Pinocchio

Page 1







Par Luca Boschi À l’époque, quelqu’un a affirmé : “Les artistes qui ont le mieux décrit l’Italie du XXe siècle sont trois : Fellini, Sordi et Jacovitti”. Cette appréciation flattait énormément le grand dessinateur de bandes dessinées Franco Benito Jacovitti, observateur goguenard de l’histoire de la Botte, qu’il croqua admirablement du fascisme au boom économique, en passant par la guerre, la reconstruction et les années 60. Ce dessinateur très original et productif s’avèrera rapidement une force de la nature, déployant ses talents dans la bande dessinée, l’illustration, la publicité ou les dessins animés, et associant aussi son nom à des cartes animées ou au légendaire “DiarioVitt”, le cahier de texte des jeunes italiens. Né à Termoli le 9 mars 1923, le petit Benito, à l’âge de cinq ans, dessine au charbon dans la rue, utilisant les pavés comme des vignettes. Ce n’est qu’en 1930, lorsqu’il déménage à Macerata, qu’il découvre les journaux illustrés. Il y débutera plus tard à Florence, avec un panoramique sur la ligne Maginot publié dans le numéro du 3 mars 1940 du Brivido.Sa première véritable opportunité de travail – et comme tel, rétribué – vient de l’hebdomadaire catholique Il Vittorioso, où le futur interprète de quatre Pinocchio, encore lycéen, réalise à partir du 5 octobre 1940 le feuilleton de propagande va-t-enguerre “Pippo et les Anglais”. Son héros, le premier personnage important de Jacovitti, est Pippo, un gamin dégourdi qui, avec le gros Palla et le fluet Pertica, forme le groupe dit des “3P”, auquel Jacovitti va rester fidèle pendant des décennies. En 1943, après avoir terminé ses études secondaires, Jacovitti s’inscrit à la faculté d’Architecture et trois ans plus tard, il s’installe à Rome, où naîtra bien plus tard sa fille Silvia et où, entretemps, il rencontre des humoristes connus auxquels il se frotte, comme Marcello Marchesi, Vittorio Metz ou Federico Fellini pour ne citer qu’eux.

7


C’est durant cette aussi, à l’instar de période que Jacovitti se presque tous les consacre pour la exégètes de Pinocchio – première fois à entre dans l’univers de “Pinocchio”, inspiré Jacovitti en 1943, lorsque peut-être par l’amcelui-ci a tout juste vingt biance toscane qui ans et qu’il illustre, pour l’environne et qu’il a l’éditeur La Scuola de respirée pendant ses Brescia, une adaptation études universitaires. du chef-d’œuvre de C’est d’ailleurs là-bas, Collodi. Jacovitti n’est lorsqu’il allait au Lycée absolument pas bloqué Artistique de Florence, par une crainte révérenqu’il comptera parmi cieuse face à la tâche de LES PERSONNAGES DE JACOVITTI ses camarades le futur se mesurer à une œuvre Ils ont en commun deux qualités caractéristiques : ce architecte Nino Jodice, aussi importante. Pour sont des personnages comiques et absurdes, voire absurdes par leur comique, ou comiques car endont il épousera la sœur La Scuola, il travaille de dehors et souvent opposés à toute réalité. Il suffit de Floriana en 1949. manière à rester fidèle au penser à ce pauvre Raimondo, le vagabond, pour Pendant ce temps, en texte à la lettre, même si, lequel tout finit par aller bien, alors qu’au cours de dix, vingt, cent vignettes, nous avons souffert et notre travaillant souvent la comme le remarque cœur s’est attendri pour lui ; il suffit de penser à nuit quand sa journée Franco Bellacci, il ne madame Carlomagno, la redoutable vieille harpie pour est prise par les cours, renonce pas à introlaquelle Jacovitti passe un sale quart d’heure lorsqu’il est accusé de caricaturer Mussolini pendant la période Jacovitti créée dans le duire quelques touches fasciste ; il suffit de penser à Battista, le fasciste, à Zagar Vittorioso et les albums d’humour, absent le gredin ; au tristement célèbre Flitt, parodie de Hitler et probablement l’une de ses plus graves accusations édités par la A.V.E. un dans le texte original contre le nazisme et ses idéologies… kaléidoscope d’avende Collodi. “Car Les personnages de Jac sont tous ainsi : comiques et tures comiques qui Pinocchio , écrit Bellacci, absurdes, comme l’arête de poisson qui, dans tous les coins de vignette, vient colorer un “point mort”, renouvellent le panoest en réalité un comme le saucisson en tranches qui vient éclater un rama des “séquences texte plutôt sombre, cadrage, comme certains “culs de lampe” qui devienillustrées” italiennes, imprégné d’un caractère nent humoristiques car nés d’une plume comique trempée dans l’absurdité de l’horreur. ancré dans les pages sérieux qui ne laisse pas Parmi tant de personnages créés par son imagination, sans phylactères du place au sourire – on y Jacovitti a aussi illustré un personnage cher à tous les Corriere dei Piccoli. rit parfois, mais ce sont enfants : Pinocchio. Et c’est probablement le chefd’œuvre de ce grand gamin, qui, dans sa jeunesse, a C’est ainsi que viennent des rires moqueurs ou lu ce récit immortel de Collodi et l’a revécu à travers gambader sur ses des rires lugubres d’aniles couleurs magiques de sa palette et la marque subtile de son crayon. planches débordantes maux insidieux ou de de vignettes les inougens méchants – où l’on bliables Cip l’archipolivoit rarement le soleil et cier et Oreste le rabatoù sont privilégiés des La description rapide du “parc de personnages” de Jacovitti, rédigée joie, madame probablement par Domenico Volpi, telle qu’elle paraît dans l’album intérieurs claustrophoCarlomagno la reine de “Festival de Jacovitti”. La présentation se termine, comme il se doit, biques (l’atelier de en citant Pinocchio, présent dans la première édition du livre. la baston et le gangster Geppetto, le Théâtre nul Jak Mandolino. Venant d’autres lieux et des Marionnettes, l’auberge, la pièce quasi d’autres époques, arrivent aussi “Giacinto mortuaire de la Fée, la grotte du Pêcheur, le ventre corsario dipinto” (Giacinto le corsaire peint) de la Baleine). C’est suivant cette optique de (1947), répondant aux romans de piraterie de sérieux qu’avaient évolué, dans des styles difféSalgari, un très personnel “Don Chisciotte” rents, les précédents Pinocchio ; même plus (1950) riche de trouvailles graphiques surréaserein et jovial que les autres, le “Pinocchio” de listes, “Romero el torero” (1943), “L’Honorable Manca (1941) ne fait pas exception, puisque cette Tarzan” (1948), le petit indien “Œil de poulet” relecture est tout au plus du domaine d’une (1957) et la parodie politico-sociale “Mandrago” exubérance caricaturale du pantin. « Pour cette (1946), inspirée du Mandrake de Lee Falk et Phil “opération sourire”, Jacovitti procède avec Davis. Jacovitti réalise aussi pour le journal cathoprécaution, alternant des moments de tension lique la totalité des planches d’un mémorable illustrative avec des passages plus calmes et paisi“Pinocchio” : c’est donc la deuxième des quatre bles – pour employer un terme musical, on fois où le pantin de Collodi inscrit ses épisodes pourrait définir cette interprétation d’”allegretto dans l’activité créative de Jac. ma non troppo”. Et même s’il s’en abstient Le pantin de bois, qui est en réalité une marionrespectueusement devant des personnages sacrés nette – mais puisque, se contentant de cet à-peude l’histoire, il ne renonce pas à leur conférer près, Collodi l’appelle ainsi, nous le suivrons nous une sorte d’humanité (…). »

8


15


16


17


18


19


20


21


22


23


24





Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.