Immorama 36 - Dossier complet

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DOSSIER

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ÉROSION DES DROITS INDIVIDUELS ?

Réflexions sur la liberté individuelle et la sphère privée

Interviews : Alain Bovardb/ Pascal Couchepin / Thierry Crouzetb/ Olivier Delacrétazb/ Sébastien Fantib/ Charles Gaveb/ Richard Hillb/ Douglas Hornungb/ Stéphane Kochb/ Blaise Lempenb/ Isabelle Michaud / Flavien de Muraltb/ Jean Romainb/ Christine Sayeghb/ Gerhard Schwarzb/ Rainer J. Schweizerb/ Chantal Thouverezb/ Hanspeter Thürb/ Gérard Tschopp


Editorial

En liberté surveillée

L

’évolution du monde moderne, l’accroissement du rôle de l’Etat et de la sphère publique – au moment où, paradoxalement, les élus politiques se plaignent de son affaiblissement et de l’hostilité de l’opinion –, mais aussi l’essor mal contrôlé des nouvelles technologies, autant d’éléments qui justifient une réflexion large sur nos libertés. Vaste sujet, protéiforme, foisonnant, donc potentiellement décousu en apparence. Qu’on le veuille ou non, entre la Vespa de la Dolce Vita et les normes strictes de Via Sicura, entre les voyages bon enfant et le « scan » complet des passagers sans chaussures, ni ceinture, ni lime à ongles, ni liquide, entre la liberté débridée de Mai 68 et aujourd’hui, bien des marges de manœuvre du citoyen lambda ont tout simplement disparu. Certes, il est nécessaire de se protéger du terrorisme aveugle et massacreur. Charlie Hebdo et Copenhague l’ont cruellement rappelé. A ce propos, n’oublions pas que la liberté si adulée impose une responsabilité. C’est même ce qui fait peur à certains, disait un sage : « On ne peut pas tout faire, ni tout dire au nom de la liberté. » Une vie sociale harmonieuse n’exige-t-elle pas une forme de respect à l’égard de la sensibilité d’autrui ?

Editorial Edito rial

« Le citoyen se soviétise dès qu’il prend l’Etat pour une compagnie d’assurances à laquelle il n’a pas besoin de payer de prime. » Alexandre Zinoviev

Le problème est que le citoyen moderne est schizophrène : il veut de la liberté, mais aussi de l’ordre. Il ne veut pas de bureaucratie, mais un Etat fort. Il veut des droits, de l’égalité, de la sécurité, aspirations louables sans doute mais qui nécessitent forcément l’intervention de l’autorité publique, légitimée par des lois et des règlements nouveaux... et des moyens opaques. Mais c’est aussi un consommateur insatiable de photos et d’informations privées sur la vie des people, à en juger par le succès de magazines qui se font une spécialité de dévoiler l’intime. Et la question sur laquelle notre dossier ambitionne de faire réfléchir peut se résumer ainsi : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour gagner en sécurité et en égalité ? Benjamin Franklin n’est-il pas très actuel lorsqu’il affirme : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux » ? Que penser lorsqu’on apprend que les ordinateurs d’une commission d’enquête du Sénat américain ont été violés par la CIA qui, prise sur le fait, s’est « excusée » ? Est-il légitime d’interdire le libre choix de l’école de son enfant, l’utilisation d’argent liquide pour les paiements, d’exiger l’avis d’un médecin « agréé » pour faire des analyses… dont le résultat est directement adressé à ce dernier et non au patient ? Surfer sur Internet ou utiliser une carte de crédit veut-il dire qu’on accepte implicitement d’être fiché, démarché, catalogué ? Est-il enfin si normal que droite et gauche, dans nos parlements, finissent par tenir le même discours et que les contrepouvoirs démocratiques soient monopolisés par des partis gouvernementaux ?

Thierry Barbier-Mueller Administrateur délégué

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L’érosion des droits individuels Immodossier

Protection trop rapprochée

dossier

par Thierry Oppikofer

Protection trop rapprochée

par Thierry Oppikofer

Sans être titulaires d’une carte de membre du Parti communiste, nous avions tous plus ou moins, voilà encore quelques années, l’illusion qu’il y avait un « sens de l’Histoire » et que l’Humanité, débarrassée des peurs paralysantes de la famine, de l’esclavage et de l’arbitraire des tyrans, allait bénéficier peu à peu du progrès, technique et démocratique. Quelle illusion ! La violence, la faim, l’esclavage et la dictature – y compris sa version molle, la fameuse « police de la pensée » conformiste – ne se sont jamais si bien portés. Certes, la plupart des lecteurs d’IMMORAMA ne vivent pas en Syrie ou en Irak, ni en Corée du Nord. Il n’empêche que leurs transactions financières sont épiées, leurs communications téléphoniques peu sûres, leurs antécédents d’automobilistes archivés, leur santé mesurée par de gentils médecins – mais aussi par de méfiants assureurs. Même le citoyen-soldat, icône théorique du système suisse, fait l’objet de fichage et se voit parfois retirer la garde de son fusil-mitrailleur ou même – le cas s’est produit à Genève – d’une baïonnette décorative, « par précaution ». Une plaisanterie douteuse, un couteau suisse oublié dans une poche, un verre de blanc de trop, un casque de moto oublié… Plus rien n’est vraiment innocent à notre époque. Et pourtant, était-on vraiment plus « libre » avant Mai 68 ? La variété des personnalités qui s’expriment ici, ainsi que la pertinence de leurs analyses vous feront sentir plus libre. Ou l’inverse… ■

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L’érosion des droits individuels

Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années notamment en Suisse ? L’ensemble des libertés individuelles est en recul. On n’ose plus dire, chanter, ni écrire ce qui était encore possible il y a seulement vingt ans. Cela est dû notamment au basculement du politique vers une sorte d’éthique émotionnelle. Durant de nombreux siècles, les sœurs jumelles, éthique et politique, se partageaient à part égale le domaine de l’agir humain ; elles cohabitaient. Or le cycle de la prédominance du politique sur l’éthique débuta vers 1789. Tout fut d’un coup politique, et c’est ainsi que la politique s’est progressivement liée à l’idéologie. Ce cycle triomphant a duré deux siècles, jusqu’à la chute Jean Romain Philosophe, écrivain, député PLR au Grand Conseil genevois par Thierry Oppikofer

du mur de Berlin, jusqu’en 1989. A cette date a volé en éclats la toute-puissance idéologique d’un monde (le communisme) qui fut une référence, non seulement pour les intellectuels et les artistes de l’Est, mais aussi, à bien des égards, pour la culture de l’Ouest. Nous commençons à peine à mesurer dans toute son ampleur l’importance de ce cataclysme: l’émotion, cet universel de pacotille, a pris le pas sur la raison, et toute critique politique un peu vive est interprétée en termes d’agression. Assiste-t-on selon vous à une mondialisation ou à une américanisation, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. ? Plus qu’à une volonté précise prétendant s’imposer, les gens ont intégré une sorte de censure anticipatrice ; souvent ils ont peur sans raison avérée, l’œil de Caïn leur semble

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sur eux. On assiste à une infantilisation du monde, qui instille à tous la crainte de déplaire. Cela dit, les malversations financières planétaires inadmissibles ont attisé la méfiance. La pénalophilie rampante a ainsi trouvé dans l’affaire des grandes banques une alliée de poids.

« L’émotion a pris le pas sur la raison. »

La réalité sinistre du terrorisme justifie-t-elle des mesures de sécurité plus drastiques et plus invasives de la vie privée ? Ce curseur tendu entre liberté et sécurité, deux notions inversement proportionnelles l’une à l’autre, tout Etat responsable se doit de le déplacer en fonction de la situation. Rien ne devrait être figé une fois pour toutes. A certains moments, la restriction des libertés est évidemment nécessaire. Tout le jeu consiste, lorsque certaines menaces diminuent, à revenir vers plus de liberté. Un juste équilibre est à ce prix. La Suisse souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? Parce que le monde s’est uniformisé après la chute du communisme, ce monde est devenu plus instable. A tous les niveaux, la bureaucratie est maintenant excessive et elle l’est souvent à mauvais escient : on pense à tort que plus on complique, plus on paraît sérieux. Il est nécessaire de surveiller attentivement certains secteurs et certaines personnes, mais le danger est manifeste : la complexification excessive opacifie ce qu’on comptait mesurer plus clairement. En tant que parlementaire, que pouvez-vous faire en vue d’un « choc de simplification » ? La gestion de l’Etat nécessite une sérieuse simplification. Quantité de lois seraient à même de soutenir cet allègement, mais il n’est pas aisé de convaincre que l’efficacité passe par la simplification, par exemple lors de dysfonctionnement de cadres ou en vue de corriger cette pratique qui réagit trop lentement lors des diverses oppositions. Quel est le rôle de l’éducation, et notamment de l’école, pour donner aux citoyens les moyens et l’envie de défendre leurs libertés ? On n’éduque pas avec des mots. Ce ne sont pas les théories sur les libertés individuelles qui suffisent à les faire aimer ou respecter. Il faut les exercer, et toute la difficulté est là. Le rôle de l’école, d’une part, et de l’éducation, de l’autre, est de montrer par l’exemple le lien organique qui articule la liberté sur la responsabilité. Or en allégeant exagérément les devoirs au profit des seules libertés, on a faussé le jeu de ceux qui s’occupent d’éducation. L’époque a appelé cela la permissivité. Cet unilatéralisme libertaire féconde trop d’illusions adolescentes. ■

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Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années, notamment en Suisse ? Au sens général du terme, l’exercice ne me semble pas être restreint. Par contre le risque de cet exercice me paraît accru avec les moyens de communication actuels, qui favorisent l’utilisation difficilement contrôlable des données personnelles, des opinions exprimées, etc. Toutefois, ce risque ne me paraît pas disproportionné au regard de l’accès facilité aux informations politiques, culturelles, scientifiques et autres. Assiste-t-on, selon vous, à une mondialisation ou à une américanisation, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplace-

Christine Sayegh Avocate par Thierry Oppikofer

ments, etc. ? Nous vivons à l’échelle mondiale, mais non une mondialisation. Le contrôle économique est détenu avant tout par des organisations multinationales puissantes. Le contrôle des activités financières existe, mais il est à mon avis faible face à l’imagination humaine. Je pense qu’il y a plus de mesures restrictives en matière douanière, de transport, d’agriculture et dans divers domaines que de contrôle en amont. La réalité sinistre du terrorisme justifie-t-elle des mesures de sécurité plus drastiques et plus invasives de la vie privée ? Le terrorisme est une désastreuse réalité, avec laquelle nous sommes condamnés à vivre depuis la nuit des temps. Les moyens préventifs doivent être très attentivement réfléchis, car leur application non nuancée crée rapidement un climat de suspicion. Leur

dossier

impact est manifeste sur la vie privée. La Suisse souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? En tant qu’ancienne médiatrice LIPAD (loi genevoise sur l’information du public et l’accès aux documents), pensez-vous que le citoyen soit aujourd’hui armé face à l’administration, et s’il l’est, qu’il le sache et en fasse usage ? Dans certains domaines, la bureaucratie est pesante, dans un but de contrôle permet-

« Le contrôle des activités

tant d’avoir une information cohérente. Elle ralentit la prise de décision, ce qui n’est pas

financières est faible, face à

forcément négatif. L’introduction de la LIPAD a permis de passer de la culture du secret

l’imagination humaine. »

à celle de la transparence. Cette mutation a été beaucoup plus importante pour l’administration, qui devait changer de pratique, que pour les administrés, dont la propension à solliciter l’administration était déjà notoire, mais sans réponse satisfaisante. L’accès via Internet s’est également avéré un complément très utile pour l’application de la LIPAD, avec la mise en ligne de nombreux documents et la création d’un espace d’accès ouvert à la population. La densité de normes et de lois a pour corollaire paradoxal – aux yeux de nombreux observateurs – le triomphe du capitalisme et de l’argent. Comment l’expliquer ? La liberté est-elle réservée aux riches et aux puissants ? Le cadre constitutionnel des libertés résulte de choix politiques. S’il est trop étroit, il ne résistera pas à la rébellion, à moyen terme, dans les pays dits développés. ■

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L’érosion des droits individuels

Flavien de Muralt Membre du Comité de SwissRespect par Thierry Oppikofer

dossier « Nos banquiers se retrouvent agents de fiscs étrangers. »

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Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années, notamment en Suisse ? L’un des aspects de ce phénomène me paraît être la multiplication des initiatives populaires portant sur des sujets aussi variés que générateurs de division. Cette pléthore a tendance à affaiblir l’une des libertés fondamentales apportées par la démocratie directe suisse, celle de formuler une proposition ou une critique pour se faire entendre du pouvoir dominant. Or l’on voit de plus en plus d’initiatives issues de l’UDC ou du PS, c’est-à-dire de partis gouvernementaux ! Autrement dit, le pouvoir s’arroge le contrôle du contre-pouvoir… Pour le reste, la Suisse me semble ployer sous l’abondance de règles et de restrictions, mais peut-être un peu moins que ses voisins européens. Il faut toutefois être très vigilant sur ce point. Assiste-t-on selon vous à une mondialisation ou à une américanisation de notre société, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. ? Le cas de Fatca, dispositif fiscal américain accepté avec un certain empressement par nos édiles et nos banquiers, préfigure-t-il d’autres concessions ? A mon avis, le summum du scandale aura été, dans ce domaine, la transmission aux autorités pénales américaines, par une banque étrangère installée en Suisse, de données personnelles sur ses propres employés, en 2012. Pour diminuer l’amende due aux Etats-Unis, HSBC a livré aux Américains des données sur des citoyens suisses, avec l’aval de nos propres autorités politiques. C’est le triomphe de la force sur le droit et l’assurance d’une insécurité juridique inédite. SwissRespect avait saisi les tribunaux, mais a été débouté en seconde instance pour « non-représentativité ». Dans le cas de la Convention de double imposition, la Suisse a obtempéré poliment devant la France, préférant un « copier-coller » du droit français à la simple défense des intérêts de ses citoyens. SwissRespect avait proposé un texte qui aurait été acceptable; il n’a jamais été étudié. La sinistre réalité du terrorisme justifie-t-elle des mesures plus drastiques et plus invasives de la vie privée ? Avant même les attentats de janvier dernier en France, Matignon avait discrètement fait passer – la veille de Noël – un décret autorisant un contrôle accru d’Internet, en vertu de dispositions légales sur la sécurité du territoire. L’armée française a d’ores et déjà un regard appuyé sur les télécommunications, et ne parlons pas des pays anglo-saxons… Voilà quarante ans que l’on prétend, par divers moyens de ce genre, contrôler les dangers liés notamment à une immigration non maîtrisée. Tout ce qu’on a réussi à faire en France, c’est créer des ghettos. Il faut absolument que la Suisse évite de suivre le même chemin. Certains caressent l’idée d’un « Patriot Act » à la française; espérons que l’esprit européen triomphera. Cela dit, en cas de menace démontrée, la surveillance est parfaitement justifiée, tout comme l’usage de moyens catégoriques contre des terroristes avérés. La Suisse souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? Le récent vote populaire contre l’abolition de l’imposition selon la dépense a été une victoire sur la complexité administrative. En effet, ce type d’imposition est simple et efficace. La gauche traditionnelle a donc très logiquement tenté d’installer de nouvelles lourdeurs là où elles n’étaient pas encore présentes. Bien que première de classe dans la lutte contre le blanchiment d’argent, la Suisse voit son secteur financier de plus en plus corseté par des réglementations souvent importées. Nos banquiers se retrouvent littéralement agents de 200 différents fiscs étrangers ! Le pire est que si cette bureaucratie massive a handicapé la compétitivité de la place financière, elle n’a pas eu le moindre effet notable en termes de transparence, puisque les mesures d’autocontrôle étaient déjà prises depuis longtemps. En revanche, la clientèle a été poussée vers divers autres centres financiers moins bureaucratiques, au premier rang desquels la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Votre expérience bancaire et financière vous suggère-t-elle que la place helvétique a définitivement capitulé, ou le récent refus de renoncer aux « forfaits fiscaux » (imposition selon la dépense) est-il un gage d’espoir ? Ce vote a en effet constitué un beau plaidoyer en faveur du fédéralisme, un signal que tout n’était pas encore perdu. Il y a des décennies que certaines élites et la

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quasi-totalité des médias nous serinent que la démocratie directe et le statut indépendant de notre pays sont des freins à son développement économique et au bienêtre de ses citoyens. Aujourd’hui, quel pays de l’Union européenne ou d’ailleurs ne rêverait-il pas de connaître la relative liberté et la relative prospérité suisses ? Mais cette position originale de la Suisse gêne, et ses rivaux – car il s’agit bien d’une compétition acharnée – entendent bien mettre à genoux ces arrogants fils de Tell. Du côté américain, imposer Fatca n’a été qu’une étape, comme nous le craignions : l’échange automatique d’informations est déjà à l’agenda. Du côté de l’UE, la négociation de l’accord sur les services – qui devra entrer en vigueur en 2018 – va être cruciale. Il s’agit d’obtenir une vraie réciprocité et de veiller à ce qu’à travers les normes imposées par l’UE, ce ne soient pas comme souvent les intérêts américains qui triomphent. ■

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L’érosion des droits individuels

Charles Gave économiste et entrepreneur français, président de l’Institut des libertés à Paris par Thierry Oppikofer

dossier « La liberté des citoyens s’est fortement réduite. »

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Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années, notamment en France ? Absolument. On assiste à une montée en puissance des pouvoirs de contrôle, rendue possible par l’essor de l’informatique. Les voyages, les transactions financières, les lectures sur Internet sont facilement repérables et analysables. La liberté des citoyens s’est fortement réduite. La crise des années 2008-2009 a fourni à de nombreux gouvernements un commode prétexte à l’accroissement de la surveillance de l’activité financière. Ce contrôle de plus en plus serré a diminué la liberté des honnêtes gens sans que la criminalité ne subisse de baisse. Assiste-t-on selon vous à une mondialisation ou à une américanisation de notre société, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. ? Oui. Nous vivons dans un univers « computérisé » où chacune de vos actions se traduit par des zéros et des « un » dans une mémoire d’ordinateur. Un ordinateur qui constitue le principal danger menaçant les libertés individuelles. Le seul moyen d’y échapper serait de ne pas utiliser de carte de crédit, de tout régler en liquide. Mais les autorités se chargent de limiter la possibilité de payer quoi que ce soit en numéraire. L’ordinateur apparaît cependant aussi comme un instrument de liberté… Certes, lorsqu’il permet à celles et ceux qui en sont capables de passer au-dessus des systèmes de contrôle étatiques. Mais de façon générale, on laisse des traces partout où l’on passe. En somme, l’ordinateur, c’est un peu ce que disait Esope de la pire et la meilleure des choses pour l’homme : sa langue. La sinistre réalité du terrorisme justifie-t-elle des mesures plus drastiques et plus invasives de la vie privée ? Je suis convaincu du contraire. Rien ne justifie d’accroître le pouvoir de l’Etat s’il n’y a pas en face un contre-pouvoir installé. On est en train de donner de plus en plus de pouvoir à des gens dont on ne connaît pas vraiment les motivations profondes, et parmi lesquels se trouvent de nombreuses personnes qui n’ont pas été élues. Il y a un vrai danger pour les libertés publiques et il est urgent que la loi prohibe toute intrusion étatique dans les ordinateurs privés. La France souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? Est-elle susceptible de connaître de vraies réformes, ou est-ce une cause perdue pour la gauche comme pour la droite ? Sans trahir de grand secret, je vous répondrai que si l’Assemblée nationale était composée de députés exerçant la profession de coiffeur, elle prendrait des décisions favorables aux coiffeurs ! Or la France présente la particularité de permettre à ses fonctionnaires de faire de la politique et, dès qu’ils sont battus, de reprendre leur place à l’Etat. La plupart des députés sont fonctionnaires et certains chefs de parti ou ministres sont simultanément inspecteurs des finances, par exemple. On peut donc difficilement imaginer qu’ils veuillent bouleverser l’organisation de l’Etat. La densité de normes et de lois a pour corollaire paradoxal – aux yeux de nombreux observateurs – le triomphe du capitalisme et de l’argent. Comment l’expliquer ? La liberté est-elle réservée aux riches et aux puissants ? En quelque sorte, en effet ! La fortune s’est extra-territorialisée. Les pauvres et les classes moyennes vivent dans leur univers familier, y travaillent et ne s’en éloignent pas souvent. Les riches, à l’inverse, sont parvenus à se créer un monde à eux, où ils circulent volontiers et très facilement. Si on les ennuie dans un département, un canton, un pays, eh bien, ils en changent. En fait, il n’y a que les classes moyennes, voire modestes, qui ne peuvent échapper à l’impôt. Or cet impôt augmente, car contrairement à ce qui devrait être évident dans toute démocratie, ceux qui ne le paient pas votent autant que ceux qui le paient. Ainsi, un citoyen assisté par l’Etat vote des augmentations d’impôt qui, d’une part, ne lui coûtent rien à lui, mais peuvent, d’autre part, améliorer son sort. Il élit aussi des politiciens qui partagent cet idéal. Doucement, la démocratie dérive vers la démagogie. On oublie souvent qu’une majorité ne fait pas le droit, qu’elle peut parfaitement se montrer injuste. ■

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Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles devenu plus restreint ces dernières années, notamment en Suisse ? En matière de liberté d’expression, les journaux des années 1950 étaient plus virulents et libres qu’aujourd’hui. L’article 261bis (loi antiraciste) a conduit beaucoup de journalistes non conformes à s’autocensurer. D’une manière générale, l’augmentation des interdictions, des obligations et des contrôles restreint nos libertés individuelles. Mais je ne sais pas si les gens en souffrent tant que ça. En général, la liberté les intéresse beaucoup moins que la prospérité et la sécurité. L’indépendant apparaît aujourd’hui comme un alien. Assiste-t-on selon vous à une mondialisation ou à une américanisation, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. Le cas de Fatca, accord fiscal accepté avec un certain

Olivier Delacrétaz Président de la Ligue vaudoise par Andreas Valda

empressement par nos édiles et nos banquiers, en préfigure-t-il d’autres ? La mondialisation est en germe dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’idéologie de ce texte crée en nous le sentiment que les différences entre les humains sont superficielles et que les supprimer est une bonne chose pour la paix entre les peuples. On pense presque automatiquement que les choses se perfectionnent au fur et à mesure qu’elles s’unifient. C’est une idée imbécile, mais elle est profondément ancrée dans les esprits. La plupart des centralisations fédérales relèvent, indépendamment des arguments de circonstances, de cet esprit d’unification. Nous nous américa-

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nisons parce que les Etats-Unis sont les plus forts et ne rechignent pas à user de leur force. Il est vrai aussi que le Conseil fédéral a été particulièrement lamentable dans les cas de la Lex americana et de Fatca. En d’autres termes, nous ne serions pas contraints de nous américaniser autant que nous le faisons. C’est une question de courage politique. On verra... Enfin, nous nous américanisons parce que presque toute

« L’indépendant apparaît

la technique vient de chez eux. Je pense que l’enseignement de l’histoire et de la

aujourd’hui comme un alien. »

culture du canton où l’on vit, ainsi que de l’histoire de la formation de la Confédération, serait de nature à créer des contrepoisons efficaces à l’américanisation. La réalité sinistre du terrorisme justifie-t-elle des mesures de sécurité plus drastiques et plus invasives de la vie privée ? Il y a bien des années, le peuple suisse devait se prononcer sur la création d’une police fédérale. On nous annonçait à l’époque un déferlement de terroristes sur la Suisse. Notre position était, d’une part, que les choses ne vont jamais « de plus en plus » et, d’autre part, que la densité du tissu social rendait peu crédibles les prophéties catastrophistes du Conseil fédéral. La suite a montré que nous avions raison. Le tissu social est plus mité aujourd’hui que par le passé. Dès lors, l’argument qui valait en 1978 vaut-il encore maintenant ? Je dirais plutôt « oui ». Nous n’avons pas ces immenses quartiers de banlieue qui fournissent un milieu particulièrement favorable à l’apparition du terrorisme. Nos voisins moins bien lotis font des expériences que nous devons suivre de près pour en jauger l’efficacité… pour le cas où les choses viendraient à se gâter. La Suisse souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? L’accroissement démographique, les progrès techniques, les assurances sociales engendrent forcément plus d’administration. C’est embêtant, ça nous fait perdre du temps et c’est coûteux. Mais ça devient vraiment grave à partir du moment où l’administration prend le pouvoir, les politiciens élus ne faisant que donner une figure plus ou moins humaine à ses décisions. C’est à ce moment qu’on passe de l’administration à la bureaucratie proprement dite : le gouvernement des bureaux. Chaque bureaucrate est de trop. Toute bureaucratie est donc excessive. Il y a deux ou trois services dans l’Etat de Vaud qui incarnent cette dégénérescence de l’administration. Les partis politiques sont-ils conscients de ces enjeux ? Le seul enjeu des partis politiques est la réélection de leurs membres. Si ça peut leur servir, ils seront conscients de tout ce que vous voudrez. ■

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L’érosion des droits individuels

Douglas Hornung Avocat par Andreas Valda

dossier « Parce que les pays ont besoin de se renflouer, la force prime et les traités sont bafoués. On retourne au Far West : les plus forts imposent leur loi. »

Les banques qui géraient des comptes d’Américains ont livré des milliers de données au Département de la justice américain (DoJ) pour solder cette affaire. C’est justifié ? Les banques insistent sur trois points : d’abord qu’il est important pour elles de pourvoir collaborer avec le DoJ pour échapper à une possible plainte, car seule une collaboration complète leur permettrait d’obtenir un accord de non-poursuite (NPA). Deuxième argument : elles sont autorisées par le Conseil fédéral à transmettre les données. Et finalement elles affirment agir dans l’intérêt général de la place financière et donc de la Suisse. Mais il n’en reste pas moins que la transmission de ces données est parfaitement illicite et que, lorsqu’ils sont saisis par un (ex-)employé, tous les tribunaux sollicités (Vaud, Zurich, Genève) ont décidé d’interdire la transmission – à titre provisionnel et sur la base de la vraisemblance – soulignant au surplus que de telles transmissions pourraient causer un dommage important et irréparable à l’(ex-)employé. Le Tribunal fédéral a par ailleurs clairement rappelé lors de l’affaire UBS que, pour pouvoir transmettre des donnés à une autorité étrangère, il faut obligatoirement passer par une entraide administrative ou judiciaire, sauf si le gouvernement utilise son plein pouvoir d’agir en urgence. La conseillère fédérale Eveline Widmer-Schlumpf a dit à plusieurs reprises que le Conseil fédéral n’a pas utilisé et n’utilisera pas ce pouvoir de police. Je travaille sur la démonstration finale que ces transmissions sont parfaitement illégales. Les banques ont très probablement protégé des fraudeurs fiscaux américains, au détriment des contribuables honnêtes. Pourquoi faut-il protéger les données de ce business en Suisse ? Il faut comprendre qu’à l’époque il y avait un autre contexte en Suisse. Dans son rapport de 2011, la Finma soulignait encore que « l’acceptation et la gestion d’avoirs non déclarés de clients étrangers sont autorisées et non punissables en Suisse ». Par contre, les EtatsUnis considèrent que leur droit doit être appliqué en dehors de leur pays. Ils refusent cependant de passer par les voies de l’entraide internationale usuelle et se servent de leur force et puissance pour imposer l’application de leur droit en Suisse. Depuis le traité de Westphalie de 1648, il est pourtant convenu que les pays souverains – petits ou grands – sont égaux entre eux. Ces principes-là sont pratiquement abandonnés : parce que c’est la crise, parce que les pays ont besoin de se renflouer, la force prime et les traités sont bafoués. On retourne au Far West : les plus forts imposent leur loi. Par principe, les données d’un crime ne sont pas protégées. Dans quelle situation un complice à la fraude fiscale pourrait-il être dénoncé par son employeur ? Il faut distinguer trois aspects : la protection du crime, la complicité de fraude fiscale et la relation employé-employeur. Pour poursuivre un crime fiscal international, il y a les traités. Une entraide administrative pour fraude fiscale entre la Suisse et les Etats-Unis est possible depuis 1995. Par contre, elle n’est pas donnée pour le cas de la simple soustraction fiscale. D’ailleurs les deux pays eux-mêmes ont jugé que les traités actuels ne sont pas suffisants pour poursuivre ce type de délit. C’est pourquoi ils sont convenus en 2009 d’un Protocole additionnel, qui inclurait la poursuite de la soustraction fiscale par l’entraide administrative. Mais les Américains bloquent la ratification de ce Protocole additionnel pour des raisons de politique interne. Par conséquent, en l’absence de ratification du Protocole, la distinction entre fraude et soustraction reste en vigueur et l’entraide administrative pour la simple soustraction n’est pas possible. Pour la question des relations employés-employeurs, les Etats-Unis exigent de recevoir des banques tous les noms de tous les « coupables », même des simples employés qui n’avaient aucune marge de manœuvre ou d’appréciation. Le vice-ministre américain de la Justice l’a déclaré très clairement et publiquement. Les employés sont extrêmement déçus et fâchés. Ils se sentent trahis par leurs employeurs, qui les dénoncent comme coupables à une autorité pénale étrangère alors qu’ils n’ont jamais fait que leur travail en parfait respect du droit suisse. Le gouvernement suisse a essayé de les protéger mais a finalement capitulé devant les exigences américaines et, plutôt que de protéger ses propres concitoyens, il décide au contraire d’autoriser les banques à communiquer les noms de leurs employés. Du jamais vu depuis le régime de Vichy. Le droit à la protection des données personnelles est récent. De quand date-t-il ?

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Est-ce qu’il se développe ou est-il en érosion ? Les règles du secret bancaire étaient déjà une forme voulue de la protection de la personnalité. Cette protection a été étendue aux données personnelles en général en 1992, par une nouvelle loi et, sur le plan des relations de travail, en 1993, par un nouvel article dans le code des obligations (art. 328b). L’employeur n’a pas le droit de traiter des données d’employés sans une bonne raison et sans l’accord de l’employé. Ces nouvelles protections faisaient suite au fameux « scandale des fiches » fin des années 1980. Avec l’internet, la protection devient de moins en moins concrète et de plus en plus difficile à faire respecter, ce que je regrette. La jeune génération a de la peine à comprendre l’intérêt de la protection de la sphère privée, qui a été mise en place. Je crains que cette protection ne devienne de plus en plus symbolique. ■

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L’érosion des droits individuels

Pascal Couchepin Ancien président de la Confédération suisse par Thierry Oppikofer

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Avez-vous le sentiment que l’exercice des libertés individuelles est devenu plus restreint ces dernières années ? Je ne le pense pas ! Les libertés individuelles n’ont pas reculé, parce que le contrôle social est beaucoup moins fort aujourd’hui qu’il ne le fut avant Mai 68. On a oublié combien la société, à l’époque, était étroitement verrouillée. Aujourd’hui, il n’y a que quelques domaines où l’on est plus surveillé que jadis, par exemple la circulation routière. Assiste-t-on, selon vous, à une mondialisation ou à une américanisation, y compris sur le plan du contrôle « en amont » des activités financières, des déplacements, etc. ? La mondialisation est un phénomène évident. Le crime aussi s’est mondialisé, et la nécessité de coordonner les activités de contrôle et de sécurité sur le plan international s’est imposée. Naturellement, la puissance dominante étant les Etats-Unis, ils donnent le « la », et en se préoccupant d’abord de leurs intérêts à eux. Mais si ce n’était eux, qui le ferait ? La réalité sinistre du terrorisme justifie-t-elle des mesures de sécurité plus drastiques et plus invasives de la vie privée ? Il y a toute une série de mesures indispensables pour lutter contre le terrorisme, à commencer par le repérage des flux financiers dont il bénéficie. Sur le terrain, il faut évidemment veiller à ce que des gens aux intentions perverses ne puissent accéder à des lieux publics ou à des objectifs stratégiques. Une juste intensité de ce contrôle est souhaitable ; pour l’instant, je ne pense pas que l’on soit allé trop loin. La Suisse souffre-t-elle d’un excès de bureaucratie ? Certainement ; il y a toujours trop de bureaucratie. Mais cette inflation bureaucratique ne vient pas toujours d’où l’on pense. L’exemple récent le plus frappant est la votation du 9 février 2014 sur l’immigration, qui va induire une gigantesque charge administrative pour les entreprises. Le peuple a marqué un bel autogoal à cet égard, en bureaucratisant et en étatisant les procédures d’engagement et de choix de la main-d’œuvre étrangère. La densité de normes et de lois a pour corollaire paradoxal – aux yeux de nombreux observateurs – le triomphe du capitalisme et de l’argent. Comment l’expliquer ? La liberté est-elle réservée aux riches et aux puissants ? On peut effectivement estimer que les personnes très riches, mais aussi les personnes très pauvres, échappent en partie aux règles ordinaires et que la classe moyenne assume l’essentiel des soucis de notre époque. Mais pour moi, la vraie liberté est celle de s’assumer, d’avoir des convictions et la possibilité autant que le courage de les confronter à celles d’autrui. Il faut bien sûr que les conditions des libertés publiques soient garanties, mais la liberté personnelle, la liberté authentique, c’est d’avoir en soi la capacité d’être libre. ■

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Quel droit le futur échange automatique de données entre les banques et les administrations fiscales fera-t-il perdre au contribuable ? Il n’aura plus la possibilité de choisir quelles données patrimoniales il souhaite dévoiler. Un exemple : un contribuable mène un procès qui entraîne des coûts. Ces paiements apparaissent sur les extraits de compte. Si la banque fournit les données patrimoniales à une administration, elle risque également de révéler que le contribuable est en procès, le nom de l’avocat qui travaille pour lui et ce que cela lui coûte. J’espère que les futures règles sur l’échange automatique d’informations fixeront des limites qui permettront aux clients des banques et aux contribuables de protéger leur vie privée et de préserver leurs droits. Depuis quand le droit au respect de la vie privée existe-t-il ? Il remonte au droit romain. La plainte pour non-respect de la vie privée existait déjà il y a 2000 ans. Même au Moyen Age et jusqu’aux temps modernes, la protection de la vie privée était une matière juridique connue : la vie civile et la vie privée devaient être protégées. L’échange automatique croissant de données entre les ordinateurs ainsi que les possibilités actuelles d’analyse mettent cependant en danger cette vie privée. Aujourd’hui, nous en sommes arrivés à un point où il est préférable de ne pas transmettre des informations privées, par exemple une lettre d’amour ou des dossiers destinés aux avocats, par e-mail. Ce droit a-t-il eu un apogée et est-il en train de se réduire ? Le respect de la vie privée comprend la confidentialité de la situation financière comme la confidentialité de la vie privée, c’est-à-dire les penchants et les opinions d’une personne. Au cours des derniers siècles, la notion de respect de la vie privée a connu de fortes variations. Elle a été renforcée par la constitution d’un Etat libéral tel qu’il existe en Suisse au milieu du XIXe siècle. Le respect de la vie privée a connu une seconde avancée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, après que des sociétés civiles se furent opposées au régime fasciste et que la liberté du citoyen responsable a été mise au centre de la conception de ce droit. Aujourd’hui, ce droit est indéniablement mis à mal, notamment par les grandes entreprises de communications, qui collaborent étroitement avec les services fiscaux et les services secrets. En 1934, le secret bancaire fut-il introduit comme une idée commerciale ou comme un développement du droit au respect de la vie privée ? Les deux. A l’époque, le facteur déclencheur était la protection des personnes persécutées par le régime national-socialiste en Allemagne. Dans un Etat libéral, les activités économiques des individus devaient et doivent toujours être protégées au même titre que leur vie privée. La Suisse a également connu des tendances contraires. Jusqu’au début du XXe siècle, il était par exemple normal que les administrations évaluent le patrimoine et publient les chiffres afin de permettre un contrôle public.

Rainer J. Schweizer Professeur, docteur en droit, avocat par Andreas Valda

dossier « Le monde politique devrait d’abord s’accorder sur ce que sont les données « nécessaires » à la déclaration fiscale. »

Quels sont les avantages et les inconvénients de la protection de la vie privée civile par l’Etat ? Un des avantages est d’offrir au citoyen une plus grande liberté dans l’affectation de son patrimoine. L’inconvénient est qu’elle rend le contrôle fiscal plus difficile pour les administrations suisses et étrangères. La simple dissimulation fiscale est protégée par le secret bancaire, mais pas la fraude fiscale. Cette distinction est-elle difficile ? Oui, elle est problématique, car elle est difficile à faire. On a longtemps utilisé des critères supplémentaires qui étaient interprétés différemment en Suisse qu’ils ne l’étaient pour les contribuables à l’étranger. Cela a compliqué l’entraide judiciaire en cas de fraude fiscale et a entraîné des conflits entre la Suisse et l’étranger. Il est cependant utile que l’Etat différencie les délits fiscaux mineurs des délits fiscaux graves. Seuls les délits graves devraient être poursuivis. Les fraudeurs étrangers ont-ils porté préjudice à leur Etat d’origine et à sa communauté des contribuables ? Quelles données devraient rester protégées ? Des raisons fondamentales justifient la protection de la vie privée. Si une personne est par exemple persécutée pour ses opinions politiques ou s’il est question d’intérêts

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familiaux particulièrement importants. Du point de vue du secteur financier qui administre cet argent, il est cependant problématique de penser qu’il y aurait des justifications particulières. Il ne faut pas oublier que nous faisons des affaires avec des personnes qui auraient dû contribuer aux frais généraux de leur pays. Ceci vaut également dans un tout autre domaine, c’est-à-dire dans celui de la libre circulation des personnes : la prospérité économique suisse attire de plus en plus de spécialistes étrangers comme des ingénieurs ou des médecins. Cette fuite de compétences utiles à l’économie nuit gravement aux états d’origine, qui ont financé leur formation. Je suis de plus en plus convaincu que la Suisse ne peut plus faire ce genre d’affaires au détriment des autres états. Le secret bancaire national doit-il être levé et s’il l’était, que perdrions-nous en tant que contribuables ? La morale fiscale suisse semble effectivement être assez élevée. Le secret bancaire évite à l’Etat un important travail de contrôle. Les délits mineurs ne sont même pas poursuivis. Je comprends le point de vue de certains milieux qui disent qu’il serait préférable de maintenir le système tel qu’il est pour des raisons de coût. A moyen terme, il faudra cependant aussi débattre en Suisse de l’opportunité pour un employeur privé d’envoyer directement les fiches de salaire à l’administration fiscale ou de déclarer automatiquement les revenus provenant d’actions. La question est complexe. Le monde politique devrait d’abord s’accorder sur ce que sont les données « nécessaires » à la déclaration fiscale. L’administration fiscale devrait ensuite garantir aux contribuables l’accès complet aux données provenant d’autres sources, par exemple d’autres administrations. Toute personne devrait avoir le droit de les corriger ou le cas échéant de les supprimer. En ce qui concerne l’échange d’informations avec le fisc, nous devons définir des limites de manière à préserver une certaine anonymité de la vie privée et des transactions commerciales. Le fisc doit être comme la fleuriste qui ne dit rien lorsqu’un homme marié achète des fleurs pour une amie. ■

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Les révélations d’Edward Snowden ont permis de prendre conscience de l’ampleur des collectes de données menées par les Etats-Unis. Cette surveillance se justifie-t-elle selon vous ? Une grande majorité des personnes pensent qu’elle est nécessaire pour garantir leur sécurité. Aux Etats-Unis, même après le scandale Snowden, il n’y a pas eu de mouvement de contestation de la part de la population. Parce que les gens ont l’impression d’être protégés. On entend tous les jours parler d’actes terroristes épouvantables dans le monde. Je pense que tant qu’il y aura ce prétexte de la lutte antiterroriste, l’impératif de sécurité l’emportera sur le respect des libertés individuelles. Il s’agit de maintenir un équilibre entre la protection des libertés et les besoins de sécurité. Et maintenant la balance penche du côté de la sécurité. Les gens ne se rendent pas compte que, même s’ils n’ont rien à se reprocher, ces banques géantes de données personnelles interconnectées et incontrôlées peuvent nuire à leur emploi, à leur carrière, à leur réputation. On dit souvent qu’internet a permis une société d’information. En tant que journaliste, que pensez-vous de cela ? On a eu de grands espoirs avec le Printemps arabe et ladite « révolution Facebook ». Ces technologies ont permis une explosion des libertés et des mouvements d’émancipation politique dans plusieurs pays. Aujourd’hui, il y a un retour de balancier, et des gouvernements, surpris dans un premier temps, deviennent plus stricts et surveillent de près les réseaux sociaux. C’est par exemple le cas en Egypte où désormais le gouvernement réprime sévèrement la liberté d’expression. Cela signifie-t-il que les « révolutions Facebook », comme on les appelle dans les pays arabes, sont illusoires ? Il faut qu’un certain nombre de conditions soient remplies pour le succès d’une révolution. Or, cela n’a pas toujours été le cas, on l’a vu dans certains pays arabes. Par exemple en Syrie, qui a connu un mouvement de démocratisation, mais où la révolution n’a pas abouti. Bachar el-Assad a décidé de rester, de tirer dans la foule, de réprimer cette contestation dans le sang. Et là, on ne peut rien faire avec Facebook. On a tendance à exagérer l’importance de la technologie. Ces réseaux ont aidé au déclenchement des révolutions dans les pays arabes. Mais la situation est plus complexe, les structures politiques qui constituent le pays sont plus profondes. Les technologies viennent s’y superposer. C’est naïf de croire que la technologie va changer les données fondamentales géostratégiques et géopolitiques. Selon vous, à l’avenir, les contestations continueront-elles à passer par internet ? Internet offre une capacité d’organisation de la société civile, de démocratisation du savoir et une plus grande possibilité d’expression. En même temps, il est ressenti comme un défi à l’autorité et déclenche des réflexes de défense de la part des pouvoirs en place. Je pense que les nouvelles formes de contestations continueront à passer par internet. Si les gouvernements bloquent certaines plateformes, les individus utiliseront des réseaux parallèles qui échappent à la surveillance du pouvoir, au moins dans un premier temps. Internet a l’avantage d’évoluer constamment. Si on prend l’exemple de la Turquie, lorsque Erdogan a tenté de fermer Twitter, les gens ont modifié leurs réglages ou ont été sur des réseaux externes et finalement, il y a eu plus de tweets ce jour-là qu’avant. On ne peut pas se passer d’internet sans tomber dans le sous-développement. ■

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Blaise Lempen Journaliste et correspondant pour l’Agence Télégraphique Suisse (ATS) à l’ONU* par Emilie Nasel

dossier « Tant qu’il y aura ce prétexte de la lutte antiterroriste, l’impératif de sécurité l’emportera sur les libertés individuelles. »

* Auteur de « La démocratie à l’ère numérique. La ‘ révolution ’ Facebook, Google, Twitter et Cie» (Editions Georg).

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Richard Hill Activiste, informaticien et retraité de l’Union internationale des télécommunications (IUT) par Emilie Nasel

Comment ont été reçues les révélations d’Edward Snowden ? Ce fut un choc pour beaucoup de monde. Certains savaient que les Américains menaient un programme de surveillance. Par contre, le public en général et la plupart des spécialistes ont été stupéfaits par l’ampleur du programme. Car ce qu’ils font va bien au-delà de tout ce qui avait été soupçonné, même par des gens relativement bien informés. Y a-t-il eu selon vous une prise de conscience du public ? Oui, ces révélations ont été utiles, elles ont mis en lumière un problème. Le public

« On ferait mieux de

tient à la sphère privée. Lorsque Eric Schmidt (l’ancien PDG de Google, ndlr) dit « Privacy is dead », ce n’est pas vrai. Il y a donc eu une prise de conscience, mais cette

renforcer la coopération

question n’apparaît pas encore comme une priorité. Les individus sont plus inquiets

internationale plutôt que

par les questions de chômage, d’assurance-maladie ou d’impôts, des préoccupations

d’affaiblir la protection

qui sont visibles à leurs yeux. Raison pour laquelle il n’y a pas encore eu de raz-de-

juridique au niveau national. »

marée en faveur du droit à la protection des données. En Suisse, en tant qu’utilisateurs « lambda », risque-t-on d’être surveillés de la sorte ? Oui, nous savons que les Américains nous surveillent. Il se peut qu’ils violent les lois suisses. Après, est-ce que vous, moi sommes particulièrement ciblés ? Je ne sais pas. Mais on sait qu’ils ramassent tout. Vos e-mails se trouvent quelque part dans leur base de données. Est-ce qu’ils sont sortis ? C’est peu probable. Ils ne surveillent

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réellement que très peu de monde. Mais il n’empêche que vos données sont quand même stockées… Quels sont les risques liés au stockage de ces données ? Les gens sous-estiment les dangers. On fait confiance aux Américains parce qu’ils justifient cette surveillance sous prétexte qu’elle sert à nous protéger. Mais quid si le gouvernement change ? Hitler a mis entre deux et trois ans pour trouver tous les juifs qu’il voulait exterminer. Aujourd’hui, avec les banques de données, il le ferait en deux heures. De plus, que se passerait-il si une personne du gouvernement exploitait ces informations contre la loi, violant ainsi son devoir de fonction. Cela pourrait être un membre d’une mafia quelconque qui s’introduit dans le gouvernement et qui revend ensuite ces données à des fins criminelles, ou simplement un employé qui décide de claquer la porte avec les données pour les vendre. Nous ne sommes pas à l’abri d’un dérapage. Ne pensez-vous pas que cette surveillance soit justifiée pour lutter contre le terrorisme ? Certaines personnes accusent les compagnies internet de favoriser le terrorisme. On peut tourner cela en parodie. Combien de personnes sont tuées chaque année dans des accidents de voiture ? Aux Etats-Unis, il s’agit de 30 000 personnes. Les voitures sont des engins extrêmement dangereux. Donc manifestement, pour protéger la population, il faudrait mettre en place des systèmes de surveillance dans les voitures pour prévenir les accidents. C’est absurde. Si on accepte de ne pas vivre dans une société de risque zéro, on doit aussi accepter que de temps en temps il y ait des attaques terroristes. D’autant plus que, selon les rapports officiels, entre zéro et une dizaine d’attentats auraient été déjoués grâce à ces méthodes. Les résultats de ce programme ne sont pas proportionnels aux coûts. Selon moi, ces systèmes sont totalement inefficaces, parce qu’en essayant de surveiller tout le monde, on n’arrive à surveiller personne. On ferait mieux de renforcer la coopération internationale plutôt que d’affaiblir la protection juridique au niveau national. Mais les Américains sont contre tout accord international, parce qu’ils veulent imposer leur point de vue unilatéralement. Les citoyens suisses devraient faire pression sur le gouvernement suisse afin qu’il soit plus actif au niveau international pour mettre fin à ces programmes inefficaces et abusifs. ■

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Quels sont les dangers liés aux données que l’on met sur internet ? Aujourd’hui, un pont s’est créé entre vie privée et vie professionnelle. La plupart des périphériques que l’on utilise – que ce soit un téléphone mobile, une tablette ou un ordinateur – contiennent tant des données privées que des données professionnelles qui se côtoient et ne sont pas forcément séparées d’une manière claire les unes des autres. Ainsi, les actes de notre vie privée peuvent rebondir sur notre vie professionnelle. Avec la dématérialisation des contenus, des données ont beaucoup plus de chance d’être diffusées contre notre gré sur internet. Cela va des risques basiques, comme la simple perte de données, à des cas plus extrêmes comme l’infection d’un cheval de Troie qui téléchargera des contenus pédophiles de l’internet sur l’ordinateur infecté. Un ordinateur est un peu comme une pièce faisant office de débarras :

Stéphane Koch Spécialiste des réseaux sociaux et de la sécurité de l’information par Emilie Nasel

on empile des choses dedans pendant des années et tout à coup, on perd la clé suite à un dysfonctionnement technologique. Si on a des contenus que l’on considère comme sensibles, il y a un risque qu’ils se propagent sur internet. Et souvent, les conséquences pour la réputation de la victime sont irréparables. En tant que spécialiste, quel est le message que vous souhaitez faire passer ?

« Fondamentalement, il manque une vraie stratégie d’éducation. »

Il faut être conscient qu’il arrive parfois que nous perdions le contrôle de nos données. L’enjeu n’est pas de dire ce qu’il faut faire ou non d’un point de vue moral. Je

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ne vais pas dire : « Ne faites pas de selfies dénudés, ces photos vont se retrouver sur internet ! » Mais plutôt : « Maîtrisez votre information, protégez-la ! » Justement, comment peut-on se protéger ? C’est là toute la question de l’éducation. Fondamentalement, il manque une vraie stratégie d’éducation. Il ne doit pas s’agir uniquement de prévention. On part du principe que les gens maîtrisent le sujet. Alors que ce n’est pas le cas, nous n’avons pas un ADN qui nous prédispose aux technologies de l’information. J’ai le sentiment qu’il y a un déni de responsabilité au niveau politique. On a pourtant le sentiment qu’on essaie de plus en plus d’informer les jeunes de ces dangers… Ce n’est pas la question. Ce qu’il faut, c’est éduquer les gens à un bon comportement, amener une conscience sur ce qu’on peut ou ne peut pas publier sur internet. Certaines personnes affirment que la sphère privée n’existe plus. C’est faux ! C’est nous qui définissons le périmètre de notre sphère privée. Ce qui est privé pour vous ne l’est pas forcément pour moi. Par exemple, je ne mets pas de selfies de moi sur Facebook. D’autres le font. Il n’y a aucune critique là-dedans puisqu’il n’y a aucun mal à publier une photo de soi sur Facebook. C’est plus une réflexion que l’on doit avoir sur ce que l’on veut voir apparaître sur internet ou pas, à propos de soi. Les critiques envers les réseaux sociaux ont-elles lieu d’être selon vous ? On critique les réseaux sociaux parce qu’il y a des dérapages. Mais ils ne sont qu’un miroir sociologique. C’est en quelque sorte notre téléréalité. Ce que l’on retrouve sur les réseaux sociaux existe dans notre société. Quand une bande de jeunes se réunit pour aller tabasser quelqu’un, ce n’est pas la faute de ces plateformes. Les réseaux sociaux n’ont été que l’élément de mise en relation qui a permis à ces jeunes de le faire plus facilement. Ce type de phénomène existait déjà avant l’émergence des réseaux sociaux. Il ne faut pas oublier que, fondamentalement, ces technologies sont un liant humain, ils nous mettent en relation avec des individus. Ils ont énormément de valeur ajoutée. Et il ne faut pas que les dangers prennent le dessus sur les opportunités qu’ils nous offrent. ■

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Internet favorise-t-il la liberté de faire n’importe quoi ? Par Thierry Crouzet Blogueur

« Internet ne contribuera positivement à l’humanité que le jour où sa force libératrice se retournera contre le mimétisme. »

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Tout le monde peut s’exprimer sur le Web. Publier ses photos, ses commentaires, ses articles, ses vidéos. Nos libertés, tout au moins la liberté d’expression, paraissent de toute évidence accrues. D’un autre côté, des beuveries géantes s’organisent grâce aux réseaux sociaux, avec à la clé des victimes. Tout n’est donc pas parfait dans le meilleur des mondes. Est-ce que plus de liberté implique mécaniquement plus de bêtise ? Tout d’abord, internet contribue-t-il positivement à nos libertés ? Aujourd’hui, faute de temps, nous ne pouvons ni voir, ni écouter, ni lire plus de choses qu’avant. Même si nous pouvons tous nous exprimer avec davantage de facilité, pas plus de voix ne peuvent se faire entendre. L’accès à la parole s’est démocratisé sans que nos mots portent plus loin. Le Net a étendu la liberté d’expression sans la transformer radicalement. Au final, il n’a fait que mettre nos voix en concurrence. Un anonyme peut soudain faire la une des médias. Il rejoint alors la short list des quelques privilégiés entendus. Plus je me lie, plus je suis libre Si internet nous libère, ce n’est donc pas pour les raisons communément invoquées. Le mécanisme est plus tortueux. Une chose fondamentale a changé dans nos vies : nous sommes en relation avec plus de personnes que par le passé. Mail, Facebook, Twitter, Skype… nous interagissons avec beaucoup plus de gens. Certes, le plus souvent superficiellement, mais néanmoins des émotions, des exaspérations, des blagues se propagent. Elles arrivent de toute part et nous les faisons suivre. En conséquence, le réseau social de l’humanité se densifie. Métaphoriquement, la carte comporte chaque jour de plus en plus de routes, qu’elles soient nationales ou vicinales. Imaginez-vous maintenant à la place des forces de l’ordre. Le contrôle de ce réseau devient de plus en plus difficile. Et de fait, l’intensité du contrôle ne peut que diminuer. C’est automatique : plus un système se complexifie, plus son organe de supervision doit lui-même se complexifier. Ses ressources étant toujours plus limitées que celles de l’ensemble du réseau, il ne peut suivre la course à la complexification. Les individus s’en trouvent libérés faute de pouvoir être contrôlés. En réponse, presque tous les gouvernements multiplient les lois pour faciliter la surveillance des citoyens. Chaque attentat est l’occasion d’accroître la puissance de l’organe de supervision à moindre coût. C’est d’autant plus vital pour les autoritaristes, persuadés qu’internet a mis entre les mains de chacun de nous une kalachnikov. Le piège du mimétisme Que faire du surplus de liberté ? Si nous regardons tous les mêmes vidéos, si nous lisons tous les mêmes textes, il est probable que nous réagirons tous de la même façon. C’est ainsi que des adolescents se retrouvent par milliers sur la même plage pour se saouler à mort. Chacun persuadé d’être libre, mais tous usant de leur liberté exactement de la même façon. C’est le piège du mimétisme. Exploité par les dictateurs, les prophètes sectaires, les escrocs ou tout simplement les politiciens. Disposer d’une totale liberté de mouvement et de parole sans, dans le même temps, s’être construit seul contre les autres, nous met en situation d’obéir aveuglément à la première injonction venue. Un individu n’est libre que s’il est un et irréductible, autrement dit que s’il développe son individuation, c’est-à-dire apprend à être lui-même et nul autre. Cet être individué n’est pas un parangon de sagesse. Il peut commettre des erreurs, mais toujours en son nom, avec des conséquences collectives modestes, et bien moins dramatiques que quand des milliers, des millions de personnes, embrassent le même comportement, telle une armée fanatisée. Un être libre peut faire n’importe quoi. Quand ils sont innombrables à faire le même n’importe quoi, ça devient catastrophique. La liberté seule ne nous protège en rien. C’est une condition nécessaire à notre émancipation, mais pas suffisante. Et si le Net nous libère mécaniquement, il n’accroît pas mécaniquement notre individuation. Un écart se creuse alors entre ces deux dimensions, et la liberté risque de se retourner contre elle-même. Ce phénomène se produit chaque fois qu’un monde libre sombre dans la dictature.

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Ainsi les intégristes combattent l’éducation parce qu’elle est le meilleur chemin vers l’individuation. Internet aussi, paradoxalement. Ils nous donnent accès à la diversité des points de vue, à la multiplicité des paroles. A nous de transformer notre kalachnikov en canne à pêche pour attraper ce qui n’intéresse pas les autres, et de cette prise, ajoutée à beaucoup d’autres, nous construire une originalité radicale. Alors nous ne ressemblerons plus à des soldats, même libres comme les Athéniens antiques, nous serons des individus, chacun parcourant sa route. Et quand nous nous rencontrerons, nous nous éblouirons de nos différences, plutôt que de nous gargariser de nos similitudes. Internet ne contribuera positivement à l’humanité que le jour où sa force libératrice se retournera contre le mimétisme. Nous en sommes malheureusement encore loin. PS : Article écrit durant le drame de Charlie Hebdo. ■

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Gérard Tschopp Président de Reporters sans frontières (RSF) par Grégoire Praz

dossier « L’autocensure est le mal du siècle. »

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Gérard Tschopp, la Suisse est placée au 15e rang sur 160 dans le classement 2014 de RSF en raison de la concentration de la presse et de l’autocensure des journalistes, êtes-vous inquiet de la concentration des médias en Suisse ? Je suis, à titre personnel, inquiet de la concentration des médias et de la dévalorisation croissante du métier de journaliste. Je constate toutefois que deux des pays où il y a la plus forte concentration de la presse, la Finlande et les Pays-Bas, sont parmi les mieux notés dans le classement de la liberté de l’information par RSF. Il n’y a donc pas un lien automatique entre concentration de la presse et atteinte à la liberté de l’information. D’autres facteurs sont déterminants, notamment l’organisation des rédactions, le statut des rédactions par rapport aux éditeurs et l’histoire de ces éditeurs. Les rédactions doivent pouvoir se concentrer sur les productions et ne pas être minées par des questions de rentabilité ou de fonctionnement. Les journalistes suisses sont-ils souvent dans l’autocensure ? L’autocensure est le mal du siècle. Probablement pour tous les journalistes, dans tous les pays du monde, il y a un réflexe d’autocensure pour des raisons diverses qui vont de l’autoprotection, du maintien d’une prétendue réputation, jusqu’à une vraie protection dans des situations qui peuvent être dramatiques ou difficiles. S’il y a des abus en Suisse dans ce domaine, ils restent exceptionnels. L’autocensure de confort peut toutefois exister : ne pas faire de vagues, ne pas provoquer et ne pas se créer d’ennuis inutiles. Ce qui devrait être déterminant, c’est l’intérêt public. Est-ce qu’un intérêt public mérite d’être sauvegardé ou prévenu ? La presse doit-elle être le chien de garde de la démocratie ? C’est l’un des chiens de garde mais le meilleur garant de la démocratie, c’est l’équilibre entre les pouvoirs et les contre-pouvoirs. Est-ce que la presse doit s’octroyer un pouvoir ? On parle depuis des années de la presse comme d’un quatrième pouvoir. Je ne suis pas sûr qu’elle en soit vraiment un, ne serait-ce que parce qu’elle n’a pas de légitimité institutionnelle. En revanche, la presse a un rôle à jouer pour faire progresser la transparence, pour permettre à chacun de se forger son opinion en toute connaissance de cause, à plus forte raison dans une démocratie directe ou semi-directe. Les grands dossiers doivent être compris par la population. La presse a un vrai rôle citoyen, civique, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit un quatrième pouvoir. Internet a-t-il vraiment fait progresser la transparence et l’indépendance des médias ? Toutes les rédactions bon gré mal gré, avec plus ou moins de moyens et de détermination se sont mises à internet et ont recours aux médias dits sociaux. Il y a aussi des innovations intéressantes dont cette tentative en Suisse romande de sept.info. Sept a cependant besoin de moyens pour exister. Derrière tout projet rédactionnel, même numérique, il y a toujours un modèle économique. Mediapart l’a prouvé, il a fallu beaucoup de courage et de temps pour atteindre l’équilibre. Une des grandes plaies actuelles, selon moi, c’est l’illusion de la gratuité et notamment sur internet. C’est une soi-disant gratuité car derrière toute production d’information, il y a des coûts et donc un modèle économique. Que le lecteur internauditeur et spectateur paie directement ou indirectement, peu importe, il paie par des connexions internet et, bien sûr, par de nouvelles formes de publicité. L’Union suisse des arts et métiers et l’UDC lancent des actions qui attaquent la redevance et le service public, est-ce un bien pour le marché de la presse ? Ces attaques contre le service public ne doivent pas être sous-estimées. On a tendance à oublier que si l’on n’avait plus ce service public, et ce que veulent certains milieux avec cette nouvelle tendance de la pseudo-gratuité ambiante, ce serait une mise en cause fondamentale de la SSR. Je ne rêve pas que la Suisse romande devienne l’Auvergne de la Suisse, un paysage médiatique quasi vierge alors que l’on dispose encore d’une diversité et d’une richesse médiatique extraordinaires. La presse écrite est en train de vivre une révolution incroyable où l’on n’a pour l’instant pas trouvé de nouveau modèle économique. Je suis convaincu qu’elle y parviendra et que nous aurons toujours besoin d’une presse forte et diversifiée dans une société démocratique comme la nôtre. Je crains en revanche que l’attaque contre la SSR ne soit le prélude à une espèce de chant du cygne ou, en tout cas, à un énorme appauvrissement de l’ensemble de la presse suisse. Comment peut intervenir RSF en Suisse ?

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Par un suivi régulier des atteintes à la liberté de l’information, notamment les premiers épisodes des affaires Rocchi et Giroud, des appuis concrets, pratiques à des journalistes, blogueurs et autres acteurs de l’information. Nous ne sommes pas un syndicat, mais ce travail peut aller jusqu’à la défense même juridique de certaines personnes. Il y a heureusement des personnes qui travaillent pour nous et qui sont prêtes à s’engager pour la défense de la liberté de l’information. En Suisse, le travail le plus essentiel de RSF est de suivre la situation de la presse et du cadre légal. Par exemple, le projet d’initiative UDC de la primauté du droit national sur le droit international nous inquiète énormément, car des journalistes suisses ont gagné à Strasbourg grâce à la Convention européenne des droits de l’homme. Si on devait se priver de cette clause ultime de protection, le risque serait très grand de revenir à un système clos. Il est rare que RSF s’engage directement dans une campagne politique, mais nous allons nous battre contre cette initiative. ■

L’association RSF Fondée en 1985 à Montpellier par quatre journalistes (Robert Ménard, Rémy Loury, Jacques Molénat et Emilien Jubineau), l’association RSF, reconnue d’utilité publique depuis 1995, a rapidement pris une ampleur internationale. Dirigée par Christophe Deloire depuis août 2012, RSF, c’est 150 correspondants dans 130 pays qui remplissent chaque année un questionnaire de plus de 300 questions sur la situation de la presse dans le monde. Le prochain Classement mondial de la liberté de la presse 2015 est sorti le 12 février. Après la tuerie à Charlie Hebdo, RSF s’est engagée en soutenant financièrement la rédaction et en appelant à la mobilisation générale par une pétition. Aujourd’hui, RSF compte pas moins de dix bureaux et sections à travers le monde. La section suisse, dirigée par Christiane Dubois, a vu le jour en 1990. Elle compte environ 500 membres et se trouve parmi les sections importantes en nombre de membres dans l’association internationale. Reporters sans frontières, section suisse : www.rsf-ch.ch Reporters sans frontières : www.rsf.org

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L’érosion des droits individuels

Les caméras de surveillance sont omniprésentes. Il y en a dans les trains, dans les trams, sur les autoroutes, dans les carrefours, sur les distributeurs de billets, dans certains restaurants et magasins et dans le quartier chaud de

Hanspeter Thür Avocat par Andreas Valda

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Genève. Devons-nous les accepter ? Que dit la morale ? La loi n’est pas très claire, tout dépend de la situation. La responsabilité est répartie entre la Confédération et les cantons et doit être évaluée au cas par cas. Les caméras dans le quartier des Pâquis à Genève sont par exemple autorisées par le canton ou par la commune, alors que les caméras dans les CFF, dans les restaurants, sur les distributeurs de billets ou sur le lieu de travail relèvent de ma compétence. Concernant l’aspect moral : la tendance à l’omniprésence de la surveillance dans l’espace public m’inquiète. Cette surveillance se justifie plus ou moins. L’enregistrement des retraits d’argent par les caméras des distributeurs de billets par exemple est une surveillance utile. Elle permet de lutter contre les escroqueries. La caméra se concentre sur la transaction et est une pièce à conviction efficace. Il y a quelque temps, j’ai moi-même été confronté à pareil cas. Sur un extrait de compte mensuel, j’ai découvert que des personnes avaient retiré de l’argent sur mon compte. Il s’agissait de phishing. Grâce aux enregistrements vidéo, la banque a pu reconstituer les évènements. Cela m’a aidé. Cet exemple montre qu’il est utile de conserver les enregistrements durant quelques mois. Il est important que le client sache qu’il est filmé durant un retrait. Les caméras dans les restaurants et les bars sont un mauvais exemple. Elles sont rarement focalisées et servent surtout à surveiller les travailleurs par pure curiosité. Dernièrement, je suis intervenu dans un bar de Berne qui utilisait la surveillance à cette fin. Les révélations d’Edward Snowden montrent que les Etats-Unis et d’autres pays contrôlent d’immenses quantités de données privées circulant sur internet. Qui

« Les plus grands fournisseurs de données sont les réseaux sociaux, qui génèrent 70% des données mises en circulation. »

défend nos intérêts ? Y aura-t-il d’autres révélations ? Dans ce domaine, les choses évoluent rapidement. La quantité de données circulant sur internet augmente de manière exponentielle. Selon les prévisions d’une étude réalisée en 2010, au cours de cette décennie, la quantité de données devrait doubler tous les deux ans. Pour le moment, ces prévisions se sont réalisées. Les plus grands fournisseurs de données sont les réseaux sociaux, qui génèrent 70% des données mises en circulation. A cela s’ajoute qu’il est aujourd’hui possible d’analyser de très grandes quantités de données. La NSA (les services secrets américains) en profite et les Etats-Unis considèrent ouvertement cette surveillance comme légitime et légale. Qui défend nos intérêts ? Aux Etats-Unis, des ONG ont tenté de s’y opposer. Je ne peux bien évidemment pas intervenir aux Etats-Unis. Et en Suisse aussi, mes moyens sont limités. Je tente donc de sensibiliser les utilisateurs d’internet au fait qu’il n’y a plus aujourd’hui aucune donnée anodine que l’on pourrait publier sans risque. Combiner une date, un nom et un évènement permet de reconstituer beaucoup de choses. Ce n’est pas un hasard si Facebook tente de relier chaque information à une date (« Timeline ») et à un lieu. Google-Analytics semble être le plus grand espion. Lors de chaque recherche sur internet, nous fournissons des données. Et bloquer ce service au moyen d’une application empêche pratiquement toute utilisation d’internet. Est-ce que c’est juste ? Non, cela pose problème. Souvent, les utilisateurs d’internet acceptent sans le savoir de fournir des informations privées contre un service. Nous exigeons donc une modification du droit international pour les termes Privacy by default et Privacy by design pour que toute personne qui demande un logiciel ou un service bénéficie de la meilleure protection possible de sa vie privée tout en ayant la possibilité d’utiliser librement internet. L’objectif serait que chacun puisse acheter un produit sans avoir à fournir de données relatives à sa vie privée. Les consommateurs devraient exercer une pression beaucoup plus forte sur les politiques concernant cette problématique. Un citoyen a obtenu de la cour de justice de l’Union européenne la suppression de liens Google. Ce jugement a été qualifié de « droit à l’oubli ». Quel autre jugement espérez-vous ? Ce jugement est en effet très important. Mais Google l’interprète de manière particulière

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et on ne sait pas encore s’il y aura d’autres procès. A ma connaissance, il n’y a actuellement aucun autre procès portant sur des questions similaires. Le jugement du Tribunal fédéral contre Google concernant les photos qui peuvent être diffusées sur Google Street View et celles qui ne peuvent pas être diffusées au nom de la protection de la vie privée a également été d’une importance capitale. Le tribunal a suivi nos recommandations et a ordonné à Google de se limiter à mettre en ligne les photos sur lesquelles aucune personne n’est identifiable et de ne rendre publique aucune situation qui dans des circonstances normales ne serait pas visible de la rue. Ce jugement a eu un retentissement international. Au Canada, une femme a par exemple poursuivi Google afin d’obtenir la suppression d’une photo sur laquelle on voyait ses parties intimes. Depuis quand le droit au respect de la vie privée existe-t-il ? Est-ce le résultat de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ? Ce droit est-il à son apogée ? Ce droit a seulement été inscrit dans notre Constitution en 1999. Mais il existe depuis longtemps sous la forme d’un droit coutumier. Il repose sur l’article 8 de la CEDH, qui est entrée en vigueur en 1953. Depuis, d’autres sources juridiques s’y sont ajoutées. Il est difficile de dire si nous avons atteint un apogée sur le plan juridique. Sur la ligne du temps, la protection de la vie privée se renforce par vagues depuis le XVIIIe siècle. Elle a régulièrement essuyé des revers, notamment lorsque des innovations techniques sont apparues et que la loi n’a pas évolué au même rythme. C’est la situation à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés avec internet. Les développements techniques ont sensiblement augmenté les moyens de surveillance des individus. Parallèlement, le potentiel de violation des droits a également augmenté. Du point de vue social, jusqu’au XIXe siècle, le village exerçait un important contrôle sur les individus. Avec la création des villes ainsi que l’anonymisation et la libéralisation de la vie qui s’en sont suivies, le besoin de se soustraire au contrôle de la vie privée a augmenté. Avec Internet, notre monde revient en quelque sorte à la situation qui régnait dans les villages. Le défi auquel nous devons faire face est énorme. ■

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Sébastien Fanti, pensez-vous que l’on assiste à un recul des droits individuels dans la sphère internet ? On peut considérer qu’avec le droit à l’oubli, nous gagnons quand même un droit supplémentaire. Une personne qui veut effacer un contenu aura plus de facilité qu’avant la décision de la Cour européenne de justice). Le problème, ce n’est pas l’érosion des droits individuels, mais le transfert de la gestion des droits individuels à une société privée.

Sébastien Fanti Avocat et préposé à la protection des données du canton du Valais par Grégoire Praz

Quand vous faites référence à une société privée, vous pensez à Google ? Exactement. Il faut récupérer cette compétence extraordinaire de pouvoir juger de la recevabilité d’une demande de droit à l’oubli que l’on a déléguée à Google et à toutes les sociétés privées de moteurs de recherche. Je pense que la Cour européenne de justice n’a pas vraiment compris les implications de sa décision. La Cour semble l’avoir prise en se disant que le droit à l’oubli devait être ancré dans le droit positif, mais je ne suis pas certain qu’elle ait eu conscience de la boîte de Pandore qu’elle a ouverte. Que peut-on faire pour récupérer la compétence juridique octroyée à Google ? On peut légiférer. Dans le règlement européen, il y a une directive qui est en train d’être mise en place. En Suisse, nous pourrions appliquer le droit à l’oubli sur la base de la décision de la Cour européenne. On devrait évidemment la respecter, mais encore faudrait-il qu’un tribunal suisse décide que cette décision européenne s’applique également aux citoyens helvétiques, ce qui n’est pas encore le cas. Un citoyen devrait entreprendre une action fondée sur le droit à l’oubli ainsi que sur les articles 28 et suivants du Code civil suisse.

dossier « Pourquoi payer pour ce qui est notre droit ? »

Google répond souvent aux demandes de droit à l’oubli par des messages types indiquant que l’information est d’intérêt public prépondérant, sur quels critères se fondent-ils ? Ce sont des critères qui leur appartiennent. Il faut savoir que Google s’est entouré d’un panel d’experts dont la liste se trouve sur leur site. Le G29, c’est-à-dire le groupe des représentants européens des préposés à la protection des données est intervenu pour demander à Google de respecter certains minima. Ce groupe a édicté des directives concernant le droit à l’oubli. Ces directives sont assez claires parce qu’elles visent à ce que Google respecte des principes fondamentaux communs aux ordres juridiques des différents pays. Par exemple : un mineur est-il concerné, les données sont-elles exactes, pertinentes ou excessives, parle-t-on de données sensibles, l’information est-elle à jour ? Tous ces critères entrent en ligne de compte dans le cadre de l’analyse effectuée. Ces critères s’affineront encore avec le temps. A ce moment-là, on aura une vision commune de l’arrêt. Avez-vous déjà eu des réponses positives de Google suite à vos demandes de droit à l’oubli ? Je n’ai pas eu d’acceptation pour l’instant. Cependant, ce que je peux dire de manière préventive : il faut faire attention à ne pas répondre si l’on est attaqué sur un blog ou un autre site. Si on répond, on pourrait considérer que, du point de vue de Google, le droit d’être entendu a été respecté et donc qu’il n’y a plus de droit à l’oubli. Chaque action que l’on entreprend sur internet aura des conséquences. (voir encadré 2). Des sociétés spécialisées proposent des techniques informatiques pour noyer ou faire reculer des pages dans les moteurs de recherche, qu’en pensez-vous ? Ce sont des techniques pour noyer l’information, dont je ne suis pas un grand fan. Elles coûtent très cher, près de 20 000 francs par action d’effacement garantie. Ce n’est pas du tout abordable pour les privés. Ces sociétés sont réservées aux gens qui ont les moyens et c’est une fracture numérique considérable. La preuve de l’absence de démocratie sur internet. Et en plus, pourquoi devrait-on payer pour ce qui est notre droit ? ■

Une décision historique Par décision du 13 mai 2014, la Cour européenne de justice a estimé que les moteurs de recherche sont responsables du traitement des données personnelles apparaissant sur leurs pages internet et qu’ils doivent, sur demande et à certaines conditions, supprimer des liens vers ces pages, à moins qu’il n’existe – dans le cas concret – un intérêt public prépondérant justifiant l’indexation de ces informations.

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La protection des droits privés est plus que jamais un enjeu majeur en ce début de XXIe siècle. Pourquoi ? Le contrôle exercé par les régimes totalitaires tout comme l’espionnage d’Etat ont toujours existé. Ce qui change aujourd’hui, c’est l’ampleur des possibilités qu’offrent les nouvelles technologies, infiniment plus efficaces en termes de collecte, de stockage, d’exploitation et de partage des données. Leur développement et leur « facilité » d’utilisation sont tels qu’aujourd’hui l’activité de chaque citoyen est susceptible d’être contrôlée et suivie, comme le serait celle d’un criminel potentiel. C’est extrêmement préoccupant. En 2013, l’affaire Snowden a révélé de manière particulièrement choquante la surveillance exercée par les Etats-Unis sur le reste du monde via la National Security Agency. Est-ce une date clé ? Le scandale des écoutes de la NSA, révélé par le lanceur d’alerte Edward Snowden, est particulièrement grave, mais il y en a eu d’autres : l’affaire Wikileaks, sortie en 2010, ou encore les vols secrets orchestrés par les Etats-Unis pour transférer des prisonniers à Guantanamo, dès 2002. Les révélations qui entourent ces cas font apparaître à quel point les formes modernes de surveillance représentent un danger pour les libertés individuelles, en particulier le droit à une vie privée, à la liberté d’opinion et d’expression, d’association ou d’assemblée. Pour vous, c’est une entrave à la démocratie. Absolument. La surveillance de masse et le partage de ces résultats entre les gouvernements constituent une menace particulièrement importante pour tous ceux qui traitent des informations sensibles, qu’ils soient journalistes, militants ou avocats. La surveillance assortie de la possibilité de mobiliser un appareil répressif a bien évidemment un effet dissuasif sur la capacité de ces personnes à rechercher, à recevoir et à diffuser des informations sur les violations des droits humains. C’est un fait qu’Amnesty International a toujours dénoncé avec la plus grande fermeté. Dans de nombreux pays, l’application de nouvelles lois antiterroristes a conduit à étendre davantage les pouvoirs des Etats, restreignant d’autant celui des citoyens... Les activités de surveillance sont légales seulement si elles répondent à certaines conditions. Elles doivent être basées sur une loi nationale claire, complète et accessible, poursuivre un but légitime en vertu du droit international, comme la protection de la sécurité nationale ou la prévention de la criminalité, et être nécessaires et proportionnelles pour atteindre ces objectifs légitimes. Il est en outre fondamental que les Etats se dotent de moyens de contrôle de ces mesures, y compris parlementaire et judiciaire. Par rapport au reste du monde, la Suisse est-elle encore un îlot en termes de protection des droits individuels ? Nous sommes certes mieux lotis que bien d’autres pays. Les droits fondamentaux et la protection des minorités sont inscrits dans le droit national suisse. Ce qui ne veut pas dire que notre pays ne peut pas se transformer, au gré de votes populaires, en un Etat ne respectant pas les droits et les libertés d’une frange de ses citoyens. Quelle sera la Suisse de 2025, dans un contexte de peur lié à la montée de certains extrémismes ? Personne ne le sait. Au printemps 2015, la nouvelle loi sur le renseignement sera examinée par le parlement. Il paraît d’ores et déjà difficilement pensable qu’elle ne sera pas durcie. La situation a de quoi préoccuper. Mais peut-on encore revenir en arrière, notamment en redéfinissant mieux la protection de la sphère privée dans un monde bouleversé par les nouvelles technologies ? Ce sera difficile, mais une chose est sûre: même si les menaces sont nombreuses, il ne faut pas céder à l’émotionnel et à la tentation du « tout répressif ». Amnesty International s’engage en faisant du lobbying au parlement pour attirer l’attention des politiciens sur ce sujet. Nous n’avons pas encore mis sur pied de campagnes de communication ciblées pour attirer l’attention de la population sur ces nouveaux dangers, comme nous l’avons fait par exemple pour dénoncer la torture, mais cela pourrait changer dans un avenir proche. Enfin, à Londres, une nouvelle cellule d’Amnesty International a été mandatée pour travailler sur le thème « Human rights and digital age », une démarche indispensable pour prendre la mesure des nouvelles menaces qui pèsent sur les libertés de chaque individu. ■

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Alain Bovard Amnesty International par Alexander Zelenka

« Même si les menaces sont nombreuses, il ne faut pas céder à l’émotionnel et à la tentation du ‘ tout répressif ’. »

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Gerhard Schwarz Directeur Avenir Suisse par Andreas Valda

dossier « En éliminant, de bonne foi, la vie privée, on prépare le chemin de la dictature. »

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Protéger la vie privée, est-ce une condition fondamentale pour les économies prospères ? La vie privée est la condition de toute liberté et indirectement la condition qui garantit un certain bien-être. Quelles sont les caractéristiques fondamentales de la vie privée ? Est-ce que le secret bancaire en fait partie ? On pense tout d’abord aux relations privées, à la famille et à l’intimité. Un Etat totalitaire cherche à espionner ces relations dans le but, si besoin est, de rendre docile la population. Dans sa vie privée, on aborde des choses qu’on n’évoquerait jamais en public. Une distinction claire entre ces deux sphères doit exister et chaque individu doit pouvoir établir cette distinction – et non l’Etat. Le renversement du fardeau de la preuve constitue mon principal souci. De manière imagée : en Hollande par exemple, les gens ne baissent pas leurs rideaux, mais s’assoient dans leur salon comme dans des vitrines. Une personne qui souhaiterait baisser ses rideaux devrait alors subitement se justifier. Cela devrait être le contraire, en fait. Je constate avec effroi que les gens ont de plus en plus souvent tendance à dire qu’ « ils n’ont rien à se reprocher » et c’est la raison pour laquelle la question de la levée du secret bancaire ne les préoccupe pas non plus. Si tout le monde pense ainsi, avec le temps, une personne qui ne se soucie pas immédiatement de ses secrets deviendra alors suspecte. Et si on suit cette logique, toute personne qui ne divulgue pas automatiquement des informations sur son compte sera alors suspectée de fraude fiscale. Et ce qui s’applique aux questions financières s’applique également dans d’autres secteurs : en éliminant, de bonne foi, la vie privée, on prépare le chemin de la dictature. S’agit-il du droit de dissimuler ? C’est le droit de la vie privée. La confiance résulte-t-elle de la vie privée ? Pas d’affaires sans confiance, pas de réussite sans affaires, et pas de revenus sans réussite ? Bonne question. Si une réunion du conseil de surveillance était transparente, on ne pourrait pas élaborer de plans. L’avantage vis-à-vis des concurrents n’existerait plus. Il est fondamental de pouvoir élaborer des plans en secret, dans la vie privée ainsi que dans la vie professionnelle. Ce que je lis ne regarde personne. Les adeptes de la transparence diront que l’on n’a rien à cacher lorsqu’on lit un livre. Ce n’est pourtant pas vrai : toute personne qui lit un magazine de sexe, une critique de la religion ou une analyse politique peut faire ensuite l’objet de pressions. La transparence peut entraîner une uniformisation des opinions morales, religieuses ou politiques. Et une certaine lecture peut, dans certains types de sociétés, engendrer des crimes. C’est pourquoi nous ne devons pas commencer à avancer l’idée que la transparence est une bonne chose et que le fait d’exiger la protection de sa vie privée devient suspect. Par le biais de son service Google Analytics, Google est au courant de ce que vous lisez sur le net. Google agit au nom de la liberté du commerce et de l’industrie. Google espionne votre vie et sait si vous lisez des magazines de sexe, des articles économiques ou Karl Marx. Quel droit est prioritaire selon vous ? Je vois un danger pour la vie privée qui vient de trois entités : de l’Etat, de l’entreprise et des personnes elles-mêmes. Dans le train, il n’est pas rare d’entendre des personnes raconter des choses privées en téléphonant alors qu’elles auraient été très discrètes à ce sujet il y a peu de temps encore. Nombreuses sont les personnes qui ont perdu le sens de la vie privée. Cela ne me dérange pas que Google enregistre mes recherches. Mais cela me dérange que les utilisateurs ne sachent pas à quel point Google intervient au niveau de la vie privée. On pourrait envisager la même chose qu’avec les messages d’avertissement qui figurent sur les paquets de cigarettes. Un message devrait apparaître dès le début lorsque l’on utilise internet : « Tous les contenus visités sont susceptibles d’être utilisés à votre encontre. » Je m’étonne que l’on comprenne relativement peu ce que des sociétés telles que YouTube, Facebook, Twitter et LinkedIn sont capables de faire avec des données. Est-ce que l’Etat devrait limiter l’utilisation des données ? Je suis plutôt favorable à un avertissement au préalable, la décision devant être laissée à chacun. C’est comme avec La Poste autrefois. Je ne pouvais pas écrire quelque chose

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de confidentiel sur une carte postale, ce qui l’était devait être mis sous enveloppe. C’est la même chose pour internet. Les utilisateurs devraient avoir conscience du fait que leurs actions en tant qu’utilisateur sont publiques. La lettre est protégée par le secret postal et fait ainsi partie de la vie privée. De la même manière, l’Etat pourrait créer un secret de l’internet. C’est une grande question, qui est soulevée par les libéraux : dans quelle mesure les hommes peuvent-ils prendre leur destin en main ? Savent-ils que la divulgation de données risque de leur porter préjudice et qu’ils ont la possibilité de réagir contre cela ? Ou sont-ils ignorants et doivent être protégés contre ce danger ? Je privilégie la première variante. Ceux qui détiennent des secrets particuliers doivent les crypter – tout comme l’enveloppe protège le contenu d’un courrier. Si on considère la vie privée dans le temps, est-ce qu’elle se développe ou, au contraire, s’érode ? Elle s’érode, c’est indéniable. La question de la vie privée remonte au juge américain Louis Brandeis qui, dans un essai, définit « le droit à la vie privée » en 1890 avec Samuel Warren. Il s’agit d’un droit de l’homme relativement récent qui malheureusement est peu recherché aujourd’hui. En tant que libéral, il convient néanmoins de ne pas critiquer l’évolution de cette attitude. Mais si de ce fait une minorité de personnes se voient contraintes de divulguer également leur vie privée, cela pose problème. Les expériences relatives à des régimes totalitaires se sont hélas volatilisées en Europe et les gens ne savent plus ce que cela signifie que d’être surveillé en raison de ses opinions. Dans le même temps, l’argument de la sécurité s’emberlificote de plus en plus : et ce type d’argument porte atteinte à la vie privée, quand on pense simplement aux contrôles effectués aux aéroports (contrôles bagages et fouilles au corps). Dans la lutte contre le terrorisme, contre le blanchiment d’argent et contre la criminalité organisée, on avance des arguments de bien-être. Les barrières contre ces actions sont hélas de plus en plus difficiles à surmonter. ■

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Chantal Thouverez Responsable du Bureau cantonal vaudois de médiation santé par Grégoire Praz

dossier « Certains patients souffrent de ne pas avoir été écoutés. »

Bio express Chantal Thouverez exerce la fonction de médiatrice au Bureau cantonal vaudois de médiation santé depuis le 1er mai 2004, date d’ouverture de cette instance de recours. Docteure en sciences de gestion de l’Université de Lyon, elle a été directrice des soins à l’Hôpital de Morges, consultante puis elle a occupé le poste de responsable des affaires sanitaires au secrétariat général du Département des affaires sanitaires et sociales (DSAS) de 1999 à 2004. Le Bureau cantonal de médiation santé est le premier en Suisse romande. Partage de dix ans d’expérience avec cette pionnière dans les domaines de la médiation et des droits des patients.

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C’est suite à de gros scandales dans les établissements médico-sociaux (EMS) vaudois que les droits des patients ont été reconnus en Suisse romande ? Oui, lors d’un état de crise, suite à d’importants problèmes de qualité, de sécurité et de gestion dans certains EMS vaudois en 1998-2000, le gouvernement a nommé une commission d’enquête parlementaire. Sur la base du rapport remis, il a décidé d’appliquer des actions correctrices. C’est ainsi que la loi sur la santé publique de 1985 a été promulguée en 2002. Un chapitre de cette loi définit les droits des patients, résidents et précise les organes de recours. J’ai aussi participé à la création et au fonctionnement de deux commissions d’examen des plaintes. La révision de la loi sur la santé publique prévoyait également la création d’un bureau cantonal de médiation santé ? Oui, il fallait, selon la loi, créer un bureau cantonal de médiation santé et j’ai été choisie pour en assumer la responsabilité, en totale indépendance, dès le 1er mai 2004. J’ai toujours aimé relever les défis, gérer les problèmes, accompagner le changement afin de renforcer la qualité, l’efficience, la communication et l’éthique, au cours de ma carrière. Ce fut là une belle expérience ! Le Bureau cantonal de médiation santé s’est élargi au monde du handicap et des établissements socio-éducatifs, dès 2011. Ma collègue Nadia Gaillet gère principalement les litiges de ce secteur. En 2013, le Bureau cantonal de médiation santé-handicap a enregistré 270 cas dont 78 médiations. Qu’est-ce qui amène les patients à faire appel à vous ? Les patients souffrent fréquemment de ne pas avoir été écoutés et de ne pas avoir été informés par les professionnels. Parfois, ils sont étonnés de se retrouver dans des relations dominants/dominés ou bien face à des attitudes de fuite et d’évitement. Ils peuvent être choqués aussi, car leur consentement n’a pas été demandé ou n’est pas respecté. Cela génère frustration, agressivité et colère. Ils vivent en quelque sorte un conflit de valeurs et d’identités. Leur objectif est de parler franchement, avec le médecin, par exemple, afin de mieux comprendre leur état de santé et les alternatives thérapeutiques. Auriez-vous un cas précis de médiation à nous présenter ? Je peux prendre un cas que j’ai vécu cette année. Une épouse de 55 ans et son fils de 20 ans étaient dans une immense souffrance suite au décès de leurs mari et père parce que le chirurgien ne leur avait pas accordé d’entretien pendant quatre mois. Cet évitement a fait naître de la colère, des idées noires, des idées de suspicion. Ils se disaient que si le chirurgien ne voulait pas les rencontrer c’est qu’il avait quelque chose à se reprocher. Le patient souffrait en fait d’une malformation congénitale et était arrivé au bloc opératoire dans un état de grande détérioration. La famille ne voulait pas porter plainte, mais simplement être reçue correctement et avoir des explications. Ils ont pu mettre des mots sur leurs maux. Le médecin-chef est venu en médiation et j’ai eu affaire à quelqu’un de très humain, qui a pris le temps d’expliquer. Il avait bien étudié le dossier médical. La médiation est efficace si le médecin est capable d’écouter, de reformuler et d’être touché lui-même par la souffrance de l’autre et de s’excuser. Comme le dit Elie Wiesel, Prix Nobel de la paix, il ne peut pas y avoir de pardon s’il n’y a pas une présentation sincère de regrets et d’excuses. Vous affichez un taux de réussite de plus de 90%, comment l’expliquez-vous ? Les compétences acquises au cours de ma formation de médiatrice et celles développées au cours de mon expérience sont probablement les principaux facteurs de réussite. Mais je suis aussi beaucoup plus stricte dans la sélection des cas que je retiens en médiation directe. Au début, je n’avais pas un tel taux de réussite (il se situait à 80-85%). Il m’arrivait de tenter la médiation directe avec des individus qui présentaient des troubles de la personnalité (pas toujours repérables de prime abord) et qui pouvaient devenir subitement très agressifs vis-à-vis des professionnels. Il fallait alors s’ériger en censeur afin de faire respecter le calme et parfois interrompre la séance, ce qui se soldait par un échec de la médiation. Les droits des patients ont-ils progressé ces dernières années ? Je pense que les patients et résidents ont plus de droits et qu’ils les exercent. Je dirais que les professionnels ont progressé également vers une recherche de dialogue avec les usagers et leurs proches. La médiation a eu des effets positifs, à court et à moyen terme, en matière de démocratie. Elle a permis aux personnes de se responsabiliser et de construire un monde nouveau empreint de réflexion, d’analyse critique et de créativité avec les professionnels. ■

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La médiation La médiation est une démarche volontaire, confidentielle, gratuite et individuelle (la présence d’un juriste ou avocat n’est pas autorisée). Elle se déroule, entre la saisine et la signature de l’accord, en un mois, un mois et demi. Les avantages de la médiation sont les suivants : apaisement, reconstruction du lien social et de la confiance, amélioration de la qualité des prestations, non-reproduction d’incidents malheureux au sein de la communauté des patients/résidents. Vaud est le premier canton à avoir mis en place un bureau de médiation santé, le Jura l’a suivi en 2011 par la nomination de deux médiatrices santé. Ce sont les deux seuls cantons en Suisse romande à disposer d’un bureau de médiation santé.

Quels sont les principaux droits des patients ? Le droit au libre choix du professionnel de la santé, le droit à l’information, au consentement libre et éclairé, d’accéder au dossier, d’être accompagné, l’interdiction des mesures de contraintes physiques, le droit au respect de la confidentialité et de rédiger des directives anticipées. Une brochure produite par Sanimedia rassemble ces droits dans les différents cantons romands : www.infomediation.ch/cms/fileadmin/dokumente/Newsletter/2011-09/fr/Essentiel_ droits_des_patients_Romandie.pdf Bureau médiation santé Vaud : www.vd.ch/mediation-sante

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A l’écoute des plus jeunes Par Nathalie Pasquier Genève

« Aujourd’hui, il faut savoir que des juges amenés à entendre l’enfant ne suivent pas de formation spécifique. »

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Une commission des droits de l’enfant va bientôt voir le jour à Genève pour pallier le manque d’écoute des enfants dans les procédures civiles ou administratives. Une première en Suisse ! Demander l’avis d’un enfant reste un problème en Suisse. Selon les statistiques de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse, seul un enfant sur dix serait entendu dans les cas de divorce et pourtant… ce droit à l’écoute est bien inscrit parmi les 54 articles de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CDE) dont on fête actuellement les 25 ans. Le 12e article est d’ailleurs très clair sur ce sujet puisqu’il stipule que « l’enfant en âge de discernement a le droit d’exprimer son opinion sur toutes questions l’intéressant et d’être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant ». Dans les faits… rien n’est moins sûr, comme le constate amèrement Catherine Ming, avocate à l’association Juris Conseil Junior (JCJ). « Dans toutes sortes de situations, nous assistons régulièrement à des violations de la CDE. Nous constatons qu’en ce qui concerne l’écoute et la représentation des enfants en justice, il existe de grandes disparités selon les juges. Les plus attentifs voient que tel dossier requiert la nomination d’un curateur de représentation au mineur, parce que le curateur est totalement indépendant il défend vraiment l’enfant. Mais d’autres juges n’ont guère envie de s’encombrer d’une charge supplémentaire et ne prennent pas cette peine ! A cela s’ajoutent aussi des pratiques différentes selon la personne désignée pour défendre le mineur. Les juges peuvent nommer une personne qu’ils connaissent ou avec laquelle ils ont déjà travaillé, mais qui n’est pas forcément la plus formée ou compétente en la matière. Sans parler des disparités selon les cantons », explique-t-elle. Un constat dont la conseillère nationale Christine Bulliard-Marbach (PDC/FR) s’est aussi fait l’écho lors des débats parlementaires de juillet 2014. Pour pallier ces manquements à la loi, l’avocate genevoise, a convaincu le Bâtonnier Jean-Marc Carnicé et le Conseil de l’Ordre des avocats de Genève (ODAGE) de constituer une Commission des Droits de l’enfant déjà composée d’une dizaine d’avocats et présidée par M e Isabelle Bühler Galladé, membre du Conseil de l’Ordre. Une première en Suisse. « Les 25 ans de la CDE et le thème choisi par la Ville de Genève » 2014, Année de l’enfant, nous ont semblé opportuns pour lancer notre Commission ! Elle va permettre à Genève de se mettre au diapason de la CDE en défendant de plus en plus la représentation de l’enfant en justice. Dans les cas d’adoption par exemple, un avant-projet de loi prévoit désormais le consentement de l’enfant mineur capable de discernement à son adoption et la possibilité pour l’autorité compétente d’ordonner sa représentation dans cette procédure par un curateur professionnellement qualifié. C’est une vraie avancée», s’enthousiasme Catherine Ming. L’enfant en tant que sujet En effet, la CDE a révolutionné le statut de l’enfant en lui donnant une place de sujet et non plus celle d’un simple objet de protection. Or, cette révolution a encore de la peine à être reconnue et nécessite un réel changement de mentalités. Pour ce faire, la nouvelle Commission des Droits de l’enfant devrait soutenir et appuyer les avocats d’enfants en leur proposant une formation pointue qui répond aux défis croissants dans le domaine du droit, à l’instar de celles proposées par l’Institut universitaire Kurt Bösch ou l’Institut international des droits de l’enfant (IDE). « Aujourd’hui, il faut savoir que des juges amenés à entendre l’enfant ne suivent pas de formation spécifique. Au tribunal de protection de l’enfant, un seul a suivi la formation de l’lUKB de Sion, mais ce n’est en aucun cas obligatoire. Pourtant, en tant que curatrice d’enfant, je constate sur le terrain que c’est indispensable. On n’agit pas de la même façon avec des tout-petits qu’avec des adolescents. De nombreux paramètres doivent être pris en compte. Avec des enfants de 10-12 ans, on explique qu’ils ont des obligations et des droits et notamment celui d’être entendu, voire représentés en justice, c’est une question de dignité. Alors qu’avec des plus petits, on va s’asseoir, jouer avec eux, observer comment cela se passe chez eux, essayer de cerner les vrais besoins comme leurs souffrances et leurs demandes. » La commission va aussi permettre de travailler en amont pour plus d’efficacité. « Pour l’instant, nous sommes encore contraints de faire de la procédure dès que nous constatons un non-respect de la CDE. Mais cela pourra évoluer positivement en

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discutant avec les institutions mises en cause. » Des questions liées aux difficultés procédurales restent aussi à éclaircir avec la magistrature, afin de régler les problèmes auxquels les avocats des enfants sont confrontés telle la diversité de pratique. La CDE prévoit que l’enfant soit entendu pour toutes les questions qui le concernent et le Tribunal fédéral a fixé cette limite d’âge à 6 ans. Cela signifie que dès que l’enfant est impliqué dans une procédure judiciaire ou administrative qui concerne sa situation personnelle, en mesures protectrices ou dans le cadre des mesures conjugales, il devrait être entendu dès l’âge de 6 ans. « Cela ne signifie pas que l’on va satisfaire sa demande, précise Catherine Ming. Mais entre 6 et 10 ans, le juge devrait l’entendre pour comprendre son point de vue, les circonstances de sa présence, situer son contexte de vie et se faire une idée personnelle de sa situation. Or cela est trop peu pratiqué et la plupart des juges de divorce délèguent cette audition au Service de protection des mineurs, ce qui ne leur donne absolument pas la même image de la situation que s’ils entendent l’enfant eux-mêmes. » Ecouter un enfant… cela fait peur ! Les dérapages dans les affaires Dutroux ou d’Outreau sont encore dans les mémoires et montrent combien il est complexe et difficile de comprendre et de prendre en compte la parole de l’enfant : « Dans le premier cas, on n’a pas cru les enfants alors que dans l’autre la parole a été maltraitée dans des dérives procédurales incroyables, explique la cofondatrice de la Commission des Droits de l’enfant. Ce n’est pas évident d’être confronté au regard de l’enfant quand on est juge au tribunal de première d’instance ou en cour de justice par exemple. Il y a des résistances, car pour vraiment entendre la parole du petit et le mettre en confiance, vous devez descendre de votre position de juge et vous mettre à sa hauteur. C’est un peu comme quitter sa fonction et entrer en résonance avec d’autres niveaux de soi-même. Face à un adulte, on se sent plus fort qu’en face d’un enfant, où étrangement on se sent plus démuni. » La commission va encore aussi permettre d’éclaircir de nombreuses questions liées à l’indemnisation des curateurs d’enfants. « Actuellement, nous ne sommes pas très bien payés ni suffisamment médiatisés. Exercer notre métier relève de la vocation », reconnaît l’avocate. ■

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Une permanence juridique pour les jeunes Depuis 1995, date de sa création, l’association Juris Conseil Junior écoute, protège et défend les enfants. Une permanence téléphonique effective 7 jours/7 de 9h à 17h réponde aux questions qui les concernent mais aussi leur rappelle leurs droits et leurs devoirs. Mes parents divorcent ? Je suis victime de violence de la part de ma famille ? je suis abusé sexuellement ? je suis victime de harcèlement ?...sur le site de l’association, une rubrique apporte les premiers éléments de réponse aux problèmes que peuvent rencontrer les plus jeunes. Mais pour aller plus loin…un coup de fil s’impose ! Les avocats membres de l’association répondent gratuitement et en toute confidentialité. Ils reçoivent environ 200 appels par an (ces chiffres sont une estimation pour l’année 2013 et ont été remis par le comité de l’association). Ils proviennent majoritairement de jeunes adultes, pour 40% âgés entre 18 et 25 ans, mais aussi d’adultes de l’entourage de l’enfant (plus de 30%), de mineurs (plus de 6%) et de professionnels de l’enfance pour le reste. Pour plus de 75%, les questions posées relèvent du droit privé dont plus de 50% concernent le droit de la famille. Renseignements : www.jcj.ch et la permanence téléphonique : 022 310 22 22

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La Ville de Genève ausculte sa jeune population Par Nathalie Pasquier Genève

« Le renforcement de la participation des enfants à la vie publique ne va pas de soi. »

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A l’occasion du 25e anniversaire de la Convention des Droits de l’enfant (CDE) la Ville de Genève s’est interrogée sur le rôle et la place qu’elle accordait aux enfants dans la Cité. Cet examen devrait déboucher sur la mise en place d’une politique de l’enfant à l’échelle communale. Durant l’année 2014, la Ville de Genève a lancé le projet « 2014, année de l’enfant ». L’occasion de passer au crible l’ensemble des prestations qu’elle offre aux enfants, avant de les analyser et de les confronter aux exigences des textes législatifs, dont la Convention des Nations unies. Cet exercice a soulevé de nombreuses questions comme le rôle et la place accordés aux enfants dans la vie de la Cité. Les résultats de cette évaluation ont été compilés dans un rapport d’une centaine de pages segmenté en quatre parties : l’accueil, l’intégration, l’information et la participation des enfants. Des pistes ont été ébauchées afin d’élaborer un plan d’action en faveur de l’enfance. Sans grandes surprises, la Ville n’a pas à rougir de la qualité de ces services qui permettent aux petits Genevois de pousser dans de bonnes conditions. Mais les besoins restent nombreux ! Aussi la municipalité devra redoubler d’efforts pour agrandir son offre et maintenir l’éventail de ce qu’elle proposait déjà. La confrontation de ces données aux différents articles de la CDE a également mis en lumière quelques points à améliorer dans les domaines de l’accessibilité des services, de l’information et de l’intégration de tous les enfants. « Nous avons constaté que les prestations pouvaient présenter des disparités d’un lieu à l’autre et méritaient donc d’être harmonisées », reconnaît la conseillère, avant d’insister sur les notions d’égalité des chances et de participation qu’elle veillera plus particulièrement à mettre en œuvre. L’enfant, citoyen de demain Concernant l’accessibilité et l’intégration, la Ville doit veiller à ce que tous les enfants aient accès aux équipements et autres structures d’accueil. Les données recueillies montrent que les enfants porteurs de handicaps et à besoin particulier rencontrent encore trop souvent des difficultés. Un rapport remis en mai dernier par l’Association Autisme Genève auprès du Comité des Droits de l’enfant l’avait d’ailleurs dénoncé : « Certains enfants se retrouvent même exclus d’office du système scolaire ordinaire. » Sur la question de la participation, relative à l’art. 12CDE et autres textes législatifs, la Ville souhaite s’investir davantage. Les plus jeunes ont en effet peu d’occasions de donner leur point de vue et d’influer sur leur environnement proche, que ce soit au niveau de l’école ou de leur quartier. Il y a certes la possibilité pour certains scolaires de choisir le thème de la fête annuelle de l’établissement ou de construire des projets autour du « mieux vivre ensemble », mais ce n’est pas suffisant. « Nous envisageons de développer des Parlements d’enfants pour leur permettre de débattre et d’exprimer leurs idées précises, car ils ne sont pas suffisamment formés à la participation citoyenne », explique l’élue verte. Des sessions d’enfants et des débats verront donc bientôt le jour afin que tous approfondissent la connaissance de leurs droits. Ils pourraient aussi s’initier à la rédaction de pétitions et prendre part aux contrats de quartier afin de faire part de leurs envies. Mais écouter les enfants ne signifie pas pour autant leur laisser tout décider, mais simplement les impliquer dans les décisions qui revêtent une importance pour leur avenir. « Le renforcement de la participation des enfants à la vie publique ne va pas de soi, explique Esther Alder. Il nécessite une éducation à la citoyenneté qui donne à chacun la possibilité de devenir acteur de la société et aux habitants de réaliser des projets concrets avec l’aide de la Ville. » Connaître l’avis des plus jeunes Dans un second temps, la Ville a souhaité entendre les enfants. Elle a demandé à l’Institut universitaire Kurt Bösch et l’Institut international des droits de l’enfant de réaliser une enquête auprès d’enfants âgés de 10 à 12 ans. Près de 1 000 filles et garçons ont donc été écoutés sur la perception qu’ils ont de leurs droits et de leurs obligations, de leur bien-être dans leur école ou leur quartier, la qualité de vie et l’intégration, l’accès aux loisirs, ou encore l’accès à l’information et la participation. Les jeunes habitants du quartier des Pâquis, âgés entre 4 et 9 ans, ont pu exprimer leur ressenti sur la vie dans leur quartier à travers une expression picturale. Une cinquantaine de dessins ont été rassemblés dans un ouvrage titré Ma vie dans le quartier, édité grâce au don d’une Fondation. Après cette prise de conscience communale, c’est à la Confédération, dès janvier 2015, de rendre son rapport sur la situation des enfants en Suisse auprès du Comité des droits

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de l’enfant de l’ONU. L’occasion de vérifier si les inégalités de traitement constatées dans l’application des droits de l’enfant d’un canton à l’autre seront moins marquées que lors du dernier examen en 2012. ■

Petit retour historique C’est à Genève qu’en 1924 la Société des Nations (SDN) a conçu et rédigé la toute première Déclaration des droits de l’enfant, « Children’s Charter ». Ce document a servi de base à l’élaboration le 20 novembre 1959 de la Déclaration des droits de l’enfant (CDE) par l’Organisation des Nations unies. Cette déclaration non contraignante en dix points marque le début d’une réelle reconnaissance des droits de l’enfant. • En 1954, l’Assemblée générale de l’ONU choisit le 20 novembre, date de l’adoption de la Déclaration des droits de l’enfant de 1959, pour institutionnaliser une Journée mondiale de l’enfance. • L’année 1979 est déclarée par l’ONU « Année de l’enfant » et voit la mise en place un groupe de préparation de la CDE. • En 1989, la Convention internationale relative aux droits de l’enfant est adoptée le 20 novembre par l’Assemblée générale des Nations unies. Elle entrera en vigueur dès le 2 septembre 1990. • En 2012, la convention a été complétée par trois protocoles facultatifs concernant la vente et la prostitution des enfants, mais aussi la pornographie mettant en scène des enfants. • 2014 : Tous les pays ont ratifié la CDE sauf les Etats-Unis (ont ratifié deux protocoles des annexes à la convention, mais pas encore le texte principal) et la Somalie qui n’a pas encore les moyens politiques de le faire. Et en Suisse ? La Suisse a ratifié la convention relative aux Droits de l’enfant le 24 février 1997 avec trois réserves. La CDE est entrée en vigueur le 26 mars 1997. Le premier protocole facultatif a été ratifié en 2000 et le second en 2006.

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SwissLeaks, le début de toutes les dérives ? Par Emilie Nasel

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Des révélations qui font l’effet d’un tremblement de terre. Le 9 février dernier, les SwissLeaks exposent au grand jour un immense système international de fraude fiscale et de blanchiment d’argent mis en place par la banque britannique HSBC à partir de la Suisse. Des fuites qui font l’effet d’une bombe dans le monde de la finance… et même dans le monde tout court. Il faut remonter quelque peu en arrière pour se souvenir des prémices de l’affaire. Le 26 décembre 2008, Hervé Falciani, ancien informaticien de la banque HSBC, faisait la une des journaux en remettant à un agent de l’administration fiscale française 65 gigaoctets de données secrètes (noms, dates de naissance, numéros de passeport, numéros IBAN des comptes, mouvements bancaires) concernant plus de 100 000 personnes liées à des comptes d’HSBC Private Bank Suisse SA. Des comptes qui portaient sur un total de plus de 100 milliards de dollars. Ces données sont transmises au journal Le Monde en février 2014, qui décide alors de mener l’enquête conjointement avec d’autres médias. Coordonnée par le Consortium international des journalistes d’investigation, l’enquête est conduite par plus de 140 journalistes de 45 pays. Elle révèle la réalité dérangeante du secret bancaire helvétique. Dans la masse des fonds non déclarés, la banque genevoise a hébergé durant plusieurs années l’argent de trafiquants de drogue, de marchands d’armes ou encore de personnes soupçonnées de financement du terrorisme. Des révélations qui illustrent de graves manquements de la part d’HSBC dans ses procédures de contrôle internes. « Nous vous avions déjà écrit en mars 2010 pour vous informer que la banque avait été victime d’un grave vol de données perpétré par un informaticien. Nous avons appris que certains médias, dont le Consortium international des journalistes d’investigation (ICIJ), ont obtenu accès à ces informations. Malgré nos efforts (…), il existe un risque que des données historiques apparaissent dans le domaine public. Nous nous excusons sincèrement pour ces désagréments. » La réalité énoncée par le directeur d’HSBC Private Bank Suisse SA, Frank Morra, dans une lettre à ses clients est brutale. Pour la première fois, une banque suisse voit des données privées devenir accessibles à un public mondial. Il s’agit de la plus importante fuite de données de l’histoire du secret bancaire. Bien qu’elles permettent de mettre en lumière de graves manquements de la part de la banque genevoise, ces fuites interpellent également sur une problématique qui nous touche un peu plus chaque jour : l’érosion des droits individuels. Car il s’agit bien de données hautement confidentielles et privées qui se trouvent divulguées aux yeux du monde entier. Ces fuites montrent à quel point la confidentialité de données personnelles est désormais devenue fragile. Car si des données bancaires ont pu être volées puis transmises sans problème, qui peut certifier que d’autres types de nos données privées ne seront pas un jour dérobées et utilisées à des fins bien moins honorables que dans le cadre des SwissLeaks ?

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« Le jour où Guantanamo fermera est encore loin. » De l’aveu même du Général John F. Kelly, aux commandes de la prison, « Barack Obama déploie beaucoup d’efforts pour la fermer, son équipe travaille dur à convaincre d’autres pays d’accueillir les prisonniers, mais au bout du compte, c’est le Congrès qui aura le dernier mot. » Treize ans après l’arrivée des premiers prisonniers dans ce camp de détention, que l’ONG Amnesty International qualifie de « Goulag des temps modernes », la perspective d’une fermeture définitive du camp de Guantanamo avant la fin du mandat de Barack Obama s’éloigne de jour en jour. Début décembre, le Congrès a en effet une nouvelle fois balayé d’un revers de la main cette promesse du président américain, en refusant d’inclure dans le budget 2015 les fonds nécessaires au transfert des détenus vers des prisons aux Etats-Unis. Sur l’île cubaine, 136 « ennemis combattants étrangers » croupissent toujours dans les couloirs de ce centre de non-droit, sans inculpation ni condamnation, depuis plus d’une décennie pour certains. Parmi ces détenus, une soixantaine attend d’être libérée conformément à une décision de justice de 2009. Mais même si le Pentagone signe les ordres de transfert de ces prisonniers « libérables », 69 détenus resteront cloîtrés entre les grilles et les murs du tristement célèbre camp de Guantanamo. Ceux-là attendent un procès devant une commission militaire ou sont considérés comme trop dangereux pour être relâchés bien qu’il n’existe pas assez de preuves pour les juger. En novembre dernier, le Comité des Nations unies contre la torture a pourtant une nouvelle fois rappelé que la détention illimitée représentait une violation claire de la Convention contre la torture. Traitements inhumains « Après le 11 Septembre, nous avons torturé des gens », déclarait en septembre dernier Barack Obama, dans une rare reconnaissance du non-respect des droits humains par les Etats-Unis. Et effectivement, au fil des ans, d’anciens détenus ont témoigné. Ils ont raconté les coups, les humiliations sexuelles ou religieuses. Ils ont raconté les drogues injectées de force et les expérimentations médicales. Ils ont raconté les techniques d’interrogatoires « musclées » : les simulacres de noyade, l’exposition à des températures extrêmes, l’isolement et la privation de sommeil. La plupart de ces techniques ont été bannies par Barack Obama à son arrivée au pouvoir, mais les droits humains ne sont pour autant toujours pas respectés. Depuis plusieurs années, les ONG sont ainsi vent debout contre une pratique courante à Guantanamo : l’alimentation forcée. Le 7 décembre, le Pentagone a transféré six prisonniers vers l’Uruguay – le plus large transfert depuis 2009. Parmi les détenus, Jihad Ahmed Mustafa Diyab, dont le nom est devenu le symbole du combat judiciaire contre la pratique de l’alimentation forcée. Comme des dizaines de détenus, ce Syrien – libérable depuis quatre ans – était en grève de la faim prolongée. Son calvaire, que les associations comme Amnesty International qualifient de torture, consistait à être « extrait de force de sa cellule » pour être ensuite sanglé à une chaise dite « de contention ». Une sonde était alors insérée de son nez jusqu’à l’estomac, puis retirée une vingtaine de minutes plus tard, lorsqu’il était nourri. Une pratique condamnée par l’Association médicale mondiale, qui la dénonce comme un « traitement inhumain ». Ce Syrien de 43 ans est aujourd’hui libre, mais combien de prisonniers continuent de subir le même sort ? Impossible de le savoir : le Pentagone refuse de communiquer le nombre de détenus en grève de la faim, arguant d’un risque de propagande. Des signes d’impatience commencent à apparaître du côté des autorités judiciaires. Saisie par Jihad Ahmed Mustafa Diyab, une juge fédérale s’est penchée sur les cas d’alimentation forcée et réclame que les vidéos de ces séances de « gavage » soient rendues publiques. Le gouvernement s’attend également à une vague de procès dès la fin des opérations en Afghanistan, fin décembre 2014, de la part des détenus, qui remettront en cause les bases légales de leur détention. Une légalité déjà bien opaque en temps de guerre, mais encore plus contestable en temps de paix. ■

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Guantanamo : 14 ans de mépris des droits humains Par Charlotte Alix Etats-Unis

« Ils ont raconté les drogues injectées de force et les expérimentations médicales. »

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Guantanamo en chiffres 779 hommes et adolescents ont été emprisonnés à Guantanamo depuis janvier 2002 136 hommes sont actuellement détenus 67 de ces détenus sont libérables depuis 2009, mais toujours emprisonnés 9 détenus sont morts à Guantanamo dont 7 se sont suicidés 8 détenus ont été jugés devant des commissions militaires Source : Center for Constitutional Rights, New York

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Radio Okapi, dernier bastion de la liberté de la presse en RDC Par Sophie Bouillon Paris

« L’Etat n’a de démocratique que le nom, mais surtout il n’y a aucune économie des médias. »

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Dans un pays situé au 142e rang au classement de la liberté de la presse, Radio Okapi assure son indépendance et donne la parole à tous les Congolais. Une liberté menacée par un manque de financements des bailleurs de fonds. Comme tous les matins, Cédric Kalonji traversait Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RDC) pour se rendre à son bureau de Radio Okapi. Mais ce jour de 2005, l’agitation de la rue était inhabituelle : des bulldozers détruisaient des centaines de maisons du quartier voisin. Quelques heures plus tard, le journaliste était déjà sur le terrain avec son micro pour donner la parole aux habitants expulsés. Rapidement, son enquête révèle que ce « nettoyage » n’est autre qu’une vague histoire de règlement de compte personnel entre le gouverneur de la capitale et le propriétaire d’une station essence du quartier. Le lendemain, le gouverneur était démis de ses fonctions. « Radio Okapi a un vrai rôle démocratique et une force de frappe incroyable, confie Cédric Kalonji, qui a travaillé pour cette radio pendant quatre ans. Je savais que le président lui-même nous écoutait. » Fondée en 2002, au lendemain de la « Deuxième guerre du Congo » qui a fait plusieurs millions de morts, Radio Okapi se voulait avant tout un outil de réconciliation et de paix. Trois journalistes suisses, Jean-Marie Etter, Philippe Dahinden et François Gross, profondément marqués par le génocide du Rwanda en 1994, décident de créer la Fondation Hirondelle pour favoriser la liberté de la presse dans les pays post-conflits. Radio Okapi, leur projet le plus ambitieux, ouvre ses premiers studios en 2002 grâce au soutien financier de nombreux bailleurs de fonds, et principalement des Nations unies. « A Kinshasa, on pouvait enfin savoir ce qu’il se passait à l’est, à plusieurs milliers de kilomètres de nous, se souvient Cédric Kalonji. C’était une première. On découvrait une autre partie de notre pays. » Les ondes de Radio Okapi, qui diffuse ses programmes en quatre langues, quadrillent la RDC, un pays immense, grand comme l’Europe occidentale. Les infrastructures sont détruites, l’électricité manque, les moyens de transport sont quasi inexistants entre les grandes villes du pays, mais il suffit d’un petit transistor à piles pour s’informer. « Au Congo, la radio joue un rôle essentiel dans la transmission de l’information, explique Amadou Ba, directeur adjoint de Radio Okapi. Il y a une vraie culture de l’oralité. » Quand leurs confrères des journaux locaux sont soumis à des pressions financières terribles (salaires de misère, parfois impayés), mais aussi à des pressions politiques (11 journalistes ont été tués ces seize dernières années), Radio Okapi bénéficie du « parapluie de l’ONU », comme disent ses journalistes... Ce sont des bailleurs de fonds étrangers qui payent leurs salaires, et la communauté internationale a les moyens de faire pression sur le gouvernement congolais. « Il est presque impossible d’avoir une vraie liberté de la presse au Congo, analyse un journaliste congolais sous couvert d’anonymat. L’Etat n’a de démocratique que le nom, mais surtout il n’y a aucune économie des médias. Pas de publicité, très peu de vente de journaux. Donc ceux qui d’habitude lancent une station de radio ou un journal, ce sont des hommes d’affaires influents ou des hommes politiques. » Treize ans après l’ouverture de ses bureaux, Radio Okapi emploie environ 200 personnes, dont une cinquantaine de correspondants locaux aux quatre coins du pays. Elle recense environ 21 millions d’auditeurs par semaine, et plus de 1,5 million de visiteurs sur son site internet. En 2014, elle a reçu le Prix pour la protection des journalistes par l’ONG Press Emblem Campaign, basée à Genève. Mais qu’adviendra-t-il de Radio Okapi lorsque la Mission de l’ONU pour le Congo (Monusco), la plus grande mission des Nations unies, quittera le pays ? La Fondation Hirondelle reçoit, déjà, beaucoup moins de subventions de ses partenaires (dont USaid, Ukaid et la Confédération suisse). « La crise économique mondiale a réduit la participation des bailleurs, regrette Cédric Kalonji. D’autre part, la Fondation Hirondelle a d’autres projets, notamment au Mali ou en Côte d’Ivoire. Il n’y a plus beaucoup de guerres en RDC… » Mais il y a toujours des conflits et des violences dans l’est du pays. Une menace constante pour la liberté de la presse. ■

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Isabelle Michaud, depuis quand le thème des droits humains numériques est-il une préoccupation en Suisse ? Cette question est d’actualité depuis plusieurs années. Et depuis qu’il y a du numérique se pose la question du respect de la sphère privée. En 2007 déjà, les modifications de la Loi fédérale instituant des mesures visant au maintien de la sûreté intérieure (LMSI), l’une des lois fondamentales de la surveillance en Suisse, avaient suscité le débat. Conçue à l’origine principalement pour la prévention et la lutte contre le hooliganisme, cette loi est désormais surtout évoquée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme. Un durcissement de la loi avait été refusé par le Parlement en 2009. L’un des arguments était justement la protection de la sphère privée. Mais cela reste d’actualité, avec les efforts faits pour intercepter les candidats au djihad avant qu’ils ne quittent notre pays. La plateforme humanrights.ch a récemment pointé du doigt le manque de protection de la sphère privée sur Internet dans le cadre de la surveillance exercée par l’Etat en Suisse. Pourquoi ? La mise en place d’un dispositif de surveillance doit être assortie d’un contrôle judiciaire strict pour pouvoir justifier de mesures invasives. On peut admettre des restrictions au droit au respect de la sphère privée, mais il faut mettre en place un cadre juridique pour en définir les limites et en assurer la proportionnalité. Actuellement, l’infraction à la protection des données est considérée comme étant de peu de gravité. Or, en l’absence de garde-fous, les entreprises et les Etats vont aussi loin que la technologie le leur permet. Est-ce à dire que le droit est en retard ? Le droit semble suivre le développement des technologies. La loi actuelle sur le Renseignement n’est plus adaptée à l’évolution du monde et des télécommunications. La nouvelle mouture devrait renforcer l’aspect concernant les données numériques. Les récents événements liés au terrorisme en France auront sans aucun doute un impact sur les prochains débats parlementaires concernant la Loi fédérale sur le renseignement. Il ne faudrait pas que ce contexte sécuritaire étouffe le débat qui a lieu en Suisse et sur le plan international. Aujourd’hui, malgré la gravité du scandale des écoutes de la NSA, la plupart des gens ne voient toujours pas d’un mauvais œil le stockage et l’échange de données personnelles les concernant... Le problème est que les données que l’on accepte de partager, en particulier dans le cadre d’achats effectués sur Internet, peuvent servir à établir des profils individuels très détaillés, décrivant la personnalité, les habitudes, les goûts ou encore la solvabilité des consommateurs. La plupart des gens ne se rendent pas compte des conséquences que le partage de ces informations pourrait avoir, que ce soit pour leur emploi ou pour l’accès à des crédits, pour ne citer que ces deux exemples. La responsabilité de certaines dérives liées à l’utilisation de données privées est-elle imputable aux entreprises qui les gèrent ou aux Etats ? C’est un peu le serpent qui se mord la queue. Dans certains cas, la loi oblige les entreprises à mettre à la disposition des Etats les données qu’elle recueille et fixe des délais de stockage qui peuvent paraître excessifs. Par ailleurs, l’Etat tend à sous-traiter la surveillance de ces données à des sociétés privées. Désormais, l’enjeu au niveau international est de contraindre les entreprises à respecter les mêmes contraintes que l’Etat. La pratique montre que ce n’est pas encore le cas pour l’instant. D’où, encore une fois, la nécessité de réformer l’appareil législatif, y compris sur le plan international. En 2014, une coalition d’ONG a demandé la nomination d’un rapporteur spécial aux Nations unies pour le droit à la vie privée. Qu’est-ce que cela pourrait changer ? Ce serait clairement un symbole fort, pour montrer qu’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi en matière d’utilisation des données numériques. Un rapporteur spécial serait à même de faire un état des lieux complet de la situation des droits privés à l’ère numérique, ce qui pourrait constituer une base de travail utile pour les gouvernements de chaque pays. Toutefois, rien n’est encore fait pour l’instant. Le Conseil des droits de l’homme ne discutera pas de la création de ce poste avant mars 2015 au mieux. ■

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Isabelle Michaud Human Rights Watch, ONG par Alexander Zelenka

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L’IVG, un droit à géométrie variable en Europe Par Nathalie Pasquier Genève

« Sur l’île de Malte, l’avortement reste strictement interdit sauf en cas de viol, ou d’anomalies constatées du fœtus. »

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Pour les jeunes générations, le droit à l’avortement fait partie des acquis. Pourtant le droit des femmes à disposer de leur corps fait débat aujourd’hui encore dans de nombreux pays d’Europe. Tentative de déremboursement, de révision des lois, fermeture de centres pratiquant l’interruption volontaire de grossesse (IVG)… en ces périodes de crise qui redonnent force aux partis conservateurs, le droit à l’avortement, que l’on pensait acquis, se retrouve dans la tourmente. Il n’est d’ailleurs pas reconnu comme un droit européen. La Convention peine à l’intégrer dans ses articles et reste assez floue sur son application. Le droit à l’IVG reste donc une prérogative nationale et conduit à voir fleurir autant de législations que d’Etats membres… En 2008, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe a appelé les Etats membres à dépénaliser l’avortement et à garantir aux femmes le droit d’accès à l’avortement sans risque. Mais ce même parlement a rejeté en 2013 le rapport Estrela qui préconisait d’inscrire l’avortement et plus généralement le droit à la contraception dans les recommandations européennes afin que cela fasse partie du droit humain et des droits fondamentaux. Chaque pays se retrouve donc libre d’appliquer la législation qu’il souhaite. Etat des lieux… Quatre pays plus libéraux En Finlande comme en Grande-Bretagne, le recours à l’IVG est autorisé si la mère a obtenu le consentement de son médecin et la justification qu’elle encourt un risque pour sa santé. Comme aux Pays-Bas, il est possible outre-Manche d’avorter jusqu’à 24 semaines après les dernières règles ; les Suédois raccourcissent leur délai de recours à 18 semaines et les Finlandais à 16. Mais dans la majorité des autres pays de l’UE, la législation a fixé le délai de recours à l’IVG entre 10 et 12 semaines de grossesse. La France vient de fêter les 40 ans de la Loi Veil et en a profité pour réaffirmer ce droit fondamental à l’Assemblée le 26 novembre dernier. En août, la notion de détresse avait déjà été écartée des textes de la loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui n’a pas été sans provoquer quelques remous parmi les parlementaires conservateurs et autres « pro-vie ». Comme en Allemagne et en Belgique, la législation a fixé la durée du délai à 14 semaines à partir des dernières règles. En Italie, l’IVG est autorisée jusqu’à 90 jours, mais la clause de conscience est très souvent invoquée par les praticiens pour justifier un refus de pratiquer l’acte. Le journal La Repubblica dénombre 80% des gynécologues et 50% des anesthésistes et infirmières qui n’appliqueraient plus la loi 194, et le Ministère de la santé a enregistré 20 000 avortements illégaux quand le journal parle plutôt de 40 000 voire 50 000 cas. Espagne : bref retour trente ans en arrière Depuis 1985, l’Espagne était au diapason de la majorité de ses partenaires européens, mais en décembre 2013, elle a bien failli faire volte-face. Le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy a approuvé le projet de loi élaboré par son ministre de la Justice, Alberti Ruiz-Gallardòn, qui visait à réduire drastiquement le droit à l’avortement en cas de viol ou de danger pour la santé physique ou mentale de la femme. La malformation du fœtus ne constituera plus une raison valable sauf si ses chances de survie sont trop faibles. Après plusieurs mois de débats et des milliers de manifestants contre ce projet dans les rues, le gouvernement espagnol s’est vu contraint de retirer ce texte le 23 septembre 2014. En Suisse, la législation dépénalise l’IVG dès 1942 en cas de danger pour la vie de la mère, mais il faut attendre 2002 pour qu’une nouvelle réglementation introduise le régime du délai de 12 semaines, comme au Danemark, en Norvège et dans la plupart des pays de l’Est et des Balkans. En 2013, l’initiative de l’association « Mamma », composée de membres de l’UDC, du PDC, du PEV et de l’UDF, « Financer l’avortement est une affaire privée » a été rejetée par près de 69,8% des votants. Les IVG continueront donc d’être remboursées par l’assurance-maladie. Portugal et Luxembourg en route… En février 2007, les Portugais se sont prononcés sur la question par référendum. Il a réuni 59,3% en faveur d’une dépénalisation contre 40,8% de « Non ». En mars 2007, le parlement a adopté un projet de loi légalisant l’avortement à 10 semaines à partir des dernières règles, sur demande de la femme. Autorisé mais très encadré depuis 1978, le droit à l’IVG a été assoupli au Luxembourg en 2012. Mais les lourdes démarches administratives et autres consultations en font un vrai parcours du combattant.

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L’érosion des droits individuels Immodossier

Irlande, Pologne et Chypre à la traîne… Trois pays de l’Union européenne autorisent le recours à l’avortement avec une législation stricte. Dans sa Constitution de 1983, l’Irlande interdit le recours à l’IVG. La Cour européenne des droits de l’homme a condamné le pays en 2010 pour avoir contraint une femme atteinte d’un cancer et qui craignait qu’une grossesse n’aggrave son état à aller subir un avortement à l’étranger. Il faudra attendre octobre 2012 et le décès de Savita Halappanavar, une mère victime d’une septicémie lors d’une fausse couche pour que le pays revoie sa copie. En juillet 2014, la législation s’est légèrement assouplie, en autorisant l’IVG en cas de risque avéré pour la vie de la mère. Le coût de l’acte reste à la charge du demandeur. Autre bastion catholique de l’Union européenne, la Pologne se montre aussi très restrictive. Après avoir été autorisé pendant plus de quarante ans, l’avortement est condamné par la législation de 1993, sauf si la vie ou la santé de la femme enceinte est en danger, si la grossesse résulte d’un acte criminel ou si le fœtus est mal formé. Cela n’a pas empêché un médecin, en juin dernier, de refuser un avortement à une patiente dont le fœtus, touché par plusieurs malformations, était non viable. Dans sa loi de 1974, amendée en 1986, Chypre autorise l’IVG uniquement en cas de viol ou sur indications médicales. Condamné à Malte Sur l’île de Malte, l’avortement reste strictement interdit sauf en cas de viol, ou d’anomalies constatées du fœtus. Il est considéré comme un délit et donc passible de 18 mois à 3 ans d’emprisonnement. Un protocole annexé au traité d’adhésion de Malte à l’UE garantit aux Maltais que la législation européenne actuelle ou future ne pourra modifier leur loi nationale sur l’IVG, ni en affecter l’application chez eux. ■

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L’érosion des droits individuels

En France, l’accès aux soins est menacé par la crise Par Sophie Bouillon Paris

« On estime que 26% des Français ont renoncé ou retardé un soin pour des raisons financières au cours des douze derniers mois. »

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En cet après-midi de décembre, le centre de Médecins du Monde de la Plaine Saint-Denis, en banlieue parisienne est plein à craquer. Engoncés dans des manteaux, hommes, femmes et jeunes enfants font la queue en ligne serrée en attendant l’ouverture des portes. Les températures frôlent 0 degré. La France, depuis la création de la Sécurité sociale en 1945, est réputée pour avoir le système de santé le plus égalitaire du monde. Tout le monde peut avoir accès aux mêmes soins, qu’il soit riche, pauvre, ou même sans-papiers. « Ça c’est la théorie, explique Nathalie Godard, coordinatrice du centre. Mais dans la pratique, les hôpitaux sont débordés et refusent de plus en plus les personnes qui ne sont pas affiliées aux caisses d’assurance-maladie. » Il s’agit en majorité de personnes sans-papiers, qui ne sont ni inscrites à la CMU (Couverture Maladie Universelle), ni à l’AME (Aide Médicale d’Etat). « Il faut pouvoir prouver que vous êtes présent sur le territoire français depuis plus de trois mois, poursuit Nathalie Godard. Et c’est un vrai casse-tête administratif pour ces gens, qui vivent le plus souvent dans la rue ou dans des squats. » Monsieur R.* est venu aujourd’hui se faire renouveler une ordonnance pour son problème cardiaque. Sur le bureau du docteur, des dizaines de boîtes de médicaments génériques s’amoncellent. Il y a six ans, Monsieur R. a subi une lourde opération à cœur ouvert dans son pays, en Roumanie. « J’ai dépensé toutes mes économies pour l’opération, explique-t-il dans un français approximatif. Je n’ai plus d’argent pour les médicaments. Si je n’étais pas là, je serais mort. » Maladies cardiaques, problèmes psychiatriques, fièvre des nourrissons, les patients sont pris en charge gratuitement par cette ONG. L’occasion aussi pour les médecins de repérer des maladies chroniques et contagieuses, comme la tuberculose, qui a fait sa réapparition en Seine-Saint-Denis, l’un des départements les plus pauvres de France. Dans cette antenne de Médecins du Monde, dix cas de tuberculose ont été recensés en 2014. Un record. « L’accès aux soins n’est pas seulement un problème social, souffle le docteur, c’est aussi un problème de santé publique. » L’accès à la santé n’est pas seulement difficile pour ces personnes, exclues et sans existence administrative. On estime que 26% des Français ont renoncé ou retardé un soin pour des raisons financières au cours des douze derniers mois. En cause : les dépassements d’honoraires pratiqués par les médecins libéraux, et notamment spécialistes (ophtalmologues, dermatologues, chirurgiens dentistes, psychiatres…). Les dépassements d’honoraires, c’est le combat du Dr May, président de l’Union syndicale des médecins de centres de santé (USMCS). « Il y a des déserts médicaux, car il n’y a pas assez de médecins dans certaines régions de France, explique-t-il. Mais il y a aussi des déserts médicaux pour les pauvres, car dans certaines régions, la grande majorité des médecins pratique des tarifs plus élevés que le remboursement de la Sécurité sociale. C’est le cas à Paris, par exemple. » Dans le centre de santé de Malakoff qu’il dirige, les médecins généralistes et spécialistes sont salariés, et non payés à l’acte. Ils ont l’obligation de mettre en place le « Tiers-Payant », c’est-à-dire que les patients n’ont pas d’argent à avancer pour leurs frais. « En période de crise, avancer 23 euros (27 CHF), pour un grand nombre de personnes, ça peut être compliqué. Et pas seulement pour des gens en situation précaire », poursuit le syndicaliste. En ce début d’année, de nombreux médecins sont en grève pour protester contre le projet de loi du gouvernement qui voudrait rendre obligatoire le Tiers-Payant pour le paiement des consultations. Eric May n’a pas participé au mouvement. Jean-Francois de Corty, directeur des missions France pour Médecins du Monde, soutient également cette mesure du gouvernement qui viserait à plus de « justice sociale ». Selon lui, « il y a une vraie nécessité à encourager les personnes à aller consulter plus tôt. » ■

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L’érosion des droits individuels Immodossier

En mai 2011, la jeunesse espagnole occupe les places des grandes villes d’Espagne, et notamment la Puerta del Sol à Madrid. Pendant plusieurs jours, des centaines de milliers d’Espagnols manifestent contre les mesures d’austérité. Un immense campement est installé au cœur de la capitale espagnole pendant plusieurs semaines : c’est la naissance du mouvement des Indignés, qui se répand progressivement ailleurs : en Grèce, en Israël ou aux Etats-Unis avec « Occupy Wall street ». A l’époque, si la mobilisation rencontre un écho très favorable en Espagne, elle ulcère la droite espagnole qui assiste, impuissante, à la multiplication des manifestations et des actions de différents collectifs contre des banques, des bâtiments publics et des institutions. Quatre ans après la naissance des Indignés, le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy tient sa revanche : grâce à sa majorité absolue au parlement, il a réussi à faire voter une loi très controversée en Espagne : la « loi organique de sécurité citoyenne », un texte qui restreint sérieusement le droit de manifester, donne beaucoup plus de pouvoir aux forces de l’ordre et selon ses détracteurs « bâillonne » la rue. Ainsi, le texte prévoit des amendes pouvant aller jusqu’à 30 000 euros en cas de manifestations non autorisées devant des bâtiments officiels comme le parlement. De même, il est interdit d’escalader des édifices publics, comme Greenpeace le fait souvent lors de ses actions, mais aussi d’occuper des agences bancaires. Et ce n’est pas tout : déshonorer le drapeau espagnol, participer à un rassemblement non autorisé, refuser de s’identifier, résister aux forces de l’ordre, les filmer ou les prendre en photo sera passible de 100 à 30 000 euros d’amende. Au total, une cinquantaine de délits sanctionnés jusqu’alors par le code pénal deviennent des fautes administratives. « Malheureusement ces amendes ne seront contestables qu’après coup. La personne sanctionnée passera devant un juge seulement s’il en fait la demande, une fois l’amende réglée, déplore Marc Carillo, professeur de droit constitutionnel à l’Université Pompeu Fabra de Barcelone. Convertir des sanctions pénales en sanctions administratives limite forcément les possibilités de se défendre. Le gouvernement cherche en réalité à dissuader les gens d’aller manifester. » Selon Ignacio Gonzalez Vega, magistrat à Madrid et membre du collectif « Juges pour la démocratie », la présomption de culpabilité remplace désormais la présomption d’innocence : « C’est un terrible recul en arrière pour les libertés individuelles, qui de surcroît n’est motivé par aucune demande de la société. Le pouvoir cherche simplement à démobiliser les citoyens », souligne le magistrat. Dans les enquêtes d’opinion qui mesurent régulièrement les sujets de préoccupation des Espagnols, la sécurité arrive loin derrière la crise, le chômage ou la corruption. Pour de nombreux observateurs, cette loi n’est absolument pas nécessaire, car malgré la crise et la colère sociales, les incidents et les débordements sont très limités en Espagne. « Pour répondre à un problème social, le gouvernement met en place une loi répressive », déplore Ignacio Gonzalez Vega. Le Parti Populaire au pouvoir – la seule formation à avoir voté cette loi – soutient que le texte est équilibré et parvient à résoudre la tension entre liberté et sécurité. « Grâce à cette loi, la liberté progresse. Ce sont les manifestants violents qui perdent du terrain », a affirmé lors des débats parlementaires le député conservateur Conrado Escobar. La majorité a reçu l’appui du patronat espagnol, qui s’inquiète pour l’image de marque de Madrid à l’étranger et auprès des touristes, après la multiplication des manifestations ces dernières années. Mais à l’instar de la sphère judiciaire, l’opposition est vent debout contre une loi qui rappelle selon la députée socialiste Isabel Rodriguez « les heures sombres du franquisme ». La présence à Paris de Mariano Rajoy, lors de la manifestation du 11 janvier, en soutien aux victimes de l’attaque contre Charlie Hebdo en a choqué plus d’un en Espagne. « C’est parfaitement contradictoire de défendre la liberté d’expression à Paris et d’instaurer une loi qui restreint les droits individuels », s’insurge Marc Carillo. Mais le gouvernement espagnol n’entend pourtant pas s’arrêter là. Après avoir restreint le droit de manifestation, il prépare une loi qui permettra à l’exécutif d’ordonner plus facilement des écoutes téléphoniques en cas d’urgence. L’opposition y voit la mise en place d’un « Big Brother ». « Le gouvernement veut instaurer un contrôle des communications privées contraire à la Constitution, déplore Marc Carillo. Ceci est propre à un régime autoritaire. » ■

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Espagne, la liberté en danger Par Henry de Laguérie Espagne

« La présomption de culpabilité remplace désormais la présomption d’innocence. »

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L’érosion des droits individuels

Les forces de l’ordre peinent à rompre avec la dictature Par Hélène Seingier Brésil

« Tous les Brésiliens ne sont pas considérés comme égaux et on règle les conflits par la violence. »

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Les manifestations historiques de 2013 ont révélé une faille profonde de la démocratie brésilienne : la brutalité – et l’impunité – des forces de l’ordre. Utilisée jusqu’ici uniquement dans les favelas, la violence policière atteint les beaux quartiers, qui découvrent un héritage direct de la dictature. Ecrans géants sur Copacabana, foule joyeuse au stade Maracana… Le 13 juillet 2014, Rio de Janeiro accueillait la finale de la Coupe du monde de football. Mais pour Frida et ses amis, la journée est un sombre souvenir. « Je suis allée manifester contre la compétition et la police a été d’une brutalité choquante. Il y a eu des gens frappés, des bras cassés. Je suis tombée au sol face à la cavalerie. Ils nous ont traités comme des animaux », raconte la jeune mère de famille. La veille, 19 leaders des manifestations historiques de juin 2013 ont été emprisonnés. Certains crient aux arrestations politiques. « Notre Constitution interdit les poursuites pour dissension d’opinion, rappelle Marcelo Chalréo, chargé des droits de l’homme à l’OAB (Ordre des Avocats du Brésil). Ces arrestations concernent aussi des paysans sans terre qui réclament une réforme agraire, ou des leaders indigènes en Amazonie. On criminalise les mouvements sociaux, c’est comparable à des actions de la dictature. » Le régime militaire a sévi de 1964 à 1985 au Brésil. Moins connu que celui du Chili ou d’Argentine, il a tout de même exécuté 400 personnes et torturé 20 000 « militants communistes » parmi lesquels l’actuelle présidente, Dilma Rousseff. Le 10 décembre dernier, des larmes dans la voix, l’ancienne activiste a reçu le rapport de la Commission nationale de la vérité, chargée de faire la lumière sur les crimes de la dictature. Il contient de nombreuses preuves et de rares aveux, mais aucun militaire ne sera inquiété. La loi d’amnistie de 1979 interdit toute poursuite judiciaire. « Une force arbitraire très grande pour perpétrer des exécutions sommaires » Après la démocratisation, la police laisse les beaux quartiers en paix. « On a gardé la même stratégie de guerre et l’ennemi est devenu le trafiquant de drogue des favelas », reconnaît le colonel Ibis Silva Pereira, de la police militaire de Rio de Janeiro. Cette escalade meurtrière vaut à la police brésilienne un triste record : avec six morts par jour en 2013, elle est la plus meurtrière de la planète. « Il ne faut pas croire que la police sort dans la rue pour tuer ! Elle agit sur des terrains extrêmement violents et perd énormément d’hommes elle aussi, plus de 500 en 2013 », rappelle Ubiratan Angelo, un ancien commandant de la police militaire de Rio de Janeiro. Mais un phénomène trouble les défenseurs des droits de l’homme : les décès classifiés comme « autos de resistência ». La formule, créée durant la dictature, reconnaît la légitime défense aux agents et leur évite des poursuites immédiates. Sur les 707 décès par « autos de resistência » de 2005, la justice n’a ouvert que 19 procès et en a déjà classé 16 sans suite. « La logique de guerre et le manque de mécanismes pour contrôler la police lui offrent une force arbitraire très grande pour perpétrer des exécutions sommaires. C’est incorporé dans les pratiques de la corporation », déplore Alexandre Ciconello, d’Amnesty International Brésil. « Il faudrait effectivement enquêter sur chaque ‘auto de resistência’ et revoir tout le système de justice criminelle », reconnaît Ubiratan Angelo. Mais l’abîme est immense entre les ruelles tortueuses des favelas brésiliennes et les avenues goudronnées des beaux quartiers. Tant qu’elle était cantonnée aux quartiers miséreux, la violence policière passait inaperçue. « Le peuple pauvre et noir des favelas a appris à se faire massacrer et à se taire, affirme l’avocate Eloisa Samy, très impliquée dans les manifestations. Les événements de 2013 ont révélé aux classes moyennes une brutalité d’Etat qui existe depuis toujours. La démocratie n’est qu’apparente dans ce pays ! » Le colonel Ibis Silva Pereira s’en remet à l’œuvre du temps : « Du point de vue des institutions, la démocratie est solide, mais dans les faits elle n’a que 26 ans ! Notre société est encore très marquée par l’esclavage : tous les Brésiliens ne sont pas considérés comme égaux et on règle les conflits par la violence. » Mi-janvier, une grande croix noire a fait son apparition sur la plage de Copacabana. A son pied, dans le sable, une corde à sauter, des livres d’enfants et le portrait de Larissa, 4 ans, tuée par une balle perdue. « Personne ne me rendra ma fille, a écrit la mère de l’enfant sur un panneau de bois. Mais si quelqu’un pouvait mettre fin à cette guerre… » En dix jours, rien qu’à Rio de Janeiro, les balles perdues ont blessé ou tué 17 personnes. ■

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L’érosion des droits individuels Immodossier

La frontière entre vie privée et vie publique devient de plus en plus poreuse. Les photos volées par les paparazzi, les états d’âme étalés sur les blogs, les images ou les propos ambigus qui se retrouvent en un clic sur les réseaux sociaux… interrogent l’intime et le quant-à-soi. Pour se rapprocher de son électorat et obtenir de lui la confiance populaire, le politique a commencé à exhiber une partie de sa vie privée dès les années 1950. A cette époque, l’image était consentie et convenue. Le plus souvent posée, elle levait le voile sur l’épouse et les enfants, sur le lieu de vie ou les loisirs. Désormais, ce type de clichés réservés à « une presse de connivence » ne fait plus recette. Pour vendre, il faut « faire le buzz », savoir exploiter les petits secrets de la République, dévoiler ruptures et autres amours illicites, amplifier les dérapages verbaux glanés aux détours d’une conversation « off » ou d’un tweet trop rapidement publié. C’est la chasse à la petite phrase, la mise en lumière de la forme plutôt que du fond… de quoi alimenter les flots continus des chaînes « Tout info » concurrencées par l’omniscience des réseaux sociaux. Elus ou starlettes, même traitement Sous François Mitterrand, la France découvre l’existence de Mazarine Pingeot. Le secret aura été longuement gardé par le microcosme parisien de la presse avant d’oser transgresser l’interdit. Quelques années plus tard, l’ère Sarkozy consacre la « peopolisation » du politique : Nicolas sur son cheval, Nicolas fait du jogging… le président lève le voile sur sa sphère privée, mais le retour de boomerang est violent lorsque la liaison entre son épouse Cécilia et Richard Attias s’affiche en Une d’un News Magazine. L’ire du chef de l’Etat a d’ailleurs conduit à la destitution du directeur de publication trop indiscret. Au tour de François Hollande, président en fonction, de faire les frais de cette impudence. Les photos volées au petit matin, le montrant casqué et sortant de chez une actrice, ont réveillé nos voisins français début 2014 avec une grande question : peut-on tout dévoiler de l’intimité des personnages publics ? Y a-t-il atteinte à la vie privée alors qu’un élu est en fonction ? où se situe la frontière entre vie publique et vie privée ? Lynchée par ses pairs, la directrice de Closer, Laurence Pieau, a revendiqué sa décision de publier les photos en évoquant un secret de polichinelle : « A partir du moment où cette histoire a été évoquée au Grand Journal, ndlr émission en clair de Canal+, où on en a ri sur des plateaux télé, où la rumeur courait et où elle est devenue avec ces images une information, il n’y avait pas d’hésitation. (…) Cette histoire commence à aller sur la place publique et commence à être connue par des centaines de personnes. (...) Je me sens autorisée à faire partager aux lecteurs une information connue par un nombre de plus en plus grand d'initiés. » D’autres grands hebdomadaires d’informations pourtant au courant de la supposée liaison ont préféré la taire, au nom de la déontologie journalistique… quitte à se priver d’un bon scoop. Mais ils sont de plus en plus rares à s’autocensurer, car les médias classiques sont désormais largement concurrencés par les réseaux sociaux qui ne s’embarrassent pas de morale et relaient sur la Toile à grand renfort de hashtags des rumeurs qui suscitent des centaines de commentaires en quelques minutes. Ainsi près de 6 000 tweets* ont circulé avec les #Hollande, #Gayet et #Gayetgate dans la nuit qui a suivi la sortie du journal Closer. Un préambule à l’avalanche médiatique qui suivra. La frontière entre vie privée et vie publique réduit comme peau de chagrin En Suisse, c’est aussi sur la Toile que les scandales éclaboussent quelques politiques et autres notables. En août dernier, c’est une secrétaire du parlement qui postait sur la plateforme Twitter quelques selfies, dévoilant des parties intimes de son anatomie, pris depuis son bureau au Palais fédéral. Dans la foulée, Geri Muller, maire de Baden et député vert se faisait épingler en s’immortalisant dans le plus simple appareil depuis son bureau de l’Hôtel de Ville, durant ses heures de travail. L’existence du cliché aurait dû rester secrète si la destinataire n’avait pas laissé fuiter l’information. Puis c’est au tour d’une magistrate vaudoise de déraper en affichant sur le réseau social Facebook une image de son compagnon torse nu oblitéré par le tampon officiel du Ministère public…

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Quand vie privée et vie publique se télescopent Par Nathalie Pasquier

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Ces nouveaux comportements questionnent… les photos émises sur la Toile sontelles toujours du domaine privé dès lors qu’elles ont été réalisées dans des espaces publics et pendant l’exercice de la fonction ? Et les propos sont-ils publics ou privés s’ils s’affichent sur des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter ? Comme le souligne Laurence Allard, sociologue et ethnographe des usages des nouvelles technologies : « Avec ces nouvelles communications, nous ne sommes plus dans l’intime. Depuis le XVIII e siècle, la lettre par exemple était le lieu de l’intériorité. Maintenant nous sommes dans l’extime : on se dévoile au plus grand nombre. » Si les données publiques côtoient les données privées, les leaks ont prouvé que ces dernières étaient aisément accessibles. En effectuant une recherche nominative sur un individu, il est rare de ne pas retrouver des données sur Facebook et autres Linkedin, voire de lire ses interventions sur des forums ou des blogs. Autrefois la loi protégeait la vie privée, mais les nouvelles sociabilités numériques ont effacé nos repères et rendu la législation difficile à appliquer. L’arrivée de nouveaux outils impose de nouveaux cadres et codes. Les smartphones notamment, avec appareil photo intégré, ont imposé l’art du selfie. Utilisé par tout un chacun, il a rapidement été repris par les people, à l’instar de Barack et Michelle Obama, pour s’humaniser et montrer un caractère authentique, « fait main ». Il y a quarante ans, l’artiste et visionnaire Andy Warhol affirmait que « dans le futur, chacun aurait droit à 15 minutes de célébrité mondiale ». Cela n’a pas échappé au journaliste d’investigation Jean-Marc Manach, auteur de La vie privée, un problème de vieux cons ? qui ironise aujourd’hui en disant que « dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat ». ■ *sources Topsy

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