LVX 4 - ETE 2024

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LVX

PAROLES

Lina Ghotmeh, naturellement architecte

ART

Les folies en carton d’Eva Jospin

RÉGAL

La truffe, l’or blanc d’Alba

LA NAISSANCE DU ROSE

N ° 4 • ÉTÉ 2024

Édito

Allons voir si le rose…

L’historien Michel Pastoureau en a fait son beurre. On veut parler des couleurs dont il raconte brillamment les histoires – le jaune, le rouge, le noir, le bleu – dans une série de livres absolument passionnants. Ce succès de l’auteur illustre ainsi l’importance que nous leur accordons. Et à quel point leur présence ne sert simplement pas à faire joli. Alors oui, elles embellissent les fleurs, apportent une touche dans nos intérieurs. Mais elles disent aussi beaucoup de notre être profond et de nos états d’âme. On dit ainsi avoir le blues, alors que le bleu est censé être la couleur positive de la mer et de l’infini du ciel. Comme on dit, être vert de rage ou rouge de colère. Et le rose ? À part pour la vie chantée par Édith Piaf, il n’a pas l’honneur d’une expression particulière dans la langue française.

À l’origine, le rose n’existe pas. Pendant longtemps, les fleurs sont blanches ou rouges. Tout comme les cochons sont bruns ou tirant vers le rouge. C’est la science qui, avec l’invention des couleurs de synthèse et le croisement des espèces au XVIIIe siècle, va faire entrer le rose dans le vocabulaire. Il n’y a guère qu’au Japon où les cerisiers en fleurs le distinguent depuis toujours du rouge et du blanc.

Associée à une féminité excessive, à l’érotisme, à l’enfance et au kitsch, le rose divise et n’a de fans absolus que chez celles et ceux qui l’assument. Il rappelle aussi les mauvais souvenirs : le triangle rose que les nazis imposaient aux homosexuels pendant la guerre. Cela dit, la charge symbolique des couleurs n’est jamais immuable : la mode, notamment, aime désormais glisser du rose dans la garde-robe des garçons. Michel Pastoureau nous apprend ainsi que les Grecs et les Romains détestaient le bleu, alors que c’est aujourd’hui la couleur préférée de la moitié de la population mondiale. Tout comme le vert qui, avant d’incarner l’écologie et la nature, était, au Moyen Âge, la couleur du diable, des êtres étranges et des ennemis de la chrétienté.

IMPRESSUM

Une publication de la SPG

Route de Chêne 36 – CP 6255 1211 Genève 6 www.spg.ch

Éditrices responsables Marie Barbier-Mueller

Valentine Barbier-Mueller

Rédacteur en chef Emmanuel Grandjean redaction@lvxmagazine.ch www.lvxmagazine.ch

Ont participé à ce numéro : Christophe Bourseiller, Marine Cartier, Philippe Chassepot, Luc Debraine, Emmanuel Grandjean, Philip Jodidio, Cora Miller, Viviane Reybier

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Edouard Carrascosa - ec@lvxmagazine.ch

Tél. 058 810 33 30 - Mob. 079 203 65 64

Abonnement : Tél. 022 849 65 10 abonnement@lvxmagazine.ch

Pages immobilières et marketing : Marine Vollerin

Graphisme et prépresse : Bao le Carpentier

Correction : Monica D’Andrea

Distribution : Marine Vollerin, Julie Chat

Production : Stämpfli SA Berne

Tirage de ce numéro 15’000 exemplaires

Paraît deux fois par an

Prochaine parution décembre 2024

Couverture (Photo © Gwen Weustink)

Cette revue, créée en 2022, est éditée par la SPG

Tous droits réservés.

© 2024 Société Privée de Gérance SA, Genève

Les offres contenues dans les pages immobilières ne constituent pas des documents contractuels. L’éditeur décline toute responsabilité quant au contenu des articles. Toute reproduction même partielle des articles et illustrations parus dans ce numéro est interdite, sauf autorisation préalable et écrite de la rédaction.

LVX MAGAZINE 2

2

ÉDITO

8

CHRONIQUE

Faut-il vraiment ralentir ?

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PRÉSENT

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SOCIÉTÉ

Pièges en haute mer

24

Vincent Darré, petit bijou STYLE

Le rose, invention d’une couleur (Gilbert

18

PAROLES

Lina Ghotmeh, pour une architecture naturelle

31

ABCDESIGN

Les meubles USM

32

Au nom de la chaise PORTFOLIO

(DR)
Hage)
SOMMAIRE LVX MAGAZINE 4
(© Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

Palma

InstalléàSãoPaulo,leduoPalma,composédel'artisteCleoDöbberthinetde l'architecteLorenzoLoSchiavo,dévoilelacollectionBINGO.Véritablemanifestede styleettémoignagedeleursexpérimentations,cettecollectionparcourtlethème dujeu.Chaquepièce,minutieusementfaçonnéeàlamain,semétamorphoseenun objetdedésir,établissantainsiunnouveauparadigmeentreartetdesign.

Domum gallery Rue des Bains, 61 1205 Genève

www.domumgallery.com contact@domumgallery.com (+41)228002022

16.05—

12.09.2024

La dernière folie d’Eva Jospin

52

HORLOGERIE

François-Paul Journe, le maître des horloges

RÉGAL

À la poursuite du diamant blanc

46

ARCHITECTURE

Le refuge de Lamartine

58

TECHNOSOPHIE

Une capsule pour le futur

63

JOUET

Disque solaire

CORPS

68 Cinquante nuances de ressenti

72 PAGES IMMOBILIÈRES

(F.P.
Journe) ART 38
(Benoît Fougerol) SOMMAIRE
64
LVX MAGAZINE 6
(Yena Lou)

« La qualité n’attend pas » PIERRES & MARBRES

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Fourniture et
CARRELAGES TERRAZZO

Faut-il vraiment ralentir ?

Rêve-je ? Il me semble qu’en cette époque piquante et peu épique, la cool attitude se fait dangereusement chiche. Je fus témoin l’autre matin d’une scène médusante. Alors que j’arpentais gaillardement l’artère principale d’une cité occidentale et francophone dont je tairai le nom – disons qu’elle est réputée pour sa cathédrale brûlée et pour un célèbre échafaudage élancé vers le ciel –, je me trouvai brusquement au cœur d’une édifiante altercation : deux

automobilistes en transe s’invectivaient à coups de klaxon en s’abreuvant de mots doux, alors même que la ville, à cette heure hindoue, exhalait un parfum de paix, de sérénité propice à la méditation. Les deux sagouins brisaient de la sorte le merveilleux silence de l’aurore, qui suit le concert des oiseaux.

Appel au calme

Alors, je pose une simple question : où va nous mener cet énervement généralisé, cette hargne primaire, cette incivilité

endémique ? Oui, j’aimerais lancer à tous les paltoquets, les goujats et les faquins, un appel au calme ! Il se trouve que l’époque actuelle semble a contrario dominée par un syndrome d’accélération continue, comme si l’humanité tentait désespérément d’abolir l’inéluctable sablier du destin. Comment la réprimer, cette agitation intime qui nous pousse à courir inutilement en tous sens, et qui se traduit de nos jours par la consultation frénétique du téléphone portable, quatre à cinq fois par minute ? Dans un livre intitulé Du calme, tout un programme, cosigné par le psychologue Gaétan Cousin et le philosophe Konstantin Büchler, avec en sous-titre, Comment lutter contre l’agitation intérieure (Éd. Odile Jacob, 2022), je lis que nous vivons dans un monde qui s’accélère sans cesse. Les deux auteurs prennent l’exemple de la musique : « Dans ce domaine, on a pu démontrer que le tempo d’exécution des œuvres classiques s’était accéléré depuis le XIXe siècle. » De même au parlement, le débit de parole des députés a augmenté de 50% entre 1945 et 1995. Mieux encore : les gestes du quotidien se font de manière de plus en plus rapide et saccadée. On mange une pomme en vingt secondes, quand on mettait une minute et plus en 1950.

Agité du bocal

On fonce comme des dingues, on parle trop vite, on bouge trop vite, mais estce notre faute ? Je reprends Du calme : « L’agitation contemporaine, ce sont aussi les sursollicitations technologiques et sociales, et le vol constant de l’attention par la publicité. » Sans oublier le bruit. Tous les citadins s’exposent aujourd’hui à la

CE MONDE M’ÉTONNE LVX MAGAZINE 8
(Nicolas Zentner)

pollution sonore. Nous survivons parmi les agités du bocal. Certes, nous sommes, nous autres humains, des bâtisseurs. L’humanité n’est pas composée de plantes. Nous avons par nature besoin d’agir, de nous réaliser, de construire, d’édifier. Le repos, c’est bien gentil, mais gare à l’ennui ! D’ailleurs en vacances, rares sont ceux qui (comme moi) s’adonnent à la pure contemplation. Les vacanciers, dans l’ensemble, me font penser à des chimpanzés sous valium. Ils nagent, éclaboussent, hurlent, tressautent, jouent au volley, randonnent, courent, sautent en parachute, ou pédalent en pédalo. Alors, quelle différence y a-t-il entre l’agitation qui nous rend dingos et la saine activité qui nous permet d’exister ? Tout est ici question de sens. Les secoués du cocotier sont des gens qui paniquent. Redoutant par-dessus tout leur propre silence intérieur, ils courent à l’aveugle comme les poules qui s’égaillent dans la basse-cour. À l’inverse, les actifs utilisent leur cerveau. Ils savent très bien où ils veulent aller. Leur action a un sens.

Tout doucement

Or, nous ne prenons conscience du sens de nos actions que si nous éprouvons au préalable le sentiment que nos vies sont orientées. Oui, on peut trouver le calme dans l’action, si on ne verse pas dans l’agitation stérile. Or, conséquemment, il importe en premier lieu d’atteindre en soi l’oasis du calme absolu. Donc, il est temps de brandir le drapeau blanc et de lancer un appel à la trêve et au repos. Ce qui m’amène à l’étape suivante de mon raisonnement. Le seul moyen de concilier le calme et l’activité, c’est en fin de compte le ralentissement. Slow down, my friends. Comme dit un proverbe chinois : « Seul l’étang tranquille reflète les étoiles. » Voltaire ajoutait : « Le monde avec lenteur marche vers la sagesse. » Ils sont de plus en plus nombreux, ceux qui psalmodient ce nouveau mantra : « Tout doucement, on veut aller tout doucement. » La rumeur s’est d’abord répandue sourdement, à la façon d’une plainte venue des profondeurs. « Tout va trop vite, et ce monde qui s’emballe cavale

vers le précipice », chuchotait ce chant lointain. Puis la mélopée s’est intensifiée, au point de devenir un cri planétaire. Les trains, les avions, le web, le portable, tout nous pousse à foncer, toujours plus vite. Le nez sur la montre et le guidon, nous pédalons à l’aveugle.

Comment ? Celui à qui j’ai envoyé ce SMS n’a pas répondu dans les dix secondes ? Que se passe-t-il ? Est-il fâché contre moi ? Boude-t-il, ou est-il mort ? Nous vivons l’injonction perpétuelle de l’instant présent.

Ainsi cette mouvance « ralentisseuse » en pleine expansion veut passer du twerk au slow (qui n’aime pas danser le

« On nous impose insidieusement le tempo d’une époque qui n’est pas la nôtre. À chacun son rythme, à chacun sa valse, à chacun son roman intérieur. »

slow ?) Et l’on ne parle plus que de la slow culture, c’est-à-dire de la culture du ralentissement, qui passe par la slow food (nourriture lente, je prends mon temps pour mitonner par exemple une daube), la slow life (la vie lente, je profite enfin du temps qui passe), ou le slow travel (voyage lent, tout est dit, je me déplace à pied ou à dos de chameau). Devons-nous donc nous contenter d’écouter l’herbe qui pousse ?

Ce n’est pas sûr. Car lorsque les injonctions deviennent planétaires et se voient reprises à la quasi-unanimité, je me méfie. À ce propos, je viens de lire un roman d’une puissance quasiment artésienne, qui est signé par l’un de nos plus

grands romanciers contemporains et je pèse mes mots, je veux parler d’Antoine Volodine. Son dernier roman, Vivre dans le feu (Éd. du Seuil, 2024), met en scène un soldat qui se trouve littéralement sur le point de mourir, dans la mesure où une salve de napalm commence à le lécher. Le livre entier se déroule dans la microseconde finale de son existence. Que fait-on, quand on voit la mort en face ? Dresse-t-on le bilan d’une vie déjà presque achevée ? Que nenni ! Bien loin de revivre son passé, le personnage d’Antoine Volodine décide au contraire de se projeter dans un monde imaginaire, onirique presque surréaliste, ce qui lui permet de se préparer mentalement à la mort inéluctable. Et la seconde de grâce s’étire sur cent soixantetrois pages. Comme le dit notre héros : « Vu comme ça, au jugé, je dispose d’une seconde. J’ai donc tout mon temps. »

Temps élastique

Ainsi le temps démontre son élasticité. Nous avons tous testé cette curieuse dimension du devenir : cinq minutes peuvent durer une éternité, tandis que l’heure qui suit s’écoule à une vitesse foudroyante.

Dès lors, la question du slow ou du fast se repose différemment. Faut-il vraiment ralentir et nous traîner comme des bœufs, ou bien devrions-nous au contraire savourer à l’extrême chaque seconde qui nous reste ? Cessons de marcher au pas. On nous impose insidieusement le tempo d’une époque qui n’est pas la nôtre. À chacun son rythme, à chacun sa valse, à chacun son roman intérieur.

Fuir la cavalcade venue de l’extérieur ? C’est une nécessité. Mais les hérauts du ralentissement forcé sont tout aussi inquiétants que les chantres de l’immédiateté numérique. Nous devons en somme redevenir les maîtres de nos destins. Il ne s’agit pas tant de ralentir que de trotter en paix. Écoutons-nous ! Y en a marre de foncer comme des dingues ! Y en marre de vivre à cent à l’heure ! Y en a marre ! Et comme le disait naguère le philosophe et cinéaste Max Pecas : « On se calme et on boit frais, à Saint-Tropez. »

CE MONDE M’ÉTONNE Été 2024 9

LE ROSE,INVENTION

D’UNE COULEUR

Comment une couleur qui n’existait pratiquement pas voilà quelques siècles a-t-elle pu à ce point phagocyter marketing et fantasmes planétaires en une petite poignée de décennies ? Un jeune chercheur français nous détaille cette passionnante trajectoire.  Par Philippe Chassepot

PRÉSENT

Pourquoi un tout jeune trentenaire se met-il soudain à plonger dans un univers tout rose au point de vouloir refaire son histoire, et énumérer tous les clichés qui y sont liés pour mieux les déconstruire ?

La réponse se trouve à l’autre bout de la planète, en plein centre du Japon.

« J’étais chercheur invité à l’Université de Kobe il y a trois ans, où on était libres de proposer des cours en dehors de ceux imposés. Je me suis alors lancé dans l’histoire comparée des couleurs au Japon et en Europe, en évoquant notamment le printemps dans l’archipel avec ses cerisiers en fleurs, rembobine Pierre-William Fregonese. Pour moi, ces derniers étaient plus blancs que roses. C’est le fameux sakura, le rose voilé, très subtil. Mais la vision que les étrangers pouvaient en avoir n’était pas celle-là. Les photos sont trop retouchées sur les réseaux sociaux, ou accompagnées d’un filtre pour représenter le pays. Les cerisiers apparaissent toujours d’un rose éclatant, excessif. Ça m’avait marqué. »

Une piqûre et un questionnement qui n’ont plus jamais quitté le chercheur. Le Japon fait partie de sa vie – il travaille aujourd’hui à la Faculté des arts de Kyoto –et d’autres souvenirs pastel ont eux aussi afflué. « Le rose n’est pourtant pas ma couleur de cœur. Je l’ai toujours trouvée très ambiguë. Elle me rappelait un certain exotisme, avec les couvertures des mangas Dragon Ball D’autre part, le rose me ramenait à ma classe sociale moyennebasse : c’est la couleur du plastique, des

glaces artificielles… J’ai coécrit un article fouillé sur le sujet avec une journaliste, et à force, toutes ces interrogations ont fini par engendrer un livre. »

Presque le vice Il est évidemment énormément question du rôle essentiel joué par le Japon, on y reviendra très vite. Il y a bien plus dans les deux cents pages de L’invention du rose. Outre des moments d’intimité légers et bienvenus, l’auteur balaie dans une écriture très personnelle tout le spectre de l’histoire au fil du temps, et c’est fascinant. Le rose a longtemps été absent de la nature, en dehors des couchers de soleil. Par exemple : la fleur était soit rouge, soit blanche jusque vers le XVIIIe siècle. Idem pour les cochons, bruns ou un peu rouges, et devenus roses seulement avec le croisement des espèces pour améliorer la production. Le flamant rose ? Sa teinte est essentiellement due à son régime alimentaire. Cette couleur de la rareté va progressivement correspondre à celle de l’excès. « Surtout par la création des colorants de synthèse au XIXe siècle. Le rose va de plus en plus se rapprocher du violet pour représenter la transgression. Il va aussi se trouver dépendant de la nouvelle symbolique du rouge, qui s’apparente au fur et à mesure à la teinte du diable – peint en bleu jusqu’alors – et de la mort. Le rose se retrouve entraîné là-dedans pour un drôle de rôle : il n’est pas le vice, mais la proximité avec celui-ci ; pas la pornographie, mais l’érotisme ; pas le

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Kirsten Dunst en total rose dans « Marie-Antoinette », le film de Sofia Coppola. (COLUMBIA PICTURES CORPORATION/ AMERICAN ZOETROPE / Album)

Ci-contre :

Les sakura , les cerisiers en fleurs du Japon et leur couleur caractéristique. (DR)

communisme, mais le socialisme. Il reste toujours à un pas de la ligne à ne pas franchir », détaille Pierre-William Fregonese. Cette fameuse ambiguïté n’a finalement jamais disparu. L’érotisme, d’accord, mais le rose est, de plus, symbole de la femme-enfant, de la jeunesse avec ses pointes d’innocence. C’est la couleur originelle du mouvement gay, choisie pour revendiquer sa différence, mais également la plus acceptée aujourd’hui. La réappropriation masculine à travers la pop culture, avec, par exemple, le groupe BTS et Pharrell Williams ?

Le cas Barbie

Une gentille provocation vidée de son sens : le rose était masculin au début de l’histoire, puisque dérivé du rouge. Ne serait-ce pas la couleur du mensonge, finalement ? Une hypothèse pas si bête pour l’auteur : « Oui, mais celle d’un mensonge qu’on accepte, à savoir celui qu’on se raconte à nous-mêmes. Le film Barbie l’illustre bien ; il se veut symbole de la libération de la femme, alors qu’elle est en fait enfermée dans un capitalisme ultracontemporain. » Et de rappeler ce détail étonnant : la poupée avait été créée en noir et blanc en 1959. Elle est devenue rose bien plus tard, pour servir les clichés et les désirs de statu quo. « Barbie était idéale pour mieux viser les foyers conservateurs américains. C’est un immense mensonge ! »

Il y a cet autre paradoxe à signaler : tous les sondages montrent que le rose n’est jamais cité parmi les couleurs préférées,

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PRÉSENT

hommes et femmes confondus – elle se classe même toujours dans les trois dernières. En Europe, elle est carrément la plus détestée après le marron. Pourtant, le marketing international s’est jeté dessus au point que le rose « cannibalise la période », selon l’expression de notre chercheur, qui développe ainsi son propos : « Parce que c’est la couleur des contraires et que nous vivons à l’époque des contraires. Le coucher du soleil est peut-être le phénomène le plus naturel du monde, mais le rose, c’est aussi le néon, c’est la douceur, la proximité avec la sexualité ; l’enfance, mais la sexualisation; un temps en suspension, qui ne passe plus. »

Rose artificiel

Revenons maintenant au Japon, où le rose est d’abord une variation chromatique du blanc – et plutôt du rouge pour l’Europe. La vision des touristes évoquée plus haut – leur rêve éveillé même – est évidente : ils ont construit un Japon fantasmé. Cette influence a grandi au fil des ans, car le pays en a joué. « Le Japon a vite compris ce qu’il se passait, mais il a quand même voulu enrichir ces stéréotypes construits ailleurs pour mieux promouvoir cette image-là. Certaines institutions recrutent des influenceurs et influenceuses, sur Instagram notamment, pour entretenir la tendance. »

Pierre-William Fregonese sait de quoi il parle, après quelques années passées à temps plein dans l’archipel. Il y a reçu amis, artistes, influenceurs et divers Occidentaux pour un verdict souvent partagé. « Oui, certaines personnes sont déçues de ce

La poupée Barbie a contribué à faire du rose une couleur sexuée. (Jvphoto / Alamy)

constat une fois sur place. Je peux comprendre, ça force quand même beaucoup en ligne, où on artificialise vraiment à l’excès avec ces colorimétries presque absurdes : les rivières pavées de rose, les filtres photo, alors que c’est le pays de la subtilité. Il y a notamment cette grande différence avec l’Europe : une couleur qu’on ne voit pas est souvent plus importante que celles qu’on peut voir. Par exemple, l’intérieur des manches de kimono. »

Cellules roses

Le regard occidental façonne le Japon, dont l’attitude influence à son tour le regard occidental. Comme un jeu de Lego façon imbrication permanente, comme une fiction qui s’entretient elle-même. Les exemples s’accumulent au fil de notre conversation, et tous en rajoutent une couche dans la même veine paradoxale. Le rose s’est étendu partout, certes, mais jamais on ne peut imposer une interprétation à sens unique. Même en Suisse, tiens, où l’auteur nous ramène l’espace d’une anecdote, très symbolique elle aussi. « Je repensais récemment à cette fameuse expérience des années 2010 qui avait été tentée chez vous dans quelques prisons, quand ils avaient repeint certaines cellules en rose pour essayer d’apaiser les détenus. Des spécialistes avaient vite compris le problème en précisant : on est censés préparer les prisonniers au retour à la réalité, et l’utilisation excessive du rose dans la cellule, ça ne va pas le faire. Trois ans plus tard, une étude sortait avec une conclusion claire : non, ça ne fonctionnait pas.

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Tout était parti d’un stéréotype, une fois de plus. Le rose dans son excès sera toujours caricatural et rejeté. »

La signification d’une couleur n’est cependant jamais permanente. L’équilibre est instable, les tendances tournent et se retournent. Notamment avec certains mouvements progressistes qui veulent absolument casser le cliché bleu pour les garçons contre rose pour les filles. Alors quel avenir peuton imaginer pour ce pastel-là ? Sans surprise, Pierre-William

Fregonese y a déjà réfléchi. « C’est une couleur en voie d’acceptation, de nouveau portée par les hommes, qui va dépasser les oppositions. Vu la manière dont on la pousse, je pense qu’on est en train de paver la voie au violet qui va bientôt arriver, car le rose sera normalisé. »

Pierre-William Fregonese, L’invention du rose, Éd. PUF, 2023, 192 pages

Le flamant rose doit sa couleur à son régime alimentaire à base de crevettes roses.

(Liliana Morillo)

Été 2024 15
PRÉSENT

Pièges en haute mer

Les enjeux économiques à venir et la mondialisation effrénée sont tels que le futur immédiat s’annonce terriblement incertain sur toutes les eaux de la planète.

Par Philippe Chassepot

La mer a été chantée par beaucoup d’artistes, fantasmée par presque tous, mais quel piège, en réalité, quelle cruauté dans un milieu où règnent surtout hostilité et impermanence. Elle serait un symbole d’évasion pour l’homme ? Peut-être, mais avec une indépendance très limitée et des retours aux ports indispensables. Les fatigues physique et psychologique y sont très accélérées par rapport à la terre. On ne survit pas plus de trois minutes si on tombe dans une eau glacée.

Faut-il aussi mentionner l’éventuelle présence des sirènes, fatales pour tous les romantiques trop curieux ? Pas la peine, la liste des cauchemars contemporains est assez étendue : la Méditerranée en cimetière géant pour désespérés, des cas d’esclavages sur chalutiers un peu partout, et combien de clandestins balancés par-dessus bord parce que « pas vu, pas pris » ?

Prison sur l’eau

On s’arrête là pour le prisme négatif, mais tout de même : ne serait-ce pas un univers qui révèlerait ce qu’il y a de plus malsain dans la nature humaine ? « Malsain, je ne sais pas, mais je l’évoque avec mes allusions à La République de Platon et les références à l’anneau d’invisibilité de Gygès, qui devient un petit démon dès qu’on ne le voit plus. On est moraux seulement parce qu’on est contraints de l’être, c’est notre face noire quand on est loin de l’œil de l’État, oui. Trafics d’armes, de drogues, de personnes… Le navire est quand même un objet très particulier du point de vue politique et social. C’est presque une prison, un habitat qu’on ne peut pas quitter facilement, avec d’inévitables relations d’autorité et un certain niveau de

violence potentielle. Et s’il y a eu des progrès dans la marine marchande, les conditions de travail demeurent très difficiles pour la pêche. »

Frontières floues

C’est Maxence Brischoux qui s’exprime ainsi. Chercheur et enseignant à Paris II, titulaire d’un master des relations internationales de l’Université de Saint-Gall, il est l’auteur d’un Géopolitique des mers (Éd. PUF) à la densité remarquable et aux éclairs philosophiques pertinents. « Les mers ne seraient-elles pas le lieu par excellence de l’anarchie, au sens propre du terme : le milieu géographique où le pouvoir ne s’exerce pas ? », demande-t-il justement. Les institutions existent, pourtant. Les lois aussi, écrites et non écrites, qui laissent parfois une belle part à l’incertitude. La géopolitique et ses conséquences, le futur immédiat d’une planète en ébullition : tout ça valait bien un coup de fil à l’auteur.

Qui commence par décrire un tableau, somme toute très éclairé. Les frontières sont floues sur l’eau, et la circulation non militaire plutôt tranquille, dans les eaux territoriales (jusqu’à 22 kilomètres des côtes) comme dans les zones économiques exclusives – où l’exploitation des ressources concerne uniquement le pays côtier et qui poussent jusqu’à 370 kilomètres. Quand il y a franchissement de ligne, personne ne s’énerve vraiment – seule la guerre des Malouines en 1982 est recensée comme conflit sérieux sur l’eau depuis la Seconde Guerre mondiale. La gouvernance internationale est établie et convenable. « Les mers sont une zone qui fait consensus, à l’instar du climat,

quel que soit le niveau de conflit » , résume Maxence Brischoux.

Tensions politiques

L’avenir s’annonce – hélas ! – moins paisible. Déjà incontournables pour la circulation de l’information (98% du trafic internet mondial passe par les câbles sous-marins), les mers le sont aussi pour la circulation des richesses, puisque le commerce maritime génère 90% des échanges mondiaux. Les fonds marins, avec leurs ressources essentielles, tels les minerais et les gaz, promettent des batailles qui semblaient difficilement imaginables voilà peu. « Les mers sont la nouvelle frontière du capitalisme : les capacités de contrôle et d’exploitation par les sociétés humaines ont fortement progressé, ce qui génère des phénomènes de territorialisation et d’appropriation inédits », écrit l’auteur.

Tensions énergétiques en Méditerranée et dans l’Arctique, tensions politiques en mer de Chine : Maxence Brischoux a identifié deux facteurs générateurs de troubles. « Le facteur initial de la période de rupture, c’est la redistribution de la puissance. Elle a provoqué des tensions partout depuis quelques années, y compris sur le plan régional. Au point que le bon vieil instrument naval – j’ai nommé le blocus – redevient d’actualité : les Russes essaient avec les exportations céréalières ukrainiennes, les Houtis perturbent le commerce international en mer Rouge. Le deuxième facteur, c’est l’évolution des technologies. On peut maintenant aller chercher plus et plus loin en mer. En Méditerranée orientale, par exemple, il va y avoir une tension croissante entre la Turquie et la Grèce parce qu’on sait désormais exploiter les gaz sous-marins.

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SOCIÉTÉ

Ce sera peut-être bientôt la même chose avec les minerais des fonds marins, s’il y a une vraie demande dans dix ou quinze ans avec des robots compétitifs. »

Échiquier liquide

Ce qui nous amène à l’AIFM, l’Autorité internationale des fonds marins, sorte d’ONU du monde d’en dessous. Elle n’a donné jusqu’ici que des permis de prospection, et aucun pays n’a encore osé se lancer dans une exploitation sauvage. Mais comme les États-Unis n’ont pas ratifié la convention de Montego Bay de 1982 (celle qui protège les fonds marins et qui a défini la notion de patrimoine commun de l’humanité), le pire reste envisageable. « Si Trump est élu en novembre prochain et qu’on lui murmure des choses à l’oreille, à voir si ça va durer. On n’est pas à l’abri d’un effondrement si des acteurs tentent des actions unilatérales et s’approprient des ressources », estime Maxence Brischoux.

Sur ce grand échiquier liquide, la Chine semble avoir compris deux ou trois

éléments avant les autres – sans surprise, le pays a souvent un coup d’avance et demeure un expert en dissimulation. Elle a accumulé les moyens militaires, lancé une construction navale massive, développé les plus grands ports mondiaux, et aussi mené une grande campagne d’acculturation auprès de sa population pour la convaincre de l’importance des mers. Une politique ambitieuse et agressive qui pourrait bientôt secouer l’ordre mondial. « Peut-être que les Chinois vont réussir là où les Japonais ont échoué, à savoir, sortir les États-Unis de la zone Asie-Pacifique. Peut-être qu’Hawaï va devenir l’extension maximale de la puissance américaine. Tout en sachant qu’ils ne veulent pas quitter la zone et que d’autres pays asiatiques ne le souhaitent pas non plus, d’où la multiplication des traités bilatéraux », s’interroge notre auteur. Qui reste chercheur et spécialiste de l’interprétation des faits, soit, mais qui veut bien s’amuser à nous donner son ressenti, sans trop jouer les oracles. Les mers quadrillées par les caméras, drones et

satellites pour en faire le quasi équivalent de la terre ferme ? « C’est un business qui se développe, on n’en est pas loin du tout », dit-il. Un pays querelleur qui exploiterait une zone de façon unilatérale avec son armée en protection ? Pas un scénario de fiction non plus, selon lui.

Appât du gain

Et puis, il y a aussi cette ironie de la Norvège, teintée de cynisme. Le pays scandinave, qui se voudrait si vert et vertueux – après avoir fait fortune grâce au pétrole – envisage sérieusement d’aller ratisser ses fonds marins pour récupérer des minerais, sans l’accord de l’AIFM. « Ce sont potentiellement les mêmes acteurs industriels impliqués, d’ailleurs. Ceux qui ont développé les technologies des robots sont les mêmes qui ont créé les plateformes off-shore à l’époque. Ainsi va le capitalisme… », sourit Maxence Brischoux. Un monde qui voudrait la décroissance et changer son rapport au temps ? Encore raté. L’humanité est tellement prévisible, parfois…

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SOCIÉTÉ
Olaus Magnus (1490-1557) sur le tourbillon et les marées de l'océan. (The History Collection / Alamy)
( Hannah Assouline

TECTURE

POUR UNE ARCHINATURELLE

En 2023, Lina Ghotmeh réalisait le 22 e pavillon de la Serpentine à Londres. À moins de 45 ans, la Franco-Libanaise figure parmi les nouvelles personnalités marquantes de cette architecture durable qui doit entrer en symbiose avec son environnement. Propos recueillis par Philip Jodidio

PAROLES

Peut-être en raison de son héritage libanais, Lina Ghotmeh a développé une approche très particulière et moderne de l’architecture, concevant des projets pour des sites spécifiques avec comme angle de réflexion les questions environnementales et les matériaux durables. Elle explique que cet intérêt n’est pas spécialement influencé par les problématiques récentes autour de l’impact de la construction sur le climat, mais qu’il s’agit plutôt d’une évolution naturelle en rapport avec sa manière holistique de mettre en exergue le rapport à l’emplacement et au confort des usagers. Elle se trouve donc spontanément à la pointe d’un changement profond de l’architecture contemporaine.

Comment caractérisez-vous votre intérêt pour les questions en rapport avec le climat ?

Le climat est l’ethos de ma démarche. Ce n’est pas seulement un but, c’est un acquis dans la mesure où l’architecture doit être à la fois durable et également en symbiose avec son environnement. Elle doit aussi être porteuse d’une qualité, d’un plaisir de l’espace, d’une humanité ou d’une convivialité d’accueil dans sa forme.

Pour beaucoup d’architectes, le souci de l’impact de la construction sur l’environnement est arrivé récemment. Pour vous, c’était donc naturel dès le départ ?

Tout à fait, j’ai toujours imaginé l’architecture comme une émergence de la nature qui est inscrite dans l’environnement au sens large. J’entends par là le monde vivant, mais aussi le bâti. Ce contexte est à la fois végétal, social et historique. Le climat fait intrinsèquement partie de cet ensemble.

Les clients, ou même les règlements administratifs, demandent parfois aux architectes d’adhérer à des standards –des mesures d’efficacité par rapport à l’impact environnemental – cela est-il votre cas ?

Les standards comme LEED ou HQE en France sont pour moi une sorte de packaging si on veut avoir un logo, mais je trouve qu’il faut aller au-delà des labels. Ils mettent en avant certains éléments et en oublient d’autres. Il faut en effet chercher un équilibre entre la consommation énergétique d’un bâtiment, son impact sur l’environnement – la vie de l’architecture son Life Cycle Analysis (LCA). Il faut insister sur sa capacité d’être un vecteur de bien-être pour les utilisateurs ou les habitants. Il ne s’agit pas, pour moi, de transformer l’architecture en un outil technologique ou technique aliénant. La question est plutôt de savoir comment nous pouvons travailler en synergie avec la technologie afin de permettre à l’architecture d’être encore plus en symbiose avec son environnement.

Comment mettez-vous en œuvre cette approche dans l’un de vos projets récents ?

Le dernier projet que j’ai livré, la Maroquinerie d’Hermès à Louviers, est un bâtiment à énergie positive labelisé E4C2 BEPOS. Cette mesure concerne à la fois l’énergie et le carbone, c’est-àdire, à quel point le bâtiment est capable d’être autonome dans

son énergie ou de produire une énergie propre. Non seulement il est passif sur le plan de la consommation, mais encore, il est capable de générer un surplus d’énergie – produite par des systèmes géothermique et solaire – qui peut être ensuite distribué. La mesure du carbone nous permet de lire tout le bâtiment à travers une grille d’impact. Je dois pouvoir calculer l’incidence de la fabrication des panneaux photovoltaïques. J’en tiens compte et j’essaie de compenser cette répercussion en utilisant des matériaux durables et moins carbonés pour obtenir une équation globale équilibrée.

Où se situe la frontière entre cette approche plutôt technique et la réalité de l’architecture pour les utilisateurs ?

Nous avons bien entendu travaillé sur le bien-être des utilisateurs et examiné comment le projet pouvait faire appel à la

main-d’œuvre et les ressources locales. Le label est plutôt le résultat d’une démarche qu’un but en soi. Je pense que c’est une action technique plutôt que technologique – il faut que l’on comprenne comment chaque matériel compte dans l’ensemble. Les caractéristiques des matériaux sont maintenant cataloguées dans des logiciels que nous exploitons. Je dessine un bâtiment, je l’implante sur le site pour qu’il puisse le mieux possible profiter de l’environnement naturel – tenant compte de la ventilation ou de l’éclairage en fonction de l’orientation. J’insère les données de cette construction encore virtuelle dans les logiciels afin de savoir si elle est déjà bioclimatique en ce qui concerne les effets du soleil – cela offre une vision thermodynamique de la structure. Il ne s’agit pas juste de signer un geste architectural et ensuite de faire entrer là-dedans toutes les données comme les réseaux fluides, c’est un tout qui reste solidaire.

Comment fonctionne ce bilan carbone ?

En trois « scopes ». Le scope 1, ce sont les émissions directes des utilisateurs, le 2 représente les émissions indirectes liées à la production des matériaux et le 3, ce sont les autres émissions indirectes, par exemple en rapport avec les services et les achats de marchandises. C’est dire que la mesure est complexe, mais il y a déjà beaucoup de matériaux qui ont leur LCA ce qui n’était pas le cas il y a quelques années encore.

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Comment intégrez-vous les données carbone dans la conception du bâtiment en même temps que vos sources d’inspiration ?

Pour moi, le processus de conception n’est pas linéaire. Je ne commence pas obligatoirement par une inspiration formelle. J’essaie de penser dès le départ à la sustainability, la durabilité d’une structure. L’aspect esthétique émerge de sa conception durable et non l’inverse. Pour Hermès, j’ai su dès le début qu’il fallait un projet exemplaire sur le plan de la portée environnementale. Cela implique d’utiliser des matériaux disponibles localement, d’où une première recherche qui m’a menée vers la brique et la terre. La brique est liée à un certain mode de construction aux nombreuses ouvertures et arches. Ainsi, cette dernière est devenue le motif principal. En même temps, il y a la logique du projet lui-même. Est-ce qu’on évoque l’histoire d’Hermès dont les membres de la famille étaient des selliers devenus maroquiniers ? Et ainsi les arches peuvent faire penser au galop des chevaux.

Vous étiez la quatrième femme choisie pour réaliser le pavillon d’été de la Serpentine Gallery à Londres, l’année dernière. Quels étaient les critères essentiels de ce projet ? La Serpentine était un pavillon éphémère par définition, avec un temps de construction rapide et une facilité de démontage. C’était une structure légère, mais il fallait aussi penser à l’impact carbone, et c’est pour cela que j’ai utilisé le bois. La modularité qui facilite l’assemblage et le désassemblage fait partie des qualités d’une telle structure. Le projet a émergé de cette envie de bois. Le pavillon prenait la forme de la clairière entre les arbres du parc. L’arrondi de la structure créée avec neuf pétales impliquait donc un système structurel. Les dimensions étaient en fonction de l’emplacement offert, mais aussi d’un sens d’équilibre.

Votre structure était située juste devant le bâtiment principal de la Serpentine Gallery un ancien pavillon de thé construit en brique en 1934 par l’architecte James Grey West. Quel était le rapport, pour vous, avec ce voisinage ?

Le pavillon restait plus bas que le bâtiment géorgien de la Serpentine. Il en formait presque la jupe ou le corps si l’on veut. Une synergie se créait dans la topographie du site. Les éléments fondateurs du pavillon étaient deux poteaux avec une poutre en porte-à-faux qui offraient un espace extérieur à la structure. Les ouvertures dans les panneaux en bois aidaient à lier la structure à son environnement et à faire la transition à l’extérieur. Le toit était en panneaux de contreplaqué pliés. Ce plissage faisait référence à l’origine du mot pavillon qui remonte au latin papilio (papillon), parce que cette tente avait des rideaux qui pouvaient évoquer des ailes de papillon. Par rapport à l’Angleterre, on peut penser à la formation circulaire de Stonehenge, même si le pavillon de la Serpentine n’était ni en pierre ni un lieu de culte. Nous avons fait appel à des outils technologiques pour calculer l’incidence de la lumière à l’intérieur venant de l’ouverture centrale, ainsi que des panneaux ajourés au cours de la journée. Cette ouverture au centre de la toiture était en fait couverte

par une sorte de parasol qui évitait de laisser la pluie pénétrer, tout en encourageant la circulation de l’air dans les moments chauds de l’été.

L’augmentation des températures et le sentiment que le changement climatique arrive beaucoup plus vite que prévu ne vous obligent-ils pas à changer des choses dans votre démarche malgré cette sensibilité à l’environnement que vous dites posséder de façon presque innée ?

Cette urgence évidente précise ma façon de penser. À Beyrouth, pour la tour Stone Garden, j’ai utilisé le béton qui n’est pas aujourd’hui considéré comme très durable, mais il était facilement accessible et présentait une bonne résistance sismique, ce qui n’est pas négligeable dans ce lieu. J’ai considéré comment, à la longue, ce bâtiment pourrait consommer moins d’énergie que d’autres. Utiliser le verre, par exemple, nécessite de tout climatiser, ce qui est une aberration dans un climat méditerranéen. Le béton est ainsi aussi utilisé en raison de son inertie thermique. Disons que je relis ce que j’ai conçu à Beyrouth à la lumière des évènements climatiques actuels, et je pense surtout à l’aspect bioclimatique et durable de la structure. La tour a également bien survécu à l’explosion du 4 août 2020, malgré sa proximité avec le port. On peut considérer que sa solidité a évité de tout reconstruire.

Quels sont pour vous les freins qui empêchent d’aller plus rapidement vers une architecture pleinement responsable et engagée dans la lutte contre le changement climatique ?

L’une des difficultés aujourd’hui est d’avoir des partenaires qui soient également engagés dans les causes climatiques. Le fonctionnement économique des promoteurs immobiliers n’est pas toujours en adéquation avec une architecture qui serait encore plus responsable et durable. Par ailleurs, le choix des matériaux n’est pas toujours correctement encadré. Le bois, par exemple, est très intéressant sur le plan du bilan carbone, mais la réglementation ne suit pas toujours les avancées techniques en ce qui concerne la résistance au feu. Pour un projet récent, les règlements exigeaient encore que le bois soit encapsulé, ce qui est contradictoire. Mais les esprits évoluent, c’est même une obligation. Souvent, maintenant, pour déposer un permis de construire on est obligés d’avoir un projet bas carbone. Dans d’autres pays comme le Liban ce n’est pas encore le cas, mais en revanche, il y a peut-être plus de flexibilité pour l’usage d’autres matériaux.

Malgré votre jeune âge, pensez-vous avoir déjà eu un impact qui va dans le sens de la diffusion de vos idées ?

Si j’enseigne dans des écoles, ce n’est pas pour diffuser ma méthode. Il y a une certaine logique dans l’idée de faire des projets durables, mais ce qui est important est d’avoir un esprit critique et une vision engagée envers notre environnement, comment avoir une position éthique dans ce qu’on fait. Deux cents personnes, environ, sont passées par mon agence depuis 2016, c’est une formation en quelque sorte. On forme une famille : ils se sont engagés avec moi, et maintenant ils s’engagent pour

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Née à Beyrouth en 1980, Lina Ghotmeh a fait des études à l’Université américaine de cette ville et envisageait alors de se spécialiser en archéologie, mais elle s’est rendue à Paris où elle a obtenu en 2003 un diplôme de l’École Spéciale d’Architecture. Entre 2001 et 2005, elle a travaillé dans les agences de Jean Nouvel à Paris et de Foster + Partners à Londres. À partir de 2006, elle s’associe aux architectes Dan Dorell et Tsuyoshi Tane pour former le bureau DGT Dorell.Ghotmeh.Tane qui remporte le concours pour le Musée national estonien (Tartu, 2016), nominé en 2017 au prestigieux Prix européen Mies van der Rohe. Professeure associée à l’École Spéciale entre 2008 et 2015, elle obtient en parallèle son master. En 2016, Lina Ghotmeh a créé son propre bureau à Paris. Depuis lors, elle a conçu l’immeuble Stone Garden Housing (Beyrouth, 2011-20), le Serpentine Pavilion à Kensington Garden (Londres, 2023) et les nouveaux ateliers de la Maroquinerie Hermès (Louviers, 2023). Elle a été professeure invitée Louis I. Kahn à l’École d’architecture de Yale (New Haven, 2021) et titulaire de la chaire Gehry à la Faculté Daniels d’architecture, de paysage et de design (Université de Toronto, 2021-22). L’architecte copréside également le réseau scientifique pour l’architecture dans les climats extrêmes et a été membre du jury du Prix Aga Khan d’architecture 2022. (PJ)

le futur. J’y vois de la continuité, une forme d’ADN. Le métier d’architecte est un métier de gens engagés. Il y a beaucoup de sens à être un peu précurseur dans un changement profond.

Vous ne semblez pas très préoccupée par ces questions de style ou d’ego qui ont animé beaucoup d’architectes par le passé…

J’espère pouvoir voir ce que je construis être utilisé de manière joyeuse que les utilisateurs se sentent accueillis de façon chaleureuse et s’y sentent bien. Et que la narration du bâtiment puisse être lue sans que je sois obligée de tout expliquer moi-même. Il y a un rapport atmosphérique et expérientiel qui est important, en rapport avec notre continuité humaine. Je ne peux pas imposer un style. Comment le faire, alors que chaque lieu est différent de l’autre ? J’ai

une démarche de pensée, de destin, de recherche de projets où transparaît une certaine approche poétique de l’espace, mais qui n’impose pas des objets singuliers venant refléter mon ego d’architecte. Il faut que l’architecture soit accessible et que l’on puisse l’aimer.

Vous avez évoqué l’importance croissante des outils informatiques pour l’analyse des matériaux ou pour comprendre le profil énergétique d’un bâtiment avant sa construction. Ne pensez-vous pas que d’autres avancées récentes risquent de bouleverser encore davantage votre profession ? L’apparition de l’intelligence artificielle m’intrigue, par exemple pour écrire des textes, ou pour générer des images des projets architecturaux. Elle est pour moi comme un moteur de recherche capable d’intégrer beaucoup de données

différentes. Mais cela reste un outil d’investigation et non un vecteur de décisions. Tant mieux si ce genre de solution nous permet d’accélérer la recherche de matériaux plus durables. Dans mon agence, je travaille avec des maquettes, des images, des échantillons

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de matériaux et des dessins faits à la main. C’est vraiment une approche qui prend en considération à la fois la réalité, le confort des usagers et le rêve. C’est ce qui est intéressant en architecture : c’est concret et ancré dans un lieu, mais aussi à même de nous

emmener dans le domaine du sensible à travers des outils numériques. Ce qui me fait peur dans le contexte numérique, c’est de passer, au contraire, à un univers aliéné, d’accentuer les disparités dans le monde où des populations entières se trouvent dans des situations de

pauvreté extrême, alors que d’autres personnes s’échappent dans un univers virtuel. Dans ce cas, la dégradation de l’espace réel autour de soi deviendrait acceptable en quelque sorte, parce qu’on vivrait ailleurs. Cette vision dystopique me vient peut-être du cinéma.

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Lina Ghotmeh dans Stone Garden, son immeuble de logements à Beyrouth. (Laurence Geal)

DARRÉ, PETIT BIJOU VINCENT

Décorateur, designer et artiste… Vincent Darré présente sa toute première collection joaillière en collaboration avec la Genevoise Maison Belmont. Quatre pièces fabuleuses qui, à travers l’art de l’émail et des figures mythologiques, rendent hommage à Jean Cocteau et aux parures de la Renaissance. Par Emmanuel Grandjean

STYLE

C’est la rencontre entre deux personnalités exquises et précieuses. Celle entre Vincent Darré et Maison Belmont. Le premier est parisien, décorateur drôle et fantasque qui aime l’Art déco, Jean Cocteau et les scénographies un poil excessives; la seconde est genevoise et a été fondée en 2023 par Sarah Mugnier, créatrice de bijoux formée à la gemmologie. Particularité de cet apparentement forcément très stylé ? La villa 1900 où Sarah Mugnier habite et qui lui sert à la fois de lieu de travail et d’espace d’exposition. Un écrin du patrimoine dont elle confia, il y a quelques années, une partie de la décoration à l’architecte d’intérieur parisien. « J’adore son travail. Je le suis depuis très longtemps, explique la créatrice qui trouve son inspiration dans les parures anciennes, principalement d’époque Renaissance. Un jour, je lui ai envoyé un mail avec des photos. On s’est rencontrés et tout a commencé. » Vincent Darré a ainsi redessiné le hall d’entrée et le palier du premier étage, les deux étant reliés par une immense fresque, spectaculaire et joyeuse. Comme son auteur, sosie de Charlie Chaplin toujours tiré à quatre épingles, chien fou qui explose d’humour et de bonne humeur. « De fil en aiguille, l’idée d’une collaboration a germé. »

Délire total

Décorateur archiconnu qui affiche ses extravagances sur Instagram, Vincent Darré a signé le patio de l’hôtel Prince de Galles et les salons Schiaparelli à Paris, la déco du restaurant Le Baron à New York, a collaboré avec la fabrique italienne de mosaïque Bisazza et prépare la prochaine collection de Noël des grands magasins Monoprix « qui va être un délire total ». Pour autant, c’est la première fois qu’il réalise un ensemble de bijoux. « Personne ne me l’avait jamais demandé, alors que j’en rêvais », explique-t-il en faisant tourner entre ses doigts un collier

au bout duquel se balance une créature à queue de poisson. C’est Neptune, le dieu des océans, qui tient dans sa main un croissant de lune : le point d’orgue de la collection Fantasmagoria, avec aussi cet impressionnant bracelet manchette en forme de triton. « Qui d’autre que Sarah aurait pu m’inviter à le faire ? Nos deux univers sont hautement compatibles. Comme elle, je suis admiratif de la joaillerie Renaissance. C’est une période extrêmement créative, pleine d’un imaginaire fabuleux. L’émail grand feu y était alors très utilisé. Il y en avait de toutes les couleurs, du vert, du rose, du rouge. Ce qui m’amusait dans cette collaboration, c’était d’aller à l’encontre de la bijouterie actuelle où tout est concentré autour des pierres, de créer de

la féerie plus que des pièces qui font briller de gros cailloux. »

Techniques perdues

Problème : du fait de leurs grandes difficultés, certaines techniques de l’émail – sur ronde-bosse par exemple – ont plus ou moins disparu au fil du temps. Il a donc fallu les retrouver. La phase de cuisson, notamment, est un vrai cassetête, surtout lorsque l’objet est une petite sculpture et pas une surface sagement plane. Des premiers croquis au produit fini, il s’est ainsi écoulé deux ans. « Je suis époustouflé par le résultat. Les artisans qui ont exécuté ces pièces ont réussi à traduire exactement mes dessins en trois dimensions. » Des dessins dans le style

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Page d’ouverture :

Le designer et décorateur Vincent Darré photographié par Nikos Aliagas.

(Nikos Aliagas)

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La collection Fantasmagoria dessinée par Vincent Darré pour Maison Belmont.

(Calypso Mahieu)

Ci-dessus :

Les boucles d’oreilles en formes de sirènes rendent hommage à Jean Cocteau.

(Calypso Mahieu)

Ci-contre :

Créés par Vincent Darré, la fresque florale et un cabinet à vitrail accueillent le visiteur de Maison Belmont. .

(Daniela & Tonatiuh)

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De gauche à droite :

Le bureau du décorateur dans sa maison parisienne. (DR)

Les meubles à forme humaine de la collection Conversation ont été inspirés à Vincent Darré par Salvador Dali. (DR)

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typique de Vincent Darré qui revendique l’influence du trait de Jean Cocteau. « C’est aussi pour ça que j’ai choisi d’évoquer des figures mythologiques comme Neptune, Vénus ou Calliope. Elles le fascinaient. L’univers aquatique ? C’est parce qu’on a tous rêvé d’Atlantide, de plonger dans la mer pour y retrouver des créatures fantastiques », continue celui qui ne se définit ni comme décorateur, ni comme designer, ni comme artiste d’ailleurs.

Bras droit de Karl Alors, disons, homme de style formé à la décoration et au costume de théâtre au Studio Berçot à Paris. D’où son goût

pour la mise en scène à grand spectacle, pour un mobilier aux apparences humaines et animales et surtout pour la mode. Vincent Darré est ainsi passé par toutes les maisons de couture. Il a travaillé pour Ungaro, Moschino, Prada, Montana avant de devenir le bras droit de Karl Lagerfeld qui lui a appris à être rapide et à renverser les problèmes pour en faire des idées. Avant de tout arrêter, il y a six ans, pour se consacrer à l’architecture d’intérieur.

Celui qui avait passé sa vie à travailler pour les autres aspire alors à raconter des histoires qui seraient les siennes. « Dans cette collection, c’est exactement ce que je fais. Mes histoires

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L’architecte d’intérieur a également réalisé les salons de la maison Schiaparelli, place Vendôme à Paris. Ici avec l’emblématique homard de la créatrice italienne. (DR)

prennent toutes les formes. Vous voyez le petit soleil en or ? Il symbolise le Sud, Louis XIV et les Lumières, ce moment où on quitte le Moyen Âge pour aller vers les folies baroques. » Un astre brillant qui se manifeste dans presque chaque pièce de cette édition limitée, mais aussi dans une petite bague fabriquée sans restriction d’exemplaires. « Au fond, Fanstasmagoria est assez unisexe. On voit de plus en plus de garçons arborer des bijoux, souvent anciens. C’est drôle, car on l’a un peu oublié, mais dans le temps les hommes portaient beaucoup de colliers, de bagues, de boucles d’oreilles et de bracelets, parfois assez imposants. Les maharadjahs ont sans doute été les derniers à se faire créer des parures complètement insensées. Karl qui adorait les énormes bagues de Chrome Hearts de Los Angeles a également été pour beaucoup dans ce retour du bijou masculin. »

Picasso, Calder, Jeff Koons, Louise Bourgeois, Lucio Fontana, Fabrice Gygi… Beaucoup d’artistes sont passés par le bijou à un moment de leur carrière. Une manière d’expérimenter une autre échelle, de s’adonner au travail de la sculpture en format mini. Et aussi d’entrer dans une catégorie d’objet d’art qui touche à l’intime. Une approche plus personnelle que Vincent Darré maîtrise parfaitement. Lui qui a œuvré pour la mode et la décoration, deux disciplines qui traduisent le désir d’autrui, sait faire appel à sa sensibilité pour le plaisir de l’autre. Première collection de bijoux d’artiste, Fantasmagoria est en cela une splendide réussite. Un galop d’essai dont on espère voir bientôt la suite. « C’est le genre de projet que je vais continuer, confirme Sarah Mugnier. Pas tout de suite. Cela réclame de l’énergie et du temps. Je dois aussi penser à mes propres créations. Maison Belmont est encore jeune. Alors, laissons déjà cette collection respirer et prendre son envol. »

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Les meubles USM

C’est l’histoire d’un serrurier qui demande à un architecte de lui dessiner un meuble de bureau. En 1963, Paul Schärer et Fritz Haller inventent le système qui va révolutionner le design de rangement.

Le nom

USM. Acronyme de Ulrich Schärer Münsingen, la ville du canton de Berne où ce serrurier-quincailler s’est installé en 1885. En 1920, l’entrepreneur se spécialise dans la fabrication de ferrure de fenêtres. Avant de se lancer, après la Seconde Guerre mondiale, dans la construction métallique.

Le design

L’histoire

Ulrich Schärer parti à la retraite, c’est son fils Paul qui prend la tête de l’entreprise. Ingénieur diplômé, il donne un élan radicalement industriel à l’affaire familiale. Il commande à l’architecte

Fritz Haller les plans d’une nouvelle unité de production. Ce dernier va proposer une ossature modulable en acier, capable de s’agrandir en fonction des besoins. L’esprit des meubles USM, combinables et extensibles à l’infini, est né.

USM Haller arrive sur le marché en 1973. Le succès est immédiat. Pas un bureau d’architecte, un secrétariat médical ou une administration qui ne se meuble en USM. Le système séduit également le grand public qui apprécie sa ligne minimale, son hyperfonctionnalité, sa résistance et ses couleurs pop. Et aussi le fait qu’il traverse les modes sans broncher.

Le montage

Du kit à ne pas monter soi-même. C’est le principe canonique du mobilier USM qui exige un outillage spécifique, que seuls les professionnels possèdent (mais que l’on trouve sur internet).

La boule

En 1963, Paul Schärer et Fritz Haller développent un système de mobilier combinable. Il comprend trois éléments : des plaques d’habillage en métal disponible en quatorze coloris qui se fixent dans une structure de tubes maintenus de manière invisible par une boule en laiton chromé percée de six ouvertures. C’est simple, astucieux et va révolutionner le monde du mobilier de bureau.

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La « Pylon Chair » du designer britannique Tom Dixon réalisée en 1992 (Photo : © Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

CHAISE AU NOM DE LA

La collection de chaises de Thierry Barbier-Mueller poursuit son périple. Après Lausanne, où elle a été révélée au public pour la première fois à l’automne 2022, elle se présente au Grassi Museum für Angewandte Kunst à Leipzig dans une version remaniée.  Par Emmanuel Grandjean

PORTFOLIO

Ci-dessus : vue de l’exposition « A Chair and You » au Grassi Museum für Angewandte Kunst à Leipzig. (© Felix Bielmeier)

Page suivante : « Second - Hand - Rose », 1989, Série « Chair by its Cover ». Le designer israélien Ron Arad a enfermé une chaise en bois de Le Corbusier dans une coque en acier poli (Photo © Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

Il avait adoré ce moment. Celui de voir les visiteurs venus découvrir en masse sa collection de chaises au Mudac à Lausanne. Et qui prenaient un plaisir infini à admirer ces assises d’exception accumulées pendant plusieurs décennies à l’abri des regards et présentées pour la première fois dans une scénographie immersive et fantasque du metteur en scène américain Robert Wilson.

Pour Thierry Barbier-Mueller, l’exposition « A Chair and You » avait été une expérience magique. Le plébiscite, aussi bien critique que public, l’avait encouragé, malgré sa personnalité pudique, à faire voyager cet ensemble constitué dans l’intimité hors des frontières suisses. Après sa disparition soudaine en janvier 2023, ses filles et sa famille poursuivent cette aventure. Laquelle fait étape au Grassi Museum für Angewandte Kunst à Leipzig jusqu’au 6 octobre 2024.

Dans cet objectif de déplacement, Robert Wilson a développé la scénographie afin qu’elle puisse être accueillie par un nouvel

espace, et dans l’optique d’être, à terme, adaptable à une plus grande variété de lieux. C’est donc dans une configuration revisitée, mais dans un esprit identique à l’exposition lausannoise, que sont présentées en Allemagne 140 chaises parmi les 650 que compte la collection. Elles répondent à des caractéristiques précises : elles sont des prototypes qui n’ont jamais été produits ; elles n’existent qu’à un seul exemplaire ou alors en quantité très limitée. Elles portent généralement les signatures de designers, d’architectes, d’artistes aussi connus et reconnus, de pays variés. Mais pas toujours. Thierry Barbier-Mueller était plus attiré par la singularité de l’objet, son intelligence ou sa beauté intrigante que par son pedigree. Présentation en images de quelques-unes de ces chaises rares qui en disent autant sur l’évolution des formes et des matériaux que sur l’esprit de celui qui les a réunies.

« A Chair and You », exposition jusqu’au 6 octobre 2024, Grassi Museum für Angewandte Kunst, Leipzig, www.grassi-leipzig.de

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Le fauteuil « Pavonia » du designer italien Alessandro Mendini de 1993. Son aspect très graphique rappelle que son auteur a été l’un des initiateurs du groupe Memphis à Milan. (© Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

De haut en bas et de gauche à droite :

« Thing 10 » de 2001 par le designer néerlandais Richard Hutten. (© Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

« Sedia per visite molto brevi ». Une chaise pour les visites très brèves créée en 1945 par le maître du design italien Bruno Munari pour l’éditeur Zanotta, mais ici fabriquée en 1998. (© Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

« Prism Chair » de 2014. Le fauteuil en verre du designer japonais Tokujin Yoshioka. (© Patrick Goetelen Thierry Barbier-Mueller Collection)

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LA DERNIÈRE FOLIE

D’EVA JOSPIN

L’artiste française, connue pour ses sculptures monumentales en carton, prend la lumière au Musée Fortuny de Venise et à l’Orangerie du Château de Versailles. Rencontre avec une virtuose inspirée par la Renaissance et le XIXe siècle, rêvant de cultiver son jardin. Par Viviane Reybier

ART

Page précédente : Les spectaculaires dentelles de carton d’Eva Jospin lors de son exposition « Palazzo » au Palais des papes d’Avignon en 2023. (Benoît Fougeirol)

Ci-dessus : Eva Jospin. (Laure Vasconi)

Page suivante : Vue de l’exposition « Galleria », en 2021 au Musée de la chasse et de la nature à Paris, en 2021. (David Giancatarina)

La première fois que l’on rencontre Eva Jospin, à un dîner intime à l’Ambassade d’Auvergne, on ne peut s’empêcher de la dévisager, si longuement qu’on en serait presque gêné. C’est qu’elle ressemble de manière frappante à un personnage historique, éminemment célèbre, d’où les regards, pour s’assurer, à quel point… Non, il ne s’agit nullement de son père – l’ancien premier ministre socialiste français Lionel Jospin – mais, à l’opposé de celui-ci sur l’échiquier politique et temporel, d’Isabelle d’Este (1474-1539), fille du Duc de Ferrare, épouse du Marquis de Mantoue, l’une des femmes les plus célèbres de la Renaissance, mécène des plus grands artistes, de Mantegna à Michel-Ange, en passant par Titien et de Vinci. Mêmes boucles auburn serrées, encadrant un profil aussi fin et précis que s’il avait été gravé à la pointe sèche, même teint diaphane et port de tête altier. On l’imagine aisément en réincarnation de la marquise mantouane qui se serait mise à sculpter les décors de ses anciens palais, en carton, au XXIe siècle par nostalgie.

Inspirations italiennes

En effet, certains éléments des immenses installations montrées lors de son exposition au Musée de la Chasse, à Paris, en 2021, semblaient tout droit sortis du Palais de Mantoue, notamment le plafond du studiolo d’Isabelle d’Este que l’on pouvait retrouver sous une arcade sculptée dans une forêt en carton. Le Bel Paese constitue une source d’inspiration importante pour l’artiste. Son œuvre s’est nourrie à la veine du Voyage en Italie, cette pérégrination initiatique que les artistes ont accompli à travers les siècles.

Autre réserve de rêveries inestimable : les jardins historiques prestigieux, comme ceux de Boboli à Florence. Eva Jospin s’est ainsi appropriée les différents motifs architecturaux, de la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, comme les grotti, fontaines de rocailles ou autres folies. Ces dernières, conçues comme de véritables extravagances très en vogue du XVIIe au XVIIIe siècle, sont des édifices uniquement dédiés à la plaisance. Leurs formes d’une audace souvent échevelée les situent à mi-chemin entre l’art et l’architecture.

Carmontelle et panorama

Ces jardins qui l’inspirent, elle les a réunis dans un livre, magnifique, qu’elle est en train de montrer à deux collectionneurs venus lui rendre visite à son atelier parisien. Situé dans le XIe arrondissement, il est installé dans une ancienne fabrique, où le passé ouvrier du quartier semble revivre, une fois franchie la porte en

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Une tapisserie présentée au Museo Fortuny de Venise en 2024. Une technique que l’artiste française reprend pour son exposition « Chambre de soie » à l’Orangerie du château de Versailles. (Benoît Fougeirol)

tôle ondulée. On s’attend presque à découvrir l’artiste en bleu de travail, véritable contremaître d’art, à la tête d’une petite équipe – toutes des femmes qui s’affairent à sculpter, ciseler d’énormes pièces de carton. Un instrument ancien nous intrigue. « C’est un Carmontelle, mais celui-ci ne fonctionne pas, je dois le réparer. Venez de l’autre côté, je vais vous en montrer un autre… » Eva Jospin actionne une manivelle et un rouleau de papier transparent s’anime, tournant sur lui-même. Des lumières devraient normalement éclairer à travers les motifs découpés qui défilent, mais elles ne sont pas en place aujourd’hui. « C’est l’ancêtre des panoramas, une sorte de lanterne magique du XVIIIe siècle qui donnait l’impression de voyager à travers des paysages défilant ». L’effet inverse que l’on a devant une tapisserie comme celle de

Bayeux par exemple, où c’est par son propre mouvement que le spectateur anime l’action décrite.

Chambre de soie

Ce jour-là, Eva Jospin nous apprend avoir été choisie pour exposer à Versailles, mais préfère attendre avant de révéler ce qu’elle montrera, le communiqué n’ayant pas encore été envoyé à la presse. Ce qu’elle fait par zoom, quelques mois plus tard, depuis sa chambre d’hôtel… en Auvergne, où elle est venue suivre le travail en fonderie de pièces en bronze qui seront installées de manière permanente sur la ligne 14 du Grand Paris (station Kremlin-Bicêtre Hôpital). « À Versailles, je vais présenter une pièce en soie brodée, une frise continue de 105 mètres de long, dans la galerie de l’Orangerie qui en fait 107. C’est un hommage à Virginia

Woolf, dont la lecture d’Une chambre à soi m’avait marquée dans ma jeunesse. D’une certaine façon, c’est le pendant féminin des Lettres à un jeune artiste de Rainer Maria Rilke. »

Dans cette conférence qui sera éditée par la suite, l’autrice de Bloomsbury décrit la nécessité pour une femme qui se destine à devenir artiste de disposer d’un espace à elle, lieu de concentration et de retrait, lui permettant de s’extraire de la domesticité. Conseil scrupuleusement suivi par Eva Jospin, dès sa sortie de l’école des beaux-arts – et à l’origine de cette installation qui devait se présenter comme une pièce dont tous les murs seraient brodés. Par la grâce d’une collaboration avec Maria Grazia Chiuri, la directrice artistique de Dior, cette chambre de soie est devenue monumentale. D’abord présentée au Musée Rodin dans le cadre

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ART
Un Carmontelle, l’ancêtre des panoramas qui donnait l’impression de voyager à travers des paysages défilants. (Benoît Fougeirol)

du défilé de la collection Dior haute couture hiver 2021, l’immense tapisserie ramène l’artiste à ses recherches autour des visions panoramiques et de l’idée du déroulement, qu’elle explore en des formats immenses – comme le Panorama montré dans la Cour du Louvre en 2016 –, ou plus petits, avec des œuvres sur papier. Ce concept du « tout-voir », issu du XIXe siècle la fascine, car il préfigure le cinéma.

Provoquer l’imaginaire

La sculptrice aime aussi les jeux d’échelles, passer de la miniature du dessin à l’encre à l’œuvre grand format où elle reprend le jeu de l’accumulation, un processus souvent utilisé dans l’architecture religieuse. Elle est particulièrement sensible à cette saturation du décor par une forme de ciselure – dentelle de pierre retranscrite en carton – cherchant à recréer une forme de vertige. « Les yeux ne savent plus où se poser, ne peuvent tout embrasser, on est à la fois dans quelque chose qui devient presque invisible, car on ne peut pas s’arrêter sur chaque détail. Ce n’est plus le “tout-voir”, comme dans la version panoramique, mais c’est le “trop-voir”. Les artistes conceptuels ont beaucoup joué sur le vide ou l’invisible. On a moins exploré l’invisible par saturation, par l’impossibilité de tout montrer. Et moi je procède plutôt du côté saturé », dit-elle en riant. Les questions d’un geste plus primordial et un peu archaïque comme celui des auteurs de l’Art brut l’intéressent énormément tout comme le rapport à l’ornement, qu’elle regarde d’un point de vue pratique plutôt que théorique. Elle le considère comme le continuum de la représentation de la nature. Les ornements souvent végétaux, parfois géométriques ou animaux, seraient ainsi une façon de faire proliférer dans les objets que nous fabriquons, un lien, encore une fois invisible, avec le monde du vivant.

Ce vivant, d’ailleurs, est remarquablement absent de ses installations. Eva Jospin ne représente pas le monde animal, car les animaux donnent une échelle et il lui importe de maintenir l’ambiguïté sur cette question dans ses œuvres. Pour le moment, elle s’intéresse davantage aux habitats (forestiers ou architecturaux) qu’aux habitants, afin de donner

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Vue de l’exposition « Palazzo » au Palais des papes d’Avignon. (Benoît Fougeirol)

la possibilité au spectateur d’habiter l’œuvre. « Il faut que cela reste un peu dépeuplé pour qu’on ait la sensation de pouvoir s’emparer du lieu, en tout cas avec l’imaginaire. S’il est déjà habité par d’autres – des animaux, des humains, des formes vivantes – on regarde une scène. Ce qui m’intéresse, c’est que le spectateur fabrique la scène dans sa tête. Je veux provoquer son imaginaire à lui. »

Si l’un des secrets du succès de ses installations monumentales résidait là ?

Cette déambulation dans un désert orné qu’elle offre au visiteur, n’est-ce pas une manière finalement de l’inviter à jouer ?

« Oui, j’imagine que j’ai conservé mon âme d’enfant, puisque je réalise aujourd’hui ce désir qui était déjà ancré en moi, celui de

bâtir quelque chose. Tous les artistes te diraient la même chose, c’est magique quand finalement tu as devant toi ton œuvre, alors qu’au départ c’était juste une idée, presque rien en somme. Comme si tu continuais de jouer à : « Et on dirait que l’on ferait une œuvre de 105 mètres de long et on dirait qu’on l'exposerait à Versailles… »

Cultiver son jardin

Revendiquer sa part d’enfance ne l’empêche nullement d’être extrêmement bien informée de l’actualité géopolitique – sa connaissance de l’histoire politique est celle d’une historienne –, et de poser un regard lucide sur la période de tensions exacerbées que nous vivons. Ce qu’elle recherche se situe cependant

de l’exposition « Selva » au Museo Fortuny de Venise. (Benoît Fougeirol)

aux antipodes de ceux qui se réclament d’un art activiste ou soi-disant engagé. Eva Jospin crée des espaces qui offrent une respiration. Le terrain de jeu de l’art s’y prête particulièrement, mais elle rêverait de situations peut-être plus utopiques, en revenant à l’une de ses sources d’inspiration : le jardin. «C’est un espace fascinant parce que tout le monde s’en empare. Quand on se balade dans les villes, il y a toujours un petit dingo qui a fait son truc, qui l’a poussé un peu plus loin qu’un autre, le mec ou la nana est devenu une espèce de spécialiste du rhododendron. Et ça fourmille de rhododendrons dans le jardin ou sur le balcon. On en voit à Paris, qui ont été pris par une folie de la terrasse, les plantes sont partout. J’aime le fait que cela puisse être à la fois les jardins de Le Nôtre à Versailles, les grands jardins baroques italiens sublimes et en même temps, la petite Monique retraitée qui fait ses boutures.»

Chaque époque crée son jardin. Eva Jospin aimerait pouvoir y réfléchir d’une manière collégiale en y invitant un philosophe, un botaniste, un paysagiste et un historien de l’art pour s’interroger sur comment faire un jardin aujourd’hui, notamment par rapport à la question de l’eau ? Qu’y plante-t-on ? L’esthétique serait purement arbitraire, puisqu’elle relèverait de l’artiste seule. On imagine déjà l’émerveillement d’un tel paradis ! En attendant, allons voir si la rose…

Note :

Eva Jospin, « Chambre de soie », exposition du 18 juin au 29 septembre 2024 à l’Orangerie du château de Versailles, www.chateaudeversailles.fr

Eva Jospin, « Selva », exposition jusqu’au 24 novembre 2024, Museo Fortuny, Venise, www.fortuny.visitmuve.it

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Vues

DE LAMARTINE LE REFUGE

LAMARTINE

À Gilly, le splendide château de Vincy a hébergé le poète du « Lac » qui fuyait alors la France. Classée bien culturel d’importance nationale, cette propriété exceptionnelle est proposée à la vente par SPG One – Christie’s International Real Estate, l’expert des résidences de prestige du groupe SPG. Par Cora Miller

ARCHITECTURE

Ci-dessus : Le château de Vincy se reflète dans sa pièce d’eau spectaculaire. (Cyril Menut)

Ci-contre : L’ancienne orangerie a été convertie en lieu de travail immaculé. (Désirée Quagliara)

Il n’a rien à voir avec le peintre du même nom. Le château de Vincy, avec y, n’a jamais appartenu à l’artiste de la Joconde, lequel n’y a pas non plus vécu d’ailleurs. Plus simplement, la bâtisse porte le nom du hameau où elle a été construite, à Gilly, une commune du canton de Vaud.

Morceau d’histoire

C’est un véritable morceau d’histoire suisse qui cherche son dixième châtelain. Construite entre 1721 et 1724 dans le style classique typique du XVIIIe siècle français, l’édifice est l’œuvre de l’architecte genevois David Jeanrenaud. Son commanditaire ? La famille Vasserot, française protestante ayant trouvé en Hollande un climat plus favorable à leur obédience. Ayant fait fortune dans la banque, adoubé baron par le Grand Électeur de Brandebourg, ami personnel du duc de Kent, père de la reine Victoria, Jean de Vasserot, séduit par la région, s’offre la seigneurie de Vincy en 1720. Il décide donc de poser un château dans ce délicieux paysage au coteaux glissant doucement vers le Léman.

Le charme indéniable de l’édifice et de ses terres, mais aussi de ses propriétaires, attire rapidement une intelligentsia éclairée. Comme Voltaire, venu en voisin, qui écrivit en 1758 au seigneur de l’endroit : « Quoique je sois toujours malade, je tâcherai de n’être pas un malade incommode. J’ai une grande envie de voir

votre belle maison et une bien plus grande encore de faire ma cour à son aimable maître et à Madame de Vincy… » La Révolution renverse la France. Ses secousses atteignent le canton de Vaud. Le château qui est passé entre plusieurs mains familiales appartient désormais à Auguste de Vasserot de Vincy, officier de carrière et royaliste engagé. Les soldats de son régiment profitent d’une permission de leur capitaine sur ses terres vaudoises pour se rebeller. Le baron ne pourra plus jamais retourner en France. Exilé forcé, à peu près ruiné par les événements politiques, il soutient la contre-révolution en accueillant, chez lui, des réfugiés. Il tue surtout le temps en embellissant le château à partir de 1793. Il l’orne de colonnades, de corniches et de frontons, ajoute une terrasse ainsi qu’un péristyle. Il commande au sculpteur genevois Jean Jacquet la décoration intérieure virtuose en stuc de la maison.

Rencontre furtive

En 1815, un jeune homme frappe à la porte. Il a 25 ans, un fusil et vingt-cinq louis d’or. Royaliste, il fuit la France que dirige l’empereur Bonaparte. Il s’appelle Alphonse de Lamartine, il est poète et un guide lui a vanté les bontés du propriétaire des lieux. « Pendant le dîner, qui était simple et sobre, dans une salle où tout attestait la splendeur évanouie d’une maison déchue de fortune, M. et madame de Vincy s’entretinrent avec moi. »

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Dans ses salons, la demeure a reçu Voltaire et le jeune poète Alphonse de Lamartine pendant son exil. (Désirée Quagliara)

Lamartine restera une centaine de jours à Vincy, jouissant d’une hospitalité généreuse pour se promener dans les jardins et admirer le Léman. « Nous passions les soirées sur une longue et large terrasse qui s’étend au pied du château, et où on domine le bassin du lac, à causer des événements du temps, et à contempler les scènes calmes et splendides où la lune promenait ses lueurs au-dessus des eaux et des neiges. On apercevait de là les cimes des arbres du parc et les toits des pavillons du château de Coppet qu’habitait alors, sous les traits d’une femme, le génie qui éblouissait le plus ma jeunesse. » L’écrivain parle de Madame de Staël, d’avec qui les Vasserot ont pris leurs distances. Il rêve de la rencontrer. Il ne l’apercevra que furtivement à bord de sa calèche qui file en direction de Lausanne.

Dès 1872, le domaine n’appartient plus aux Vasserot de Vincy. En 1974, il entre dans l’inventaire cantonal du patrimoine avant d’être classé comme bien culturel d’importance nationale. Rénové et modernisé en 2008, ce château de 21 pièces et d’une surface habitable de 1500 mètres carrés comprend 6 chambres, une orangerie, un pavillon pour les invités ainsi qu’un garage d’une capacité de 20 places. Un parc boisé et un jardin à la française avec bassins agrémentent cette propriété d’exception de plus de 85 000 mètres carrés.

Pour tout renseignement sur nos biens à vendre, veuillez contacter SPG One – Christie’s International Real Estate, +41 (0)58 861 31 00, spgone.ch ou contact@spgone.ch

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La vue sur le lac et le jardin à la française depuis le perron du château. (Cyril Menut) François-Paul Journe dans son atelier. (F.P. Journe)

MAÎTRE LE

DES HORLOGES

Chacune de ses montres réveille un pan de l’histoire de l’horlogerie. Rencontre avec François-Paul Journe, horloger-savant qui ne refait jamais deux fois la même chose et dont les pièces mécaniques sont des œuvres d’art. Par Emmanuel Grandjean

HORLOGERIE

La salle du restaurant F.P. Journe. Un établissement genevois historique dont le décor protégé rend désormais hommage à l’horlogerie. (F.P. Journe)

La salle du restaurant a conservé ses boiseries d’origine. Il faut dire que le décor de l’ancienne brasserie la Bavaria, ouverte en 1912 dans le prolongement de la rue du Rhône à Genève, est classé au patrimoine historique de la ville. Pas question donc d’y toucher. Rien n’empêche, en revanche, de l’agrémenter. Il y a là, posée sur une console en hauteur, une spectaculaire pendule astronomique du début du XVIIe siècle fabriquée à Venise. Accrochées un peu partout, de grandes planches techniques enfoncent l’idée qu’ici, on aime passionnément l’horlogerie. Normal, un des deux propriétaires des lieux est dans le métier. Il leur a même donné son nom : F.P. Journe. « Il y a bien Prada juste à côté. Je me suis dit : pourquoi pas moi », plaisante François-Paul Journe. L’établissement a connu plusieurs ambiances en cuisine. Depuis le début de l’année, c’est Dominique Gauthier – trente ans passés au piano du Chat Botté de l’hôtel Beau-Rivage – qui tente ici sa nouvelle aventure. « Je voulais faire un restaurant horloger avec un chef qui tienne la route. Un ami commun m’a fait part du désir de Dominique de bouger. On ne pouvait pas rêver mieux. »

Encyclopédie vivante

plutôt cancre à l’école. J’ai été mis d’autorité dans un collège technique de Marseille, ma ville natale. Là-bas, j’ai découvert l’univers de la montre, auquel je ne connaissais absolument rien. C’est devenu ma passion, mon obsession. » L’horloger rejoint ensuite à Paris son oncle qui répare des mécaniques dans sa boutique-atelier. « C’était rue de Verneuil, dans le carré des antiquaires. J’ai commencé par restaurer des comtoises, puis des pendules et des montres anciennes. Grâce aux collectionneurs qui nous confiaient leurs objets, j’ai eu la chance de mettre les mains dans à peu près tout ce qui existe dans un musée. Mon oncle est parti pour Aix. Je suis resté. J’ai pris un local juste à côté, dans une cour pour rester tranquille. À l’époque, je m’occupais aussi de la collection horlogère du musée des Arts et Métiers. »

Maladie des pendules

On sait les affinités qu’entretiennent la gastronomie et l’horlogerie : même souci de la précision, de l’esthétique, de l’exclusif et du plaisir de voir les yeux briller de celui ou celle qui en profite. Chez Journe, il y a une dimension supplémentaire : l’histoire. Chacun de ses modèles de haute horlogerie lui a été inspiré par les maîtres de la discipline avant lui. Dans sa manufacture-showroom de la rue de l’Arquebuse, installée dans une ancienne usine de bretelles, l’horloger conserve la bibliothèque de son proche confident, l’historien Jean-Claude Sabrier. Plus de mille ouvrages racontent l’horlogerie du passé ; Journe les a intégralement achetés aux enchères pour ne pas les voir dispersés. « Abraham Louis Breguet, Antide Janvier… J’ai commencé dans ce métier par hasard et par l’horlogerie ancienne. J’étais

Il fabrique alors sa première montre, entièrement à la main. Pour la seconde, il se lance un défi : réduire à une boîte de poche le régulateur double de Breguet qu’il vient de remettre en marche pour le musée. « Personne ne savait pourquoi il avait mis deux pendules. Les gens trouvaient que c’était juste bizarre. Alors j’ai travaillé là-dessus. J’ai même écrit un article sur le sujet, en 1983, publié dans le magazine allemand Uhren » L’horloger découvre que Breguet – ce Neuchâtelois installé à Paris en 1775 où il invente le tourbillon qui fera sa fortune –, résout ainsi un problème bien connu des horlogers-penduliers. Lorsque plusieurs pendules se trouvent pendant longtemps sur une seule table à des fins de réglage, elles finissent par se fausser. « Il n’est pas rare qu’une pendule très bien réglée en atelier ne fonctionne plus du tout de la même manière une fois qu’elle retourne chez le client, parce qu’elle n’est plus en rapport avec les autres tic-tac. » Le double pendule permettait ainsi de réguler la marche et

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HORLOGERIE

de pallier les interférences. « Pour en avoir le cœur net, Breguet confia son modèle pendant six mois au physicien François Arago sans que les aiguilles se désynchronisent. » F.P. Journe fabrique la montre pour son premier client. C’est un échec. « Je n’avais pas l’expérience nécessaire. Je me suis dit qu’un jour je reprendrais ces travaux. » Mais entre 1983 et les années 90, la mode change. Auparavant, les collectionneurs s’intéressaient aux montres de poche et pas du tout aux montres-bracelets, même anciennes.

« Vous pouviez acheter une Patek Philippe à complication pour trois fois rien. Là, c’était exactement l’inverse. Je me suis remis à mon projet. Dans une montre-bracelet, c’était beaucoup moins évident. Elle marchait. Elle ne marchait plus. J’étais désemparé. Finalement, elle a fonctionné parfaitement. »

Fuir la routine

Il appelle « Résonance » ce modèle dont il réveille le mécanisme du fin fond de l’histoire. « Alors que le mot n’existait pas. Je l’ai inventé parce que ce système travaillait sur ce phénomène » continue l’horloger devant un double régulateur d’Antide Janvier exposé dans l’un des salons de sa manufacture. Une pièce de musée. « Ces horlogers ont passé leur vie à faire des recherches avec opiniâtreté. Ils ne se sont jamais arrêtés. Contrairement aux horlogers anglais qui, lorsqu’ils avaient développé un modèle qui fonctionnait, le répétaient. La routine ne m’intéresse pas. Je n’ai pas le tempérament de faire deux fois la même chose. J’avais commencé une série de montres dans les années 90. Je voulais en faire dix. Au bout de deux, j’en ai eu marre et j’ai arrêté. Depuis plus de vingt ans, je m’impose un rythme : créer au moins un nouveau modèle chaque année. » Ce dernier portera invariablement la devise Invenit et Fecit sur son cadran : « Inventé et Fait » Une mention latine que l’on trouve souvent dans l’art en signature de gravures. Et aussi dans l’horlogerie ancienne. « Avec le grand retour de la montre-bracelet à la fin des années 80, les marques se sont trouvées fort dépourvues, raconte François-Paul Journe. Peu étaient capables d’encaisser ce choc avec leurs propres mouvements. Trois fabricants les fournissaient : ETA, la Nouvelle Lémania et Frédéric Piguet. Les collectionneurs ont un jour appris qu’en fait toutes les montres avaient le même mouvement et ils s’y sont faits. Moi qui fabriquais tout à la main, je devais me distinguer. J’ai tout de suite adopté cette devise qui explique en deux mots que ce que j’ai conçu, je l’ai réalisé. » Une référence qui fait de lui un maître des horloges hors normes et donc très recherché. En 2009, Eleanor Coppola, la femme de Francis Ford le réalisateur du Parrain et d’Apocalypse Now, voit dans le Wall

La montre FFC dont la main donne l’heure. Une collaboration avec le cinéaste Francis Ford Coppola.

(F.P. Journe)

L’Astronomic Souveraine. (F.P. Journe)

Le dos du Chronomètre à Résonance. Une montre qui bat grâce à deux mouvements. (F.P. Journe)

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Le Chronomètre à Résonance. (F.P. Journe)

Dans le showroom de la manufacture genevoise F.P. Journe trône la spectaculaire horloge de Constantin-Louis Detouche créée pour l’Exposition universelle de Paris de 1855 ainsi que la bibliothèque horlogère savante de Jean-Claude Sabrier. (F.P. Journe)

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Street Journal une annonce pour le Chronomètre à Résonance F.P. Journe. Elle aime la montre et l’achète illico dans la boutique que la marque possède à New York. Ce sera le cadeau de Noël pour son époux. L’objet est précieux et a une histoire. Le détaillant américain se charge de le remettre en main propre au cinéaste qui vit en Californie, dans cette Napa Valley où il produit du vin. « Il m’a ensuite écrit un petit mot avec ses coordonnées en me disant qu’il serait heureux de m’accueillir chez lui si je passais dans le coin. À l’époque, on sponsorisait Jean Alesi qui courrait sur le circuit d’Indianapolis. On a fait un saut à San Francisco. »

L’horloger reste trois jours chez le réalisateur. Dans la discussion, on parle du fait qu’en anglais, les aiguilles sont des hands, des mains. « Francis me demande alors s’il ne m’est jamais venu à l’idée de créer une montre qui donnerait l’heure avec des doigts. Non, car c’est un truc quasi impossible à faire. Il me dit : tu n’auras peut-être pas beaucoup de clients pour un tel objet, mais au moins deux, moi et mon associé. Qui était ? Georges Lucas. Évidemment là, vous commencez à réfléchir. »

Du côté de l’art

De retour à Genève, la main mécanique de Coppola tourne en boucle dans la tête de l’horloger. « J’y pensais tous les jours, ça virait à l’obsession. Il m’envoyait des images, dont celle de la main artificielle créée en 1564 par le père de la chirurgie, Ambroise Paré.

Moi je cherchais du côté de la peinture, chez Raphaël. Et aussi des robots, mais ce n’était pas vraiment mon univers. La main de Paré était parfaite. C’est elle qui, finalement, m’a inspiré. » Une montre comme une œuvre d’art baptisée FFC, acronyme de son commanditaire, qui égraine le temps selon une lecture digitale astucieuse. « C’est la seule fois que j’ai collaboré avec quelqu’un d’autre », continue celui qui contrôle sa chaîne de production de A à Z. « Disons qu’ici je marque le tempo. Je m’occupe de tout ce qui concerne le développement. Je couche ensuite les éléments techniques sur le papier comme j’ai appris à le faire sur la planche à dessin. La 3D je la laisse à ceux qui savent le faire. C’est trop complexe et vraiment trop tard pour que je m’y mette. » Pas d’ambassadeurs prestigieux, non plus. Mais un mécénat discret pour Action Innocence et Only Watch qui récolte des fonds pour lutter contre la myopathie de Duchenne, une maladie rare qui touche les enfants. « On a fait aussi un peu de sport automobile. Depuis quelques années, j’ai pris un tournant plus artistique. Notamment à la suite de ma rencontre avec Thomas Hug qui a dirigé pendant onze ans Artgenève et dont je suis le partenaire depuis la deuxième édition. Avec le temps, on a appris à se connaître. Il a beaucoup de projets très intéressants. Nous regardons pour essayer de reprendre des salons anciens et pour en créer de nouveaux. Ensemble, nous allons faire de grandes et belles choses. »

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Montage du mouvement Quantième Perpétuel de F.P. Journe. Une complication qui affiche toujours la date exacte, son mouvement tenant compte de la longueur variable des mois et du cycle des années bissextiles. (F.P. Journe)

FUTUR POUR LE UNE CAPSULE

Témoignages adressés aux générations des décennies et des siècles à venir, des capsules temporelles sont désormais enfouies lors des cérémonies d’ouverture de grands chantiers. Histoire d’un symbole arrimé à la fois au présent et, vaille que vaille, au futur. Par Luc Debraine

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Àchaque première pierre, une capsule temporelle ?

Il ne semble plus y avoir de lancement de grands chantiers en Suisse, surtout institutionnels et administratifs, sans l’enfouissement d’une boîte scellée à l’usage des âges futurs. Cette bouteille lancée dans la mer du temps est pourvue d’une plaque qui indique son motif et sa date d’ouverture, par exemple 100 ans après celle de l’ouverture des travaux. Le contenu de la boîte n’est en général pas détaillé. On y trouve souvent : un mot pour les futurs découvreurs, des documents officiels, un plan, le journal du jour, une pièce ou une médaille, un objet ou deux.

Caché dans un mur

Le phénomène est en passe de devenir une tradition. Il est comme une petite cérémonie enchâssée dans la grande cérémonie de la première pierre, avec ses officiels en costume-cravate, casques jaunes sur la tête, pelles en main, regards adressés au photographe.

Prenons le seul territoire genevois. Entre 2018 et 2023, une bonne douzaine de capsules temporelles ont été ensevelies au début de la construction d’un bâtiment administratif, d’un siège social, d’une fabrique, d’un ensemble immobilier. Ce largage d’amarres temporelles s’est déroulé au Centre de chirurgie ambulatoire des HUG-Hirslanden, à la Maison de l’enfance et de l’adolescence des HUG, à la rénovation du téléphérique du Salève, au centre d’hébergement « Le Passage » de l’Armée du

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La couverture du disque d'or (avec des instructions pour les extraterrestres) embarqué dans les sondes Voyager 1 et 2 de la NASA. (NASA/JPL)

La cérémonie d'enfouissement de la capsule temporelle de Westinghouse lors de l'Exposition universelle de New York en 1939. Sa date d'ouverture est prévue en 6939. (DR)

Salut, à l’usine d’incinération des Cheneviers IV, aux sites ATLAS et CMS du CERN, à la nouvelle bibliothèque du même CERN ou encore au siège de Visilab à Meyrin.

Une pierre pour le temps court de la cérémonie et une capsule pour le temps long de l’après. Tout est là pour créer un nouveau type de symbole social, culturel et anthropologique, arrimé à la fois au présent et au futur. Il n’est en réalité pas né de la dernière pluie. Si l’on reste à Genève, une capsule temporelle a été placée au début des années 30 sous la première pierre du Palais des Nations. Elle contient la liste des membres de l’ancienne Société des Nations, des actes constitutifs, des pièces de monnaie des pays membres. Non loin, le musée Ariana a aussi un objet d’archéologie du futur. Son fondateur Gustave Revilliod avait témoigné en 1872 de sa volonté de bâtir un musée dans un coffret caché dans un mur de sa maison genevoise. Il contenait des notes, des photos, des journaux, des livres, une coupe de verre et une bouteille de vin. Il a été retrouvé en 1990.

Tyrannie du présent

L’idée de la capsule de temps est si ancienne qu’elle est présente dans l’une des premières œuvres littéraires de l’humanité : L’Épopée de Gilgamesh (XVIIIe et XVIIe siècles av. J.-C.). Le récit s’ouvre par une instruction pour retrouver une boîte de cuivre enfermée dans une muraille de la cité d’Uruk. C’est une mise en abyme : la boîte contient l’épopée de Gilgamesh rédigée sur une tablette de lapis-lazuli.

Il demeure que le concept est apparu de manière épisodique au XVIIIe siècle, plus fermement aux XIXe et XXe, avant de s’accélérer dans les deux premières décennies du XXIe siècle. L’actuelle tyrannie du présent explique-t-elle ce désir d’en échapper et d’adresser un signe amical au futur ?

La capsule temporelle est aussi une histoire américaine. Peutêtre parce que la création du pays est relativement récente. Les États-Unis ont toujours eu la double volonté d’encapsuler leurs acquis historiques et d’imaginer leur avenir, comme l’a si bien réalisé la science-fiction américaine. L’expression time capsule a d’ailleurs été inventée à l’occasion de l’Exposition universelle de New York en 1939. La société électrique Westinghouse a enfoui sur le site une longue capsule de sa conception, en métal et verre, dont le contenu reflétait la société de l’époque, entre autres avec des images d’actualité enregistrées sur un microfilm.

Capsules perdues

L’année suivante, autre réalisation fondatrice de l’intérêt actuel pour les capsules, l’Université Oglethorpe d’Atlanta verrouille la « Crypte de la Civilisation ». C’est une capsule grande comme une pièce d’appartement. Elle contient 640’000 pages de documents sur microfilms, des enregistrements audiovisuels, des

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livres, un Donald en peluche, une bouteille de bière Budweiser. La crypte est destinée à être ouverte le 28 mai 8113. La date de sa création a été choisie en considérant que 1940 était à mi-chemin entre la première date connue de l’histoire, mentionnée dans un calendrier égyptien, et l’année 8113. Depuis lors, d’innombrables capsules temporelles ont été disposées sous terre ou dans des bâtiments dans le monde. L’International Time Capsule Society, fondée en 1990 à l’Université d’Oglethorpe, en dénombre aujourd’hui plus de 10’000. Le nombre réel de ces reliquaires profanes doit être incomparablement supérieur. La plupart des récents enfouissements, comme ceux de Genève, ne sont pas enregistrés par la société basée à Atlanta. De plus, la localisation de nombre de capsules a été perdue. Ou ces dépôts à long terme ont été détruits par des infiltrations souterraines, une mauvaise étanchéité, l’usage de matériaux à dégradation lente, comme le papier acide ou le plastique.

Vers d’autres civilisations Régulièrement, à l’occasion de travaux, des capsules surgissent du passé sans crier gare. Comme pour leur scellement, leur ouverture est accompagnée d’une cérémonie médiatisée. Même si leur contenu s’avère finalement banal, mon général. À propos. Fin 2021 à Richmond en Virginie, le déboulonnage de la statue du général confédéré Robert E. Lee a permis la découverte d’un coffre dissimulé en 1877 dans le socle du monument. Il recelait des artéfacts de la guerre de Sécession : un drapeau sudiste, des balles de fusil, une carte de Richmond. Deux temporalités américaines s’entrechoquaient : le passé esclavagiste et le présent du mouvement « Black Lives Matter ». Sans compter le siècle et demi du coffre, voyageur immobile aux embarrassants papiers d’identité.

Ces capsules accrochées à la flèche du temps partent parfois dans l’espace avec l’espoir de rencontrer, dans mille ou un

million d’années, d’hypothétiques civilisations extraterrestres. Les sondes Pioneer et Voyager de la NASA sont pourvues de disques métalliques, tous gravés de messages qui décrivent le genre humain sur la planète bleue. Plusieurs capsules minuscules ont été envoyées sur la Lune à bord de robots d’observation et d’exploration. Elles contiennent à l’occasion des librairies entières, au cas où celles de la Terre venaient à disparaître.

Cadillac dans le désert

Reste que leur technologie numérique est soumise à obsolescence, telles les vieilles disquettes informatiques qui sommeillent au fond de mes tiroirs : je n’ai plus les outils pour les lire et leur contenu s’est sans doute effacé. La capsule temporelle s’accommode mieux de la technique analogique, plus rudimentaire que les accomplissements numériques actuels, mais plus simple et plus durable.

Elle est enfin une affaire artistique, à l’image des expositions « L’Histoire à venir – Capsule temporelle » de la HEAD à la Maison Tavel de Genève en 2014 et « Time Capsule 2045 » au Musée d’art et d’histoire de la même ville en 2022. Les artistes aiment interroger les motivations qui se cachent derrière les messages adressés aux générations d’après-demain. Ils flairent l’hubris humaine, cet orgueil qui pousse à croire que de menus témoignages du présent intéresseront les historiens du futur.

Le collectif américain Ant Farm s’amuse depuis les années 1970 de cette prétention. Il a planté des Cadillac dans le désert comme autant de stèles à la gloire de la société américaine, enterré des réfrigérateurs remplis de malbouffe ou exposé en 2016 au centre culturel Pioneer Works de New York une capsule en forme de fourgon Chevrolet. Son système informatique capte au hasard un fichier dans les smartphones des visiteurs, avant de l’enregistrer pour la postérité. Laquelle n’en aura rien à faire. Ce qui est le but poursuivi par les artistes d’Ant Farm, ces insolents.

Le fourgon-capsule du collectif artistique Ant Farm exposé dans le centre culturel Pioneer Works à New York en 2016. (Pioneer Works)

LVX MAGAZINE 62
TECHNOSOPHIE

Disque solaire

Le musicien Brian Eno réédite son tourne-disque lumineux qui fait à la fois office de platine et de sculpture psychédélique.

On connaît Brian Eno, homme de sons – lui-même se dit « non-musicien » –, producteur de groupes (notamment de U2 et de David Bowie) et inventeur du terme ambient music pour qualifier cette catégorie de la techno faite de nappes électroniques minimalistes et planantes.

On oublie que l’Anglais est aussi un artiste récompensé par le Lion d’Or de la Biennale de Venise 2023 pour l’ensemble de sa carrière démarrée dans les années 70. Et dont l’œuvre plastique trouve son inspiration aussi bien chez Mondrian et l’Avant-garde russe que dans les œuvres lumineuses de James Turrell. Justement. En 2021, Brian Eno associait ses deux passions dans un tourne-disque luminescent en résine transparente édité à 50 exemplaires – signés et numérotés - par la galerie Paul Stolper.

Le stock de Turntable I étant épuisé, le musicien lance en 2024 Turntable II, mais cette fois produit à 150 copies, et toujours en collaboration avec son marchand londonien. Le principe reste le même : il s’agit toujours d’une platine pour vinyles équipée de LED qui changent de couleur. Un objet féérique qui, dans l’esprit de l’artiste, fonctionne aussi très bien hors de sa fonction de base qui est de jouer des disques. Une sculpture psychédélique dont les dégradés multicolores donnent à la pièce dans laquelle elle se trouve des allures d’aurore boréale.

En vente sur le site paulstolper.com au prix de 20'000 livres sterling, environ 23'000 francs suisses.

JOUET 63
( GeorgePeters )

CINQUANTE NUANCES DE

RESSENTI

Longtemps ignorée, l’intelligence émotionnelle permet d’accepter et de travailler avec le large éventail de nos sensibilités. Un concept utile, aussi bien dans la vie personnelle que dans le cadre professionnel. Par Philippe Chassepot

Affirmer que la maîtrise de ses émotions assure un meilleur équilibre personnel et une plus grande probabilité de réussite professionnelle ? Ça sonne comme un pauvre cliché aujourd’hui, mais il ne faut jamais oublier d’où on vient : cet enfonçage de portes ouvertes fait surtout suite à des décennies d’ignorance et de négation. L’intelligence émotionnelle a longtemps été un oxymore, dans le sens où l’intelligence devait être rationnelle sinon rien, et que les émotions étaient réservées aux faibles. Mais le monde change, parfois en bien, et les voilà désormais universellement validées comme une clé pour avancer ou s’épanouir – ou simplement survivre.

« Connais-toi toi-même » Il fallait un précurseur – on dirait lanceur d’alerte aujourd’hui –pour débloquer la machine. Le psychologue américain Daniel Goleman s’est chargé de la vulgarisation du thème en 1995. Son livre L’intelligence émotionnelle est un authentique bestseller qui définit notamment le concept en une seule phrase : « L’intelligence émotionnelle, c’est la capacité de comprendre et de gérer ses propres émotions et celles d’autrui. » Des études très sérieuses ont suivi, certaines fondées sur la seule compétence

émotionnelle (les psys américains Mayer et Salovey) d’autres mixant le ressenti avec la compétence professionnelle, comme celles menées par le docteur israélien Reuven Bar-On. Le verdict est unanime : on ne peut plus décemment enfouir ce qu’on ressent, et il faut absolument accueillir nos émotions de façon inconditionnelle, une version 2.0 du « connais-toi toi-même » de Socrate en quelque sorte. Le fantasme du zen étant inatteignable dans nos sociétés surconnectées, arrêtons de nier. Convainquons-nous que chaque émotion a son rôle à jouer, qu’elle arrive pour nous dire quelque chose, même, et surtout, si on n’a pas envie de l’écouter. Prenons-les comme des clés pour s’autoriser un premier vernis de bienveillance. Bien. Mais une fois toute l’histoire définie et le verbiage déroulé, comment fait-on ?

Dictionnaire émotionnel

On interroge Marielle Vérot-Ricottier, experte en intelligence émotionnelle, consultante et coach. Elle navigue dans ces eaux hyper sensibles depuis de nombreuses années et sait bien qu’on est encore nombreux à se montrer incapables de s’autoanalyser. Vous n’êtes pas armés pour faire face ? D’accord, dit-elle, mais ce n’est pas une fatalité. « Ce que j’ai pu observer, du haut de mon

Été 2024 69
CORPS

expérience, c’est que les gens savent à peu près identifier les émotions les plus courantes, mais qu’il ne leur est pas évident d’arriver à une distinction plus fine. Dire “je suis content”, ça définit un tout, mais pas les nuances comme la joie, la satisfaction ou la fierté, par exemple. On est un peu illettré émotionnellement si on ne fait que dire “je vais bien” ou “je ne vais pas bien”. Ça ne suffit pas, et tout l’enjeu se trouve là. »

Elle évoque des accompagnements parfois nécessaires ; des formations déjà existantes, aussi, pour se débarrasser des nombreuses croyances et injonctions sociales qui ont la peau dure. Elle parle de données scientifiques qui permettent de se construire un « dictionnaire émotionnel ». À ce sujet : le test psychométrique QEg vient tout juste de sortir, et c’est un pas en avant énorme dans les outils mis à disposition. Jusqu’à présent, ce genre d’évaluation n’était disponible que pour les entreprises (sous le nom QEPro).

Une histoire de feeling

À propos d’injonction sociale, la praticienne thérapeute donne cet exemple qui mélange famille, fidélité et culpabilité. « J’ai reçu un jour un père qui se demandait si on pouvait vraiment ressentir du mépris pour ses propres enfants – il avait de jeunes adultes vivant encore chez lui. Mon rôle a été justement de lui faire prendre conscience que toutes les émotions sont utiles. Ressentir du mépris n’est pas affligeant, honteux ou peu respectable, c’est juste une information. Et si on la comprend bien, on peut alors trouver un cadre aux enfants pour lui permettre de mieux fonctionner. »

L’entreprise ne pouvait évidemment échapper à cette tendance, celle-là pas plus qu’une autre, et elle tente désormais d’en tirer profit. Marielle Vérot-Ricottier fréquente managers et décideurs depuis un bon moment, elle définit ainsi l’évolution : « Avant, en recrutement, on disait juste “j’ai un bon feeling”. Aujourd’hui, on nomme, on va chercher à vérifier ledit feeling, ce qui va participer au choix final du candidat une fois la short list établie. »

Personne n’est parfait

Il est toujours laborieux d’ancrer les changements, car les comportements générationnels s’évaporent lentement devant les forces de l’habitude. « On est encore face à des croyances et des représentations qui n’ont plus lieu d’être. Par exemple : des managers arrivent en formation avec la certitude qu’ils ne doivent pas exprimer leurs émotions au travail, qu’un manager doit être parfait

et montrer l’image d’une personne qui maîtrise tout. Donc, pour moi, le changement n’est pas encore opérationnel. Certes, on dévoile, on prend conscience, et la majorité des gens qui viennent se former ont vraiment l’intention de mettre de l’émotionnel intelligent dans leur management. Mais ça reste des pratiques timides, et les transferts de la formation à la “vraie vie” sont encore compliqués. On voudrait, mais dans les faits, c’est : “Ouh la la, mais ça nous bouscule !” Et ça risque de prendre encore du temps. »

Du temps, car l’entreprise n’est pas un environnement familial. Il est encore difficile de savoir jusqu’à quel point s’y responsabiliser ; de savoir ce qu’il est bon de communiquer ou de garder pour soi. L’intelligence émotionnelle est justement utile pour créer un cadre nécessaire et limiter les comportements déviants, la colère, le mépris. Car il y a cette vérité, qui en surprendra sans doute certains : les personnes licenciées le sont d’abord pour leur attitude. « J’ai longtemps travaillé dans la gestion de carrières, et je sais qu’on est très souvent embauché sur nos compétences techniques, continue Marielle Vérot-Ricottier. Mais ce qui est déterminant dans un licenciement, c’est l’engagement, l’attitude, la capacité de collaboration. L’inadéquation de comportement était la cause de 80% des licenciements voilà peu. »

Message d’espoir

Il y aurait presque une ironie un peu triste à parler d’intelligence émotionnelle depuis quelques années seulement, alors que l’époque est terriblement anxiogène. Les nouvelles générations vivent avec le stress du climat, de l’eau, des guerres, des mouvements de population. Les actes militants sont souvent proches du désespoir et parfois vides de sens.

On peut considérer que c’est trop tard si on a une vision vraiment obscure de l’univers, mais pas pour notre intervenante : « L’intelligence émotionnelle a un rôle à jouer encore plus important quand quelque chose démarre, que c’est encore faible ou modéré. Il y a des actions à entreprendre avant que les gens ne descendent dans la rue, ne serait-ce que de les écouter. La bipolarisation politique à laquelle on assiste est un témoin qui nous dit qu’il y a un dysfonctionnement. Les compétences émotionnelles prennent davantage de place. De plus en plus de gens vont réaliser que leurs choix sont meilleurs et plus audacieux dès qu’ils peuvent interagir avec leur ressenti. Et qu’ils peuvent les développer quels que soient l’âge et le niveau de départ. C’est un fabuleux message d’espoir. »

CORPS
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Genève

Saint-Jean

Située en plein cœur de la ville et à proximité immédiate du Rhône, cette magnifique maison de maître datant du XVIIe siècle jouit d’un cadre de vie idyllique. Le propriétaire actuel a entrepris d’importants travaux de rénovation tout en modernisant les infrastructures techniques et en refaisant la toiture. Le jardin bien entretenu bénéficie d’une grande piscine et d’un pool house.

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

LVX MAGAZINE 72

850 m² habitables

7 chambres

5 salles de bains

35’000 m² de parcelle

Prix sur demande

Été 2024 73

Genève

Chêne-Bougeries

Cette charmante villa individuelle est située sur une belle parcelle arborée et bien entretenue. Son environnement paisible, sa situation privilégiée et son agréable jardin en font l’endroit idéal pour une famille.

216 m² 6 4 1’567 m² CHF 5’500’000.–

Bellevue

Répartie sur trois niveaux, cette magnifique propriété a été rénovée et agrandie en 2015. Elle bénéficie de vastes espaces, d’un studio indépendant ainsi que d’un beau jardin agrémenté d’une piscine chauffée.

520 m² 6 5 1’755 m² CHF 7’000’000.–

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

LVX MAGAZINE 74

Genève

Cologny

Cette sublime villa contemporaine offre des volumes exceptionnels, un jardin bien entretenu, une grande piscine ainsi qu’une magnifique vue sur le lac, le Jura et les montagnes avoisinantes.

350 m² 6 5 3’323 m² Prix sur demande

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

Été 2024 75

Genève

Vandœuvres

Située à proximité immédiate du Golf Club de Genève, villa contemporaine de plain-pied offrant un cadre de vie incomparable. Son architecture et ses matériaux de qualité lui confèrent un cachet unique. 360 m² 5 3 2’900 m² Prix sur demande

Pregny-Chambésy

Majestueuse maison de maître composée de plusieurs bâtisses dont une dépendance pour le personnel. Ses vastes espaces de réception, ses grandes terrasses et sa piscine incarnent l’harmonie parfaite entre le charme d’antan et le luxe contemporain. 900 m² 9 9 5’108 m² Prix sur demande

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

LVX MAGAZINE 76

Genève

www.nest-villas.ch

Situé au cœur d’une prestigieuse commune, magnifique projet de construction de deux villas très haut de gamme, lumineuses et éco-responsables. Les villas disposeront d’un ascenseur, d’une salle de sport, d’un jardin privé avec piscine ainsi que d’un garage pour deux voitures.

400 m² 4 4 752 m²

+41 22 849 65 09 contact@spgone.ch | spgone.ch

Prix sur demande

Vésenaz
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Vaud

Reverolle

Partiellement rénovée, cette propriété se compose d’une maison principale, d’une habitation pour les invités et d’un espace viticole. Parsemé de sentiers bucoliques, le jardin luxuriant offre une vue pittoresque sur la campagne environnante. 500 m² 5 5 2’858 m² Prix sur demande

Lausanne

Construite en 1800, cette magnifique maison de maître se distingue par son architecture élégante, ses parquets authentiques et ses volumes généreux. Elle est située dans un quartier prestigieux et offre une vue panoramique sur le lac et les Alpes. 740 m² 11 8 5’100 m² Prix sur demande

+41 22 849 65 08 contact@spgone.ch | spgone.ch

LVX MAGAZINE 78

Vaud

Ce luxueux appartement a été récemment rénové et offre des volumes généreux. Sa singularité réside dans sa magnifique terrasse de 120 m² agrémentée d’une piscine et jouissant d’une vue imprenable sur le lac.

256 m² 5 3 Prix sur demande

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