Louis de Bourbon

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Pour Charles-Andrew

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« Tous ces jeunes gens avaient poussé leurs débauches dans des excès horribles, et la Cour était devenue une petite Sodome. » Marquis de Sourches, Mémoires.

« Le Soleil est devenu noir… » Théophile de Viau, Ode XVII.

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Louis de Bourbon ou

le Soleil Maudit Table des chapitres I — Le deuil d’une mère ................................................ 7 II — L’enfant du péché ................................................. 15 III — L’appartement des Dames ................................. 29 IV — Louis de Bourbon, comte de Vermandois ....... 39 V — La Cour et ses fastes ............................................ 51 VI — Le sacrifice expiatoire ......................................... 67 VII — Les chevaliers italiens ....................................... 87 VIII — Le fils et le père ............................................... 115 IX — La Confrérie secrète .......................................... 145 X — Le bel été 1682 ..................................................... 179 XI — La disgrâce et l’exil ............................................ 211 XII — Ultima ratio ....................................................... 237 Épilogue ......................................................................... 243 Postface ......................................................................... 247 Bibliographie ................................................................. 257

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-I-

Le deuil d’une mère Un soir de novembre 1683, Faubourg Saint-Jacques La façade de l’église du Grand Carmel, toute baignée d’une lumière livide, se dresse comme une apparition spectrale. Le porche profond, au fronton triangulaire surmonté d’une croix, les deux tourelles polygones, qui flanquent les trois fenêtres en ogive du pignon, paraissent soutenir un ciel bas et lourd, traversé sans discontinuer d’âpres bourrasques. On distingue à peine, au pinacle de l’édifice, la haute statue de Saint Michel archange, trouvée en 1605, par miracle, dans le sol avoisinant, alors qu’on travaillait à la construction du couvent. C’est l’instant, dans ce quartier de monastères aux vastes jardins contigus, où l’angélus se répercute à tous les clochers, mais, en cette soirée de novembre, on ne l’entend que par intermittence, emporté de-ci de-là, au gré des rafales de l’automne. Débouchant du passage qui conduit de la rue d’Enfer à la cour dominée par l’église, un carrosse s’est arrêté juste devant la porte d’accès aux bâtiments claustraux, non loin du porche 7


sacré. Il arrive de Versailles, et son unique occupant n’est autre que l’évêque de Meaux, Jacques-Bénigne Bossuet, ancien précepteur du Dauphin, prédicateur de renom, éminence du clergé de France. Aussi la sœur tourière s’est-elle empressée d’introduire le dignitaire inattendu dans le grand parloir, désert à cette heure crépusculaire. À la prieure accourue, Claire du Saint Sacrement, le prélat a demandé à voir sur-le-champ Sœur Louise de la Miséricorde, la plus illustre des carmélites de la communauté, qui avait été dans le siècle, plusieurs années auparavant, Mademoiselle de La Vallière, duchesse de Vaujours, première favorite « déclarée » du règne et mère de deux bâtards royaux légitimés. Le temps qu’on aille quérir la religieuse au chœur, aussitôt achevées les prières vespérales, le prêtre, assis, laisse ses regards et ses pensées errer sur les murs lambrissés de la salle ou bien monter jusqu’à la voûte blanchie, qui luit vaguement à la clarté des quelques cierges encore allumés. L’homme est de forte stature, d’apparence majestueuse. Dans son visage plein, coloré, de solide Bourguignon, s’ouvrent des yeux perçants, presque inquisiteurs. L’ecclésiastique est d’une foi sans failles, autoritaire et combative, d’une ardente charité aussi à l’égard des humbles et des pauvres. L’orateur place sa confiance dans la sûreté de son éloquence ou plutôt dans la toute-puissance de la parole divine. Cependant l’envoyé de la Cour paraît anxieux : sa mission funèbre doit lui faire appréhender quelque faiblesse et même quelque compassion trop humaine. Le Grand Roi l’a chargé d’annoncer à son ancienne maîtresse la mort, survenue le 18 du mois, à l’âge de seize ans, durant le siège de Courtrai, de leur fils Louis de Bourbon, comte de Vermandois, amiral de France. La prieure, restée dans la pièce, ne dit mot. Mise au courant, elle a rabaissé sur son visage son voile noir, et elle prie, sans doute, pour la pauvre âme pécheresse ainsi que pour la mère tout à l’heure livrée aux tourments du deuil. 8


Dans le silence qui persiste, dans l’attente qui se prolonge, le porteur du message royal n’a d’autre recours que la pieuse contemplation des nombreux tableaux ornant le parloir. Le Grand Carmel abonde en chefs-d’œuvre, de la peinture, de la sculpture, de l’orfèvrerie, tant les riches donateurs ont eu à cœur de multiplier retables et statues, reliquaires et vases sacrés pour le salut de leur âme comme pour l’édification des servantes du Seigneur. Le regard du prélat s’attarde sur le pathétique Ecce Homo, haute figure de plâtre peinte en carnation et ruisselante de sang : à l’Homme des Douleurs, Louise saura offrir son chagrin de mère ! Puis c’est un portrait de la Madre qui retient l’attention du rêveur : voilà plus d’un siècle déjà que Thérèse d’Avila a fondé l’ordre du Carmel réformé ! Quelque soixante années que le pape Grégoire XV a élevé sur les autels cette âme de feu ! Et c’est à l’époque du roi Henri que six compagnes espagnoles de la sainte sont venues en France apporter l’austère règle des couvents de l’Incarnation. Louise de La Vallière a choisi le Carmel de son plein gré. Jacques-Bénigne Bossuet ne peut oublier qu’il a guidé pas à pas la favorite, et encore maintenant, tout au long du rude chemin de la conversion et de la pénitence, qu’il a tenu à prononcer, en ces mêmes lieux, le 4 juin 1675, le sermon pour la prise de voile. À l’instar de ses sœurs, Louise de la Miséricorde nourrit une vénération sans limites envers la fondatrice de l’ordre. N’est-ce pas en lisant et relisant les écrits mystiques de la sainte que la pécheresse a enfin trouvé le courage de renoncer au monde, aux pièges et aux corruptions de la Cour, aux délices et aux affres surtout de la coupable passion ? Chaque carmélite connaît et ne cesse de répéter en son for intérieur les mots inexorables de la Madre : « Ou mourir ou souffrir ». La disparition prématurée d’un fils ne sera-t-elle pas pour la religieuse le bienfaisant apport de douleur rédemptrice ? Et sur ce cœur transpercé la sainte d’Avila ne versera-t-elle pas à pleines mains les grâces du Ciel ? 9


Louise ne paraît toujours pas. Le prêtre et la prieure n’ont garde de s’impatienter. Ils savent tous deux combien cette moniale d’élite aime à prolonger, seule, sa prière d’adoration devant le Saint Sacrement. Ils savent sa joie inaltérable d’avoir été nommée, au sein de la communauté, sacristine de l’oratoire, de remplir, chaque jour, avec exactitude, les fonctions de sa charge, d’orner l’autel de fleurs, de s’incliner devant le tabernacle, d’ouvrir la petite porte derrière laquelle apparaît l’ostensoir d’or, exposé à la dévotion des nonnes. La sœur chargée de ramener Louise a reçu l’ordre de ne rien lui dire, sinon cette visite, comme il lui en fait si souvent, du prélat. Plus longue sera la prière intime, plus forte sera la mère douloureuse ! Les yeux du visiteur se fixent sur le grand tableau de Le Brun, dont les somptueuses couleurs semblent sourdre de la pénombre : La Madeleine repentante. C’est le plus réputé de tous ceux que possède le Carmel, et le chef-d’œuvre suscite d’autant plus un vif intérêt, une admiration non dénuée, hélas ! à la Cour ou à la Ville, de légèreté mondaine, que le peintre préféré du souverain a prêté, dit-on, à la belle pénitente tous les attraits de la duchesse de Vaujours. La sainte est représentée en larmes, le regard levé vers les cieux ; des torsades de sa blonde chevelure à moitié défaite, elle arrache rubans et joyaux ; de son pied nu, elle foule une cassette renversée, d’où s’échappent perles et diamants. Quelle haute leçon sur les vanités de ce monde ! Louise a pris la Madeleine pour modèle : elle passe désormais ses jours, elle aussi, à supplier Dieu qu’il la purifie de son iniquité, qu’il pardonne à ses lèvres criminelles d’avoir trop aimé les baisers d’un roi. Abîmé dans une méditation toute traversée déjà par les traits de sa forte éloquence, l’évêque ne parvient pas à réprimer un sursaut aux bruits d’un pas et d’une porte que l’on ouvre. La règle veut que les gens du dehors puissent s’entretenir les carmélites à condition de rester en deçà de la lourde grille de clôture divisant le parloir en deux salles. Le massif treillis de bois est doublé, de haut en bas, d’une étoffe brune, opaque : 10


une sorte de petite fenêtre rend plus commodes les conversations profanes, encore que le rideau n’en soit point toujours écarté, sinon devant les proches parents des religieuses. Mais les hommes d’Église partagent avec les reines et les princesses le privilège de pouvoir franchir la clôture, afin de passer du parloir extérieur dans le parloir intérieur. Pour le prêtre la prieure a fait ouvrir la porte fermée à clé au milieu de la grille. Claire du Saint Sacrement restera donc en tiers durant tout l’entretien, aucune de ses filles n’ayant le droit de recevoir qui que ce soit en tête-à-tête. Sœur Louise de la Miséricorde, sans le moindre geste d’accueil, sans le moindre élan, immobile et droite ainsi que le prescrit la règle, regarde entrer et s’approcher le prélat. Toutefois, comme ce dernier lui est cher, puisqu’il l’a sauvée et qu’il continue à diriger sa conscience, à l’assister de ses conseils, de ses exhortations, la carmélite a relevé le voile qu’il faut d’ordinaire garder abaissé jusqu’au menton en présence des visiteurs. L’évêque a beau venir régulièrement au Grand Couvent, afin de converser avec son illustre pénitente, chaque fois il ne s’en étonne pas moins, et admire, tant est saisissante la métamorphose opérée par la Grâce. La bure conventuelle, trop lourde en été, trop mince en hiver, a remplacé les robes de brocart et de satin ; ses longs plis raides dissimulent la taille fine. Derrière le scapulaire de même étoffe disparaissent, serrées l’une contre l’autre, les mains délicates, aux doigts effilés, désormais meurtris, gercés par les tâches monacales, celles surtout, grossières, des sœurs converses, que Louise se plaît à partager, par esprit d’humilité. Les pieds nus, qui dépassent un peu de la tunique, n’ont jamais pu s’habituer au rêche inconfort des sandales de corde dont la Madre a voulu chausser ses filles. Le prêtre sait que la religieuse y glisse des petits cailloux pointus, afin de souffrir davantage, tout comme elle porte un cilice sous la chemise de toile rugueuse, et même, quand la prieure l’y autorise, des bracelets et une ceinture de fer, qui blessent la chair 11


au moindre des mouvements. L’ami spirituel n’est pas sans nourrir quelque inquiétude : ces cruelles mortifications sontelles indispensables à l’expiation des péchés ? Aux scrupules invoqués, Louise, un jour, a répondu : — J’agis sans réflexion, je ne suis occupée que du désir de satisfaire à la justice de Dieu. Il est vrai que le souvenir des voluptés coupables ne cesse de se présenter à sa mémoire et qu’aucune souffrance ne lui paraît suffisante pour mériter la miséricorde divine. Nul jeûne, nulle macération, n’est de trop pour exténuer ce corps si peu capable d’oublier, pour éteindre enfin cette flamme qui s’obstine à couver sous la cendre d’amour. Louise a refusé l’invitation qu’on lui a faite de s’asseoir. Le roi a exigé en vain qu’on lui conserve, dans son nouvel état, lors des visites, les égards dus à son rang. Devant la religieuse restée debout, le prélat ne peut lutter contre l’émerveillement, à contempler cette beauté, cette grâce que ne réussissent à ruiner ni les outrages du temps ni les rigueurs du cloître. Enserré dans la guimpe blanche, le visage n’a rien perdu de son fin ovale, ni de son doux éclat. Sous le voile, l’opulente chevelure, d’un blond cendré, a été tondue ; mais la carnation est restée laiteuse, presque opalescente, et le regard est toujours ce regard d’ange, bleu et pur, si tendre, si modeste, timide même, qui, non content d’avoir séduit le monarque, charmait jusqu’aux pires ennemis de la favorite. Quant aux cernes mauves, un peu plus accusés, l’évêque ne peut les voir sans penser aux mots que la marquise de Sévigné, émue par tant de grâce diaphane, par tant de décence, prodiguait dans les salons, toute au besoin de s’extasier, aux jours de bonheur et d’éclatante faveur, sur « cette petite violette qui se cachait sous l’herbe et qui était honteuse d’être maîtresse, d’être mère, d’être duchesse ». D’ailleurs, tout le monde le sait, la spirituelle épistolière ne manque jamais, lorsqu’elle vient voir son oncle Coulanges, logé en ermite dans l’une des dépendances du couvent, de courir au parloir admirer la miraculeuse beauté : « Quel ange m’apparut à la fin, se hâtera-t-elle d’écrire, au 12


sortir de l’une de ces visites, à Madame de Grignan, sa fille bien-aimée ! Ce fut à mes yeux tous les charmes que nous avons vus autrefois. Je ne la trouve ni bouffie ni jaune. Elle est moins maigre et plus contente. Elle a ses mêmes yeux et ses mêmes regards. L’austérité, la mauvaise nourriture et le peu de sommeil ne les ont ni creusés ni battus ; je n’ai jamais rien vu de plus extraordinaire. Elle a cette même grâce, ce bon air au travers de cet habit étrange. » La pensée effleure l’esprit du prêtre que cette beauté mystérieuse, que ce charme souverain, le jeune défunt en avait hérité pour son malheur ! La voix non plus n’a pas changé, d’une si mélodieuse suavité qu’il est impossible de l’entendre sans une sorte d’émoi. Au chœur, comme autrefois à la Cour, Sœur Louise de la Miséricorde chante si divinement que nombre de ses compagnes se reprochent comme un péché le plaisir qu’elles en ressentent. Le visiteur frémit lui aussi à ouïr le Deo gratias prononcé par la religieuse en guise de salutation. Devant le regard limpide, fixé sur lui, le messager dompte avec peine un mouvement d’hésitation et, plus encore, la tentation de l’apitoiement. Il lui faut puiser au tréfonds de la foi partagée pour trouver le courage d’articuler les mots terribles : — Ma bien chère fille, Monsieur de Vermandois… Le menton de Louise a tremblé, ses yeux se sont emplis de larmes, ses lèvres se sont contractées, collées l’une contre l’autre, la lumière a déserté son visage, devenu grisâtre tout à coup. D’un geste un peu trop brusque, presque brutal, la carmélite se voile la face. Le prélat s’emploie à dispenser les exhortations de la piété : blessée de la sorte dans sa tendresse, une mère doit s’incliner devant la volonté du Très-Haut, offrir sa propre passion au divin Rédempteur… Il est permis cependant de payer son tribut à la misère de la nature humaine… Dans une épreuve aussi cruelle, pleurer soulage le cœur et n’est point crime… 13


— Il faut tout sacrifier, murmure la religieuse. Expier dans les plus vives souffrances, voilà ce qui convient à une pécheresse. Louise s’agenouille à même les dalles du parloir, aux côtés du prêtre et de la prieure. Tous trois, joignant les mains et baissant la tête, récitent un Pater Noster et un Ave Maria à l’intention du défunt. En se relevant, Claire du Saint Sacrement assure que la communauté mettra toute sa ferveur dans les prières d’intercession destinées au salut de Louis de Bourbon. Au moment de prendre congé, l’évêque a voulu réitérer ses consolations. Avec une douce fermeté, Louise l’a aussitôt interrompu : — Je dois bien davantage pleurer sa naissance que sa mort.

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- II -

L’enfant du péché 3 octobre 1667, Château de Saint-Germain L’automne répand à pleines brassées son or et sa pourpre sur les jardins du vieux château, qui plaisaient tant à Louis XIII, le roi défunt. Fuyant le Louvre, le monarque régnant en a fait lui aussi sa résidence favorite, pour la forêt giboyeuse dont les frondaisons se pressent à l’entour, pour la vaste terrasse d’où l’on voit sinuer dans la plaine le large ruban de la Seine, pour les parterres de broderies, les bassins, les jets d’eau aménagés par Le Nôtre, pour les somptueux appartements, auxquels travaille encore l’architecte Le Vau, pour, enfin, il n’y a pas si longtemps, l’agrément des promenades amoureuses, entre fleurs et verdures, en compagnie de Mademoiselle de La Vallière, maîtresse royale en titre. Pour l’heure, le Prince se livre, sans retenue, comme à son habitude, aux furieuses chevauchées et aux carnages de la chasse. Amazone accomplie, Louise sait y tenir sa partie, avec la plus ravissante énergie, et les dames de la Cour masquent mal leur dépit, à la trouver si élégante, si jolie même, dans son 15



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