Séance d’installation à l’Académie d’Architecture
architecture de l’invisible
Adeline Rispal, architecte
Introduction à la scénographie, Paris, le 29 octobre 2015
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Séance d’installation à l’Académie d’Architecture
architecture de l’invisible
Adeline Rispal, architecte
Introduction à la scénographie, Paris, le 29 octobre 2015
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« Et si je devais placer ma confiance dans quelque chose, ce serait dans la psyché du spectateur sensible, libre de tout modèle de pensée conventionnel. Je n’aurais aucune idée de la manière dont il pourrait user de ces images pour les besoins de son esprit. Mais tant que ces deux choses – le besoin et l’esprit – sont présentes, on est garanti qu’il y a un échange vrai. »
Mark Rothko ¹
¹ M. Rothko, Écrits sur l’art. 1934-1969, Flammarion, « Champs arts », 2009. 5
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Je remercie très vivement l’Académie d’Architecture, son président, ses vice-présidents et les autres membres du Bureau, ceux du Conseil et tous ses membres, de m’accueillir dans cette magnifique assemblée. Cette élection m’honore et me fait grand plaisir car elle honore également la scénographie comme discipline de l’architecture que je pratique depuis plus de trente ans. Je souhaite aussi remercier chaleureusement ma famille, mes amis, mes associés et acteurs des deux agences Repérages Architectures et Studio Adeline Rispal, les nombreux partenaires de ces aventures professionnelles, qu’ils soient maîtres d’œuvre, consultants ou maîtres d’ouvrage, de toutes les disciplines impliquées dans l’acte de penser et de créer des musées et des expositions, dans l’acte de construire et dans celui de diriger une entreprise, toutes ces personnes qui m’ont soutenue, aidée, conseillée, aimée,… elles m’ont permis d’être ce que je suis aujourd’hui et m’aideront encore à être ce que je serai demain, car nous sommes des animaux sociaux qui ne peuvent se développer qu’en relation avec leur environnement physique et social. En tant qu’humains, nous avons étendu cette dépendance à l’environnement symbolique qui nous permet de donner du sens à nos actes, à nos vies et par là de créer. Je remercie donc aussi les grands absents dont la bienveillance céleste m’accompagne dans cette discipline qui traite plus encore avec l’invisible qu’avec le visible.
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Pour cette brève introduction à la scénographie que je vais faire maintenant, c’est à Carlo Scarpa ² que je rendrai hommage car la découverte de son œuvre en 1981 a fondé mon engagement dans l’architecture. Je le distingue pour les qualités architecturales et muséographiques de ses œuvres, et tout particulièrement, pour son éblouissante maîtrise de la matière. Mais encore davantage pour l’humanité de l’attention qu’il porte au visiteur, non seulement par l’extrême soin avec lequel chaque détail l’accueille mais aussi pour la puissance des relations qu’il instaure entre les collections exposées qui invitent chacun à entrer dans l’aimable conversation qu’elles entretiennent entre elles et avec l’architecture. Son œuvre efface les limites traditionnelles entre les approches urbaine, architecturale et scénographique car le musée est une expérience globale et notre perception d’une exposition est prodondément marquée par l’environnement physique, culturel et social dans lequel nous évoluons. Qu’est-ce que la scénographie et quelles relations entretient-elle avec l’architecture ? Il existe, en France, trois champs d’activités répondant au mot scénographie : la scénographie théâtrale à l’origine de ce mot, qu’on nommait le décor ; la scénographie scénique qui correspond à l’équipement technique d’une salle de spectacle ; la scénographie d’exposition, l’objet de cette intervention, nommée auparavant muséographie, qui concerne les expositions
² Carlo Scarpa, architecte et designer, (1906-1978) 8
permanentes dans les musées, les expositions temporaires, les centres d’interprétation, et autres pavillons d’exposition universelle… et peut s’étendre à la scénographie commerciale et à l’événementiel, dans et hors les murs. Nous sommes avant tout des êtres sensibles, recherchant instinctivement des espaces dans lesquels nous pouvons nous épanouir. L’épanouissement sera d’autant plus grand que cet espace donnera du sens à nos actes. C’est l’un des rôles primordiaux de l’architecture que de protéger et favoriser les activités humaines. La scénographie est au croisement de ces deux niveaux de quête du sensible et du signifiant dans l’espace muséal au bénéfice du public. Pour cela, elle interpelle le génie du lieu et tente d’en extraire les strates profondes qui entreront en résonance avec les visiteurs. Car c’est bien sur leur inconscient collectif et individuel qu’agit la scénographie, tout comme l’architecture, la littérature ou le cinéma. L’expérience individuelle de l’exposition est unique, totalement subjective, car elle fait appel en premier lieu à nos émotions. Nous nous mouvons dans un territoire, une architecture, une scénographie qui nous touchent, nous rassurent, nous dérangent selon le cas, et qui nous font vivre, à notre insu, une expérience sensorielle et intellectuelle se construisant sur les bases de nos expériences antérieures. Le langage non verbal de l’architecture et de la scénographie, dont les
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impacts réels sont peu étudiés à ce jour, déclenche en nous des émotions qui inscrivent l’expérience de notre perception dans notre mémoire autobiographique, d’autant mieux que le premier siège de cette mémoire dans notre cerveau - l’hippocampe - est également celui de l’appréhension de l’espace. C’est nous-mêmes que nous cherchons en premier lieu dans une exposition. Tout comme dans les autres situations de rencontres, nous recherchons ce qui va nous aider à construire notre être profond. Ce n’est que dans cette itération que nous pouvons aller vers l’Autre, vers les savoirs, vers la Culture. L’objet de collection, œuvre d’art, objet ou relique, atteste du passage de l’Homme sur Terre, de son action, de sa présence ici et maintenant, de son engagement dans la société des hommes, de sa dette envers son créateur, son origine, quelle que soit la forme qu’il lui donne. Comme l’architecture, la littérature et toutes les expressions artistiques, l’objet dans le musée est la preuve de la créativité de l’Homme et de la transmission de cette créativité, la garantie de l’immortalité de l’humain et c’est le fondement même du musée. Mais on ne dit pas au visiteur que c’est pour cela qu’il vient au musée en premier lieu. Ce qu’on dit trop souvent au visiteur, c’est qu’il doit venir au musée pour capitaliser des expériences touristico-culturelles : en français,
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on dit « faire » le musée. Alors, il consomme : des musées, des cartels, des audioguides, des guides, des conférenciers, des monuments, des copies, des ateliers pour enfants, des voyages, des hôtels, des restaurants...Et il doit faire vite, car d’autres veulent consommer aussi. On ne lui parle que rarement du plaisir de la rencontre silencieuse avec l’objet, de son caractère aléatoire, de l’importance de sa subjectivité dans cette rencontre, du fait qu’il est lui-même l’étalon de la valeur qu’il confère à l’objet, le produit d’une histoire et d’une culture particulières. Que la société a son propre système de valeur normalisateur, en perpétuel changement, mais qu’à côté de ce système collectif, son échelle de valeur a une existence propre. Que c’est à partir de là qu’il aborde l’objet, avec sa propre subjectivité, que l’émotion que l’objet va générer en lui (plaisir, indifférence, dégoût,…) va engendrer un sentiment qui va le renseigner sur lui et qu’il aura envie de partager avec d’autres, proches, qu’ils visitent avec lui ou non. On ne lui dit pas non plus que consommation culturelle effrénée et éducation sont contradictoires. Les neurosciences nous apprennent qu’il faut du temps pour apprendre, car il faut du temps pour passer de l’émotion au sentiment. L’intellect lui
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va très vite, mais on ne peut raccourcir le temps du sentiment. La pression du temps augmentant toujours plus...alors, exit les émotions, on passe directement à la consommation des produits éducatifs qui s’adressent principalement à l’intellect et ne construisent pas les fondations de notre apprentissage, de notre culture. Peu de temps donc pour ce que j’appelle la médiation sensible, celle qui prend en compte le processus complexe du passage de l’émotion à la cognition, au plaisir de l’apprentissage de savoirs qui résonnent en nous. Celle qui prend en compte le visiteur tout au long de son parcours dans l’espace urbain, l’espace architectural, l’espace de l’exposition, chacun prenant sa place dans un ensemble plus large, pour aboutir aux objets qui ont trouvé leur juste place dans un espace signifiant. La tâche du conservateur ou du commissaire et du scénographe et de leurs équipes - car l’exposition est bien une œuvre de collaboration est de favoriser la rencontre entre l’Homme et les œuvres de l’Homme dans un espace donné en créant les conditions dans lesquelles les visiteurs et les objets pourront exprimer leur part d’humanité pour mieux se rencontrer.
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En conclusion À l’heure où le monde est interconnecté en temps réel et où l’on peut échanger avec des inconnus à l’autre bout de la planète, le musée ne devrait-il pas être enfin reconnu comme un espace privilégié de l’interconnexion entre réel et virtuel, visible et invisible, en cinq dimensions : entre le moi et l’origine ; entre le présent, le passé et l’avenir ; entre l’ici et l’ailleurs ; entre moi et l’Autre ; entre le citoyen et la société,… de quoi faire pâlir d’envie les meilleurs réseaux sociaux ! Merci pour votre attention.
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www.invisibl.eu
Conception graphique Guillaume Chéreau Imprimé sur les presses Launay Paris, novembre 2015
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