Oxymore, Marc PETIT / NINO

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Ensemble. Devenant inséparables, jouant ensemble le jeu de la vie, pleurant et riant tout à la fois, l’un montrant ce que l’autre cache et cachant ce que l’autre montre. »

FRANÇOIS OLLANDINI

Oxymore

gi-comédie de la vie. Marc tragédien, Nino comédien. Marc le terrible, Nino l’irrésistible.

MARC PETIT / NINO

« Un livre oxymore qui allie ce qui semble contradictoire et qui pourtant ne fait qu’un, la tra-

Oxymore

MARC PETIT / NINO Préface de Clément Rosset Textes de Christian Noorbergen et François Ollandini

30€ ISBN : 978-2-915922-17-2

Colonna édition

Emplacement code barre imprimeur COLONNA ÉDITION / LE LAZARET OLLANDINI



Oxymore MARC PETIT / NINO

PRÉFACE CLÉMENT ROSSET

TEXTES CHRISTIAN NOORBERGEN FRANÇOIS OLLANDINI

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CLÉMENT ROSSET

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a première attention sur les sculptures de Marc Petit a été attirée en 2005 par la dizaine de bonshommes qui figurent au long de l’allée

qui entoure l’arrière du Lazaret Ollandini à Ajaccio : quelles étaient donc ces bizarres figures ? Des moulages de restes humains arrachés à la lave lors des fouilles de Pompéi ? Des statues de cire appelées à renouveler le style du musée Grévin ? Des sculptures d’un frère cadet de Giacometti ? Des projets de mannequins destinés à figurer dans un film d’épouvante ? Des véritables morts-vivants en fin d’agonie ? En fait, il y avait un peu de tout cela. Impossible de ne pas songer aux cadavres de Pompéi, à cette différence près toutefois, importante, que ceux-ci sont saisis et à jamais immobilisés, quoique en pleine action, au moment même de leur mort ; alors que les créatures de Marc Petit sont engagées dans une sorte de devenir de la mort. À l’instar du Malone de Beckett dans Malone meurt, elles n’en finissent pas de mourir ; comme cette Cathy qui paraît assez jeune mais dont le visage laisse deviner tous les stigmates progressifs du vieillissement qui va suivre. On songe aussi aux photographies terribles de Georges Franju, dans Les Yeux sans visage, qui montrent les étapes du rejet de la greffe sur le visage d’Édith Scob. L’influence de Giacometti me semble personnellement indiscutable ; mais elle se limite à une certaine analogie dans le toucher des matières utilisées. En revanche, tant la posture des sculptures de Petit que leur volume n’évoquent en rien l’apparente raideur et la minceur des figures de Giacometti.

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n peut songer aussi, bien sûr, à des projets de mannequins destinés au cinéma fantastique, s’il n’y avait cette différence majeure que ces projets

sont destinés à être insérés dans le mouvement cinématographique alors que les sculptures de Marc Petit n’ont aucun rôle à jouer, en dehors de celui qui consiste à être contemplées. Je parlais aussi de vrais morts-vivants en fin d’agonie. Mais, je l’ai dit, cette agonie est bien lente, bien trop lente pour qu’on puisse avoir la moindre idée de son terme. La mort serait sans doute une délivrance mais on a tout lieu de craindre que cette délivrance ne vienne jamais ; et bien malin serait le médecin capable de prédire l’heure de la fin de cette « phase terminale ». En réalité, il ne s’agit pas de morts-vivants mais de « morts-mourants ». Et ces morts-mourants ont conservé, on se demande par quelle énergie surnaturelle, tous les attributs de la vie, tant individuelle que sociale : ils méditent, s’interpellent les uns les autres, se promènent à bicyclette (Le Tricycle), se nourrissent et se reproduisent , même si ce n’est que pour accoucher d’un mort (Vanité). On pourrait dire de chacun d’eux ce que dit Virgile du Marcellus de l’Énéide : Sed nox atra caput tristi circumvolat umbra, __ « mais une nuit sombre entoure sa tête de son ombre triste ». Ce qui me paraît caractériser principalement les créatures de Marc Petit est un mélange de tragique et de grotesque, que relève constamment un élément d’humour qui en constitue à mes yeux la qualité la plus précieuse. Je remarquerai d’abord que ces créatures semblent davantage nous observer qu’être observées par nous ; et ici je pense aussitôt à Montaigne, dans l’Apologie de Raymond Sebond : « Quand je me joue à ma chatte, qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ? » Telle est en tout cas l’impression que j’ai immédiatement eue quand je suis tombé sur ces statues dans les jardins du Lazaret d’Ollandini : ce n’était pas moi qui les regardais mais bien elles qui me regardaient. Mieux, on aurait dit qu’elles m’observaient d’un air narquois. Elles avaient l’air de me dire, un peu comme dans la célèbre Ballade des pendus de Villon : « Frères humains qui après nous vivez, tâchez de vous conserver aussi bien que 4 nous. Nous, nous avons fait tout notre possible. Essayez d’en faire autant. »


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es caricatures de Nino qui accompagnent dans cet ouvrage les sculptures de Marc Petit, offrent une sorte d’échappatoire à l’angoisse, une distan-

ciation ironique par rapport à l’effet tragique des sculptures qui permet au lecteur de souffler un peu. S’inspirant souvent directement de ces sculptures de Marc Petit, Nino en reprend les thèmes pour les dénaturer et leur donner une issue cocasse non prévue par Marc Petit. Le sculpteur lui-même y apparaît caricaturé, passant du statut de créateur tragique à celui de créature bouffonne. C’est un peu le retour au calme après la tempête, tel celui que les dramaturges grecs mettaient en œuvre dans le drame satyrique qui clôturait obligatoirement la trilogie tragique. Quelque chose vient interrompre et détruire l’intensité de l’émotion ; comme cette chute qui met un terme subit au lyrisme, à la fin de la Nuit rhénane d’Apollinaire : « Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire » Clément Rosset 5


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« Douleur d’être une île » HEIDEGGER

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« Je suis mon père, ma mère, mon fils et moi ! » Antonin ARTAUD

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CHRISTIAN NOORBERGEN « Le Diable et le Saint »

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oute sa vie, le Petit marc fut élevé au saint. Tous les jours, même aux temps des pluies profanes, sa digne marâtre l’invitait à boire de la ti-

sane d’hostie, vraie tisane à mère. Marquée par la grâce, elle lui donna à lire les œuvres complètes de J.C. Volot, petit paysan illuminé d’Auberive. Mais Marc, à l’immense pitié et au noir pipi, ne sait pas lire… Il est sûr d’inventer de belles lettres, très humaines, avec du plâtre et du métal, durs mots du dehors pour durs maux du dedans. Pour effacer cette rare tare d’art, le mardi, le vendredi, et le mardi, il reçoit de l’huile de foi de morue de bénitier, bénie des ascètes du dessert, et qu’il boit sans arrêt.

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e jeudi étant jour de pâmoison, surtout après l’école (qu’il fréquenta 17 jours), il ne connaissait en vérité que le jeudi. Ignorant l’écriture et les jours,

ne sachant rien faire de ses dix doigts défaits, mais passionné d’histoires d’œuf rance, il devint sculpteur de patrie en perdition, pour faire rire ses Petits camarades, dont le très petit Nicolas. Lequel se rendit célèbre en épousant plus tard Mater Dolorosa. Mais personne ne riait. L’art de Marc Petit, intemporel artiste d’éternel jeudi, n’a jamais fait rire personne. Sourd à toute critique, il n’entend pas le rire assombri des douleurs. Il sculpte sans trêve et sans rire. Sur le tard de sa jeunesse, sans fric, ignoré des fracs, son rire a tari. Lui, l’inconnu des livres, jura de ne plus quitter son atelier. Il ne l’a plus quitté. Il y dort, même le jour, d’un lourd sommeil de bronze. Et la nuit, travaille, comme une brute, sa rude et rustique matière.

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n livresque échec, et mat de peau, Marc a sa marque : il porte une épaisse perruque noire. Elégant, il a les poils qui vont avec, certains

posés secs sur sa figure. A d’autres endroits, El signor Nino, qui le dessine et qui signe, ignore… En 182 mois d’une carrière en corps en cours, Marc Petit a quitté trois fois son antre. Une première fois pour chercher vainement des champignons hallucinogènes. Une deuxième fois pour épouser Cathy, à la mosquée de son village. Une dernière fois pour aller vociférer lors d’un vernissage au-dessus de tout, au-delà de tout, et même du vieux corps d’âge, noir corps beau, vieux corps d’âme à rages, ou cérébral cortAixe.

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e jour de sa naissance, Dieu, las de porter nos misères hautaines, appela Marc, pour en faire son adjoint. Las, bébé idiot, incapable d’entendre le

divin du langage, il mit plus de 30 ans avant d’être inspiré par le haut ! Nino (voir plus bas) s’occupera du bas… Cela se passa un jeudi premier avril, jour de pâmoison. Pâmoison d’avril ! Saint Marc se fit sculpteur de misères, le jour où Dieu prit sa retraite de détresse. Et de bosser comme un fou ! Avec tendresse, avec du brou de noix, et du gros rouge. Et colla Cathy à l’ordi. Mais lui aussi, las de porter nos (déjà dit, voir plus haut !), se fatigua. Se mit à chercher un disciple. Et comme nul ne savait rire des œuvres du Saint Marc, nul nul ne voulut jouer au disciple. Le Saint d’Aixe passa donc une petite annonce dans l’Humanité.

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eul El Nino vint, ouragan graphique dépassant l’acerbe dimension humaine, cynique et rigolote. Et Il fit plein de dessins du Saint doux, cyniques

et rigolos. Nino si moqueur va nu, et mange par terre, car il n’a ni nappe ni nippe. Buvant comme une loutre, celui qui dessine comme un diable et qui signe Nino ignore affreusement la politesse. Son trait traître a marqué d’un coup dur la sombre vie de Marc, et l’avis éclairé du lecteur. Il hallucine à chaque ligne, vaticane à fond les absides, et rend grasse à dieu l’œuvre pas pie du Saint.

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ino et son œil acéré d’aigle des rues, défenseur assoiffé des cierges de vérité, s’en est allé chercher le Saint planqué au-dessus des nuages de

larmes du ciel, pour le coller à poils sur les pieux trottoirs de la réalité. Il a l’art scabreux d’un ange shooté au suprême talent haut d’effacer les fossiles fossés qui séparent les genres et les gens.

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ino ignore encore l’ignoble respect, écrasé de platitude, qui s’aplatit devant les consommés d’art. Ainsi l’innocent Nino fait piques et niques au

grand Tout. Nino beau bosseur et beau noceur nie le niais et le navrant. Sur Lui et en Lui, on voit la marque du trait qui transperce, et qui sait si bien faire la vie. Et surtout, chez Nino, se voient de loin, et pour longtemps, les stigmates des grands tressaillements, des jaillissantes saillies, et des rires d’horizon. Avoué merci à ces deux très heureusement là.

Christian Noorbergen

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« Il n’y a eu qu’un seul chrétien, et il est mort sur la croix. » NIETZSCHE

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« Espérer, c’est démentir l’avenir » CIORAN

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CHRISTIAN NOORBERGEN « Marc Petit, passeur d’humanité »

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a lumière est rare, comme échappée d’un massacre. Elle capte de cruelles larves d’espoir, et d’étranges clartés de regard, chargées

d’obscurité, font chaleur à tous nos malheurs. Les cultures masquent le désastre, et les religions sacrent l’illusion. Marc Petit, lui, arrache à la vie errante ce qu’elle ne peut donner, qu’il racle à corps éperdus. Dans un monde demeuré, le blasphème aigu est une nécessité vitale. Crise et création s’atteignent et s’étreignent…

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a sculpture est miroir d’humaine durée, île sublime distrayant le désert. L’univers tout entier s’immobilise, et le destin d’un être se joue

là, et se rejoue jusqu’à la fin de nos temps dans un espace restreint, effroyablement dense. Rude et retenue, l’émotion est lourde et souterraine. Elle se diffuse lentement, gorge serrée, en insidieux poison. La sculpture de Marc Petit sculpte aussi le dedans. Sourdement. Avec ses pâles outils de ténèbres, en folle compassion, Marc Petit sème la nuit à tout va. La nuit fait naissance aux êtres. Ils sont en arrêt, au bord de la disparition, mais ils seront tous là après l’oubli…

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l n’y a pas entités plus tendres que celles de ce sculpteur de vérité. Il a tout amassé. Ses êtres d’hier et ses êtres d’après-demain sont intenses et

brûlés. Que le corps soit entier ou parcellaire, allusif ou broyé, voire crûment amputé de ses attributs rassurants, la tête aux yeux de nuit résiste. La tête sait. Astre épuisé, immensément présente, surchargée d’impact, elle tient à jamais la route de la vie… Hors âge, la tête a tout vécu. En effrayante survivance, elle s’agrandit des misères du monde.

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a tête est un trou dans l’univers.

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œil est l’organe du silence.

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lus âpres et plus belles, désenchantées jusqu’à l’horreur, affaissées jusqu’au néant, les sombres créatures de Marc Petit enchantent nos

ténèbres. Les visages sont fatigués dans leur humanité, comme si la nôtre ne méritait plus d’avoir un visage… La peau est territoire de blessures, paysage d’échecs, surface ravinée de nos cicatrices. On regarde l’abîme pour avoir l’âge de la nuit.

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oin du corps narcissique, le corps exalté est seul, vêtu d’espace, implacable et nu.

C’est la matière humaine, fragile et pauvre, qui saigne et qui fait signe. Peau d’infinie vieillesse, vieillesse d’enfance infinie. Sculpture toujours dressée : l’espace, comme dieu, est vertical. La mort joue à boucher l’horizon, elle se moque de la douleur humaine. La condition humaine est crucifiée, elle aussi, mais l’art de Marc Petit fait sacrifice à la douleur. Art au-delà, en rituel d’apparition. Art de transgression, de pure renaissance, à la hauteur du recueillement qu’il impose. Quelque chose de miraculeux se passe, qu’on appelle effet d’art. Il est, chez Marc Petit, Jean Rustin ou Lydie Arickx, grandiose et poignant.

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es œuvres sacrales expriment à la fois la vraie douleur de l’humanité, crucifiée vive

en son corps intime, et la révolte violente contre cette douleur. Petit sculpte l’impossible amour de la vie, et le désespoir sans fin de ne pouvoir habiter cette vie. Les moyens artistiques engagés par l’œil, la plastique et le geste, sont des prodiges de puissance et de fluidité. Solitaire en création, Marc Petit, pour qui l’art est lieu d’âpre combat, de saine colère, et l’expression d’une spontanéité furieuse et généreuse, dont rendent compte l’impact sidérant de sa matière, vieille comme l’univers, et son poids de présence brute, envoûtée, palpable.

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ui n’habite pas son corps rêve du corps idéal, puis s’habitue peu à peu à cette absence.

Il devient l’enfant du dehors. Mais qui dispose de la parole habite le corps infini du langage. Ainsi l’artiste projette sur les écrans de sa vie intérieure, l’immensité fantasmée des paysages éclatés du corps.

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e que les ornières de la culture cachent obstinément, la part secrète le révèle :

les saignées de l’être, les corps sacrifiés de nos ombres, et leurs beautés tragiques. Et si le corps disparaît dans l’opacité sans fin, la sculpture, elle, à cœur ouvert, palpite. L’intemporalité de Marc Petit élargit le sillon de sa forte sculpture aux arêtes d’un relief âpre et mordant. Il invite parfois au sarcasme, violant la représentation convenue, et maintenant à distance, par l’effet d’une étrange déconnexion, une affectivité libre, sauvage, et débranchée des apparences. Cela s’appelle maîtrise.

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e réalisme saturé et piégé vit en trompel’œil, au plus près d’un réel impensable,

sidérant, insensé : Petit met en scène l’irréductible et fiévreuse présence du chaos originel, que toute culture écarte, enfouit, et rejette. Marc Petit, assombri par le vide, noircit durement l’étendue.

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iguratif, il l’est, et viscéralement, mais les troublantes dissonances, les perceptibles

tressaillements du malheur, la part d’invisible souffrance, tout cela bouscule l’ordinaire figuration, récuse d’avance tout réalisme sommaire, toute anecdote passante. Emplies d’énergie vitale, ses œuvres protègent. Elles ont absorbé la durée. Elles veillent nos silences. Mais chez Marc Petit, les ombres sont mortelles, elles savent mordre.

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es sculptures de Marc Petit, ses grands dessins de bronze, ont le goût éclairé de l’homme. Au

regard, malgré l’affaissement sinistre, malgré l’effondrement poignant, la vie tient tête. Ramené à une trame squelettique, agité de tous les soubresauts de l’instinct, le corps omniprésent, nu et sans repère, envahit tout. Dans un monde d’images, le corps archaïque est notre source cruciale, l’ultime remède aux dérives conceptuelles oublieuses du chaos d’origine, et la réponse vive à ces normes de surface qui idolâtrent le corps d’apparat, ignorent les secrets vitaux, et font mourir l’âme. Le corps surgit des affres souterraines. Il n’appartient pas aux mirages du dehors, où il passe en terrible fantôme. Les corps de Marc Petit font tache dans l’espace saturé, dans l’énigmatique et obsédante incarnation de l’existence. Les corps révoltés viennent du bas. De leur inépuisable faiblesse, ils troublent obstinément l’ordonnance fatiguée des choses.

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n être innombrable, doué d’une obsédante vie faciale, habite l’œuvre acérée de Marc Petit.

Un être en foule, écartelé, concassé, en état d’éparpillement frénétique. L’art vit de ces braises chaudes, et de ces brisures d’êtres, nos doubles abandonnés, effarants de misère et d’amour, aux larmes de silence. Merci à toi, passeur d’humanité.

Christian Noorbergen

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« Je ne suis pas seul parce que je suis abandonné, je suis seul parce que je suis seul » RENÉ CHAR

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FRANÇOIS OLLANDINI « Oxymore »

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iver 1993. Paris, près du marché de Buci. Une galerie. Sur la table, cinq petites sculptures. Et immédiatement, l’émotion.

L’une après l’autre, je les prends. L’une après l’autre, je les regarde. Ou plutôt, elles me regardent. Elles me voient tel que, moi, je les vois. Je leur ressemble, elles me ressemblent. C’est de moi qu’elles me parlent. Ce corps nu, tout habillé d’humaine condition. Humble et déterminé. Meurtri et debout. Têtu et tenant tête. Endurant. Ayant enduré et capable d’endurer encore. Vivant. Vivant jusqu’à la mort. C’est le meilleur de moi-même dans les épreuves que je vois là, dans cette épreuve ordinaire qu’est la vie ordinaire. Je suis bouleversé. Qu’estce donc que je ressens ? De la tendresse. Une immense tendresse. Je veux toutes les emmener avec moi. Marie-Jeanne qui me connaît bien me modère. Je ne connais rien du sculpteur, j’ignore jusqu’à son nom. Je repars avec une sculpture, La petite Fougue. Je vis avec.

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eptembre 2003. Dix ans ont passé. MAC* 2000. Je fais le tour du « marché ». Il y a de tout, même des écorchés vifs. Je passe, indifférent. Mon

idée est de trouver dix sculpteurs, vingt sculptures, et créer, chez moi, ce que j’appellerais «l’allée des sculptures». Et tout d’un coup, immobilisé, tétanisé. Devant moi une sculpture, un groupe de personnages. Hommes, femmes, je ne sais ? Ils sont à hauteur d’yeux. Ils fuient. Elles fuient. Leur fuite me traverse de part en part. Je prends part à leur fuite. Me voilà fuyant avec elles. Jouant avec elles ce jeu dangereux et divin. Fracassé et sauvé à la fois. Moi comme elles elles comme moi. Vivant et refusant la mort qui vient pourtant. Vivant notre mortelle condition. Jusqu’au bout, et s’il le faut, par la fuite. Un coin du stand, à ma gauche. Un homme tout de noir vêtu. Sombre et lumineux. Tout poilu de noir, avec les yeux de l’enfance, et une voix de velours. C’est Marc Petit. C’est avec une de ses créatures que je vis depuis dix ans. Je sais déjà, d’un savoir non raisonné, d’un « savoir aimant », qu’il est et restera le premier, mais je ne sais pas encore qu’il sera bientôt le seul. Je pars avec La Fuite , ou plutôt avec sa commande, et une autre à venir.

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* MAC : Marché d’art contemporain


Je suis totalement sûr de mon choix, et pourtant je doute totalement de moi. Je me parle et me reparle: de cette découverte, de « ma » découverte, que faire ? Et si je me trompe ? Et si tout cela n’est que le pâle reflet d’une âme pleine de vent, la pauvre copie d’une douleur non vécue ? Oui, que faire ? Il faut me risquer, il me faut parier. J’aime ce sculpteur étrange qui saisit la mort jusque dans le vif, à moins qu’il ne saisisse le vif malgré la mort et jusqu’à la mort. Ai-je besoin pour cela de convoquer la douleur humaine, le mal absolu infligé à l’homme par l’homme méchant ? Ai-je besoin de l’homme déshumanisé par l’homme ? Ma vie ordinaire me suffit, mes douleurs, ma finitude, ma mort nécessaire. C’est bien moi-même que je découvre dans «ma» découverte, et les autres avec moi, mes semblables, mes frères.

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évrier 2004. Bosmie-l’Aiguille. Rendez-vous avec Marc Petit. Chez lui. Il est onze heures du soir. Le miracle de son atelier. Par moins dix degrés. Aucune importance, je suis en ébullition, dans un volcan, et les sculptures en sont les étincelles, éclats de

bronze et de plâtre nés de la fusion primitive. Suis-je de trop, objet devenu insolite, perdu dans cet antre de la création ? Je ne sais où regarder, quoi toucher. Mon œil s’égare, vagabonde, s’attache, s’arrache, s’éprend. Ma main n’ose rien, se tend, caresse, s’attarde, s’émerveille. Et jouant le jeu, dans une «feinte passion» qui est la passion de l’art, je prête mon corps, je donne mon corps, je me donne, je suis mon corps, et rien que mon corps. Sensation primitive, primordiale, avant toute pensée, originaire de toute pensée. C’est mon corps qui voit, touche, s’aventure, épouse. C’est mon corps qui aime. C’est mon corps qui pense, avant même que naisse

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la moindre pensée. Alors devenu sujet parmi mille autres sujets autour de moi, vivants en moi, vivants qui n’en finissent pas de vivre, mourants qui n’en finissent pas de mourir, je suis de leur monde, je suis en ce monde. Oui, ici, un monde nouvellement créé. Un monde dans le monde. Un autre monde dans ce monde. Un monde en soi. Un monde pour moi.

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ai 2005. Pendant un mois, au Lazaret où nous habitons, Marie-Jeanne et moi, cette précieuse exposition : deux cents sculptures de Marc Petit. L’exposition terminée, dix sculptures restent au Lazaret, dont les cinq Mea Culpa et les trois Silences.

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té 2006. Bosmie-l’Aiguille. Chez Marc et Cathy. Nino a offert une caricature à leurs deux enfants, Yuri et Isy : Le Parc. Un parc d’enfant, trente-quatre en-

fants, trente quatre squelettes vivants. Une oeuvre alors en plâtre, d’une densité rare. Terrible sans être horrible. Et quelque chose d’indéfinissable. Quoi ? Nino le sent. Nino le ressent. Nino le «sait» d’intuition et nous le montre, et c’est l’éclat de rire. Un de ces enfants plâtrés, plein de vie et hurlant à pleins poumons, s’est échappé du parc. Et le créateur fou court après sa folle créature. Ces pleurs, ces cris, cette fuite, cette poursuite, ça bouge de partout, ça sort du parc, ça sort du cadre. Et Cathy de nous dire que ce serait bien d’en faire un livre. Un livre oxymore qui allie ce qui semble contradictoire et qui pourtant ne fait qu’un, la tragi-comédie de la vie. Marc tragédien, Nino comédien. Marc le terrible, Nino l’irrésistible. Ensemble. Devenant inséparables, jouant ensemble le jeu de la vie, pleurant et riant tout à la fois, l’un montrant ce que l’autre cache et cachant ce que l’autre montre. L’un reconnaissant en l’autre sa part enfouie d’humanité. Chacun, follement, voulant le tout et, par son œuvre, le créant, suscitant par là même chez l’autre la folle volonté d’en faire autant, mais autrement. Chacun ayant ce besoin infini de l’autre. Aussitôt cette idée me séduit et j’invite mes amis à questionner Clément Rosset pour une préface, lui qui a compris, écrit, et sans cesse réécrit la joie tragique de vivre, cette «force majeure». Avec la mise en page sensible de Gil Sanchez, et l’intervention savante et débridée de Christian Noorbergen, voici donc ce livre, qui nous a fait beaucoup rire. 123


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ire, car, à chaque fois, Nino joue et gagne. Il choisit une sculpture, la vise au cœur, tire, et la sculpture éclate de rire. C’est toujours la même

sculpture, et pourtant, ce n’est plus la même. Il y a transsubstantiation. Le drame se fait rire. Avers et envers de la même médaille. Double face de Janus. Drame à l’entrée, rire à la sortie. Le rire, c’est la réponse de la vie à la mort. Le rire, c’est de la vie plaquée sur la mort. C’est la vie qui dit non à la mort. C’est la vie qui dit oui à la vie. La vie tragique et comique. Unique et risible. Dérisoire et admirable. La vie n’est rien mais rien ne vaut la vie. Nino, par le rire qu’il expulse de ces sculptures et que ces sculptures contiennent, montre, sans rien démontrer, que ce sont des sculptures de vie et non de mort, que l’œuvre de Marc Petit est un hymne à la vie, qu’aimer ses sculptures, c’est méditer sur la vie et non sur la mort. Chez Marc Petit, tout est fort, mais rien n’est forcé,

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place est donnée à l’humour. Chez Marc Petit, tout est sombre, mais rien n’est sinistre, place est donnée à la dérision. Chez Marc Petit, tout est noir, mais rien n’est lugubre, place est donnée à la tendresse rieuse. À la gaieté. À l’allégresse. À la joie. À la joie de vivre. À l’éclat du rire. Bravo Marc. Bravo Nino.

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uant à moi, aujourd’hui, ma décision est prise. Dans « l’ Allée des sculptures », il n’y aura qu’un sculpteur. Cette allée s’appellera « Promenade

Marc Petit », et La Fondation François Ollandini, qui deviendra propriétaire du Lazaret, sera aussi le « Musée Marc Petit ».

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ARTISTES

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MARC PETIT

Né en 1961 à Saint-Céré (Lot), Marc Petit réalise ses premières sculptures à l’âge de 14 ans. Deux sculpteurs, René Fournier et Jean Lorquin (premier grand prix de Rome sculpture 1949), vont lui enseigner le modelage et corriger régulièrement son travail. À 24 ans, il présente sa première exposition personnelle à Villeneuve-sur-Lot. En 1989, il est lauréat de la Fondation de France puis, en 1993, lauréat de la Fondation Charles Oulmont. La même année est organisée une exposition de ses oeuvres au musée Jean Jaurès de Castres. Dès lors, son travail est régulièrement présenté en Europe dans des foires d’art, et en galeries. En 2006, la ville de Cahors et le conseil général du Lot lui consacrent une double exposition, au musée Henri Martin de Cahors, et au musée Rignault de Saint-Cirq-Lapopie. En 2008, s’ouvre le musée Marc Petit au Lazaret Ollandini à Ajaccio.

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NINO

Bastien Satta, dit Nino. Natif de Sardaigne en 1963, Nino vit en Corse depuis son enfance, passée dans le village de Cozzano. Initialement peintre en lettres, il a toujours été attiré par le dessin d’humour. En 2004, il décide de se consacrer exclusivement à sa passion. Il participe à différents salons, dont le festival international de la bande dessinée d’Ajaccio, le Salon international du dessin de presse et d’humour de Saint-Just-le-Martel. Si le dessin reste son expression privilégiée, il crée aussi des caricatures en relief, ou, plus récemment, des sculptures humoristiques.

Publications : Mad’in Corsica avec Alain Luciani et Fred Federzoni – L20 prod. éditions.

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AUTEURS

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CLÉMENT ROSSET Entré à l’École normale supérieure en 1961, Clément Rosset devient agrégé de philosophie en 1965. Il enseigne la philosophie à Montréal de 1965 à 1967, puis à Nice jusqu’en 1998. Il se consacre désormais à son œuvre. Il vit à Paris. Son style se caractérise par un refus du jargon, et sa pensée est centrée sur une vision tragique de l’existence humaine, où il met en évidence l’utopie vécue par les hommes comme le « double » de la réalité : « pour échapper au sentiment de mourir, les hommes regardent ailleurs, et préfèrent fuir ce qui est pour adorer ce qui n’est pas » (interview dans Le Point). Ses premiers essais, consacrés à Schopenhauer, donnent le ton d’un philosophe qui tente de concilier désespoir et savoir-vivre. Ses premiers essais personnels (La Logique du pire / L’Anti-nature), tentent de déduire une philosophie joyeuse et approbatrice d’un monde où le pire est la seule chose certaine. Le pire est ce qui existe, la réalité antérieure aux idées de sens, d’ordre ou de nature. Dans la trilogie qui suit (Le Réel et son double / Le Réel, traité de l’idiotie / L’Objet singulier), Rosset tente de préciser les attributs de cette réalité indéterminable et « in-signifiante ». La thèse essentielle de Rosset est celle-ci : la difficulté de penser le réel tient a ce qu’il ne manque de rien, qu’il se suffit à lui-même, qu’il se passe de tout fondement (car au fond, il n’y a rien à expliquer, rien à comprendre). D’où la thèse majeure du Réel et son double : le réel est ce qui est sans double et le fantasme du double trahit toujours le refus du réel. L’ontologie du réel sur laquelle débouche cette réflexion a la particularité de ne pas reposer sur la pensée de son être ou de son unité, mais de s’en tenir à sa seule singularité, ce qui n’est possible que par la grâce d’une joie sans raison. Le réel auquel j’ai accès, aussi infime soit-il, en rapport de l’immensité qui m’échappe, doit être tenu pour le bon. Tout le reste est chimères et balivernes.

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CHRISTIAN NOORBERGEN Poète et voyageur d’ici ( Yémen, Sibérie, Ouzbékistan, Égypte, Mongolie, Syrie, Pakistan, Thaïlande, fagnes d’Ardennes … ) et d’ailleurs. Christian Noorbergen est l’auteur d’un Roger Gilbert-Lecomte paru dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, en 1989. Critique d’art et commissaire d’expositions, il enseigne l’histoire de l’art et la philosophie. Publications littéraires sur Luc Dietrich, Raymond Abellio, Henri Michaux, Rilke, Pierre Bettencourt, Maurice Blanchot, Remy de Gourmont, et quelques autres. Particularités : footballeur et marcpetitophile...

FRANÇOIS OLLANDINI François Ollandini est né à Ajaccio en 1939. Après des études universitaires de philosophie-sociologie-économie, il devient en 1971 gérant du groupe de transport et tourisme Ollandini. En 1994 il épouse Marie-Jeanne Santoli. C’est en 1996 qu’il acquiert l’ancien Lazaret d’Ajaccio pour le transformer en lieu culturel ouvert au public. Collectionneur et mécène, il fait don au musée de la Corse de 175 affiches touristiques, de meubles, gravures et documents au musée national de la Maison Bonaparte et de 50 œuvres de peintres corses au musée Fech. Homme généreux et de passion, il propose au sculpteur Marc Petit de créer au Lazaret un musée consacré à son travail. L’inauguration aura lieu le 18 octobre 2008. Dans le même temps il met en place les statuts de ce qui deviendra « La Fondation François Ollandini – Musée Marc Petit ».

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INDEX

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LES TEXTES Préface de CLÉMENT ROSSET

3

« Le Diable et le Sage » - CHRISTIAN NOORBERGEN

19

« Marc Petit, passeur d’humanité » - CHRISTIAN NOORBERGEN

51

« Oxymore » - FRANÇOIS OLLANDINI

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LES ŒUVRES

Le Caddie La Nuit

12 - 15

Le Pliant

17

Les deux Poupons (série «Les Fonds Noirs»)

18

La Clairière

28 - 31

Le Christ

33 - 35

La Gorgonne

36 - 39

La Pythie

40 - 41

Les Mythologiques

42 - 43

Le Centaure

44 - 45

Le Sphinx

46

Le Minotaure

49

Les Oiseaux

160

6 - 11

50 - 52

La Poutre

53

La Famille

56, 58 - 59

L’ Exode

60 - 63

La Conversation

64 - 67

Le grand Bois

68 - 69


LES ŒUVRES

Mea Culpa

70 - 71

Le Fauteuil

74 - 75

La Mère et l’Enfant

79 - 81

Le Tricycle

82 - 85

La Quarantaine

86 - 89

Le Matin

90 - 91

La jeune Fille et l’Oiseau

92 - 93

Le Torse

94 -95

Le Bidon

96 - 99

L’Ange

100

L’Ange scarabée

102

L’Ange du bois

104

Les Bois du silence Les Gingkos

106-107 108 - 113

La petite Fougue

116

Les Mères

122

La Douce du Lazaret

146 - 147

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CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

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SYLVAIN CROUZILLAT

6, 8, 9, 10, 18, 33, 33, 35, 36, 38, 41, 42-43, 46-47, 49, 50, 52, 53, 82, 90-91, 96-97, 99, 106-107

NELLY BLAYA

13, 14, 17, 20, 84, 94


CRÉDITS PHOTOGRAPHIQUES

GIL SANCHEZ

STEPHAN AGOSTINI

28, 31, 45, 56, 59, 61, 63, 64-65, 66-67, 68, 69, 74, 75, 76, 79, 80, 81, 93, 100, 102, 108-109, 112-113, 120-121, 122

70 - 71, 86-87, 89, 104, 116, 147

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REMERCIEMENTS Marie-Jeanne et François OLLANDINI Et Christian DUFOUR Claudine FILIPPI Cathy PETIT Jean POLVERELLI L’hôtel du SAINT-JAMES à Bouliac

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ISBN : 978-2-915922-17-2 © Colonna édition / Association Le Lazaret Ollandini La maison bleue Hameau de San Benedetto 20 167 ALATA Tél / Fax : 04 95 25 30 67 Colonnadistria.jj@wanadoo.fr

Conception graphique : Gil SANCHEZ www.sysmograph.fr Achevé d’imprimer en France en août 2008 chez Louis-Jean Imprimeur - 05000 GAP

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction réservés pour tous pays. Dépôt légal : septembre 2008

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Ensemble. Devenant inséparables, jouant ensemble le jeu de la vie, pleurant et riant tout à la fois, l’un montrant ce que l’autre cache et cachant ce que l’autre montre. »

FRANÇOIS OLLANDINI

Oxymore

gi-comédie de la vie. Marc tragédien, Nino comédien. Marc le terrible, Nino l’irrésistible.

MARC PETIT / NINO

« Un livre oxymore qui allie ce qui semble contradictoire et qui pourtant ne fait qu’un, la tra-

Oxymore

MARC PETIT / NINO Préface de Clément Rosset Textes de Christian Noorbergen et François Ollandini

30€ ISBN : 978-2-915922-17-2

Colonna édition

Emplacement code barre imprimeur COLONNA ÉDITION / LE LAZARET OLLANDINI


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