Wilhelm von Gloeden

Page 1



Wilhelm Von Gloeden Biographie

Roger PeyreďŹ tte

3


Du même auteur aux Éditions T. G. : Les Amitiés particulières. Roy.

4


Aujourd’hui, 16 septembre 1926, j’ai l’âge respectable de soixante-dix ans et, comme je suis arrivé à Taormina le jour de ma vingtième année, il y a un demi-siècle que je me trouve dans le plus sûr des paradis. J’y ai été si heureux, j’y ai fait de telles choses et ce lieu béni me doit tant, que j’ai voulu marquer ce jubilé en commençant d’écrire mon histoire. Elle n’est pas faite pour les historiens. Elle n’intéresse que les voluptueux et les artistes. Elle est le témoignage d’une existence vouée au culte de la beauté, un acte de gratitude envers un pays et un peuple.

5


6


Je suis né au château de Volkshagen, près de Wismar, dans le grand-duché de Mecklembourg, sur la mer Baltique. Je ne reçus qu’un prénom : celui de Guillaume. Mon père, officier et baron, mourut peu après ma naissance, et ma mère. déjà veuve d’un sieur Raabe, se remaria bientôt avec un autre baron, nommé Hammerstein. Du premier lit, elle n’avait en qu’une fille — ma chère Sophie, providence de mes jours siciliens et qui, célibataire comme moi, vit dans ma maison. Du second mariage, il n’y eut que moi pour enfant ; et du troisième, deux filles, dont l’une, mariée, est morte en couches, et l’autre vieillit solitaire à Berlin. Ainsi, de trois mariages et de deux barons, il ne restera, après nous, plus personne. Que, du moins, il reste quelque chose du baron de Gloeden. Mes études se firent très convenablement au gymnase de Wismar, puis à l’université de Rostock. J’étais d’un naturel assez farouche, qui tenait peut-être à une santé délicate. Le médecin de ma famille me fit le plaisir de me croire beaucoup plus faible que je n’étais. Il me déclara perdu, si je demeurais dans nos provinces. On jugea 7


qu’un long séjour en Italie me serait favorable, et mon beau-père, qui s’accordait mal avec moi, fut le premier à hâter mon départ. Aucun projet n’aurait pu me séduire davantage. De puissants motifs m’attiraient vers ces terres radieuses. J’étais amoureux de la beauté, et elles en étaient la patrie. Doué pour la peinture, je rêvais d’y faire carrière, et elles étaient l’école de tous les peintres. Venise, Florence, Rome, Naples, m’enchantèrent. Mais je fus presque effrayé de tant de trésors, comme si chacune de ces villes exigeait plusieurs années de contemplation et de recueillement. J’aurais voulu être à la fois dans les palais et dans les églises, dans les théâtres, dans les musées et dans les rues. Là où je me postais avec ma palette, j’étais bientôt distrait par le spectacle de la vie. J’étais enivré et accablé, je devais renoncer à voir ou renoncer à peindre et je m’enfuis tour à tour de ces illustres cités. La renommée de Capri était commençante. J’espérai trouver là ce lieu d’élection que je cherchais confusément et que je pourrais tout ensemble admirer et posséder. L’avouerai-je ? je fus déçu par ma visite. Cette île où, plus tard, un autre Allemand devait renouveler la légende de Tibère, me parut d’un intérêt médiocre. La vue lointaine du Vésuve ne compense pas l’étroitesse de ses paysages, et je l’estime plus propice au séjour d’un tyran qu’à celui d’un esthète. On m’eût bien étonné, si l’on m’avait dit que j’y serais, un jour, l’hôte du fameux Krupp et une des causes de son suicide.

8


Méprisant, bien à tort, la Calabre, je m’embarquai pour la Sicile. J’eus immédiatement l’impression que j’approchais du but : Palerme, Ségeste, Agrigente, Syracuse m’offrirent de quoi me contenter, sans me rassasier. Plus j’avançais le long de ses côtes, plus j’aimais ce royaume des idylles et des batailles, que les poètes ont chanté et que se sont disputé les conquérants. À Syracuse, j’avais salué le monument funéraire de mon compatriote Platen. Je goûtais cet auteur, qui vint demander à la Sicile le droit d’aimer. Quelques lignes de lui et du Voyage de Goethe m’avaient appris le nom de Taormina. J’examinai, sur une carte, l’emplacement de cette obscure bourgade. Elle figurait, entre Mes¬sine et Catane, à une centaine de kilomètres au nord de Syracuse : elle était J’aboutissement naturel de ma pérégri¬nation. C’est par le train que j’arrivai au pied de ses collines abruptes. Il n’y avait, ce jour-là, aucune voiture : les visiteurs n’étaient pas encore très nombreux. Heureusement qu’il y avait un ânier, auquel je confiai mes bagages. La route carrossable, qui, par de longs lacets, mène au village, existait déjà. Mais nous suivîmes le raccourci, tracé sur un éperon, entre les deux pointes du promontoire. À mesure que nous montions, j’apercevais, en haut, à gauche, des maisons, les lignes d’un couvent, une tour carrée, la façade d’une église baroque, le cône d’un clocher, des palmiers dont les branches se balançaient sur le ciel. Bientôt se dessina, dominant cette terrasse, un pic rocheux, couronné par les ruines d’un château féodal. À droite, l’autre pente, moins rapide, était plantée de pins 9


et de cyprès, et le sommet, qui semblait inhabité, portait un bois d’oliviers touffus. Ce n’étaient pas les seuls arbres qui m’accueillaient : les amandiers et les caroubiers, au milieu des figuiers d’Inde et des agaves, bordaient notre chemin. Au passage, je fis connaissance avec la petite chapelle de la Madone des Grâces, qui a dû être bâtie là pour réjouir le voyageur par une invocation de bon augure. L’ânier m’avait averti qu’il n’y avait pas d’auberge au village et qu’il me faudrait loger chez l‘habitant. Il m’offrait lui-même l’hospitalité, mais je ne savais trop ce que pouvait être la d’un ânier sicilien. C’est presque au bout du sentier qu’il habitait et je fus devant sa porte, avant d’avoir rêvé aux moyens de lui échapper. Comme s’il était sûr de mon acceptation, il appelait à grands cris : « Virgilio ! Virgilio ! » je souriais encore de ce beau nom, lorsqu’arriva celui qui en était décoré : le fils de mon guide. Il avait seize ou dix-sept ans, un visage frais et doré sous ses cheveux noirs ; la pauvreté de ses vêtements rendait sa jeunesse plus éclatante. Le reste de la famille s’empressait également autour de moi et la mère de Virgilio m’assurait que je me trouverais fort bien chez eux. Je demandai à voir la chambre : on me fit grimper au premier étage, par une espèce d’échelle ; la pièce était propre, mais la fenêtre ne donnait que sur la rue. je n’étais pas venu à Taormina pour ne pas être difficile et j’expliquai à ces braves gens que j’étais peintre et avais besoin de vastes horizons, même durant mon sommeil. Ils furent tous navrés et cherchèrent où me conduire. Soudain, Virgilio eut un éclair de joie : « Au couvent ! » 10


dit-il. Sans doute l’idée n’était-elle pas saugrenue, car la famille entière l’approuva. « Oui, précisa le père, c’est tout à fait ce qui convient à un peintre, et vous y serez presque seul. » Je répondis que je me sentais peu disposé à aller chez des moines : mais les moines n’étaient plus là ; ils étaient partis, il y avait dix ans, lors de la suppression des congrégations religieuses, et le couvent avait été dévolu à la commune, qui ne savait qu’en faire. On m’accompagna à la mairie, où je fus autorisé, moyennant une faible redevance, à occuper un local que je n’avais pas encore vu. Quelque chose me disait que j’avais raison de me fier à mes premiers amis de Taormina. Nous revînmes sur nos pas et, après avoir longé le bois d’oliviers, nous atteignîmes le couvent. Ce n’était pas celui que j’avais remarqué en montant, ancien couvent de dominicains, nommé San-Domenico : le mien avait appartenu aux franciscains et se nommait SanFrancesco. À peine entré dans le parc qui l’entoure, je fus émerveillé. C’était le cadre idéal d’une existence heureuse : des ombrages magnifiques, des fontaines, des murs recouverts de lavande, une immense maison ensevelie dans le silence, une chapelle et un cloître. Le gardien du lieu finit par se montrer. Je choisis pour chambre une salle du premier étage, qui donnait sur la mer et sur les côtes lointaines. Toutes les nuances du mauve et du rose se jouaient entre la Sicile et la Calabre. De longues traînées mystérieuses semblaient faites par le char d’un dieu qui venait de passer. 11


Virgilio m’aida à ranger mes affaires ; puis, il me raccompagna au village, où nous attendait le repas du soir. Nous avions pris maintenant la route carrossable et je découvrais de nouveaux points de vue, qui ajoutaient à mon ravissement. Les côtes voisines et l’ensemble du décor m’apparaissaient : nous étions suspendus entre des baies et des caps, des plages et des plaines, des collines et des montagnes, dont la plus pittoresque, pardessus le roc du château, était coiffée d’un village qu’on eût dit inaccessible, et dont la plus majestueuse, l’Etna, épanouissait son cratère neigeux. je n’avais jamais vu réunies tant de beautés naturelles, je n’avais jamais rêvé une harmonie plus suave de la terre, du ciel et des eaux. Le village ne me séduisait pas moins que le pays : des arcades romaines, des murailles franques, des tours sarrazines, des églises espagnoles, des palais de la Renaissance palais de toute petite ville, mais d’autant plus exquis, avec les encadrements sculptés de leurs portes, leurs bandeaux de mosaïque noire et blanche, leurs fenêtres à fines colonnettes et leurs toits gracieusement crénelés tout cela, plus ou moins le long de l’unique grand-rue, entre les deux portes fortifiées qui ouvrent, l’une, vers la baie de Giardini, l’Etna et Catane, l’autre, vers la baie de Létoianni, Messine et les monts Péloritains. Les ruelles étaient aussi avenantes, car tout respirait une propreté à laquelle m’avait peu habitué mon voyage en Sicile. La misère même y était correcte, comme chez les parents de Virgilio. Mieux que cela : elle était noble. Je n’étais pas cez des villageois, mais chez des nobles 12


déchus J’avais été frappé ailleurs par la noblesse de la race italienne, mais nulle part cette noblesse ne m’avait paru aussi authentique. Je n’eus qu’à me féliciter de mon premier repas : la femme de l’ânier était bonne cuisinière. Dans les soins de mon installation et dans le parcours du village, je n’avais pas eu le loisir de songer à ce qui est le plus bel ornement de Taormina : son théâtre grec. En fait, je l’avais oublié, au milieu de tant de choses. C’est pendant le dîner que me revint à l’esprit l’enthousiasme de Goethe devant ce monument. J’avais hâte de vérifier là son opinion, car je ne l’avais pas toujours trouvée juste : il n’a rien vu des vraies beautés de Palerme, il n’a pas compris celles de Ségeste. Il a exagéré certaines de celles d’Agrigente. Je priai Virgilio de me conduire au théâtre. La nuit était tombée, mais il y avait clair de lune, et la promenade s’annonçait comme fort romantique. Ce n’était, en effet, qu’une promenade : le théâtre, dont je n’avais pas deviné l’emplacement, était tout voisin de la maison de Virgilio. Il est creusé dans les flancs d’une longue roche, surplombant le bois d’oliviers qui me l’avait caché durant l’ascension. Il est même creusé, en quelque sorte, dans le nom de Taormina, puisque, selon des archéologues, c’est cette roche « en forme de taureau » qui a fait nommer la ville Tauromenium. Inutile de dire qu’à cette époque, il n’était pas gardé et l’on y entrait comme au moulin. Je me souviens de l’émotion qui me saisit, quand je pénétrai sous les voûtes sombres, puis dans l’hémicycle baigné de lune. Il n’y avait personne et pourtant nous semblions surprendre je ne sais quels rites ou quels 13


enchantements. Nous montâmes jusqu’à la galerie, où subsistent des niches et des portiques. Sur les pentes, les gradins ont été arrachés, mais le théâtre a conservé sa couronne murale. Tout ce que j’avais admiré depuis mon arrivée, se déroulait devant mes yeux, avec plus d’étendue et de splendeur. Je m’assis sur l’herbe, pour contempler un spectacle pareil à ce qu’il avait pu être, il y avait deux mille ans. C’est sans doute l’endroit du monde où l’on peut savourer le plus parfaitement la perfection. C’est, en tout cas, celui qui est le plus apte à enfiévrer ou à décourager, non seulement un peintre, mais un dramaturge. Je ne suis donc pas étonné qu’il n’ait jamais inspiré une bonne peinture et que le drame de Nausicaa, médité par Goethe devant cet horizon, soit resté à l’état de projet un de ces projets trop parfaits pour être accomplis. Mais je pouvais murmurer les vers d’Œdipe à Colone, que les Grecs durent y réciter et que l’on croirait destinés à un tel cadre : « O étranger, te voici dans le plus beau séjour de la terre. » J’avais meilleure compagnie que Goethe et Sophocle : un Virgilio qui ne savait même pas ce que c’était que Virgile. Mais il savait les incantations de l’ombre et du silence. L’heure que je passai ce soir-là, dans le plus beau séjour de la terre, fut la plus belle de ma vie.

14


Je pensais avoir tout vu à Taormina, dès le premier jour et la première nuit. Que de choses il me restait à voir ! En dehors du village, qui me révélait sans cesse des coins inconnus, c’étaient les ruines du château, l’autre village perché de Castelmola, les criques et les îles bordant le promontoire, qui se révélaient à moi. Que de choses également il me restait à savoir ! Toute l’histoire de la Sicile, de l’Italie, de la Grèce en un mot du monde méditerranéen se résumait à Taormina. L’esprit y trouvait son compte, aussi bien que les sens. Car la beauté des êtres y était digne de celle des choses et de celle des souvenirs. Il y avait eu immédiatement un accord entre le pays et moi. C’était un univers à ma mesure et qui pouvait être entièrement mien. J’avais atteint mon idéal : j’étais sur l’Acropole de la beauté. Il n’était plus question de peindre, mais d’être heureux ; de fixer le bonheur et non des couleurs. Mieux que ne le dit Goethe d’Agrigente, reprenant le mot du poète latin, « c’est là qu’il fallait vivre, oublié des siens et les oubliant ». Ma résolution 15



Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.