans les égouts. Ils exprimaient sur
vous de Basam-Damdu) et l’Ouest sont l’une des toiles de fond classiques
les murs leur colère, leur haine. En couverture
de la série. Je ne risquais pas le “hors sujet”.
de l’album, sur la plaque de rue dans les égouts,
André Juillard : D’autant que tu n’étais pas, a priori, destiné à en écrire le
on s’est amusés à glisser deux grafittis “révolu-
scénario. Ça n’était pas ton métier. Comment es-tu venu sur le projet ?
tionnaires” en cyrillique : “Sente” et “Juillard”.
Yves Sente : Étudiant, j’avais commis quelques bandes dessinées sous
André Juillard : Je me suis demandé d’ailleurs
forme de gags et quelques cartoons dans le Wall Street Journal Europe dont
pourquoi tu avais choisi la guerre froide et Moscou
les bureaux sont situés à Bruxelles, mais rien de plus. Ce n’est que bien plus
comme cadres de ce premier scénario ? Par pas-
tard, en tant que directeur éditorial au Lombard, que l’on m’a demandé
sion pour le sujet ?
si je ne connaissais pas des dessinateurs de ligne claire capables d’épauler
14 - Extraits des planches 20 et 21
Ted Benoit. Le soir après le travail, je cogitais à une idée de deux planches pour faire faire des tests à ces candidats assistants. C’était la scène où Mortimer poursuit Olrik avec, en filigrane, la rencontre de Lennon et Mc Cartney à Woolton, le 6 juillet 1957. J’y ai pris un plaisir fou. Très naturellement, je me suis surpris à écrire pour moi ce qui aurait pu se passer avant et après cette scène… Plus tard, j’ai appris que l’éditeur cherchait à monter une deuxième équipe de repreneurs de la série… et j’ai envoyé anonymement mon synopsis de La Machination
Voronov. L’aventure commençait.
15 - Extraits des planches 12 et 21
André Juillard : C’est intéressant parce que, très honnêtement, je n’étais pas non plus l’auteur tout désigné pour reprendre la série… Yves Sente : Les grands auteurs “ligne claire” ne courent pas les rues. Au contraire, je pense que tu étais une des évidences… André Juillard : Ça m’amuse que l’on pense cela. J’en ai tellement bavé pour me couler dans le dessin de Jacobs. Il y a quelque chose d’indéfinissable dans le dispositif de Jacobs et d’Hergé : les formes, la mise en scène, les perspectives. Elles sont tellement complexes, précises. Enfant, déjà, j’avais un mal de chien à dessiner
16 - Extraits des planches 23 et 24
correctement une tête de Tintin, pourtant si simple,
Yves Sente : Tu te souviens de cette autre scène de voiture qui nous a posé
en apparence… Ça n’a pas beaucoup changé.
un grave problème (en page 3 de ce livre)…
Je fais, je défais. Je voyage beaucoup dans les
André Juillard : Un vrai casse-tête burlesque, en effet. Blake, pour se rendre
albums de Jacobs pour repartir de ses bases…
à un rendez-vous secret, est grimé comme son chauffeur. Depuis la ban-
Yves Sente : Le plaisir se niche parfois dans un dé-
quette arrière, il s’éjecte de la voiture. L’idée est de faire croire que c’est
tail. Une scène, une émotion. J’aime beaucoup
lui qui est toujours au volant. Moi, je n’y croyais pas. Comment le chauffeur
cette séquence de poursuite en voiture. Nastasia
fait-il, une fois seul, pour refermer la portière arrière ? En le dessinant,
est emmenée par un agent anglais et Blake. Ils sont
je sentais que ça ne marchait pas du tout alors qu’à la lecture du scénario,
poursuivis par des agents du KGB…
rien ne m’avait choqué.
André Juillard : Je me suis beaucoup amusé avec
Yves Sente : (Rires.) Cela a occasionné au moins une heure de discussion
cette scène. J’avais l’impression de mettre en
au téléphone. Comment refermer la portière à distance ? Je ne voulais pas
images un classique d’espionnage des années
me priver de la scène. On a simplement imaginé que la portière était reliée
1950. En outre, dessiner Nastasia en uniforme
à une cordelette que le chauffeur tenait dans sa main. C’est cela aussi,
relevait, je dois l’avouer, de la satisfaction d’un
Blake et Mortimer ! Le sort du monde se joue dans de giga-complexes
fantasme. Mon père me racontait souvent que
militaires, mais il n’est pas question de mal refermer une portière. Pas
pendant la guerre, il avait dansé avec une jolie
question de contourner les questions “techniques”, de négliger la crédi-
jeune femme russe qui, selon lui, était agent
bilité dramatique par un “on aurait dit que”.
double ou triple. Cela a marqué mon imaginaire d’enfant. La figure de l’espionne représente pour moi le comble de la féminité, du mystère et de l’érotisme.
17 - Extrait de la planche 25
Yves Sente et André Juillard passent un cran dans la geste jacobsienne en bouclant leur double album par un feu d’artifice de machines folles, de science-fiction et de faux-semblants à couper le souffle. Une œuvre pleine, mature, comme un écho au Mystère de la Grande Pyramide. Yves Sente : Les deux tomes des Sarcophages du
toriques de Jacobs, mais aussi les jeunes,
6 continent sont une réponse à nos frustrations
qui ne connaissent pas Blake et Mortimer
sur La Machination Voronov, qui reste un album
et n’ont pas encore l’âge d’être nostalgiques.
relativement minimaliste, très “huis clos”, per-
Pas question de lésiner sur l’action, l’énergie,
clus de secrets d’alcôve. Là, on a pu dégainer le
la surprise, le rêve et la modernité. Je crois que
grand spectacle, la machinerie de foire. Le pôle
ça marche, parfois. Le plus beau compliment
Antarctique, les bateaux, les bases, les engins
que j’ai reçu, c’est quand une journaliste m’a
improbables !
avoué que son fils de 12 ans, amateur de man-
André Juillard : J’ai eu en effet la sensation que
gas, avait dévoré notre dernier album… et ainsi
l’aventure soufflait beaucoup plus fort. Et que l’on
découvert à son tour le plaisir de lire un Blake
avait sorti tous nos jouets de la malle.
et Mortimer… Grâce à nos nouveautés, des
e
32 - Extraits de la planche 6
Yves Sente : Notre objectif est de faire rêver
gamins vont découvrir l’exceptionnelle Marque
et de captiver un lectorat extrêmement large.
jaune et l’œuvre d’Edgar P. Jacobs, et ça, c’est
Pas seulement les lecteurs traditionnels et his-
vraiment génial !
J’aime dessiner des machines qui ont une âme, une patine, un passé. Leur esthétique et leur histoire deviennent alors celles de l’album. A. Juillard
André Juillard : J’aime les bateaux tout particulièrement. Ceux de cette époque surtout. Pour ce navire, je me suis inspiré d’un de ces liberty-
ships construits en masse par les Américains pendant la dernière guerre, que j’avais photographiés au musée de la Marine. Sans vouloir jouer les passéistes, les machines des années 1950, les cargos, les avions, avaient encore un style, une matière propre à leurs moyens de propulsion. Ça craquait, ça grinçait, ça vivait. Je crois que c’est cela que je cherche : dessiner des bateaux un peu… vivants.
33 - Extraits de la planche 11
Yves Sente : Jacobs était un inventeur d’engins : Espadon, machine à voyager dans le temps (le Chronoscaphe), etc. Nous devions donc inventer nos propres machines pour “jouer à Jacobs et à Jules Verne”. C’est comme cela que nous avons imaginé le Subglacior. Une sorte de sous-marin qui peut se mouvoir dans la glace grâce à la chaleur qu’il dégage. Il fait fondre la glace autour de lui pour avancer. J’ai le sentiment que c’est un engin “jacobsien” plausible. Mais comme on tente de demeurer modestes, on laisse la paternité du Subglacior au professeur Labrousse, le fameux météorologue que nous avons exhumé de l’album
S.O.S. Météores.
34 - Extraits des planches 29 et 50
et moi essayons de parler d’aujourd’hui et à des
Pas si simple de trouver un engin auquel E. P. Jacobs ou Jules Verne n’ait pas encore pensé !
lecteurs d’aujourd’hui, avec le filtre des années
Y. Sente
André Juillard : J’ai adoré jouer au mécano. Je suis parti d’une forme simple, effilée, munie de trous pour la vapeur. Idem pour le train et la base “subglacique”. Je les ai voulu fonctionnels et un peu désuets, très années 1940. Yves Sente : Il ne faut pas voir dans un récit se déroulant dans les années 1950 une histoire figée qui n’appartient qu’à cette époque. André
1950. Les Sarcophages 1 et 2 sont des albums qui, par le biais de la grande aventure distrayante, traitent à leur façon des déséquilibres mondiaux, du rapport Nord-Sud, du terrorisme, d’une certaine haine de l’Occident extrêmement prégnante aujourd’hui. Les noms et les costumes ont été modifiés, si l’on peut dire. Mais ne nous leurrons pas. Il y a forcément un peu de Ben Laden dans l’empereur Açoka (page suivante).
35 - Croquis préparatoires du “Subglacior”
Yves Sente : Pour créer la base d’Açoka (ci-contre
et en page 4 de ce livre), je me suis inspiré de la base du Secret de l’Espadon. La base est un code du récit d’aventure. On y est allés à fond. Elle est souterraine, gigantesque, elle relie une innocente base indienne à une puissante base soviétique par des tunnels secrets. Elle aurait très bien fonctionné dans l’Himalaya, mais il se trouve que j’ai lu dans un National Geographic que 1958 était l’année géophysique de l’Antarctique… et que c’est un continent qui m’a toujours fasciné.
36 - Extraits des planches 17 et 18
Açoka porte un large manteau pour cacher son grand et beau secret : sa féminité, ici révélée. A. Juillard
André Juillard : Visuellement, Açoka est un hybride de diverses influences culturelles. Un manteau de panthère façon “empereur africain” ; le turban maghrébin ou indien ; un masque couvert d’un tissu imprimé à la manière des guerriers moghols qui ont occupé l’Inde. Une façon de signifier qu’Açoka est un concentré de figures “tiers-mondistes” de l’époque, dont il se dit le porte-drapeau.
37 - Extraits des planches 39 et 47
Yves Sente : La téléportation est un très vieux rêve de la science-fiction. Je me suis amusé à la faire transiter par des sarcophages (ci-dessus) , en clin d’œil au
Mystère de la Grande Pyramide. Et je l’ai appliquée aux connexions électriques qui relient nos neurones à l’intérieur du cerveau humain. Le cerveau est le grand territoire d’aventure scientifique du moment. André Juillard : Personnellement, j’ai du mal à croire à tout ça. Il a fallu que tu me récites par le menu ta vision du phénomène. Seul, je n’aurais pas pondu un seul dessin. Yves Sente : Tu es pourtant très crédible en dessinateur de SF… André Juillard : Bien malgré moi. Je sais que nous, êtres humains, nous ne sommes qu’énergie, mais je ne parviens pas à adhérer à un discours de science-fiction qui tire sur cette ficelle. C’est ainsi. Par ailleurs, cela pose de sacrées questions de mise en images. Il s’agit de visualiser le virtuel… Yves Sente : Le fantastique scientifique est un système de récit qui repose sur des codes, à inventer ou, simplement, à réutiliser. Dans le Chronoscaphe de Jacobs, dès qu’on actionne le manche, un fond noir puis des chiffres apparaissent. On comprend que le temps s’affole. Ça n’est pas le cas, stricto sensu. Mais c’est une convention destinée à faire passer l’information au lecteur. Il faut “accepter” la convention pour facilement entrer dans le récit…
38 - Extrait de la planche 48
Comment dessiner un corps en téléportation, des électrons qui se baladent ? J’ai fait ce que j’ai pu. Mais je préfère croquer un bon vieil hydravion. A. Juillard
39 - Extraits des planches 44 et 52