Le garcon qui pleurait des larmes d'amour

Page 1



Le Garcon qui pleurait des larmes d’Amour Roman Alexandre Delmar

3


Du même auteur : Prélude à une vie heureuse.

4


ร Franรงois

5


« Quand on vous marche sur une main, la douleur vient de la fracture du premier doigt. Ensuite, il est indifférent qu’il y en ait un ou cinq de cassés. » Luis Algorri, Le garçon de la piscine.

6


- Prologue Je viens de me faire traiter de connard. L’insulte m’était adressée, je n’ai pas de doute là-dessus. Elle venait d’une personne que j’ai bousculée involontairement, sur le trottoir noir de monde. Je suis perdu, sonné. Je me fraie un chemin tant bien que mal dans la foule, heurte des passants pendant que d’autres m’évitent au dernier moment, en se rendant compte que je ne marche pas très droit. Je dois leur sembler pathétique et je le suis, c’est une évidence. Une fois de plus, j’ai trop bu, je me suis noyé dans l’alcool, le seul exutoire susceptible de m’apporter un réconfort éphémère. Ce soir, tout allait mal. Demain, ce sera pareil ou pire, peut-être. Là, je nage entre deux eaux, mes problèmes se sont dissous. Cet état de grâce ne durera qu’un court instant, alors je veux en profiter. Qu’on me fasse cadeau de ces quelques heures d’insouciance et, surtout, qu’on ne me juge pas. C’est quelque chose que je ne saurais tolérer. 7


De temps en temps, Rémi ralentit et m’attrape le bras pour que je ne dérive pas trop. Il me tire vers lui et le contact avec la peau de son bras nu est comme une brûlure insupportable. J’ai presque envie de hurler que ça fait mal et qu’il doit me laisser, mais une force inconnue à l’intérieur de moi m’en empêche, comme si elle était consciente de tout le bien que ce garçon peut m’apporter. Je ne cesse de me demander pourquoi il est aussi gentil avec moi, désintéressé. En règle générale, ceux qui se comportent comme lui essaient de me mettre dans leur lit et me jettent le lendemain, sans autre forme de procès. Mais pas Rémi. La semaine dernière, j’ai voulu qu’il me fasse l’amour. C’est lui qui a refusé. Je me suis mis à pleurer, non pas parce qu’il ne cédait pas à mon envie, mais parce que ça m’a touché. Il m’a pris dans ses bras pour me réconforter et nous avons passé la nuit à dormir ainsi. Mais, ce soir, sentir sa peau contre la mienne est d’une telle violence que j’ignore encore combien de temps je pourrai supporter ce contact sans laisser éclater toute mon exaspération. Je brûle d’envie de lui demander de me foutre la paix une bonne fois pour toutes et de ne pas essayer de me sauver. Je ne veux plus d’amour dans ma vie, je ne veux plus éprouver cette douleur liée aux sentiments, celle qui vous déchire les entrailles et vous donne envie de mourir pour ne plus jamais avoir mal de la sorte. Quand je suis venu au monde, je ne pouvais pas savoir que j’allais devenir la souffrance incarnée. Aujourd’hui, j’ai dix-huit ans et je suis à bout, je ne peux plus lutter.

8


J’ai un haut-le-cœur et tout juste le temps de me précipiter au bord du trottoir pour vomir dans le caniveau. Rémi se penche sur moi et pose sa main sur mon épaule pour me réconforter. Sa bienveillance contraste avec les regards réprobateurs que me lancent tous ces gens. Lui ne me juge pas, mais eux, que pensent-ils de moi en cet instant ? Que je suis un étudiant débile qui a trop picolé pendant le week-end ? Que je ne tiens pas l’alcool ? Que je suis un déchet de la société ? S’ils savaient seulement tout ce que je me suis envoyé avant d’être dans cet état. S’ils se doutaient de mes motivations pour en arriver là, ce seraient peut-être les premiers à rentrer dans l’épicerie de nuit, au coin de la rue, et à m’acheter une bouteille de whisky. Ils me la tendraient avec pitié, en me disant de ne pas hésiter, d’avaler une bonne rasade parce que, finalement, les choses ne pourraient pas être pires. Ils comprendraient que je veuille oublier qui je suis pendant quelques heures. Ils m’accorderaient ce sursis. Rémi me demande si ça va aller, si je vais pouvoir tenir le coup jusqu’à son appartement. Je hoche la tête, je m’en sens capable. Je ne sais simplement pas si j’en éprouve le désir. Mon téléphone vibre dans la poche de mon jean. Je ne réponds pas, je ne suis pas en état de tenir une discussion cohérente. Les phares des voitures dessinent des traits lumineux dans mon esprit et brouillent mes repères. Je distingue les néons des sex-shops de Pigalle, l’enseigne d’un fast-food, la file d’attente devant une boîte de nuit. Tout un condensé d’existence qui me donne envie de quitter la mienne une bonne fois pour 9


toutes. Ce serait encore la meilleure des choses à faire. J’ai beau chercher, me poser mille fois la question, je ne vois toujours pas ce que la vie m’a apporté de bon. Je ne dis pas ça parce que je suis ivre, mais parce que c’est la stricte vérité. Je n’exagère pas, je peux le jurer sur la tête de tous les gens qui m’étaient chers et qui ont à présent disparu. Dans un éclair de lucidité, je prends la décision d’en finir, maintenant, sans plus tarder. C’est un peu un réflexe qui s’impose à moi comme une évidence. J’y ai souvent pensé sans jamais avoir le courage de passer à l’action, mais aujourd’hui je suis saoul et cela devrait m’aider. Je repousse violemment Rémi qui, surpris, tombe en arrière. Le feu, situé à quelques mètres à peine, vient de passer au vert ; alors je me précipite au milieu de la chaussée. Je reste planté là, devant les yeux éberlués des passants, et j’attends la mort qui se présente à moi sous les traits d’un gros 4x4 qui me fonce droit dessus. Le conducteur n’a pas eu le temps de me voir, j’ai été beaucoup trop rapide. J’en suis le premier surpris. Le choc est imminent et pendant les quelques secondes qui le précèdent, j’ai le temps de voir toute ma vie défiler dans ma tête. Il y a les événements qui étaient solidement ancrés dans ma mémoire, ceux que j’avais presque oubliés. C’est beaucoup pour un seul homme. Au fond, c’est peut-être mieux que tout s’arrête ainsi…

10


-1Aujourd’hui, je rentre au cours préparatoire. Pour l’occasion, maman m’a acheté un cartable tout neuf avec une jolie trousse sur laquelle sont imprimés des personnages de dessins animés. C’est moi qui l’ai choisie au supermarché. J’ai hérité les autres fournitures de mon grand frère, David, qui a quatre ans de plus que moi. J’aurais préféré avoir des affaires neuves, mais on m’a expliqué qu’il fallait faire attention, car on ne roulait pas sur l’or à la maison. Du coup, je ne dis trop rien et je culpabilise presque d’avoir été à l’origine de dépenses dont mes parents se seraient sans doute passés. J’attends dans la cour de l’école. Il fait encore chaud en cette période, mais paradoxalement j’ai des frissons qui me parcourent le corps à intervalles réguliers. Je crois que j’ai peur, tout simplement. On m’a répété pendant les grandes vacances que j’allais me retrouver chez les grands, que les choses deviendraient sérieuses, si bien que je me suis mis la pression tout seul. J’espère 11


que tout va bien se passer et que mon institutrice sera gentille et patiente. Pour me rassurer, je serre fort la main de maman qui me regarde avec des yeux bienveillants et pleins de tendresse. La maîtresse, qui doit avoir dans les vingt-cinq ans, commence à faire l’appel. Au bout de quelques secondes, j’entends mon nom s’échapper haut et fort de sa bouche : Maxime Grenier. Je reste comme pétrifié, incapable de bouger, et maman doit me pousser en avant pour que je rejoigne le groupe des élèves qui ont déjà été appelés. Je me retrouve perdu au milieu de tous ces enfants. Je voudrais me faire un nouveau copain, quelqu’un qui pourrait m’aider à affronter cette épreuve, mais personne ne retient réellement mon attention. Je reste focalisé sur le visage de maman. Son sourire est la dernière image que je garde du monde extérieur au moment où nous rentrons en classe et où la porte se referme. La première journée n’est pas trop difficile. Il faut juste comprendre toutes les règles qu’on nous explique et que nous allons devoir respecter pendant les prochaines années : les horaires de cantine, les récréations, les jeux interdits dans la cour… À la fin de l’après-midi, maman vient nous récupérer, David et moi. Elle a pris ma petite sœur avec elle et nous rentrons tous les quatre à pied à la maison. On se met devant la télé pendant que maman nous prépare un goûter. On profite de ne pas avoir de devoirs. Il va falloir que je m’habitue à travailler un peu après l’école, à l’avenir.

12


Je ne peux pas m’empêcher de regarder maman à qui je voue une admiration sans limites. Elle me fascine, incarne mon absolu dans la vie. Elle s’appelle Valérie et n’a pas eu une existence des plus faciles. Elle est née dans un petit village d’Ardèche il y a vingt-huit ans. Ses parents étaient des agriculteurs un peu bourrus qui ne se sont peut-être pas occupés d’elle aussi bien qu’ils auraient dû. Ils la laissaient souvent seule à la maison, ce qui a fini par causer des problèmes au moment de l’adolescence. Tout ceci est un peu compliqué pour moi et je ne comprends pas tout, mais j’ai saisi que maman a commencé à voir des garçons en cachette à l’âge de quatorze ans. Elle a eu David avec papa quatre ans plus tard et ils se sont mariés avant sa naissance. C’était une question de réputation dans le village et mes grands-parents n’ont pas laissé le choix aux deux jeunes gens. Entre un mauvais mariage et le déshonneur, ils préféraient encore la première option. Leur honneur a été préservé. Puis papa a trouvé un travail de voyageur représentant placier et ils ont déménagé en banlieue parisienne, dans une ville appelée Bondy, où nous vivons encore aujourd’hui. Maman ne travaille pas et passe ses journées à s’occuper de nous. Elle répète souvent qu’élever trois enfants est un travail à plein temps. Nous sommes tous assez sages, mais c’est vrai qu’après le repas du soir maman a souvent les traits tirés et le visage fatigué. Elle est très dévouée pour nous et c’est sans doute la raison pour laquelle je lui voue cette admiration sans bornes.

13


Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais je ne me sens pas comme les autres enfants. Je me sens différent, en décalage en quelque sorte. C’est un point que maman a compris et c’est sans doute la raison pour laquelle je suis celui qui est le plus proche d’elle. Je n’irai pas jusqu’à dire que je suis son préféré, — elle nous aime tous les trois de la même manière, — mais il y a quelque chose de plus entre nous. David est déjà un grand et Émilie est encore trop petite, deux ans à peine. Moi, j’ai l’âge où je suis tout dévoué à maman. Papa est le grand absent de la famille. Son métier de VRP l’amène à voyager toute la semaine à travers la France et il ne rentre que les week-ends. Quand il rentre. Parce que parfois il ne revient pas à la maison pendant plusieurs semaines, et il n’est pas rare qu’il ne nous rende visite qu’une fois par mois. Il travaille dur pour subvenir à nos besoins et j’ai parfois l’impression qu’il nous en veut. Je l’ai entendu dire à maman, un soir où ils se disputaient, qu’il n’avait pas eu de jeunesse, qu’il n’avait pas pu en profiter et qu’il en voulait à la terre entière. Le lendemain, j’ai demandé à maman si papa ne nous aimait plus et elle m’a répondu que je ne devais pas écouter ce qu’il disait et que, s’il devait en vouloir à quelqu’un, ce n’était qu’à lui-même. Je ne comprends pas du tout ce que veut dire ma mère et je ne le comprendrai que beaucoup plus tard. ** * 14


À l’école, je suis considéré comme un bon élève. Mes résultats sont jugés satisfaisants et je fais la fierté de maman. Elle me prend souvent en exemple lorsqu’elle fait des remontrances à David. Lui, l’école, ce n’est pas trop son truc. Il n’a pas forcément de mauvaises notes, mais il ne fait pas d’efforts pour être parmi les premiers. Il en aurait les capacités, pourtant. Mon grand frère, c’est un peu une tête de mule. S’il n’a pas envie de faire quelque chose, il n’y a rien à en tirer. Son côté tête brûlée me fascine. Les autres le respectent et moi, je le trouve beau. Il me pousse parfois à faire des bêtises pour lesquelles on se fait sévèrement réprimander, mais c’est sans importance, car je suis avec lui et c’est tout ce qui compte à mes yeux. Il y a quelque temps il a voulu que l’on mette notre petite cousine dans la machine à laver le linge. On avait déjà rentré dans le tambour la tête de cette bécasse qui se laissait faire quand maman est arrivée et nous a passé un savon digne de ce nom. J’ai plaidé non coupable en lui disant que la victime était consentante (j’avais entendu ça dans une série à la télévision). J’ai vu ma mère sourire et se mordre l’intérieur des joues pour rester sérieuse, mais j’ai bien compris qu’elle ne nous en voulait pas. Nous avons été punis pour la forme, privés de dessert pendant deux jours, mais notre cousine n’aurait jamais pu rentrer en entier dans la machine de toute manière. Les risques étaient limités. J’ai beau être un bon élève, je me laisse facilement distraire par mes petits camarades. En particulier par Damien et Antoine qui se sont tous les deux trouvés des 15



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.